VIOLET EVER V3 - CHAPITRE 6
La compagnie postale et la poupée de souvenirs automatiques
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Traduction : Raitei
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Les temps actuels étaient qualifiés d’ère de surabondance concernant les services postaux. Sur un continent regroupant de petits pays, les acteurs de l’industrie postale se livraient à une concurrence acharnée. Pour résumer simplement, cela se traduisait par tenter de voler les clients des autres. Ces derniers, les clients, choisissaient eux-mêmes l’agence postale à laquelle confier leurs envois sur divers critères : les tarifs, les zones de livraison, et même le degré de courtoisie des facteurs.
À l’heure actuelle, la tendance était à une activité annexe, celle des poupées de souvenirs automatiques. Il était impossible pour une société de s’imposer sur le marché en se concentrant uniquement sur la livraison postale. Plus la concurrence augmentait, plus la différenciation était de mise. C’est ainsi que les meilleures compagnies se démarquaient, tandis que les moins innovantes finissaient par fermer.
Dans un tel contexte de rivalité intense, un pays nommé Leidenschaftlich, situé sur la côte sud du continent, abritait une agence postale appelée « CH Postal Service », dont le nom s’était imposé dans le milieu. Bien qu’elle fût une entreprise fondée depuis seulement quelques années, elle jouissait d’une remarquable réputation. Le taux de satisfaction clients était élevé ce qui avait donné lieu à une forte fidélisation.
Deux principales raisons expliquaient ce succès.
D’une part, la CHPS n’imposait aucune restriction quant à ses zones de livraison. Si un client le souhaitait, il pouvait être livré dans n’importe quelle partie du globe. Bien sûr, des frais supplémentaires étaient appliqués pour les destinations éloignées, mais cette initiative était une première dans l’industrie. Même les agences postales les plus influentes limitaient leurs zones de livraison. La CHPS, en revanche, desservait même des régions en conflit, rendant ainsi un service précieux aux clients ayant des proches ou des êtres chers sur les champs de bataille. L’augmentation du nombre de ses clients semblait donc logique.
Pourtant, réussir une telle prouesse aussi naturellement était extrêmement difficile pour des entreprises ordinaires. Si la CHPS avait réussi, c’est parce qu’elle avait le personnel pour en plus du système nécessaire à sa bonne mise en marche.
D’autre part, il y avait la présence d’une étoile montante dans la profession des poupées de souvenirs automatiques dont la réputation croissait à vitesse grand V. La croiser dans la ville suffisait pour que les passants se retournent car captivés par sa beauté. Même entendre sa voix faisait rougir d’admiration ceux qui l’écoutaient. Elle incarnait une beauté parfaite, semblant tout droit sortie d’un mythe. Récemment, une pièce écrite par le célèbre dramaturge Oscar, s’inspirant de cette dernière, avait été jouée et rencontra un vif succès, la rendant célèbre bien au-delà de son secteur d’activité.
Grâce à ce cercle vertueux, les gens avaient une image fantasmée et, dans la plupart des cas, voyaient leurs attentes dépassées en la rencontrant. C’était logique car elle défait toutes les catégories de l’imaginaire.
Son nom était Violet Evergarden.
Le plus grand hub du continent se trouvait dans un port ouvert sur la mer. Ce lieu représentant un intérêt stratégique pour Leidenschaftlich attisait les convoitises, déclenchant ainsi des guerres. D’innombrables pays avaient tenté de l’envahir, attirés par ses ressources abondantes et sa position géographique. Bien que la ville jouisse d’une aisance financière grâce à la prospérité de son économie, les cicatrices des anciens conflits demeuraient visibles à certains endroits. Les symboles des longs services militaires passés ne se limitaient pas aux remparts ou aux routes pavées de pierre. On pouvait dire que la fontaine érigée dans la capitale, Leiden, lors de la célébration du centenaire de Leidenschaftlich, était le symbole le plus connu de son histoire.
Composée de neuf statues de déesses tenant des vases d’où coulait de l’eau souterraine, la fontaine fonctionnait grâce à ce mécanisme ingénieux. Bien qu’il s’agisse d’une œuvre d’art créé par un artiste nationalement reconnu, les déesses avaient été décapitées. Cela n’avait jamais été réparé afin de ne jamais oublier la honte pour Leidenschaftlich d’avoir laissé faire l’invasion de cette ville-forteresse par un autre pays.
En dépit de son statut de grande nation commerçante, Leidenschaftlich était un État militaire. Même en temps de paix, des soldats armés étaient présents au milieu des paysages urbains animés. C’est dans un tel pays que vivaient les membres de la CHPS.
— Oh, qu’est-ce que tu fais là ?
— Mon dieu.
— Ça fait un bail.
Sous un magnifique ciel d’automne, un groupe qui se réunissait rarement se retrouva devant la fontaine des déesses sans tête. Deux femmes, un homme.
— Regardez-moi ça ! Si ce n’est pas Cattleya et V. Vous êtes sorties pour accueillir ma grande personne car incapables d’attendre mon retour ?
Un facteur vêtu d’une chemise d’un vert de jade près de sa moto garée au bord de la route dégustait avec enthousiasme un morceau de poulet grillé. Ses bottes fines à talon aiguille dégageaient un charme que l’on pourrait qualifier plein d’audace. Derrière ses mèches d’un blond sablé cachaient des yeux bleu clair provocateurs. Ses traits délicats et doux contrastaient avec sa dureté intérieure. C’était Benedict Blue, employé de la compagnie postale CH.
— Qu’est-ce que tu racontes ? Je vais me répéter mais qu’est-ce que tu racontes ? Ne crois pas une seconde que je sois venue te chercher ! Je faisais juste des courses pour mon très cher Président. Violet, dis quelque chose, toi aussi. À cet homme grandit par les chaussures, que personne ne se souciait de lui.
Cette voix irritée n’ayant pas lésiné sur la contrattaque appartenait à une magnifique femme aux cheveux noirs soyeux et ondulés. Ses yeux d’améthyste et sa silhouette en sablier pouvaient en captiver plus d’un. Son corps, d’une telle sensualité pouvant asservir n’importe quel mâle, était enveloppé dans une robe-manteau couleur carmin doté d’un ruban à la taille semblant sur le point de s’arracher. C’était Cattleya Baudelaire, elle aussi employée de la CHPS.
— Vous êtes bien trop bruyants. Nous sommes dans un lieu public.
Les réprimanda une voix douce mais claire.
Elle appartenait à une jeune fille d’une grande beauté vêtue comme une poupée de porcelaine. Un ruban de lacets brodés ornait ses cheveux ondulés, et elle portait une robe garnie de nombreuses pièces de dentelle, ainsi qu’un trench-coat couleur mousseline.
— V.
— Violet.
C’était Violet Evergarden, la plus demandée des poupées de souvenirs automatiques de la CHPS, dont les yeux bleus fascineraient n’importe qui, tout comme la broche en émeraude sur sa poitrine. Benedict et Cattleya se tournèrent vers Violet, détournant leur conversation sur elle.
— Qu’est-ce qu’il t’arrive au juste ?
— Y’a pas à dire Violet, tu te lâches aujourd’hui. Tu as décidé de détacher tes cheveux pour un rencard ou quoi ?
Pressée par leurs questions, la poupée qui faisait la fierté de la CHPS, Violet Evergarden, baissa les yeux pour regarder le sol.
— C’est Lady Tiffany, une femme de la Maison Evergarden qui s’est chargée de m’arranger ainsi. Est-ce si étrange ?
Sa voix trahissait une légère gêne. Cattleya observa Violet avec un regard doux.
— Pas du tout. Tu es juste assez mignonne pour faire au moins jeu égal avec moi. Tu as prévu d’aller voir le Major ?
— Oui. Il est encore tôt pour l’heure du rendez-vous, alors je comptais acheter un livre en chemin.
— C’est génial en tout cas ! En plus tu as l’air d’attendre ça avec impatience ! Hé, tu ne la trouves pas changée, Benedict ? s’exclama joyeusement Cattleya.
— Tch, fit Benedict en claquant la langue.
Cela faisait vraiment longtemps que tous les trois ne s’étaient pas retrouvés. C’était tout à fait naturel. À la compagnie postale CH, chacun travaillait avec acharnement chaque jour.
Il arrivait parfois, de manière sporadique, qu’ils soient réunis pour des missions, mais seulement lorsque leurs emplois du temps concordaient par miracle. Tous les trois avaient été embauchés au même moment d’ailleurs lors de la fondation de l’agence. Benedict jeta les os du morceau viande qu’il venait de manger sur la route, tout en fixant le visage de Violet avant de lécher l’huile restante sur ses doigts.
— Hu~n, eh bien, ça lui va plutôt bien. Pas mal.
Bien que leurs visages soient proches, Violet le fixa calmement de ses grands yeux sans reculer. Benedict posa un doigt sur son front, pile entre ses deux grands yeux, et le pressa légèrement.
— Mais celui qui doit te guider c’est moi en tant que ton grand frère spirituel. Je n’accepte pas que ma petite sœur se fasse avoir par un vieil homme. Je suis forcément mieux vu que je suis jeune et cool.
Dire une chose pareille avec autant d’aplomb était assez rare dans le commun des mortels. Avec un ton irrité, Cattleya intervint.
— Moi qui suis étrangère à tout ça, je peux te dire que M. Gilbert est quelqu’un de super merveilleux. C’est un homme mature et Violet est dingue de lui. C’est toi qui es de trop là !
— Que signifie « dingue de lui » ? réagit immédiatement Violet à un terme qu’elle ne connaissait pas.
— Ça veut dire être obsédée. Tu n’as pas dit que le major était ton tout ?
— C’est bien ce que j’ai dit.
Ses sourcils se froncèrent comme si elle était troublée, et ses yeux bleus s’humidifièrent légèrement. Elle était très probablement “gênée”. Peut-être incapable de trouver autre chose à dire, Violet finit par détourner le visage. Les sentiments d’affection pour cette fille maladroite, L’envie qu’elle trouve son bonheur et les émotions complexes liées au fait que leur amie sera prise par un homme, traversèrent l’esprit de Benedict et Cattleya. Ainsi, pour chasser toutes ces pensées, ils décidèrent silencieusement de serrer les poings et de pousser Violet de part et d’autre en lui donnant des petits coups.
— Purée, tu nous fais ce visage alors que tu es une experte en combat.
— C’est frustrant. Tu es aussi forte qu’un ours, mais ce que tu es mimi !
Peut-être qu’elle ne ressentait pas de douleur, ou peut-être essayait-elle de comprendre comment réagir dans une telle situation, mais elle se résigna calmement, acceptant cette agression gratuite. De l’extérieur, cela ressemblait à du harcèlement, mais Violet était en réalité la plus forte des trois. Si on prenait la chose en compte, ce n’était rien de plus qu’un jeu.
— Ne le laisse pas te toucher sans que tu sois sur tes gardes, d’accord ? Mais c’est fou ça, tu as la mollesse d’un chiot. Touche Cattleya.
— Hé, applique tes conseils pour toi, déjà ! En plus tu la souilles de tes mains huileuses ! L’insolence a ses limites !
— Oh, ça va. Ce n’est pas comme si je venais de sortir des toilettes.
— Hey, ça veut dire que tu ne te laves jamais les mains !? C’est ça, hein ? C’est pas possible ! Violet, viens ici. Benedict, garde tes distances maintenant ! Si tu entres dans notre espace, je te réduis en bouillie !
Tandis que Cattleya traçait une ligne sur le sol avec ses bottes suede, Benedict réagit de la même manière, refusant de lui céder du terrain. Il ramassa une branche morte au pied d’un arbre en bord de route et traça une ligne de démarcation.
— Haah~ ? Dans ce cas, tout ce qui est de ce côté devient mon territoire ! D’ailleurs, le chemin menant au bureau de ton cher président est derrière moi, alors ne compte pas y retourner non plus !
— Ah~, ça se fait pas ! Ce…n’est… pas… juste !
— Bien sûr que si ! C’est toi qui as commencé~ !
C’était une scène enfantine pour quiconque en soit témoin. Violet, la plus jeune du groupe, les observait avec intérêt, comme si elle regardait une querelle entre animaux d’une espèce inconnue.
Ce fut une courte période de paix avant qu’un tumulte ne survienne
***
Au même moment, dans le même pays et dans la même ville, le temps s’écoulait paisiblement au siège de la CHPS, personne n’ayant conscience du cauchemar qui allait les rendre visite quelques minutes plus tard.
L’entreprise était située dans une ruelle à l’écart de la rue principale, s’élevant littéralement au-dessus des rangées de petites boutiques. Elle se composait d’une flèche surmontée d’un toit en forme de dôme vert clair, avec une girouette à son sommet, d’un toit vert foncé s’étendant comme si elle était là pour entourer la flèche, et de murs extérieurs en briques rouges, patinées par le soleil en une teinte élégante. Une plaque en fer sur la porte voûtée de l’entrée affichait le nom de la compagnie en lettres dorées.
