VIOLET EVER V3 - CHAPITRE 5

Gilbert Bougainvillea et Claudia Hodgins

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Traduction : Raitei
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[L’École Militaire de l’Armée de Leidenschaftlich ne tient pas compte des rangs sociaux. Ses portes sont ouvertes à tous les jeunes, et quiconque ayant au moins quatorze ans peut y entrer et ce, sans discrimination de genre. Défendre la nation signifie protéger tout ce que vous aimez.]

Où avais-je déjà vu une affiche pareille ? Si mes souvenirs étaient exacts, c’était sur la devanture d’un grossiste, l’un de nos partenaires commerciaux que je visitais de temps à autre quand la famille en avait le besoin. Une feuille particulière attirait l’attention sur un panneau où les habitants du coin affichaient tout ce qu’ils voulaient, des annonces d’emploi jusqu’aux avis de recherche. Tout en croquant dans une pomme que le propriétaire du magasin m’avait donnée en guise de récompense pour ma course, mon moi de treize ans avait contemplé cette affiche avec insistance. C’était un papier de qualité, parfaitement lisse, solidement fixé par des punaises aux quatre coins. À la fin du texte, un sceau doré vissé dans le papier et de la cire rouge portant l’emblème de l’armée de Leidenschaftlich le rendaient encore plus imposant.

Enfant, je trouvais que c’était un choix de vie vraiment classe. Quelle stupidité d’avoir pensé ça. Même moi j’aurais pu me railler de ma propre naïveté. À l’époque, je ne comprenais pas encore ce que signifiait donner et ôter la vie. En vérité, lorsque je devins soldat, la réalité broya rapidement bien des fantasmes, mais c’est une histoire pour plus tard.

Revenons à mon récit actuel.

Il y avait de nombreuses raisons pour lesquelles j’avais décidé que « Oui, je deviendrais soldat ». La première était que j’étais le second fils d’une famille de marchands, et puisque mon frère aîné allait hériter des biens de la famille, je n’y avais pas ma place. Une autre était que, ayant grandi dans une grande fratrie, je voulais vite devenir indépendant afin d’avoir mon propre espace. Une autre encore était liée au prénom que mes parents m’avaient donné, « Claudia », m’ayant poussé à vouloir gagner en virilité. Enfin, il y avait aussi… la fiancée de mon frère aîné. Une femme magnifique, exactement mon type, ce qui me forçait à prendre mes distances. Mais la raison la plus importante, je suppose, était que je désirais protéger cette famille que j’aimais, mais dont je voulais paradoxalement m’éloigner.

La guerre s’intensifiait alors progressivement. Un conflit de ressources entre le Nord et le Sud. C’était cette fameuse Guerre Continentale de quelques années auparavant, où une confrontation religieuse entre l’Ouest et l’Est avait fait son nid.

Leidenschaftlich était à l’extrémité sud du continent. Si nous avions été attaqués à cet endroit, notre défaite aurait été inévitable et ma famille aurait probablement perdu la vie. Parce que j’aimais ma ville, mes proches et Leidenschaftlich, m’enrôler était une inclination née de sentiments spontanés. Les nombreuses choses qui m’étaient arrivées à l’époque avaient renforcé cette idée… et c’est ainsi que j’avais décidé de devenir soldat. J’avais postulé sans en informer mes parents, et pour ce qui est de l’examen d’entrée, je l’avais passé en prétendant sortir avec des amis.

Quand une lettre d’acceptation fut soudainement remise à notre domicile par un facteur, mon père me passa une raclée monumentale. Je lui rendis les coups, cependant. Mon père en fut surpris et moi aussi. Comme si je me disais « Tiens, le vieux n’est pas si fort que ça ». Durant l’enfance, on imagine souvent nos tuteurs comme des êtres puissants et imposants.

Oui. Mes parents étaient probablement inquiets. Devenir soldat signifiait s’exposer à un taux de mortalité bien plus élevé que celui d’un homme ayant une vie ordinaire.

À l’École Militaire, tous les officiers devaient vivre dans les dortoirs. Ainsi, quitter la maison de nos parents était une obligation. Mais j’avais réussi à tenir mentalement et emportai une photo de ma famille avec moi en partant.