Lorsqu’on ouvrait la porte, le son joyeux d’une clochette annonçait l’arrivée d’un client. Dès l’entrée, on tombait sur le comptoir où se faisaient les réceptions des articles postaux. Le bâtiment comptait deux étages : le rez-de-chaussée était dédié à l’accueil, le premier abritait les bureaux, et la flèche du deuxième étage servait de résidence au président.
Bien qu’éloigné de la rue principale, le bâtiment était assez onéreux. Son propriétaire, connu des employés sous les noms de « Président » ou « L’Ancien » – sirotait un thé noir accompagné de brandy sur un balcon offrant une vue imprenable sur la ville.
— Je suis tellement brillant que ça en fait peur.
C’était un homme séduisant, au point de pouvoir se permettre un certain narcissisme Il avait la trentaine, des yeux tombants gris-bleu, des cheveux roux légèrement longs, une carrure virile, et bien qu’il ne fût pas jeune, ses traits doux reflétaient une élégance naturelle. Son allure suscitait probablement l’envie et la jalousie des hommes de sa génération. Ses bottes en cuir brillaient d’un profond éclat, polies avec un soin presque obsessionnel.
— Président Hodgins !
La voix qui s’était écriée dans la pièce appartenait à une jeune fille aux traits innocents. Ses cheveux d’un gris lavande coiffés avec soin s’arrêtaient au-dessus de ses épaules. Elle avait de grands yeux, une petite tête et un corps frêle.
Sa silhouette était encore celle d’une adolescente, mais ses yeux vairons visibles derrière les lunettes dégageaient une fascinante aura de mystère. Le terme « charmant » lui allait à merveille.
— Dites cela après avoir terminé votre travail !
Son autorité, pourtant, était digne d’une secrétaire au service d’un président égocentrique. Hodgins rétorqua doucement :
— Petite Lux, ce dont j’ai besoin maintenant ce ne sont pas des heures de dur labeur mais de détente. Laisse-moi humer la douce brise d’automne tout en savourant mon thé.
— Y mettre la forme ne changera pas la réalité ! S’il vous plaît, tamponnez au moins les documents, je vous apporterai autant de tasses de thé que vous voulez ! Notre deadline est pour demain alors nous devons nous débarrasser de la majorité de la paperasse afin de tout envoyer aux concernés demain. C’est le retour des Lettres Volantes !
— Tu es déjà une parfaite secrétaire en tout point de vue. Je suis si heureux. Je me rappelle de ta première fois ici. Tu étais telle un petit lapin effrayé et maintenant, tu es une jeune femme accomplie. Et dire que c’est moi qui t’ai façonnée, quelle satisfaction !
— Président Hodgins ! S’il vous plaît ! Prenez le tampon ! Si vous le tenez, je peux vous guider pour le geste et même lire à haute voix pour vous !
— Petite Lux, dans ce cas, pourquoi ne pas tamponner toi-même ?
— Je le ferais si je pouvais mais vous êtes le seul pouvant donner son approbation, président. Mettez-vous au travail !
— Ce ton autoritaire et formel venant d’une adolescente me donne la chair de poule. Hmm, Petite Lux, écoute. Ta blouse et ta jupe évasée te vont bien, mais pourquoi ne pas essayer une autre tenue ? Je te recommanderais une robe tablier noire sur un chemisier à manches bouffantes, des collants noirs et des chaussures avec un rouge éclatant.
— Par pitié, écoutez-moi !
Lux Sybil, figure autrefois vénérée comme une demi-déesse au sein d’une secte renvoyait maintenant seulement l’image d’une employée à moitié en pleurs, tentant de convaincre un patron tire-au-flanc. Depuis que Violet l’avait fait entrer au sein de la CHPS, Lux travaillait avec sérieux et sans relâche. Peut-être pour son côté organisé, elle s’était vu confier le rôle de secrétaire de direction. Mais elle avait toujours du mal à gérer sa désinvolture.
La compétence de Hodgins en affaires était indiscutable mais il aimait un peu trop se la couler douce. Il continuait à plaisanter même dans les périodes de rush. C’était le rôle de Lux de veiller à ce qu’il ne s’égare pas mais cela lui arrivait même d’aller le chercher dans des maisons closes du quartier chaud.
— Si vous ne tamponnez pas ces documents, ce n’est pas vous qui allez mourir, Président, mais moi.
Lux était à bout.
— Bon, je vais tout tamponner. Je vais le faire, je vais les tamponner. Ne sois pas si accablée, petite Lux. En plus d’être trop pessimiste, tu prends tout au pied de la lettre. Je t’ai dit pourtant qu’il faut ignorer 80 % de ce que je dis. Reprends ton calme, veux-tu ? Il faut apprendre à tout apprécier, même les situations les plus embêtantes.
— Président… vous diriez ça même avec un trou dans le ventre. Je dois dire que votre manière de voir les choses me rend jalouse.
— Merci. Les compliments m’aident à m’épanouir.
Elle avait voulu exprimer quelque chose qui n’avait rien d’un compliment, mais les mots ne vinrent pas. Lux se retrouva distraite par autre chose. Ses yeux vairons, l’un doré et l’autre rouge, captèrent une chose étrange dans le ciel, au-dessus du magnifique paysage urbain visible depuis le balcon.
— Président Hodgins… là-bas, il y a quelque chose…
Au même moment, Hodgins tira brusquement Lux par le bras, la serra contre lui et bondit vers l’extrémité de la pièce. Lux fut totalement plaquée contre la poitrine de Hodgins, sans même pouvoir crier ni émettre un son.
Quelques secondes plus tard, une explosion retentit.
***
— N’entendez-vous pas un bruit étrange ?
La voix posée de Violet s’interposa finalement entre Benedict et Cattleya, qui étaient en pleine chamaillerie. Ses yeux bleus fixaient le ciel, observant un ovni noir qui passa en un éclair. Ce dernier frappa l’un des bâtiments chics de la ville de Leiden.
— On attaque le siège !
À peine avait-elle prononcé ces mots que Violet s’élança. Elle se fraya un chemin parmi les passants figés, leurs bouches grandes ouvertes, distraits par le bruit de l’explosion qui avait résonné en ce paisible début d’après-midi.
— Comment ça ?! Comment ça ?! Hein ?! Et le Président !?
— Monte, idiote !
Benedict avait déjà enfourché sa moto. Après avoir parlé, il passa une main autour du dos de Cattleya, la souleva sans effort avant de la poser sur ses genoux, tout en démarrant le moteur.
— Hey ! Faire ça tout d’un coup comme ça, ça me donne la chaire de poule ! C’est terrifiaaant ! cria Cattleya, s’agrippant au cou de Benedict.
— Bougez ! Bougez ! Vous bloquez le passage !
Une jeune femme qui vendait des bouquets de fleurs avec un chariot ambulant tomba sur place, son cheval hennissant fortement. Ignorant complètement la situation chaotique de la rue, Benedict poursuivit Violet à toute allure. Peu à peu, il se rapprochait de sa silhouette, déjà réduite à la taille d’un grain de haricot à l’horizon.
Benedict tendit la main.
— V !
Violet courait à une vitesse étonnante, mais en entendant la voix de Benedict, elle bondit avec agilité sur la moto. Tous deux, partageant une compréhension mutuelle sans avoir besoin d’un « monte », échangèrent quelques mots sans prêter attention à une Cattleya outrée.
— Au vu du bruit, c’est une arme de Leidenschaftlich
— As-tu repéré la position de tir ?
— Je peux affirmer que c’est depuis l’ouest de la ville. Regardez, de la fumée s’échappe du deuxième étage du siège. Si l’on suppose que le tir vient d’un endroit à hauteur égale, cela réduit les endroits.
— C’est l’étage de l’Ancien qui a été touché, la liste des ennemis va être longue à restreindre.
— Comment peux-tu rester si calme !? Le Président est peut-être mort !
Cattleya lança un regard noir à Benedict et Violet, mais les expressions qu’ils arboraient étaient différentes de d’habitude. Elle se calma aussitôt.
— Dans aucun monde tu nous verrais ne pas nous inquiéter en fait, répliqua Benedict, parlant également au nom de Violet.
Le moteur de la moto qui transportait le trio émit un rugissement alors qu’elle gravissait la montée à toute allure.
***
Coincé sous une étagère, Hodgins était penché au-dessus de Lux, ses mains de part et d’autre d’elle pour ne pas l’écraser. Lux le regardait, abasourdie.
— Petite Lux, tu peux… tu peux y aller délicatement mais sors de là !
Le verre des fenêtres brisées était éparpillé partout. Le bureau du président, conçu sur mesure par un maître artisan, avait été réduit en éclats. Le tapis était carbonisé et la pièce commençait à être enveloppée par les flammes.
— Président Hodgins… j-je suis désolée !
Lux rampa hors de la zone, tentant de soulever l’étagère avec ses bras frêles. Cependant, elle ne bougea même pas d’un centimètre.
— Ça va, ça va. Purée, j’avais un peu négligé les pompes ces derniers temps, alors ça me coûte… Allez hop.
D’un geste brusque, Hodgins rassembla sa force et souleva l’étagère d’un coup, roulant sur le côté pour échapper à l’écrasement. Il était doté d’une force musculaire considérable. Hodgins se redressa et observa la pièce. Le regard qu’il portait n’avait plus rien de celui d’un président insouciant.
— Désolé. Tu n’as rien de cassé ?
Seule la douceur de sa voix était restée la même.
— Pourquoi vous excusez-vous, Président ?
— Parce que c’était une attaque qui me visait à 100%. S’il t’était arrivé quelque chose, je n’aurais eu aucune excuse à donner à tes parents.
— Je n’ai pas de parents.
— C’est vrai. Alors, je n’aurais eu aucune excuse à te donner. Maintenant, il faut vérifier si les autres employés vont bien…
— Allons vite au rez-de-chaussée avant de finir brulés vifs ici !
Prenant une décision rapide, Lux se précipita vers les escaliers. Prévoyant de descendre par ceux de secours du balcon, Hodgins l’appela avec force.
— Petite Lux ! Attends !
Mais avant que Lux ne franchisse la porte, celle-ci s’ouvrit automatiquement. Hodgins vit un bras brusque s’étendre sous ses yeux, attrapant Lux. Elle fut tirée dans l’obscurité, laissant disparaitre son corps.
— Petite Lux… ?
Lorsque Lux réapparut devant Hodgins, dont les lèvres tremblaient, il y avait un pistolet pointé sur sa tempe. Celui qui la poussait en avant en la tenant par l’épaule était un homme vêtu d’un costume noir de la tête aux pieds. Six autres hommes habillés de la même manière se révélèrent à leur tour. Le regard de Hodgins s’assombrit progressivement.
— Comment vas-tu, Claudia Hodgins ?
L’homme venait de s’adresser à Hodgins par un prénom qu’il s’efforçait de ne jamais utiliser lui-même. C’était celui que ses parents avaient imaginé en étant convaincus qu’il serait une fille. Affichant un sourire tordu, Hodgins répondit :
— T’es vraiment le sacré enfoiré que tu penses être, Salvatore Ridaudo.
Salvatore répondit par un sourire sarcastique. Ses cheveux, fixés au gel, ne présentaient pas une seule mèche rebelle. Il avait des yeux tombants d’un brun boisé, des lèvres épaisses et une peau pâle comme de la cire.
— Alors, qu’est-ce que tu espères accomplir en détruisant mon bureau au mortier et en pointant une arme sur ma secrétaire ?
— Eh bien, je te tire mon chapeau pour nous avoir reconnus.
— J’ai ma petite idée, mais est-ce que tu pourrais éclairer ma lanterne… M. le Président de la compagnie postale Salvatore ? De mémoire, j’avais des moins bonnes notes que toi à l’école militaire.
— Quelle modestie alors que tu es l’étoile montante de l’entreprenariat dont le nom est désormais sur toutes les lèvres du monde postal. Ce que je veux est évident, non ? La SPC et la CHPS. Deux entreprises qui se disputent le marché à Leidenschaftlich. Bien entendu, je suis dans cette industrie depuis bien plus longtemps alors tu es l’élément perturbateur ici. Tu me frustres au plus haut point. Tes actions…bref, viens avec nous sans faire d’histoires. Faut qu’on discute dans un endroit tranquille si tu ne veux que rien n’arrive à tes employés, dont cette charmante fille.
Pour quelqu’un à la tête d’une entreprise postale, il était un individu des plus inquiétants. Le qualifier de parrain d’une mafia aurait été plus approprié. Les hommes en noir sous ses ordres ne semblaient guère plus respectables.
— Tu crois que tu pourras vivre tranquillement après avoir fait un truc pareil ? La police militaire va bientôt débarquer.
— Il semble que tu as des contacts dans l’armée, mais moi aussi, j’ai de solides relations. La police militaire qui surveille cette zone ne bougera pas d’un pouce. J’ai eu la confirmation qu’ils allaient faire les sourds toute la journée, peu importe le vacarme. Claudia… Tu m’excuseras mais je compte t’appeler par ton prénom.
Hodgins serra les dents à tel point qu’un craquement s’en échappa.