C’est deux ans après il me semble, que cet évènement arriva.

Ma rencontre avec Gilbert.

***

Connais-tu la véritable signification du nom de cet arbre en fleurs ?

Ils fleurissent chaque année. Ils sont plantés partout dans le pays, bordant les routes, et lorsque le printemps arrive, de charmants bourgeons blancs éclosent sur leurs branches. Quand leurs pétales tombent, ils forment un tapis d’un blanc pur qui ne disparaît jamais. Durant cette période, les couleurs de la ville s’effacent, comme dans un pays enneigé. Ceux qui reviennent d’un voyage à l’étranger restent bouche bée devant un tel spectacle. Nulle part ailleurs, on ne voit pareille vue. Peu importe l’endroit où j’allais, cette vision me revenait chaque année à la même période, comme le souvenir d’une femme à la beauté extraordinaire lors d’une nuit éphémère.

L’écoute de la musique lorsque tu couches avec une telle personne ne peut que rester en tête. C’est ainsi que chaque printemps, je me remémorais ces souvenirs mêlés au blanc de ces fleurs. Des yeux émeraude semblables à des gemmes, cachés sous une casquette militaire bien enfoncée. Des doigts pâles, immobiles, tendus en vain vers la silhouette qui s’éloignait. Des mots murmurés, jamais parvenus à leur destinataire.

Je revoyais sans cesse Gilbert Bougainvillea tel qu’il était à cette époque. Gilbert… Gilbert Bougainvillea. Oui… Si j’ai commencé cette histoire, c’est pour te parler de lui. J’ai assez parlé de moi comme ça.

Bougainvillea, Bougainvillea… Une lignée portant le nom d’une fleur. Tout habitant connait forcément le nom de cette célèbre famille et de son illustre héritage militaire. Tu ne le sais peut-être pas, mais l’on trouve des statues et d’autres hommages à leurs ancêtres partout en ville. Leidenschaftlich avait toujours combattu les envahisseurs depuis des temps reculés. Il est facile d’ériger les soldats brillants en légendes à tel point qu’il était devenu logique pour tous qu’une personne issue de la famille Bougainvillea fasse carrière dans l’armée à chaque génération.

C’était toujours le cas de nos jours.

Il est le jeune maître d’une famille prospère et du sang noble coule dans ses veines.

Sa lignée avait même eu des liens avec la famille royale à l’époque de la monarchie, avant que le pays ne devienne une administration militaire. Aujourd’hui, la famille royale n’est plus qu’un symbole.

En des temps meilleurs, l’on n’aurait pas pu parler d’eux avec tant de désinvolture. Yep. L’Histoire façonne ce que l’on est et ils avaient ce genre de pouvoir. Pourquoi suis-je devenu ami avec Gilbert tu me demandes ?

Tout a commencé au début du printemps, à l’École Militaire de Leidenschaftlich, située près de la frontière, conçue pour faire office de bouclier en cas d’incident. Avec sa tour de guet et ses défenses solides, elle ressemblait à une ville-forteresse. À l’intérieur, nous étions pris entre des murs de pierre étroits formant un long couloir, et après l’avoir traversé, on débouchait enfin sur la place.

La ville de Leiden est construite de la même manière si tu t’en souviens bien. En cas d’attaque, on défend l’entrée, puis on se confronte à l’ennemi sur une aire ouverte. Savais-tu qu’il existait une limite de hauteur pour les bâtiments de Leiden ? Sauf pour les institutions publiques situées à l’intérieur du pays. Eh oui, nous avions volontairement érigé des immeubles plus haut avec des espacements réguliers pour placer des tireurs d’élite. Voilà le genre de pays où nous vivions.

Dit ainsi, cela peut montrer que l’on cherche seulement à impressionner, mais quand vient le printemps, le paysage est magnifique. Les arbres bordant nos routes fleurissent chaque année de fleurs blanches, n’est-ce pas ? Oui, des fleurs dont le nom est étrangement celui de « bougainvillier ». Je ne sais pas pourquoi leur maison porte ce nom, mais cela devait sûrement avoir un lien avec le fait qu’elles fleurissaient partout dans le pays.

Le tapis entièrement blanc formé par ces minuscules fleurs tombant petit à petit et renvoyait une douceur fascinante. Ce spectacle lui vaut parfois le nom de « Demeure des plumes d’anges ». Ces rangées de fleurs entouraient ainsi l’École Militaire. Quelques années après mon inscription, à cette période de l’année, mon passe-temps était d’errer. Lors d’une de ces promenades sans but, un nouvel étudiant me salua en passant.

« Tu vas souffrir ici mon gars », pensai-je, tout en lui adressant un sourire.

Le rayonnement du soleil rendait l’ambiance cozy et chaude. Alors que l’intérieur de ma tête semblait fondre, j’étais tombé sur une personne stupéfiante. Quel genre de personne était-il ? En tout cas, il était charmant. Oui, c’était le mot, charmant… Un physique que l’on croisait rarement.

Il était grand, à peu près de ma taille. Ses longs cheveux noirs formaient une courbe douce, et ses yeux étaient d’un vert profond. Ses traits, d’une élégance androgyne, étaient magnifiques, mais ses membres élancés et son corps bien entraîné ressortaient avec éclat dans l’uniforme blanc de la marine qu’il portait.

Le genre d’homme qui pouvait provoquer un coup de foudre auprès de la gent masculine pour ainsi dire.

Il était en train de se disputer avec quelqu’un. À voir ces deux personnes côte à côte, il était facile de deviner qu’ils étaient frères. La grande différence, c’était que vraisemblablement le plus jeune des deux, avait un regard bien plus imposant. Les deux ne remarquèrent même pas qu’un passant comme moi approchait.

Pour commencer, il était curieux de voir un homme en uniforme de la marine devant une institution de l’armée de terre. Cela piqua ma curiosité à tel point, que je ne pus m’empêcher de m’arrêter pour écouter leur conversation. Par bribes, je parvenais à capter leurs paroles.

— Frangin, tu es égoïste.

— C’est pour ton bien. Comprends-le, Gil.

— Pourquoi ne me dis-tu jamais rien ?

— Alors, coupons nos liens de fraternité.

— Je ne fais qu’acquiescer à tout.

Quand le cadet prononça ces mots, je ressentis une tristesse qui me donna envie de prendre son parti. Désemparé, je restai spectateur. Après un moment, leur querelle cessa. L’aîné retira volontairement la casquette militaire que portait le plus jeune, tendit une main vers sa tête et la tapota de manière disparate. Le visage du cadet exprimait une frustration profonde, presque viscérale.

Comme pour dissimuler cette expression, l’aîné enfonça profondément la casquette sur sa tête, lui tourna le dos et s’éloigna. Il ne jeta même pas un regard vers son frère cadet probablement en pleurs.

Pris de compassion pour le garçon, j’avais voulu lui parler. Mais lorsqu’il releva la tête, je m’arrêtai net. Il ne pleurait pas. Comme si les émotions qui l’habitaient un instant plus tôt n’avaient jamais existé, son visage s’était figé dans une froideur glaciale. Sans un mot, il passa les grilles de l’École Militaire. Ce fut mon premier instant face à Gilbert. Je n’avais jamais vu un garçon afficher une telle expression auparavant, et je restai là, immobile, fixant son dos comme si j’étais devenu sénile.

Le fait que la meilleure des recrues cette année-là était le fils d’une illustre famille de héros se propagea comme une trainée de poudre. Je n’avais pas assisté à leur cérémonie, mais en y repensant, ça ne pouvait être que lui. Bien que nous soyons tous des frères d’armes en formation, nous n’avions pas l’occasion de nous côtoyer si nous n’étions pas de la même promotion. Même pendant les entraînements communs, il était difficile de se distinguer au milieu de cette masse masculine. C’est vraiment un petit incident qui a fait que nous nous sommes retrouvés en face à face.