— Vas-y. C’est le prénom que mes chers parents m’ont donné.
— Alors, Claudia. Si nous continuons à discuter aussi tranquillement, nous allons tous les deux finir par brûler. Viens avec nous de suite.
— Compris, je vais venir. Mais laisse ma secrétaire ici.
À ces mots, Salvatore sembla stupéfait. Il posa son regard sur Lux qui, peut-être trop effrayée, avait des larmes qui coulaient naturellement de ses yeux. Puis, il esquissa un sourire, presque trop miséricordieux pour un ennemi avant de finir par lui assener un coup de poing à la joue. Hodgins ouvrit de grands yeux, son visage se teintant visiblement de rage.
— Toi… ! Tu as osé frapper une femme !!
Un des hommes derrière rattrapa Lux alors qu’elle semblait sur le point de s’effondrer. Ignorant Hodgins, qui fulminait, Salvatore essuya le sang sur son poing avec la manche du costume de l’un de ses subordonnés.
— Je déteste les femmes qui pensent que tout va s’arranger en pleurant. Désolé.
Sa voix était dénuée de la moindre trace de remords. Au moment où le trio arriva sur les lieux, les commerçants des environs aidaient les pompiers à éteindre les flammes. En voyant cela, Violet fit un petit murmure.
— On dirait presque que l’incendie était couru d’avance.
En effet, l’intervention des pompiers fut rapide et remarquablement bien exécutée. Grâce à cela, seul le deuxième étage avait subi des dégâts.
— Hey ! Par ici !
En se retournant vers la voix qui les appelait, ils virent des employés en uniforme de la CHPS debout à l’extérieur, dans un état déplorable. Un homme d’âge moyen, probablement le plus âgé du groupe, agitait la main.
— Anthony, tout le monde, ça va ? Qu’est-ce qui s’est passé ?
Anthony, le chef de section des réceptions de colis, avait des traits délicats et distingués. Il s’exprima avec une attitude et un ton dignes de son apparence.
— Tous les employés présents sont indemnes. Mais… le Président et sa secrétaire Lux ont été emmenés.
— C’est pas vrai ! s’écria Cattleya d’une voix proche d’un hurlement.
Benedict regarda Violet. Elle cligna des yeux plusieurs fois. Ses longs cils, tremblants, exprimaient « le choc », elle qui d’habitude n’affichait aucune émotion. Sa main se posa sur la broche, qu’elle serra fermement.
— Qui… et où… est le coupable ? demanda-t-elle à voix basse, tout en continuant de la tenir sans la lâcher.
— Qui… et… où ?
Son ton était glacial. Si froid qu’il semblait capable de donner l’illusion à l’auditoire que la température avait chuté soudainement. L’atmosphère qui l’entourait était étrange, amplifiée par son aspect habituellement mécanique. Une seule personne bougea dans cette ambiance figée.
— V !
Résonna le surnom affectueux que seul Benedict utilisait pour s’adresser à elle. Violet tourna la tête sur le côté.
— Tout ira bien.
Le ton était si doux qu’il était difficile d’imaginer qu’il venait de Benedict.
— Je m’occuperai de tout, quoi qu’il arrive.
Ces mots ressemblaient presque à ceux qu’un véritable grand frère dirait à sa petite sœur. Les cils de Violet battirent une nouvelle fois doucement.
— Non, je vais y aller !
— Non, ne compte pas y aller sans nous. Et puis tu as ton rendez-vous.
— Aucun problème, le Major comprendra. D’ailleurs, il me donnerait probablement l’ordre de sauver le Président Hodgins et Lux.
Peut-être agacé par l’attitude de Violet, qui montrait une confiance inébranlable, Benedict lui ébouriffa les cheveux brusquement.
— Ah, oui ?
Ses mèches légères et ondulées se dispersèrent davantage. Contrairement à tout à l’heure, Violet protesta avec un « arrêtez, s’il vous plait » mais avec un ton normal. L’instabilité qui avait brièvement révélé son ancienne nature s’éclipsa. Les personnes alentour laissèrent échapper un soulagement.
- Dis-nous ce que tu sais Anthony. Je sais que tu es sous le choc.
Après un coup reçu sur le tibia, Violet finit par hocher la tête. Anthony reprit :
— c’est la compagnie postale Salvatore. Leur président, qui ressemble à un vampire, et ses hommes en noir sont responsables de tout ce désastre. J’ai essayé d’informer la police militaire avec un rapport détaillé de la situation, mais ils n’ont rien voulu savoir. Il semble que Salvatore ait de bons contacts. En tout cas, c’est la seule explication logique.
Hodgins et Lux avaient été capturés par Salvatore et leur localisation était inconnue. Les employés restants semblaient toujours reprendre leur esprit.
— En partant, le Président Hodgins nous a dit de nous occuper du reste.
— Je suis tellement soulagée ! Ils vont bien pour l’instant, hein ?! s’exclama Cattleya larmoyante en tapotant sa poitrine.
— Salvatore, c’est bien ces facteurs en uniforme noir ? Si je ne me trompe pas, leur siège est à Leiden, non ? Ces types étaient déjà venus pour revendiquer des secteurs de livraison, alors je leur ai foutu une raclée. Ce serait de ma faute ?
— Hein ? Ce nom est difficile à prononcer. Certes, je l’ai entendu qu’une seule fois, mais… Salva… Sal… Salfa…
— Salvatore, Cattleya.
Imitant Violet, en le prononçant lentement. Cattleya le répéta à son tour :
— Salvatore, Salvatore… d’accord. Il faut que je le dise correctement. Ce sont eux que l’on va envoyer dans l’autre monde après tout. Bon, quand est-ce que l’on commence ce festival sanglant ? C’est ce qu’on va faire, pas vrai ? On va sauver le Président et Lux, hein ?
C’était une déclaration brutale, mais les personnes présentes acquiescèrent à la suggestion de Cattleya avec un sérieux absolu.
— S’il vous plaît, écrasez-les.
Benedict esquissa un sourire canassier à la demande d’Anthony.
— Oh. Bien sûr. L’Ancien peut s’en sortir tout seul, mais on doit sauver la naine.
Il se frappa vigoureusement la poitrine du poing. Anthony laissa échapper un soupir de soulagement face à cette attitude.
— Que devons-nous faire, alors ? Devons-nous appeler les autres employés ? La SPC possède d’innombrables succursales, même à l’étranger. Est-ce que ça ira ?
Violet répondit en levant la main :
— Nous allons les prendre d’assaut simultanément. Dans les antennes nationales, il doit y avoir un espace près des fenêtres où il n’y a qu’un bureau de réception. Tous les trois, on va se charger de tout ça. Cependant, la priorité est de frapper leur siège en premier. C’est là que doivent être logiquement nos deux captifs, avec leur leader. Si les employés recrutés pour le combat sont disponibles, veuillez leur notifier que la SPC sera attaquée. Diffusez l’information de sorte à ce qu’ils saisissent l’ampleur de la situation. Nous vous confions la gestion des informations, Anthony.
— Compris, Violet.
Elle était à la hauteur des attentes pour une ancienne militaire. Ainsi, la chaîne de commandement fut établie. En regardant Violet, Benedict demanda :
— V, t’as pas l’impression de redevenir un soldat ?
Violet conservait son expression impassible habituelle, mais ses paroles n’étaient en rien tendres.
— Non. Cependant, une contre-attaque pour des motifs légitimes est autorisée même en déplacement. Nous allons simplement régler une querelle entre agences postales. C’est bien le deuxième étage qui brûle, n’est-ce pas ?
Violet avait une raison de demander ça.
***
Le trio se tenait devant une porte épaisse en fer, intégrée de manière inhabituelle dans le mur de briques rouges à l’arrière du bâtiment. Tandis que Benedict était accroupi pour creuser le sol, une petite boîte couverte de terre apparut en à peine quelques minutes. À l’intérieur se trouvait une clé en bronze. Lorsqu’il l’introduisit minutieusement dans la serrure, la porte émit un grincement métallique avant de s’ouvrir pour accueillir les visiteurs. Ils prirent une petite lanterne et descendirent les escaliers dans la faible obscurité. Bientôt, ils atteignirent leur destination.
Le sous-sol, faiblement éclairé, abritait un équipement qu’on ne s’attendrait jamais à trouver dans une entreprise ordinaire. Il contenait des armes à feu, des épées, des lances, des haches, des arcs, des boucliers parmi d’autres. Même si cela relevait des loisirs du président, un telle collection n’était pas à la portée d’un amateur.
— Il s’attendait à ce genre de situation et s’était préparé, hein. Il est bien conscient que des gens lui en veulent, dit Benedict d’un ton presque admiratif.
— Ah~ ! Le président a pris les tonfas que j’avais dit vouloir ! Et le fouet aussi !
— Tu n’as pas besoin d’armes, non ? En tout cas ne prend rien de dangereux. V, qu’est-ce que tu vas choisir du coup ? Puisque l’opportunité est là, je vais essayer celles que je n’ai jamais utilisées. Je…
En scrutant les armes cachées ici, Violet tendit la main vers un objet enveloppé dans un chiffon usé, placé contre le mur le plus éloigné.
— J’ai décidé que ce sera mon arme. Benedict, Cattleya.
Violet souleva l’objet, aussi grand qu’elle, avec des mouvements qui ne laissaient rien percevoir de son poids.
— Partons de la manière la plus discrète possible.
Les trois se regardèrent en silence pendant un moment.
— Impossible, non ? Raah, ça me fout en rogne.
— Impossible, n’est-ce pas ? Pas avec ce groupe.
—Il en est donc ainsi.
Après une discussion, ils conclurent que les amocher était acceptable tant qu’ils ne les tuaient pas.
***
Salvatore Rinaudo fixait Claudia Hodgins du regard. L’homme qu’il méprisait se trouvait là, sur un tapis artisanal en cuir d’ours provenant de l’étranger. Affaibli et les poignets liés, ils se trouvaient dans une salle entourée de meubles noirs. Le fait que cette pièce reflète la personnalité de son propriétaire était évident. Des portraits de lui-même ornaient les murs, ainsi que des bibliothèques à doubles portes vitrées qui n’avaient pas l’air d’être souvent ouvertes. On pouvait également y voir des spécimens de papillons et des vases avec des fleurs blanches fraîches. Une musique de violon discrète émanait d’un gramophone, mais elle ne parvenait pas à alléger l’atmosphère pesante.
Lux Sibyl, avec sa joue gonflée, était sur une chaise, un pistolet pointé sur sa tempe par l’un des sbires de Salvatore. Lux ne cessait de jeter des regards anxieux vers l’extérieur. Depuis le balcon, elle pouvait voir, au loin et à la même hauteur, le bureau de Hodgins. Une fumée noire s’élevait de l’endroit. La structure du siège de la CHPS et celle de ce bâtiment étaient étrangement similaires. Un autre détail notable sur le balcon : une pièce d’artillerie. Peu probable que sa présence soit pour le décor.
— Dois-je te dire pourquoi je te déteste ?
Dit-il, tendant le bras comme pour étreindre Lux, caressant sa joue droite gonflée, presque comme s’il apaisait un chat de compagnie. Alors que sa joue continuait de la faire souffrir, Lux frissonna sous la douleur du contact.
— Déjà parce que c’est toi. Tu es né dans une famille de marchands aisés et tu appartenais à l’armée de Leidenschaftlich. Bien que tu sois monté jusqu’au grade de major, tu as préféré vite quitter l’armée après la Grande Guerre pour fonder ensuite une entreprise postale dont le succès est connu aujourd’hui. Il existe donc des gens comme toi, hein ? Des gens qui réussissent tout ce qu’ils entreprennent sans problème. Dans la plupart des cas, ils écrasent les efforts des autres sous la semelle de leurs chaussures. Et tout ça avec nonchalance. Moi, j’ai beau posséder tout cela, je fais partie des gens qui doivent quand même subir des épreuves, alors je déteste les types comme toi.
— Si être supérieur est un péché, va te plaindre à Dieu.
— La deuxième raison pour laquelle je te hais, c’est que tu te rebelles contre les principes et règles établis par nos prédécesseurs. « La CHPS livre partout. » Tu me dégoûtes !
Hodgins lança un regard enflammé à la main de Salvatore.
— La qualité à prix réduit pour les clients, c’est la base des affaires, non ?
— Ne finiras-tu pas par écraser ceux qui ne peuvent pas faire de même si tu transformes ça en norme ?
— Ce genre d’attitude te rebute parce que tu restes les bras croisés. Tu sais, quand j’étais soldat, je pensais juste qu’avoir une agence postale comme celle-là serait géniale, alors je me contente de concrétiser cette idée. Des lettres pouvant être envoyées sur n’importe quel champ de bataille. Des postiers capables de les livrer. Des poupées de souvenirs automatiques qui viennent à toi, même si tu habites au cœur d’une forêt. Qu’y a-t-il de mal à faire ce que j’aime avec mon propre argent ?
— Il y a encore d’autres choses… Ton siège, là. Ce n’est pas presque comme si tu revendiquais remplacer la SPC ? Le fait que seule la girouette soit perchée tout en haut est également irritant.
La main de Salvatore glissa de la joue de Lux à ses cheveux argentés, qui brillaient d’un éclat soyeux.
— Ne touche pas à ma secrétaire… Oui, je t’ai déclaré la guerre. Je te connaissais avant même d’entrer dans cette industrie. Tu es partout dans le pays que j’ai protégé, à faire des choses qui ne lui profitent pas.
— Comme quoi, par exemple ?
Une mèche de cheveux, que les doigts de Salvatore avaient saisie, glissa entre eux dans un mouvement fluide, produisant un léger bruit.
— Le fait que tu vendes des armes sous couverte d’une agence postale… Tu vendais des armes produites nationalement à l’étranger, pas vrai ?
— Notre groupe postal met un point d’honneur à être serviable alors nous livrons tout ce que les gens demandent. Cependant, je ne me souviens pas avoir livré quoi que ce soit au Nord.
— Ce n’est pas la question. Même si tu n’as rien vendu directement pendant les combats, il suffit de réfléchir un peu pour comprendre que ce genre de choses finit toujours par circuler, non ? C’était très bizarre… Comment se fait-il que l’ennemi ait eu des armes fabriquées à Leidenschaftlich ? Comment se fait-il que mes camarades se faisaient tirer dessus avec ces armes et mouraient… ? J’ai enfin pu enquêter sur ce mystère après la guerre.
Lux se fit brutalement tirer les cheveux, sa nuque ramenée vers l’arrière. Son écharpe fut arrachée, dévoilant sa clavicule sous son chemisier. Salvatore prit l’arme de son subordonné et la pointa sur sa poitrine.
— Si tu sais tout ça, tu sais aussi qu’une partie de mes revenus allait à l’armée, non ? Ce n’est pas quelque chose que j’ai souhaité seul. Certains dans ton pays, celui auquel tu as dédié ta vie, voulaient simplement augmenter un peu leur pension de retraite. Ce n’est pas une histoire banale. Tu peux arrêter de jouer les moralistes ? Ça me dégoûte.
— Je ne suis pas un moraliste… Hey ! combien de fois je dois te dire d’arrêter de la toucher ?!
— Ce n’est pas comme si ton mode de vie était irréprochable non plus. Tu as misé toute ta fortune sur des paris liés à la guerre et tu as gagné une grosse somme. L’argent récolté par le jeu alimente les organisations clandestines et les réseaux du marché noir. Avec cet argent, ils vendent des armes, de la drogue et exploitent des femmes et des enfants. Même si tu n’es qu’un simple parieur, dès l’instant où tu as misé, tu as rejoint le circuit et tu es devenu un agresseur.
— C’est pour ça que je t’ai dit que je ne suis pas un moraliste ! J’ai tout fait parce que je le voulais. Toi et moi, nous avons les mains sales. Mais tu sais, ma secrétaire là-bas est une fille respectable. Je t’ai dit de ne pas la toucher plein de fois ! Si tu ne peux pas t’empêcher de toucher quelque chose alors frappe-moi ou fais ce que tu veux de moi.
Peut-être vexé, Salvatore accepta la proposition. Il lâcha Lux et donna un coup de tibia au visage de Hodgins. Ses cheveux cramoisis vacillèrent alors qu’il s’effondrait au sol. Mais Hodgins esquissa un sourire.
— Merci. Je peux me déshabiller aussi si tu veux, ça t’exciterait, non ?
Salvatore attrapa le col de Hodgins avec rage.
— Quelle vulgarité. Ton entreprise reflète ta nature. Je suis une victime. Je veux que tu me rendes les clients, les routes, tout ce que tu m’as volé. Être soldat te convenait mieux que d’être un homme d’affaires. Allongé sur le sol comme ça te va à ravir. Je vais simplement te faire signer un document me promettant de ne plus empiéter sur mes secteurs. Vois-tu, difficile de gérer mon business avec toi dans les environs.
Il le lâcha brusquement, laissant le visage de Hodgins heurter le sol.
— Président !
La voix de Lux, mêlée de larmes, résonna. Hodgins releva immédiatement la tête et lui sourit. Il alla même jusqu’à lui adresser un clin d’œil. Salvatore ordonna sèchement à son subordonné d’appeler un notaire, chargé de témoigner . Il avait manifestement l’intention d’écraser la compagnie postale CH en faisant signer un contrat avec des clauses déséquilibrées.
— Mou… Tu es devenu bien mou.
Hodgins lécha le sang qui coulait du coin de sa bouche.
— Tu étais beaucoup plus vif sur les champs de batailles.
Alors qu’il toussait brièvement et subtilement, sa voix parvint à Salvatore.
— Mon entreprise n’est pas seulement la mienne.
Hodgins regarda par la fenêtre. Il vérifiait si quelque chose arrivait et attendait patiemment.
***
— Siège de la SPC en vue, murmura Violet.
Benedict conduisait sa moto, avec Cattleya derrière lui. Accrochée aux épaules de Cattleya, Violet se tenait debout à l’extrémité du siège passager. Traversant le paysage urbain en ce début d’après-midi, la moto transportait non seulement trois personnes mais aussi une arme bien visible.
— Hey~, présence d’un mortier bien visible sur le balcon~.
— Très bien~. Je pensais qu’on allait forcer l’entrée par le portail principal, mais changement de plan. V, rends-toi sur ce balcon, dit Benedict avec une légèreté déconcertante.
— Compris. Cattleya, s’il vous plaît, soutenez-moi.
Violet saisit un objet long et épais de forme cylindrique qui était posé sur le porte-bagages de la moto. Un mix entre un fusil et un lance-roquettes. Elle le posa sur son épaule, toujours sur le véhicule en mouvement, et ajusta sa cible.
Une fois que Cattleya s’accrocha à ses jambes pour stabiliser son corps, Violet tira sans hésiter. Une explosion résonna dans toute la ville de Leiden pour la seconde fois de la journée.
— Impact confirmé.
Des pigeons s’envolèrent vers le ciel tandis que les habitants, alarmés, regardaient autour d’eux à la recherche de l’origine du bruit. Pendant ce temps, la moto sur laquelle le trio était embarqué s’approchait progressivement du siège de la compagnie postale Salvatore.

— Ça fait peur~ Mais c’est aussi incroyable~ ! Moi aussi je veux tirer avec ça ! s’écria Cattleya avec joie en voyant le balcon détruit.
— Hors de question. Jamais.
— Tu peux rêver. Jamais.
Benedict et Violet secouèrent la tête à l’unisson. Tous deux comprenaient qu’il serait dangereux de laisser une femme aussi insouciante manipuler une arme.
— Pourquoi ?! Moi aussi je veux me déchaîner un bon coup~ ! Je peux pas ?
— Laissons Cattleya être la première à entrer. Contentons-nous de ça.
— Pourquoi tu décides ça toute seule ? Je serai le premier !
— Contente-toi de suivre surtout parce que celle qui sauvera notre princesse de président c’est moi ! Aaah, attendez-moi cher Président !
— Tss… Un gars aussi costaud que lui, c’est quel genre de princesse ?
— Si tu faisais sa taille, tu n’aurais pas besoin de porter ces talons.
— Tu te trompes ! Ce n’est pas pour ça que je les porte ! Je trouve ces bottes juste stylées ! Tu ne perds rien pour attendre, je compte bien te faire pleurer ce soir ! Prépare-toi à ce que je débarque chez toi !
— Q… Qu..Quoi ? Débile ! Pourquoi tu dis ça devant Violet ?!
Écoutant silencieusement l’échange entre les deux, Violet attrapa lentement depuis le porte-bagage la poignée de l’arme dépassant du tissu en lambeaux.
— Sur ce, je vais profiter de cette opportunité et y aller.
Ils n’avaient aucune idée de quelle opportunité elle parlait, mais Violet sauta habilement dans les airs sans rien ajouter. Tandis qu’elle atterrissait, la moto s’arrêta juste devant le siège de la SPC avec un drift spectaculaire, en synchronisation avec l’arrivée de Violet sur le sol.
— J’y vais, Major.
Ce que les yeux bleus de Violet fixaient, c’était le siège, un bâtiment identique à la CHPS. Malgré le jour de semaine, une pancarte « Fermé » pendait à la porte. Cinq postiers en costume noir se tenaient devant l’entrée, fumant des cigarettes. La femme resplendissante, le motard et la beauté derrière lui apparurent devant leurs yeux. Les cendres de leurs cigarettes tombèrent à terre, comme pour remplacer la surprise du trio mystérieux.
— Q-Qui êtes-vous ?!
Tandis que les hommes restaient figés devant le visage sans maquillage de Violet et ses cheveux couleur de clair de lune, elle déchira le tissu en lambeaux qui enveloppait l’arme dans ses mains. Une hache de combat, d’une taille démesurée pour être maniée dans une rue de la ville, apparut.
— Enchantée. Je suis une poupée de souvenirs automatiques de la compagnie postale CH. Mon nom est Violet Evergarden.
Le nom de la hache de combat brandie par cette femme aussi sinistrement belle qu’une sorcière était Witchcraft. Elle avait une lame argentée, et la pluie rouge qui l’avait imbibée au fil des vies qu’elle avait prises était le témoignage de son existence de mauvais augure.
— Désolée de vous interrompre en plein travail, mais pourriez-vous nous laisser passer ? Depuis que notre président et notre secrétaire ont disparu chez vous, nous cherchons leur localisation exacte.
Tandis qu’elle tenait l’arme, illuminée par la lumière de l’après-midi, sa silhouette donnait une étrange impression de décalage.
— Si vous ne répondez pas à notre demande, nous userons de la force, conformément aux principes directeurs de notre compagnie.
Mais lorsqu’elle maniait cette arme, son allure semblait tout à fait à sa place. Tout semblait naturel. Brandissant la gigantesque hache de combat avec légèreté, Violet pointa la lame vers les hommes. Plutôt que de les faire parler, les hommes sortirent des pistolets, les pointant sur Violet.
— La CHPS est là ! Ne les laissez pas passer quoi qu’il arrive !
— Violet ! hurla Cattleya, sa voix résonnant dans les rues de la ville.
Cependant, la magnifique poupée de souvenirs automatiques réagit en même temps que ses adversaires, frappant le premier en un clin d’œil.
— Négociations rompues.
Un seul coup de la hache de combat balaya les postiers. L’attaque ne les trancha pas mais les mit hors d’état de nuire. Les trois hommes heurtèrent leur tête contre le mur extérieur de leur bâtiment avant de s’effondrer. Les deux hommes restants, ayant esquivé l’apparition et la disparition de la hache, tirèrent avec une frénésie certaine. Sans changer d’expression, Violet fit tournoyer la hache et repoussa les balles avec la lame. Changeant de main, elle pointa l’extrémité du manche vers ses adversaires. Un bruit métallique retentit.
— Je vous prie de pardonner mon impolitesse.
L’ornement en forme de bourgeon de fleur décorant la pointe du manche jaillit, accompagné d’une longue chaîne, frappant les pistolets des deux hommes et les confisquant. Elle ne leur laissa pas le temps de reprendre leur garde. Cette fois, Violet ancra la hache contre le mur du bâtiment, utilisant son bras pour la stabiliser. Tout en déployant la chaîne et tournoyant dans les airs, elle asséna un coup de pied volant au visage de l’un des hommes, utilisa sa tête comme tremplin et effectua un coup de pied circulaire sur l’homme à côté. Sa série de mouvements ne laissait place à aucune hésitation ni pitié.
— Mais c’était censé être moi la première !
— Non, moi.
Indignée, Cattleya attrapa un sac attaché au porte-bagages, qui contenait ses armes. Après une longue hésitation entre les tonfas, le fouet et d’autres équipements, elle opta finalement pour des poings américains. Avant que quiconque ne s’en aperçoive, Benedict tenait deux pistolets en main. Il désactiva la sécurité avec des mouvements d’expert.
— V ! Ne prends pas ça trop au sérieux ! Si tu es en colère, laisse-moi l’être à ta place.
Comme si les employés de la SPC avaient anticipé une attaque, des postiers apparurent aux fenêtres des étages supérieurs, fusils en position. Les balles des pistolets de Benedict transpercèrent leurs bras alors qu’il parlait, créant une pluie de sang.
- Si c’est de la colère, je veux m’en débarrasser rapidement. Cattleya.
Violet pointa du doigt le bazooka désormais à court de munitions, tandis que Cattleya ajustait ses poings américains. Attrapant agilement la poignée de l’arme en question d’une main, Cattleya la lança avec une rotation accrue après avoir pris de l’élan pour le récupérer en bonne main.
— Un, deux, et voilà !
Avec son cri adorable si caractéristique, ce qui sorti de l’arme se heurta aux postiers à l’étage supérieur, traversant la vitre. Sa puissance destructrice équivalait à celle d’un mortier. Cattleya sauta sur place, ravie.
— Kyah~ ! Touché !
Ce n’était pas un acte qu’une personne normale, encore moins une jeune femme, pouvait accomplir. Elle possédait une force physique impressionnante.