À l’École Militaire de Leidenschaftlich, le ratio était de sept hommes pour trois femmes. Les femmes étaient généralement affectées à des fonctions de télégraphistes ou aux troupes de ravitaillement, si bien que nos programmes étaient différents et nos dortoirs logiquement séparés. Et notre programme ? Courir, courir, courir. Renforcer nos muscles. Tirer avec nos fusils d’assaut, tirer, tirer encore, puis courir, courir, courir. Une répétition sans fin. Le reste était constitué de cours en salle de classe où on y apprenait à élaborer des stratégies, monter des camps et à utiliser les équipements de communication. Il y avait aussi les matières enseignées dans les écoles ordinaires. Les filles avaient une formation plus légère que la nôtre, mais cela restait éprouvant pour tout le monde.

Il était naturel pour des hommes et femmes, tous dévoués à la défense nationale nuit et jour, de se retrouver à batifoler sous les radars de nos instructeurs tyranniques. Après tout, nous n’avions pas d’autre forme de distraction.

L’amour était un divertissement et j’avais joué avec de nombreuses personnes. Mais je n’avais jamais connu un amour si intense au point d’embraser tout mon être. Sur ce point, je suppose que je n’avais jamais vraiment vécu d’amour véritable, car je ne m’étais jamais attaché à une seule personne. J’aimais toutes les femmes, alors me dévouer à une seule me semblait étrange. Cela ne me posait aucun problème puisque je n’y voyais jamais rien de sérieux, mais les distractions pouvaient parfois attirer bien des ennuis et pas des moindres. Pour moi, ce fut même un jour une question de vie ou de mort.

Mon attitude volage fut en cause, car une des filles avec qui je m’étais amusé me défia en duel. Sais-tu ce qu’est une lettre de défi ? Ce sont des missives comportant des phrases du type : « Je te hais ! », « Je vais te faire mordre la poussière », « je t’attends à cet endroit tel jour alors sois au rendez-vous ! ». Oui, ce genre de lettre existe dans ce monde.

De ce que j’avais compris, elle était certes sortie avec moi, mais en vue d’un mariage. Je n’en avais aucune idée, je te le jure. Et le pire, c’est que les choses étaient restées superficielles. Oui, nous n’avions même pas fait plus qu’un baiser sur la joue. Pour moi, il n’y avait même pas quelque chose de sérieux là-dedans, juste une simple salutation.

Je n’ai pas d’autre choix que de m’excuser sincèrement à ma façon.

Tout en pensant cela, je me rendis à l’endroit indiqué dans la lettre et qui était là ? Je te le donne en mille, Gilbert Bougainvillea. Ce garçon que j’avais aperçu le jour de la cérémonie d’entrée, se tenant fugacement au milieu de ces fleurs blanches, la tête baissée, se trouvait là. Dès le début, il m’avait transpercé de son regard vert émeraude, empli de mépris, tandis que je m’approchais. Il avait quatorze ans, j’en avais seize.

— C’est toi Claudia Hodgins ?

Ce furent ses premiers mots à mon égard. Tout comme son visage, sa voix était pleine de prestance. À quatorze ans, Gilbert dégageait déjà une certaine aura d’adulte en miniature. Ses cheveux noirs étaient impeccablement coiffés, pas une seule mèche ne dépassait. Malgré son jeune âge, il dégageait une aura pleine de dignité. De son timbre de voix à ses gestes, l’homme nommé Gilbert Bougainvillea semblait avoir déjà son destin tout tracé.

Issu d’une famille de soldats, peut-être voyait-il l’École Militaire comme une simple extension de son foyer. Sous les arbres, à l’ombre du bâtiment de l’école, les baraquements d’entraînement formaient un lieu peu fréquenté, mais outre Gilbert, la fille qui m’avait envoyé cette lettre ainsi qu’un certain nombre de curieux se trouvaient là également.

— Ne m’appelle plus jamais « Claudia ». Chaque fois que j’entends ce prénom, j’ai comme un mal de dents qui surgit. Et tu es ?

— Je suis Gilbert Bougainvillea, ton cadet. Mais dans cette situation, je deviens ton égal, car je représente cette fille. Par conséquent, je m’affranchis de toute marque de respect hiérarchique et protégerai sa dignité en tant qu’homme. Je suis donc ton adversaire à sa place.