— C’est bien notre idiote ça ou plutôt notre force de la nature écervelée.
— Tais-toi, M. Je mets des talons compensés.
— Ah, tu veux te battre ?
— Quoi, toi aussi ?
Le bruit de la chaîne de la hache Witchcraft de Violet couvrit leur petite querelle. Un des hommes hurla avant de se jeter par la fenêtre, tombant dans un parterre de fleurs devant le bâtiment.
— Benedict, Cattleya. À en juger par la situation, le Président et Lux se trouvent sans aucun doute dans ce bâtiment. Le Président Hodgins m’a dit qu’il avait imité le siège de Salvatore lors de la construction du nôtre. Si c’est le cas, alors l’étage le plus haut, le deuxième, est probablement là où il se trouve. Je compte sur vous pour suivre le plan.
Les deux acquiescèrent d’un signe de tête.
— Allons leur botter les fesses d’un coup et fêter ça.
— On dérange déjà assez les voisins de toute manière.
Avant que quiconque ne s’en rende compte, la ville était devenue silencieuse.
La compagnie postale Salvatore était située dans une rue commerçante tout à fait ordinaire de la ville de Leiden. Cependant, les passants avaient fui en l’espace de quelques minutes, et les commerçants des bâtiments voisins, ainsi que ceux des rues adjacentes, avaient fermé les vitrines de leurs boutiques.
L’on pouvait voir ainsi des rideaux de fer abaissés en lieu et place des vitrines qui exposaient habituellement les produits de chaque commerce.
Cette réaction rapide provenait de leur compréhension instinctive que la ville était prise dans un tourbillon d’affrontements. C’était une particularité des citoyens d’un pays qui, depuis sa fondation, avait l’habitude de repousser les envahisseurs.
Les habitants attendaient silencieusement la fin du conflit.
— Eh bien, entrons, dit Violet d’une voix claire.
Son allure, tandis qu’elle donnait cet ordre, était différente de d’habitude.
***
À l’intérieur de la salle du président, située au dernier étage de la compagnie postale Salvatore, on pouvait admirer depuis le balcon un ciel d’automne empli de cirrocumulus surplombant la ville de Leiden, digne d’une scène de tableau. Cependant, cette beauté avait disparu il y a quelques secondes, avant que le balcon ne subisse de lourds dommages causés par une attaque soudaine, laissant échapper de la fumée.
Autrefois ornées de sculptures délicates, dorénavant les balustrades s’étaient effondrées et le balcon à la limite de l’affaissement. Si la pièce d’artillerie avait été chargée, les dégâts auraient été encore plus conséquents.
Dans ce chaos figé, le visage pâle de Salvatore Rinaudo devint encore plus livide, sa bouche ouverte sous l’effet de la stupeur, tandis que Claudia Hodgins mordait l’intérieur de ses joues pour réprimer son rire, tremblant de contenir son amusement.
— Qu… qu’est-ce qu’il se passe ?
— Ahah—AHAHAHAHAH ! Aah, je n’en peux plus ! Impossible de me retenir ! C’est génial !
Hodgins éclata de rire en voyant l’expression de Salvatore.
— Qu’est-ce qui te surprend autant, Salvatore ? Ce n’est pas exactement ce que tu nous as fait ? Ne me dis pas que tu pensais que l’on ne répliquerait pas, hein ? Pas de chance ! Ahahahah !
Même Lux, qui était jusque-là secouée avec le visage assombri, eut une étincelle d’espoir qui la raviva, laissant échapper un léger rire.
— C’est l’œuvre de la CHPS ?
— Qui d’autre ? Notre philosophie d’entreprise, c’est « œil pour œil ».
Hodgins semblait si joyeux qu’il aurait pu se mettre à chanter sur-le-champ. Quelques subordonnés de Salvatore descendirent aux étages inférieurs. Des coups de feu et des cris résonnèrent bientôt à nouveau.
Le fait que ces cris proviennent des subordonnés de Salvatore accrut son anxiété et son impatience.
— Ils font tout ça alors que tu es retenu en otage… C’est quoi la formation que tu leur as fait suivre ?
— Un principe de liberté, essentiellement. La plupart des employés que j’ai recrutés quand je construisais ma société étaient des gens qui n’avaient nulle part où aller. J’ai dû les convaincre et je les ai accueillis… Peut-être que ce sont mes goûts, mais il se trouve que beaucoup d’entre eux sont incroyablement forts. Ceux qui sont là aujourd’hui ? Deux poupées de souvenirs automatiques en congé et probablement un postier qui avait prévu de revenir en ville aujourd’hui. Ce sont nos meilleurs éléments. Salvatore, tu es du genre prévenant pourtant. Tu n’étais pas censé m’avoir étudié de A à Z ?
— Tes employés sont d’anciens soldats et mercenaires, non ? Dans ce cas, les miens aussi…
— Ce ne sont pas de simples anciens soldats et mercenaires. Benedict est un ex-mercenaire célèbre, le « Monstre assoiffé de combats » sur un autre continent. Cattleya était boxeuse. Elle a des bras si puissants que personne ne peut la battre en force brute. Et cette magnifique fille, dont tout le monde connaît le nom dans le secteur des poupées de souvenirs automatiques… ma petite et adorable Violet, elle était autrefois le soldat le plus puissant de Leidenschaftlich. Mais c’est du passé.
Hodgins adressa un sourire à Lux.
— Au passage, ma secrétaire est une ancienne demi-déesse.
— « Le soldat le plus puissant de Leidenschaftlich » ?
— On ne t’a rien dit ? Enfin, Ce n’est pas comme si on le criait sur tous les toits. L’armée avait même créé une unité spécialement pour elle et l’utilisait pour ses missions difficiles. Mais elle n’a jamais eu de reconnaissance ou de distinction. À l’époque, elle n’avait pas de nom de famille, et il semble que les gens l’appelaient simplement “Violet”. Mon ami l’a trouvée et l’a élevée. Elle était une figure centrale de la Grande Guerre et a opéré dans l’ombre.
Salvatore se rappela les photos des employés de Hodgins que ses subordonnés avaient examinées. Une image restait particulièrement gravée dans son esprit : celle d’une femme d’une beauté exquise pleine de raffinement. Même si on déclarait qu’elle était la femme soldat la plus forte, personne n’y aurait cru.
— Comment as-tu fait pour la faire tienne ?
— Elle n’est pas à moi, répondit Hodgins avec un sourire provocateur. Et elle n’appartient plus à l’armée non plus. Depuis le début, elle… Arrêtons là. Te raconter cette histoire serait une perte de temps.
Le tumulte des combats se rapprochait progressivement à l’étage supérieur. À en juger par la situation, cela prenait une tournure encore plus chaotique, avec des cris de colère raisonnant clairement. Il semblait que la voix provenait d’une jeune femme. Même au milieu des coups de feu, la conversation entre ces deux hommes ne s’interrompit pas. Le sourire de Hodgins s’élargit davantage, tandis que le visage de Salvatore s’assombrissait.
— Prépare-toi à saluer poliment ceux qui vont faire leur entrée.
Les subordonnés de Salvatore braquèrent leurs armes d’un seul geste. La tension atteignit son paroxysme, chaque personne dans la pièce focalisant son attention sur la porte. Pourtant, le moment était venu.
— Lux, couvre tes yeux.
Une voix magnifique, qui semblait totalement déplacée dans cet endroit transformé en champ de bataille, se fit entendre derrière les membres du personnel. Une masse noire surgit du balcon. Elle ressemblait d’abord à une bête. Une bête à la fois splendide et terrifiante, qui se déplaçait avec une grâce saisissante tout en écrasant ses ennemis.
Peu importe la pluie de balles des « chasseurs », la bête ne ralentissait pas d’un pouce, ses crocs toujours acérés. Elle se déplaçait avec intelligence sur ce champ de bataille, dansant dans les airs et maniant son arme avec une précision chirurgicale. Tous les adversaires mordaient la poussière.
— A-Aaaah !!
Le bras libéré de la hache de guerre transperça et déchiqueta l’épaule de l’homme qui pointait une arme sur Lux.
La bête fit tournoyer la hache et plaça Hodgins et Lux derrière elle. Salvatore recula de quelques pas, et deux factions bien distinctes se positionnèrent de chaque côté de la pièce.
— Major Hodgins, nous vous prions de nous excuser pour l’attente.
— Je t’ai dit de m’appeler « Président », petite Violet, non ?
La bête, ou plutôt, la femme, lança un regard glacial à celui qu’elle percevait comme son ennemi.
— Q…Qui es-tu ?
Cracha Salvatore, déboussolé par cette intruse qui brandissait une hache complètement rouge de sang. Elle avait une peau blanche et lisse, semblable à celle d’une poupée de porcelaine. Ses yeux bleus évoquaient des billes de verre, et ses cheveux dorés semblaient exhaler un parfum sucré. La jeune fille était d’une beauté rare, mais ce n’était pas ce qui frappait le plus. Une légende vivante que Salvatore ne connaissait pas se tenait devant lui.
— Violet.
La douceur qu’il avait observée sur la photo était désormais voilée par une ombre. Un air tumultueux, presque délirant, l’entourait, créant une tension relevant du mind game. Qui allait faire le premier pas ? Mais cette stagnation ne dura pas.
— PRÉSIDENT——— ! LUX—— !
— L’ANCIEN !
Les appels résonnèrent en même temps depuis l’extérieur de la pièce. La porte massive fut ensuite brisée comme si elle n’était qu’une feuille de papier. La première à entrer fut Cattleya, marchant sur la porte effondrée tout en tenant par le col un ennemi vaincu à coups de poings américains en argent.
— Aa~ ! Je vous ai trouvés tous les deux~ !
Elle lança sa proie, à moitié morte, en direction de Salvatore et de son groupe. Pouvoir projeter un être humain comme un simple objet était la preuve que ses bras étaient de véritables forces de la nature.
Juste après elle, le bout d’un fusil apparut en premier. Après une salve de coups de feu, Benedict se dévoila. Il avait tiré sur ceux mis à terre par Cattleya comme pour les achever, touchant finalement les jambes de tous les hommes en noir sauf Salvatore, Benedict siffla en voyant la scène chaotique.
— Sérieux ? V a déjà bouffé la plupart d’entre eux, hein ?
Avec un soupir, il jeta l’arme qu’il tenait pour en sortir une autre.
— Hey l’Ancien, on lui a rien fait à ce vieux, car il a l’air important~.
— Lux ! Violet te protège, n’est-ce pas ? Président ! Vous êtes attaché !
Cattleya courut vers Hodgins, étendu sur le sol. Sans utiliser de couteau, elle déchira les cordes qui le retenaient en utilisant ses poings américains, puis l’enlaça grandement. Hodgins tapota doucement son dos et la serra légèrement dans ses bras.
— Désolé, mon adorable Cattleya. Tu n’as rien ?
— Je n’ai rien !
— Bien joué, ma grande.
Hodgins déposa un baiser qui se fit bien entendre sur le front de Cattleya. Le visage de cette dernière vira au pourpre. Elle lui tourna le dos, visiblement gênée, et piétina le sol dans un mélange d’embarras et de bonheur. Benedict l’arracha à Hodgins et se plaça entre eux. Contrairement à ce qu’on aurait pu attendre, il frappa Hodgins avec force, de son visage à son torse, vérifiant agressivement qu’il était bel et bien en vie.
— Aïe, aïe ! C’est quoi ça ? Une nouvelle façon d’exprimer ton amour ?
— T’es encore en un seul morceau, hein, la princesse en captivité ?
— Tu étais inquiet pour moi, mon chou ?
Hodgins répondit à la provocation de Benedict avec son air frivole habituel, visiblement ravi. Benedict mordilla brièvement sa lèvre avant de fixer le sol. Hodgins avait l’impression que les yeux azurés de Benedict, juste avant qu’il ne détourne le regard, étaient légèrement humides. Il fut surpris à l’intérieur.
Tiens, se pourrait-il qu’il était vraiment inquiet ?
— Hey Benedict, mon chou.
Benedict secoua la tête énergiquement, décoiffant ses mèches d’un blond sablé comme pour protester :
— Arrête ça, l’Ancien … !
— Tu veux dire que tu étais vraiment inquiet pour moi ?
Hodgins était sûr que Benedict allait nier.
— Ouais, je l’étais. Ne me fais plus jamais ça !
Ces mots prononcés avec une franchise brutale, laissèrent Hodgins bouche bée. Lentement, son visage s’empourpra. Il s’était attendu à ce qu’ils viennent le sauver, mais c’était la première fois qu’il réalisait être autant apprécié.
— Ah… vraiment ? D-Désolé…
— Tsss… Ne te fais plus kidnapper avec un corps pareil ! Et la princesse captive numéro deux, elle va bien ?
— À peu près. La petite Lux a besoin de premiers soins… !
Violet défit les liens de Lux. Le corps de cette dernière qui tremblait, ainsi que les battements bruyants de son cœur, retrouvaient peu à peu leur calme.
— Merci, Violet.
Lux, endurant la douleur de sa joue tuméfiée, adressa un sourire à son amie venue à son secours.