Je pensais qu’il n’était qu’un gamin faisant preuve constamment de sérieux. J’étais moi-même pas beaucoup plus âgé que lui, mais quelqu’un de son âge s’exprimant ainsi, il y a de quoi surprendre, n’est-ce pas ? Plus que tout, j’étais frappé par cette rencontre qui semblait marquée par le destin. Je ne l’avais vu qu’un instant, mais l’image de ce Gilbert avec ce décor d’arbres en fleurs blanches s’était gravée dans mon esprit. Il était bien le genre de personne qui remontait dans nos souvenirs qu’on le veuille ou non, et ce, sans raison apparente. Je l’appelai d’un geste de la main.

— Par ici, avance-toi !

Puis, je me suis mis à lui murmurer à l’oreille.

— Gilbert… si tu me permets de t’appeler par ton prénom. Pourquoi un cadet de première année comme toi se mêle-t-il à une querelle amoureuse ? C’est ta nouvelle petite amie, et elle t’a mis en colère en te parlant de moi, c’est ça ?

— Aucun problème pour m’appeler Gilbert, mais tu as tort. Je n’entretiens aucune relation avec elle. Je l’ai simplement croisée par hasard alors qu’elle pleurait et, après qu’elle m’avoir exposé la situation, j’ai été chargé de la représenter pour ce duel. Je n’ai aucune envie de me battre contre un aîné et encore moins lorsqu’il n’y a aucune rancune personnelle en jeu. Mais si ça peut la soulager, je n’ai pas le choix. Et puis, tu as l’air d’être un sale type.

Je jetai un coup d’œil par-dessus l’épaule de Gilbert, vers la fille à l’origine de cette situation frisant la tragicomédie. Je n’avais aucun souvenir de notre relation au-delà de quelques tasses de thé partagées ensemble.

— Qu’a-t-elle dit au juste à mon sujet ?

— Des choses obscènes que je ne peux même pas prononcer à voix haute.

Je ne pus supporter qu’il daigne qualifier mes actions ainsi.

— Je n’ai clairement rien fait avec elle. Il y a bien des filles qui ont partagé ma couche, mais elle n’est pas de celles-là. Nous sommes sortis ensemble, mais je ne l’ai pas touchée. Tout au plus, un baiser sur la joue si ma mémoire ne me fait pas défaut. Mais n’est-ce pas ce que font les familles ?

— Alors, pourquoi m’aurait-elle menti ?

— Pour attirer mon attention, j’imagine ?

« Et probablement la tienne aussi », ajoutai-je dans mes pensées.

— Capter ton intention avec de mauvaises intentions n’a rien d’efficace.

En entendant cela, je reconnus l’intelligence du jeune Gilbert, mais en même temps, je me dis qu’il restait un jeune naïf qui ignorait encore tout de la crudité du monde.

— Gilbert, tu n’es jamais sorti avec une femme, n’est-ce pas ? Il y a deux chemins que prennent généralement les hommes et les femmes ayant subi les affres de l’amour : soit ils s’attachent, soit ils se détestent. Quand l’un déteste l’autre, il essaie de l’écraser, tant sur le plan social que matériel.

— Même si c’est quelqu’un qu’ils ont aimé ?

— C’est précisément parce que c’est quelqu’un qu’ils ont aimé.

Gilbert fronça les sourcils, l’air troublé, puis me tourna le dos, déclarant qu’il allait demander à la fille de lui raconter à nouveau son histoire. C’était vraiment quelqu’un de sérieux. Je saisis son bras pour l’en empêcher.

— Écoute, Gilbert, mon garçon, tu t’es mêlé de cette affaire, car ton sens de la justice te l’impose bien que cela t’incommode. Assume ton rôle jusqu’au bout. Sinon, tu ne pourras pas protéger sa dignité, non ?

— Pas de « mon garçon » qui tienne. Et puis, ça te convient vraiment ? Si tu dis vrai alors tu t’engages dans un duel inutile pour un acte que tu n’as pas commis. Cela signifierait aussi que cette fille m’a menti et manipulé ce qui serait vraiment stupide de ta part.