— Je pensais voir un prince charmant.
Violet fronça les sourcils, visiblement troublée. Puis, avec une certaine gravité, elle prit les mains de Lux, l’aidant à se relever.
— Je suis désolée de ne pas avoir été là pour faire barrière. Ces moments effrayants ne se reproduiront plus.
Tel un chevalier, elle plaça Lux derrière elle. Bien que Salvatore avait toujours son arme, il demeura incapable de tirer un seul coup sur les trois personnes qui avaient pris le contrôle de son entreprise. En jetant un coup d’œil sur le côté, il aperçut ses subordonnés effondrés, gémissant dans le couloir.
— Il était censé y avoir… cinquante, murmura-t-il, la voix tremblante.
— Ah ? Tes sbires ? Peu importe la quantité si la qualité est médiocre. Sérieusement, ils étaient si nombreux ? Je comptais, mais… Hé, l’idiote, t’en as éliminé combien ?
— C’est toi l’idiot, Benedict ! Heu… dix. J’en ai cogné dix environ.
— J’en ai eu vingt. Le reste, c’est V, hein ?
— Je suis juste arrivée ici en escaladant les murs extérieurs, donc hormis le début et maintenant…
— Personne n’a fui ? Les comptes ne collent pas.
Ils discutaient tranquillement, mais le contenu de leur conversation concernait le nombre de personnes qu’ils avaient vaincues. De plus, il y avait une différence écrasante en termes de force de combat : ils étaient indemnes, et même leurs vêtements ne portaient aucune éraflure. Cela témoignait également de la puissance de leur entreprise. Mordant sa lèvre comme frustré, Salvatore se mit à invectiver Hodgins :
— Ils sont arrivés tard, et c’est pour ça que tu as perdu ! Notre contrat n’est plus ici ! Le notaire est parti le soumettre au bureau du gouvernement pour qu’il soit officiel. Il a probablement déjà été accepté. Partez si ça vous chante, mais je vous facture les dégâts causés par vos subordonnés et les blessures infligées aux miens !
Salvatore avait prévu de causer à Hodgins des douleurs tant psychologiques que physiques, de lui instiller la terreur et de lui faire perdre toute envie de riposter. Mais il avait abandonné cette idée.
Ce qu’il désirait le plus était que ce contrat aux clauses inégales soit validé juridiquement. Tant qu’il le possédait, peu importe les plaintes, l’avantage de Salvatore ne pâlirait pas.
— Salvatore Rinaudo. De quoi tu parles ?
Mais Hodgins affichait une expression trahissant une incompréhension totale.
— Comme je l’ai dit, ton entreprise ne peut plus empiéter sur nos secteurs.
— Et alors ?
— La force ne vaut rien face à un document officiel valide !
— Encore une fois… et alors ? Les papiers ont bien été déposés. Il semble qu’ils aient aussi été soumis avant que les renforts n’arrivent. Du coup ?
Claudia Hodgins, président de la CHPS et ancien major de l’armée de Leidenschaftlich, montrait une attitude insouciante, joviale et désinvolte. Cependant, il fixait Salvatore sans sourire, avec un regard assassin.
— Tout sera réglé en détruisant ton entreprise, non ?
Il retroussa les manches de sa chemise et retira une montre qui, à première vue, valait chère. Ensuite, il serra la sangle entre ses doigts pour que le boitier repose sur soin poing. Quiconque avait l’habitude de se battre le savait. Lorsqu’on combattait sans arme, une montre était un objet extrêmement utile.
— Salvatore, si seulement tu n’avais pas frappé Lux, je ne serais pas aussi furieux.
Salvatore tira sur Hodgins alors que ce dernier levait la main, mais la balle ne l’effleura même pas. Curieusement, le projectile manqué alla se loger au milieu du front du portrait de Salvatore dans la pièce.
— A-Ar…
Le mot que Salvatore réussit à prononcer fut le dernier. Le poing d’un homme mesurant 1,94 m pour 85 kg heurta le visage de Salvatore dans un bruit sec. Son nez se brisa immédiatement,déversant une grande quantité de sang. Quelques-unes de ses dents tombèrent sur ce tapis de haute qualité. Après une brève convulsion, il devint complètement immobile.
— Tu l’as tué ? demanda Benedict.
Hodgins colla son oreille contre la poitrine de Salvatore, secouant la tête après avoir vérifié simplement son pouls.
— Il est vivant. On va le laisser là.
Dès qu’il se retourna, Hodgins était redevenu lui-même.
— Vous avez tous fait un excellent travail. Ça me rend tellement heureux ! Mes employés sont vraiment les meilleurs. Et je suis aussi le meilleur pour vous avoir choisis !
Hodgins chantait les louanges de ses employés avec des gestes exagérés, les embrassant tous à la fois pour leur aide. Il s’approcha ensuite de Lux et déposa un baiser sur sa joue non blessée.
— Tu as traversé beaucoup de choses, hein. Excuse-moi, ma petite Lux.
— Mais non, je suis la secrétaire du président après tout.
Voyant qu’elle n’était pas trop gênée, ce genre de baiser semblait être une action peu rare. Lorsque la tension se dissipa, Lux s’effondra et se mit à pleurer abondamment. Hodgins s’excusa à nouveau plusieurs fois.
— J… Je suis juste frustrée… J’aurais aimé être comme tout le monde, avoir la force de protéger le président. Si je n’avais pas été prise en otage, les choses ne se seraient pas passées comme ça…
Cattleya caressa doucement le dos voûté de Lux, toujours en pleurs.
— Comment ça ? Lux, tu es très bien comme tu es, une fille normale et fragile. Ah, mais ce n’est pas comme si je n’étais pas normale non plus. Je suis forte et jolie, mais je suis une fille super normale…
— Cattleya, ce que vous dites est incohérent.
Violet tendit à Lux un mouchoir en soie. Peut-être à cause de leur taille similaire, seule chose en commun qu’elles avaient, la scène de ces trois-là blotties ensemble les faisait étrangement ressembler à des sœurs.
— Voir des filles soudées comme ça, c’est sympa, non, Benedict ?
— L’Ancien, bouge-toi et fais quelque chose pour arranger tout ça.
— On se prend dans les bras aussi ? Ça te dit ?
— Arrête de plaisanter et donne des instructions !
Alors que Benedict lui administrait un violent coup de pied latéral dans le derrière, Hodgins cessa ses plaisanteries.
— Eeh~, alors, vaquez à vos occupations… ! C’est ce que j’aimerais dire, mais j’ai une requête Ceux qui n’ont rien de prévu pour plus tard, vous m’aiderez à détruire la société de Salvatore !
— Hey, l’Ancien !
— Quoi donc, Môsieur Benedict ?
— Tu ne pouvais pas le savoir, mais on a déjà envoyé nos combattants s’occuper de leurs agences internationales. Nos gars du siège les ont contactés. Et vu qui ils sont, ils vont tout gérer sans problème.
— Incroyable ! Mais nous n’avons pas de personnel combattant ! Enfin, ce n’est pas comme si je vous avais embauchés pour ça à la base. Mais vu qu’il fallait bien des gens capables d’aller sur des champs de bataille, disons que je n’avais pas totalement exclu l’idée, mais bref…
— C’était notre objectif depuis le départ, Président Hodgins. Pour éviter que ce genre de choses ne se reproduise, nous pensons qu’une annihilation complète est la meilleure solution.
— Que c’est flippant ! Oui, flippant ! Tu fais vraiment peur là que ça gâche ton joli minois !
- Hey ! Je veux un nouveau collier en guise de gratitude. Regardez-moi ça, j’ai perdu toutes mes perles ! C’était mon préféré en plus !
— D’accord, Cattleya. Que ce soit des colliers, des vêtements ou n’importe quoi, l’Ancien t’achètera tout ce que tu veux.
— Hum… Président. Et moi ? Que devrais-je faire ?
Lux, qui n’était pas membre du personnel combattant, serra nerveusement sa jupe.
— Petite Lux, rentrons au siège. Tu te feras soigner là-bas. Ça ira, tout le monde au siège a dû contacter les autres employés, donc il devrait y avoir du monde. Ce sera plus sûr que de venir avec nous. Benedict, emmène notre Petite Lux au siège, puis rejoins-nous.
— Bien reçu ! Laissez-m’en un peu pour que je m’amuse aussi.
— On ne parle pas de se partager un gâteau là… Maintenant, Petite Violet, Cattleya, vous venez avec moi détruire leurs antennes. Définissons une règle : pas de coups sur les filles. Les types, par contre, c’est permis.
— Compris.
— D’acc~.
Les membres de la CHPS continuèrent leur réunion stratégique sans prêter attention aux gens qu’ils avaient mis à terre et qui gisaient sur le sol. Une fois terminés, ils sortirent du bâtiment tout en s’assurant que les postiers de Salvatore, qui avaient réussi à se relever, ne puissent plus jamais se remettre sur pied.
Allumant une cigarette, Hodgins se mit à marcher avec elle en bouche, et tout le monde le suivit.
Ce jour-là, dans Leidenschaftlich, des coups de feu retentirent dans plusieurs quartiers de la capitale, Leiden, mais personne ne tenta d’intervenir. De plus, la police militaire ne bougeait pas d’un pouce, peu importe le nombre de signalements reçus.
***
La nuit avançait, plongeant la ville dans une obscurité profonde.
Les lumières d’un bar, niché à l’angle d’un quartier d’affaires, brillaient intensément. Une feuille accrochée au tableau de menu devant l’établissement, avec une écriture quelque peu maladroite, indiquait : « Complet pour ce soir. » Le dessin d’une danseuse séduisante ornait le tableau, suggérant qu’il s’agissait d’un lieu où l’on pouvait apprécier des spectacles tout en savourant un repas.
Des éclats de rire et de la musique joyeuse s’échappaient de l’intérieur, témoignant de l’ambiance festive. Il semblerait que c’était une soirée organisée par une entreprise. La parité entre hommes et femmes était respectée, et les convives, de tous âges et de toutes origines, arboraient des couleurs de peau, de cheveux et d’yeux variés.
Parmi eux, certains attiraient particulièrement l’attention.
Un jeune homme virevoltait avec élégance sur une table, chaussé de bottes à talons aiguille généralement portées par les femmes. Les danseurs l’accompagnaient, ondulant leurs corps et se laissant emporter par leur simple plaisir. À une autre table, une femme d’une beauté saisissante souriait tout en engageant un bras de fer avec un homme au visage féroce et aux muscles saillants. Elle renversa son bras en quelques secondes, bien qu’il fît peut-être semblant de perdre. Pourtant, l’homme frottait son bras avec un air suffisamment convaincant pour laisser planer le doute.
Non loin, une jeune fille aux cheveux argentés et portant un large pansement sur la joue jouait à un jeu de cartes avec une jeune femme blonde à l’apparence très négligée. C’était probablement du poker. La jeune fille paraissait déconcertée, incapable de déchiffrer les expressions de son adversaire. Tandis que les autres vidaient des bouteilles d’alcool, ces deux-là sirotaient tranquillement des tasses de thé, absorbés dans leur quête de victoire.
— Ah ! J’ai gagné ! J’ai gagné de quoi m’acheter une belle paire de chaussures ! Ah, Lux, ces cartes ne seraient-elles pas gagnantes ?
— Les femmes qui dansent, c’est quelque chose… V, tu n’es pas douée pour ça, pas vrai ?
Benedict, lassé de danser, et Cattleya, fatiguée de ses bras de fer, vinrent s’installer à cette table paisible, comme pour s’y incruster. Lux posa les cartes qu’elle tenait près de ses lèvres sur la table.
— Tu veux arrêter le poker, Violet ?
— C’est exact. Les cartes dans nos mains ont de toute manière été compromises par une tierce personne.
Il n’y avait pas lieu de se fâcher. Au contraire, Lux était tellement heureuse de retrouver cette vie quotidienne banale avec ses compagnons qu’elle éclata de rire. Mais, sentant la douleur à l’endroit où elle avait été frappée, elle se recroquevilla en grimaçant.
— Aïe, aïe, aïe…
— Tu vas bien ? Ne vaudrait-il pas mieux que tu te reposes ?
— Oui, mais je pense qu’il est plus sûr d’être avec tout le monde aujourd’hui…
Le président Hodgins est ici, alors je ne peux pas rentrer chez moi. Cattleya réagit aussitôt, se tournant vers Lux avec une énergie débordante.
— Qu’est-ce que tu veux dire par là ?
— Je dois rester avec le président ce soir. Tu vois, comme il vivait au dernier étage du bureau de l’entreprise, on n’a plus d’endroit où dormir. Et puis, après avoir été kidnappée… Il s’est inquiété et m’a pris une chambre d’hôtel en ville. Il semble qu’il y restera aussi pendant un moment. Tant que tout cela n’est pas réglé, je travaillerai aussi depuis là-bas. On rentre ensemble ce soir alors je l’attends.
Alors que Violet acquiesçait, montrant qu’elle était rassurée, Cattleya devint rouge écarlate. À voir son visage, il était évident qu’elle imaginait toutes sortes de choses. Elle saisit le bras de Lux et la secoua vivement.
— Toi ! Tu te rends compte de ce que tu dis ?
— Euh… Nos chambres sont séparées, tu sais ?
— Cattleya, Lux est blessée.
— Je sais pas combien de temps ça va durer, mais malgré tous ses défauts, il n’est pas aussi effronté ».
— Hé ! Ne t’en mêle pas, c’est une conversation entre filles !
— Ah, dans ce cas, ne t’immisce plus dans mes discussions avec l’Ancien sous aucun prétexte.
Comme une autre dispute semblait inévitable, Violet et Lux, habituées à ce genre de querelles, les laissèrent à leur affrontement et reprirent leur conversation tranquillement.
— À propos… Violet, tu vas bien ? Tu es bien apprêtée aujourd’hui… Est-ce que par hasard tu allais rejoindre quelqu’un… M. le Major, peut-être ?
Au moment où cette question fut posée, le regard de Violet se posa précisément sur l’entrée du bar.
— Je vais bien.
Quelqu’un se dirigeait vers elle.
Peut-être avait-il accouru, car cette personne était essoufflée. Son front humide de sueur témoignait des efforts qu’il avait fournis pour arriver jusqu’ici. Intercepté brièvement par Hodgins, il ne perdit cependant pas son objectif de vue et se précipita aussi vite que possible dans sa direction.
Dès qu’il franchit l’entrée, il repéra Violet immédiatement. Et elle, figée sur place, sembla également sous l’effet d’une force invisible. On aurait dit qu’une gravité étrange les attirait l’un vers l’autre.
Violet se leva naturellement et se précipita vers lui.
Ah, Violet.
Lux comprit aussitôt.
Je vois, c’est donc ça.
Quiconque était proche d’eux aurait pu comprendre.
Vous êtes déjà comme ça, tous les deux.
Après tout, c’était comme si l’atmosphère autour de Violet avait changé complètement dès qu’il était apparu.
— Colonel.
Celui qui se tenait là était le colonel Gilbert Bougainvillea de l’armée de Leidenschaftlich. Peut-être était-il en congé, car il portait une simple veste finement taillée et une chemise. Les regards curieux des clients bruyants du bar convergèrent aussitôt vers lui.
— Violet.
Il était cet homme dont on murmurait qu’il avait mobilisé l’armée pour protéger Violet. Cet événement remontait à l’incident de détournement du train intercontinental, survenu un peu plus d’un an auparavant. Bien sûr, cette histoire était gardée en interne, et Hodgins était publiquement reconnu comme le principal stratège de cette opération.
Les membres de la compagnie postale qui s’étaient réunis pour secourir Violet avaient vu de leurs propres yeux cet homme accourir en la portant comme une princesse. À l’époque, ils avaient aussi été témoins du moment où Gilbert confia Violet à Benedict, ce dernier restant bouche bée comme s’il avait perdu la raison.
— Colonel, je suis désolée… J’ai brisé notre arrangement.
Sa chevelure soyeuse était en désordre. La tenue qu’elle avait choisie avec soin pour lui et qu’elle portait avait été réduite à l’état de haillons. Tout ce qu’elle avait préparé pour ce jour était désormais dans un état lamentable. Pourtant, la voir ainsi apprêtée fit battre le cœur de Gilbert plus fort.
— Tu…
« Tu es magnifique » était ce qu’il avait commencé à dire, mais il s’interrompit en remarquant un regard féroce venant du côté. Benedict paraissait extrêmement contrarié, claquant sa langue lorsque leurs regards se croisèrent.
— Un problème… ?
—Non. Y’a-t-il une loi m’interdisant de fixer le gars qui apparait devant V à chaque fois que les poules ont des dents depuis l’incident du train ?
— Tu m’as aidé avec elle ce jour-là. Je te suis reconnaissant… Et, je ne connais pas une telle loi, mais s’il est question de jouer au chien de garde, je suis celui ayant la priorité.
Une tension électrique sembla jaillir entre eux. Benedict, toujours méfiant à l’égard de Gilbert, ne cachait pas son agacement. L’idée que cet homme puisse être un rival amoureux potentiel, s’il travaillait dans le même environnement que Violet, semblait l’irriter au plus haut point.
— C’est l’heure du duel pour l’amour !
Lança Hodgins d’un ton théâtral, coupant court à l’échange naissant entre les deux hommes.
Il y eut un silence.
Gilbert et Benedict se tournèrent simultanément vers Hodgins, le regard plein de mépris, comme s’ils observaient une créature pitoyable. Hodgins, ignorant l’atmosphère glaciale, passa un bras autour de chacun d’eux et éclata de rire :
— Ne vous battez pas pour moi ! Haha, j’ai toujours voulu dire ça au moins une fois.
— La ferme, l’Ancien !
— Recule, Hodgins. Tu pues l’alcool.
Le dialogue, chargé d’une intensité explosive, sembla renforcer leur entente tacite. S’ils ne s’entendaient pas entre eux, leur exaspération envers Hodgins était au moins partagée.
— L’Ancien, ne bois pas trop au risque de le regretter. Tu n’es plus tout jeune.
— Mon chou… Tu dis ça parce que tu t’inquiètes pour moi, n’est-ce pas ?
— Arrête, stop. Je ne suis pas une femme, abruti.
Alors que Benedict s’éloignait de Hodgins, qui semblait sur le point de l’embrasser, Gilbert et Violet purent enfin échanger un regard. Violet avait une expression qui témoignait de l’enfer qu’elle venait de traverser.
— Rien de cassé ? demanda-t-il doucement.
— Rien de grave. L’équivalent d’un genou éraflé.
— C’est une bonne chose… murmura-t-il sincèrement soulagé.
Voyant Cattleya et Lux les observer avec anxiété, Gilbert ajouta :
— Et vous deux, ça va ? Aah… Vous avez besoin d’un médecin.
— Non, non, ça ira, répondit Lux.
Elle avait déjà reçu des soins, mais son expression laissait entendre que sa blessure risquait de la faire souffrir encore le lendemain. Peut-être par habitude, Gilbert sortit un stylo-plume et un petit carnet de la poche intérieure de sa veste, arrachant une feuille qu’il tendit à Lux. Une adresse y était inscrite.
— C’est la clinique de mon médecin personnel. En donnant mon nom, vous n’aurez rien à payer. Vous allez sûrement avoir besoin de calmants pour quelques jours. Même à l’hôtel où vous logez, donnez mon nom au réceptionniste si vous avez besoin de quoi que ce soit. Nous avons de bonnes relations alors il prendra soin de vous.
Lux hésita légèrement en prenant le papier.
— A-ah. Merci beaucoup. Vous êtes très généreux… Est-ce que… la réservation de l’hôtel, Monsieur Bougainvillea… enfin, Colonel Bougainvillea, c’est vous qui l’avez faite ?
Après avoir jeté un coup d’œil à Hodgins, toujours accroché à Benedict, Gilbert hocha la tête.
— C’est ce type-là qui me l’a demandé. Et… je ne peux pas le dire à voix haute, mais j’ai également pris soin des documents soumis au gouvernement au nom de votre compagnie. Utiliser mon influence en dehors de ma juridiction me fait perdre une carte que je pourrais jouer en cas d’urgence, mais…
Il fronça légèrement les sourcils, pensif, avant de sourire doucement.
— Hodgins s’est occupé de Violet. Je ne ménagerai pas non plus mes efforts pour vous en cas de besoin. Si vous avez des inquiétudes, même via Violet, n’hésitez pas à m’en parler.
— O-Oui, répondit Lux.
Cattleya et Lux, les joues rouges, restèrent muettes. Y avait-il une femme au monde qui aurait pu résister à la prestance de Gilbert, si différente de la nature espiègle de Hodgins ?
— Colonel, vous êtes si élégant.
— Colonel, vous êtes merveilleux.
Non, il n’y en avait pas. Pour une raison quelconque, les deux femmes joignirent leurs mains devant leur poitrine, prenant la même pose admirative. Gilbert répondit calmement :
— Vous n’êtes pas mes subordonnées, vous n’avez donc pas besoin de m’appeler par mon grade.
Violet tira légèrement sur l’ourlet de la veste de Gilbert.
— Colonel, hum… voudriez-vous vous asseoir ? Vous devez être fatigué.
— Aah, non. Désolé, mais je vais partir. Toi aussi, Violet. Ces deux-là nous attendent à la maison Bougainvillea, et ils s’inquiètent. Je les ai déjà contactés pour dire que je te ramènerais, alors viens donc. Une calèche nous attend un peu plus loin, marchons jusque-là. Miss Lux, vous… vous étiez avec Hodgins aujourd’hui, n’est-ce pas ? Miss Cattleya, qu’en est-il de vous ? Nous pouvons vous raccompagner si nécessaire.
—V…Vous connaissez mon nom ?! Vraiment ?
— Bien sûr, Violet m’a parlé de vous. Alors, que décidez-vous ?
Peut-être par un bonheur extrême, Cattleya tapa plusieurs fois avec vigueur dans le dos de Violet, rayonnante.
—Ça ira ! Je vais rester ici avec tout le monde jusqu’au matin !
— C’est probablement mieux de rester en groupe. Eh bien, mes excuses de vous interrompre dans une conversation agréable, mais je l’emmène. Merci… d’être toujours si proches de Violet. Revoyons-nous à nouveau quelque part, j’aimerais vous inviter pour un repas.
Tout naturellement, Gilbert retira sa veste et la déposa sur les épaules de Violet. Il commença à l’escorter ainsi.
— Ah ! Espèce de… ! Attends ! V est ma petite sœur !
— Bonne nuit à tous. Benedict, à vous aussi.
— Attends ! V~ ! Hey, l’Anc…!
Repliant les bras de Benedict derrière son dos, Hodgins envoya un clin d’œil à Violet. Certes, il était ivre, mais sa tactique visait sans doute à maintenir Benedict éloigné de Gilbert. Peut-être voulait-il compenser la faute d’avoir privé les deux du temps qu’ils auraient pu passer ensemble à cause de son enlèvement.
Hodgins et Gilbert échangèrent de brèves salutations du regard comme s’ils se disaient qu’ils allaient entrer en contact bientôt.
— Benedict a subi une défaite écrasante, hein.
— L’Ancien !
— C’est un rival pour toi… et en même temps, il ne l’est pas.
Les deux jeunes femmes restées derrière observèrent toujours l’entrée du bar.
— Pour être honnête, le président m’a raconté beaucoup de choses sur le passé de Violet après cet incident, et je me demandais si quelqu’un comme lui convenait vraiment pour elle… mais, quand on le voit…
— Oui, le voir en vrai c’est quelque chose.
— C’est parce qu’il tenait vraiment à elle qu’il a fait autant d’erreurs. Il s’est efforcé de rattraper beaucoup de choses, et maintenant ils en sont là, hein, murmura Lux, pensive.
***
Marchant à travers une nuit d’automne où le vent nocturne glacial leur volait un peu de la chaleur corporelle procurée par l’intérieur du bar, Violet, blottie dans la veste de Gilbert, le regarda. Avec seulement sa chemise, il semblait exposé au froid, et elle l’interrogea du regard. Il remarqua rapidement ses yeux fixés sur lui, et leurs regards se croisèrent. Il lui sourit alors.
— Tu n’as pas froid ?
Rien que par cette simple phrase, le cœur de Violet s’emballa, encore peu habituée à ce genre d’attention.
— Non, Major. Et vous ?
Les moments où ils se retrouvaient étaient encore si rares qu’ils pouvaient se compter sur les doigts d’une main. Durant ces instants, la retenue provoquée par sa longue absence se manifestait sous forme d’agitation. D’un point de vue extérieur, c’était presque imperceptible. Après tout, ses expressions faciales ne révélaient guère grand-chose.
— Je vais bien. J’ai couru partout et beaucoup transpiré aujourd’hui, alors j’ai encore chaud.
— Je m’en excuse, Colonel.
— Tu n’as pas à t’excuser. J’ai fait cela parce que je le voulais. Violet, c’était aussi pour Hodgins.
— Je vois, Colonel.
— Marchons un peu plus lentement. Une fois dans la calèche, le trajet jusqu’à la maison passera en un éclair.
— Est-ce si mauvais… ?
Celui qui avait fait cette demande était Gilbert, et les mots que Violet s’apprêtait à prononcer moururent avant de prendre forme. C’était parce qu’il ajouta doucement :
— Je n’ai pas assez de temps avec toi.
— Je vois, Major.
Ses yeux étaient plus expressifs que son visage. Les orbes bleus de Violet étaient fixés les orbes émeraude de Gilbert.
— J’aimerais discuter un peu aussi. Tout va bien avec ce jeune homme appelé Benedict ?
— Que voulez-vous dire par là ?
— Il semble avoir un faible pour toi.
— Il a une autre femme qui lui plaît. Il semble qu’ils soient en couple, et bien qu’ils essaient de le cacher, tout le monde autour d’eux est au courant.
— Ah, vraiment ?
— Oui, il est… dans une sorte de position de frère aîné… à mon égard, m’a-t-il dit.
— Te l’a-t-il dit ? Cet homme ?
Leur couleur de cheveux et d’yeux était certainement similaire, et on pouvait le qualifier de beauté androgyne, mais son discours et son comportement étaient bien trop différents de ceux de Violet.
— C’est lui-même qui le disait.
— Ah, il t’a effectivement appelée sa « petite sœur ». Dois-je interpréter cela comme une marque d’affection ? Mais il ne semble pas que nous allons nous entendre.
— Vraiment ?
— Cela risque d’être compliqué.
Comme Violet avait entendu l’histoire du passé de Hodgins et Gilbert, elle estimait que cette hypothèse finirait par être contredite. Gilbert et Hodgins avaient en effet fini par s’entendre contre toute attente.
— Il semble qu’il voudra gâcher mes moments avec toi.
Puisque Gilbert fit une grimace comme s’il avait avalé quelque chose d’amer, Violet n’exprima finalement pas son avis.
— Major.
— Oui ?
Dès que Violet l’interpella, l’expression de Gilbert s’adoucit aussitôt.
— Si vous aviez pu me retrouver comme prévu aujourd’hui, où comptiez-vous aller ?
— Ah, j’avais prévu qu’on fasse de l’équitation.
— Des chevaux.
— Tu as fait de l’équitation militaire, et je pense que les longues promenades sont agréables par beau temps d’automne… Cela ne t’aurait pas plus ?
— Colonel, il n’y a rien que je n’apprécie pas en votre compagnie.
— Cette réponse me rend heureux, mais je veux tout de même découvrir peu à peu ce que tu aimes. Kukuh.
Comme Gilbert éclata soudainement de rire, Violet pencha la tête.
— Qu’y a-t-il ?
— Tu ne t’en es probablement pas rendue compte, mais tu mélanges « Major » et « Colonel » en parlant de moi.
Puisqu’il avait été promu de major à lieutenant-colonel, puis de lieutenant-colonel à colonel, il était techniquement incorrect de l’appeler par un grade inférieur. Violet redressa sa posture et s’excusa à nouveau :
— Je… suis désolée. Toutes mes excuses, Colonel.
— Non, je ne suis pas en colère… Depuis petite tu m’appelles ainsi. C’est même le premier mot que j’ai entendu de toi. Je veux dire que si tu n’arrives pas à t’habituer, « Major » ne me dérange pas.
— « Colonel »… Colonel, je ne me tromperai plus.
Concentrée à essayer de mémoriser cela pour ne plus se tromper, elle afficha une expression pleine d’entêtement. Gilbert aperçut un fragment de son passé à travers cet aspect immature d’elle.
Au début, ils échangeaient de manière maladroite. Presque comme des enfants, ils s’étaient dit leurs noms.
— Ma… jor.
— Est-ce que tu comprends ce que je dis, Violet ?
— Major.
Après avoir appris les mots et connu la discipline, elle était devenue son arme.
— Si c’est l’ordre du Major…
— Ce n’est pas un ordre…
— Si… tel est votre désir…
Il avait fini par aimer cette fille faisant office d’arme.
— Les yeux du Major sont là.
— Je me demande… comment on appelle ça…
C’était un amour à sens unique.
— Je serai votre bouclier et votre arme.
— Je te protégerai.
— Gardez à l’esprit que je serai toujours votre atout.
Et pourtant, il l’aimait quand même.
— Je t’aime !
— Je ne veux pas te laisser mourir ! Violet !
— Je t’aime, Violet.
Cette arme déguisée en fille avait pleuré, incapable de comprendre.
— Qu’est-ce que… « aimer » ?
Personne ne lui avait appris.
— Qu’est-ce que… « aimer » ? Qu’est-ce que… « aimer » ? Qu’est-ce que… « aimer » ?
— Je ne comprends pas, Major…
Elle n’avait pas non plus compris pourquoi il lui avait dit une telle chose.
— Qu’est-ce que… « aimer » ?
Elle avait cherché la signification de la chose et celui qui avait disparu, les trouvant finalement par hasard.
Et maintenant, les voici dans ce présent.
— Violet.
Gilbert prit les doigts artificiels de Violet alors qu’elle restait immobile. Son index émit un grincement métallique.
— Puisque nous y sommes, ne veux-tu pas m’appeler par mon prénom ?
Il pointa son propre torse avec son doigt. Les doigts qui étaient autrefois doux et dotés de température corporelle ne l’étaient plus. C’était également le cas pour un des bras de Gilbert.
— Je suis Gilbert. Gilbert Bougainvillea.
Il pointa Violet ensuite.
— Et toi, tu es Violet. Violet Evergarden.
Il fit bouger le doigt dans les deux directions, répétant :
— Gilbert, Violet… Gilbert, Violet.
Les deux, désormais dotés de parties mécaniques, avaient grandi et changé. Ils n’étaient pas, à l’origine, parent et enfant. Pas non plus frère et sœur. Ils n’étaient plus non plus supérieur et subordonnée.
— Lord Gilbert.
À la réponse prévisible de Violet, Gilbert sourit amèrement.
— Le « Lord »… n’est pas nécessaire.
Il avait pourtant parlé doucement, mais Violet montra un visage empreint de désarroi.
— Je vous prie de m’excuser… Est-ce que… vous êtes venu à me détester… ?
— Non. Je ne saurais ressentir autre chose que de l’affection pour toi… Il semblerait que…
Tout en pensant que cela valait aussi pour lui-même, Gilbert déclara :
— Hum… certes, tu sembles manquer de confiance à ce sujet, mais je ne te détesterai jamais.
— Comment ça ? demanda Violet
Que ce serait merveilleux s’il pouvait lui dévoiler les tréfonds de son cœur ! Présenter ses sentiments de manière explicite, comme pour dire : « Voilà ce qu’est l’amour », aurait été si simple. Mais c’est précisément parce qu’une telle chose était impossible que les gens utilisaient des mots pour exprimer leur amour.
— Parce que je t’aime plus que tout.
Violet chercha cette expression dans l’océan de mots gravés en elle.
— « Aimer… plus que tout »…
Tandis qu’elles franchissaient ses lèvres, quelles paroles à la fois terrifiantes et pleines de passion ! Il n’existait pas de phrase plus représentative de Gilbert Bougainvillea.
— M’aimer… plus que tout ?
— Je ne vois personne d’autre que toi. Tu es la seule qui compte pour moi.
— C’est cela signifie… aimer plus que tout ?
— Je te chérirai pour toujours et continuerai de t’aimer.
Elle ne se répéta pas. Violet se mit à rougir peu à peu, son cœur s’accélérant jusqu’à en devenir douloureux au point que son champ de vision se brouille. Incapable de soutenir le regard de Gilbert, elle baissa involontairement la tête, mais lui, curieux, s’inclina pour la regarder dans les yeux. La distance entre leurs visages était réduite au point où leurs lèvres pouvaient presque se rencontrer. Il faisait nuit, et ils étaient seuls. Quoi qu’ils fassent, personne ne les verrait. Peut-être que même Dieu les laisserait à leur intimité.
— J’ai traversé une phase où je t’appréciais… puis je suis tombé amoureux de toi, et maintenant, il s’avère que je t’aime plus que tout. Le comprends-tu ?
— Cela ne peut jamais diminuer ?
— L’affection ?
— L’amour.
— Je ne sais pas. Mais je ne veux pas que cela arrive. Et probablement, je vérifierai à de nombreuses reprises si je t’aime toujours, donc cela s’intensifiera probablement au lieu de diminuer. Tu me combles entièrement.
— D’amour ?
— Oui. La raison pour laquelle je sais que je t’aime, c’est parce que tu m’as donné ce sentiment.
Violet Evergarden, qui apprenait et imitait tout de lui et des autres, fut capable d’assimiler la signification de ces mots.
— C’est ce que je vous procure, Major ?
De nouveau, sa manière de s’adresser à lui avait changé. Gilbert pensa que cela importait peu, quel que soit le choix.
— Oui, c’est c’est bien ça.
Silencieusement, Gilbert déposa un baiser, non pas sur la joue ou les lèvres de Violet, mais sur les doigts artificiels qu’il tenait dans les siens.

Et le silence apparut…
C’étaient des doigts artificiels. Ils ne pouvaient rien ressentir. Ses bras étaient partis, et ne reviendraient jamais. Déposer un baiser sur un tel endroit ne pouvait transmettre aucune sensation.
Et pourtant, il les avait embrassés, avec une tendresse délibérée. Pour une raison qu’elle ne pouvait expliquer, ce simple geste, empreint des sentiments de Gilbert, fit brûler les yeux de Violet jusqu’à ce qu’ils s’emplissent de larmes. Violet tenta de les retenir, car ces larmes étaient incompréhensibles.
Pourquoi coulaient-elles à cet instant précis ? Elles risquaient de troubler l’homme en face d’elle. Mais il était déjà trop tard. Les larmes s’accumulaient dans ses yeux, brillantes et lourdes, jusqu’à ce qu’une goutte solitaire glisse finalement sur sa joue. Cette larme silencieuse, tombée de l’un de ses orbes, laissa Gilbert complètement déconcerté.
— Violet.
Voyant sa réaction, Gilbert lâcha immédiatement ses doigts.
— Je suis désolé.
Il recula d’un pas, levant les mains comme pour montrer qu’il s’arrêtait là.
— Je suis vraiment désolé.
Violet ne répondit pas. Elle fixait Gilbert, immobile, sans même essuyer la larme qui coulait sur son visage. Son attitude n’exprimait ni colère ni tristesse. Quelque chose d’autre émanait d’elle, une sorte de rêverie.
Les deux avaient vécu séparément, et Gilbert avait cru que ses expressions s’étaient enrichies depuis leurs retrouvailles. Mais lorsqu’elle se repliait ainsi dans le silence, ses traits parfaits, presque irréels, rendaient ses émotions indéchiffrables. Tout ce qu’il pouvait comprendre, c’était que son geste avait été une erreur.
Qu’est-ce que je fais ?
Il lui avait promis qu’il attendrait aussi longtemps qu’il le faudrait. Le baiser sur ses doigts avait peut-être constitué une entorse à cette promesse. Il aurait dû être le parfait gentleman pour elle, mais il se pouvait qu’il ait perdu ce droit. Lorsqu’elle était à ses côtés, elle était d’une tendresse insoutenable. L’amour qu’il éprouvait pour elle débordait de son cœur, incapable de le contenir.
— Je jure que je ne recommencerai pas…
Le colonel de l’armée de Leidenschaftlich perdait contenance devant la jeune fille dont il était épris.
— Violet…
Quelle expression faisait-il à cet instant ? Que pensait-elle de lui ?
— Major, je…
Violet l’appela de sa voix cristalline, semblable au tintement d’un carillon. Elle saisit les doigts de Gilbert et fit un pas en avant. La distance entre eux se réduisit de nouveau. Puis elle fit un autre pas.
Elle était désormais assez proche pour être enlacée par Gilbert.
— Violet…
— Major… s’il vous plaît.
Elle plongea son regard dans l’œil émeraude de Gilbert, cet œil qui, depuis leur première rencontre, avait toujours renfermé beauté, gentillesse, et une pointe de mélancolie. À cet instant, Violet s’y reflétait.
Violet faisait partie de son monde.
— Ne jurez pas ainsi… que vous ne recommencerez pas.
Les mots simples, mais sincères de Violet firent battre les paupières de Gilbert.
En voyant de nouvelles larmes remplir les yeux de Violet, Gilbert tendit instinctivement un bras vers elle. Il caressa ses cheveux dorés avec une douceur infinie, comme pour l’apaiser, prêt à écouter avec tout son sérieux ce qu’elle cherchait à lui dire.
— Major, vous me l’avez expliqué, n’est-ce pas ? Qu’« aimer », c’est vouloir… protéger quelqu’un plus que tout.
De ses doigts, il essuya ses larmes.
Violet abandonna sa joue à sa main, laissant d’autres larmes couler.
— Cela s’applique à moi… depuis toujours.
Elle cherchait à combler ce qui manquait dans sa vie. En réalité, tous deux auraient pu y parvenir dès leur rencontre. Leur maladresse respective semblait se compléter, mais ils s’étaient manqués tant de fois, n’arrivant pas à s’accorder pleinement.
À cet instant, une chaleur inconnue emplissait la poitrine de Violet.
— Cela a toujours été le cas, depuis longtemps. Je ne le… savais juste pas…
Ces battements si forts dans ma poitrine, cette extase, le fait que je sois bouleversée par chacun de vos gestes…
— Je…
…la raison pour laquelle j’ai pleuré, suppliant de rester à vos côtés et de ne plus me quitter…
— Major… je…
…la raison pour laquelle je pleure en ce moment…
— Maintenant, je crois que…
…c’est qu’une fois que l’affection et l’amour se sont accumulés comme des flocons de neige, incapables de fondre, j’ai voulu vous faire savoir que je ressentais la même chose pour vous.
— …je comprends mieux qu’avant.
Les gens prononcent la chose comme si c’était une prière.
— Je vous aime.