— Avec tout le respect, jeune maître, il y a des limites à la gentillesse. D’en être arrivé au point de représenter une fille que tu ne connais pas en duel, je trouve la chose tout aussi stupide.

— Je te retourne la chose. Je m’en excuse, mais il est impossible pour moi de ne pas écouter l’histoire d’une jeune femme que l’on voit pleurer en chemin, même si rien de bon ne ressort de tout ça.

Gilbert murmura ces mots avec froideur, une expression amère sur le visage, mais étrangement, sa réponse me laissa une impression plutôt positive. C’était un jeune homme doté d’une volonté que l’on voyait rarement de nos jours. Je saisis la main que je tenais encore et la secouai avec force. Peut-être parce que je l’avais agité un peu trop vivement, son corps bascula légèrement au rythme de la poignée de main.

— Je suis bien d’accord. Alors, toi aussi tu es un fin admirateur de femmes ?

— J’ai simplement été éduqué ainsi par mes parents.

Ce n’était donc qu’un chien de race bien dressé. J’en fus un peu déçu.

— Ah bon ? Eh bien, peu importe. Quoi qu’il en soit, avec ce que tu viens de dire, nos intérêts convergent. Ce qui compte ici, ce n’est pas la fierté des hommes réunis pour un duel, mais les sentiments d’une fille trahie. Elle peut se sentir mieux en me mettant une raclée alors pourquoi ne pas le faire ?

— Tu comptes faire exprès de perdre ?

— J’ai commis le péché de faire pleurer une fille. Je peux au moins laisser mon visage se retrouver dans la boue pour ça.

La teinte de mépris dans ses yeux d’un vert émeraude rare s’effaça, laissant place à une pointe d’admiration.

— Visiblement, je t’ai mal jugé. Je te présente mes plus sincères excuses pour m’être exprimé de manière impolie envers toi, cher aîné.

— Pas de problème. C’est nous qui t’avons impliqué dans ce conflit.

— C’est la première fois que je participe à un duel de ce genre. Je n’ai aucune idée de comment cela se déroule alors ce serait utile que tu me l’expliques.

— Bats-toi comme tu le sens. Un moment je ferai en sorte de tomber par terre quand l’audience battra son plein. Tu me feras ensuite une clé de bras ou un truc du genre et on en restera là. Je jouerai la comédie pour que les spectateurs sachent que c’est toi qui as gagné.

— En parlant d’audience, qui sera là au juste ?

— Des parieurs que j’ai appelés. Je vais toucher 20% des gains auprès du chef des parieurs. On divise la somme en deux, moitié pour toi et moitié pour moi.

— Je retire tout ce que j’ai dit. Je vais te faire mordre la poussière pour de vrai.

Je ne comprenais pas très bien pourquoi, mais Gilbert se mit à me parler d’une manière beaucoup moins respectueuse ce qui gâcha clairement l’ambiance. C’est alors que le gong du combat retentit avec un « clang, clang, clang ». Fatigué d’attendre, le chef des parieurs avait lancé le match à l’aide d’une marmite et d’une louche. Ma relation avec Gilbert débuta officiellement par ce combat à mains nues.

— Tu vas regretter d’avoir lancé ce pari stupide.

Lança-t-il en me jetant un regard noir, tout en laissant tomber au sol le col relevé de son uniforme. Nous prîmes tous deux la mesure du moment idéal pour porter le premier coup. Contrairement à moi qui étais en position de garde, Gilbert agitait ses poings comme pour les échauffer et s’adapter à la situation.

Quoi ? Je n’avais jamais vu cette posture auparavant.

Étant donné que mon frère aîné et mon père échangeaient souvent des coups avec moi pour s’amuser, et qu’il y avait aussi eu une période où je passais mon temps à me battre dans les rues, ce genre de combat à mains nues faisait partie de mon quotidien. Je pensais totalement que mon adversaire utiliserait les arts martiaux de l’armée de Leidenschaftlich. Après tout, il était issu d’une famille de soldats. Quand on parle des arts martiaux enseignés aux hommes de Leiden, c’est de cela qu’il s’agit. Mais la posture de Gilbert était différente.

Ma règle en combat était d’observer d’abord l’attitude de l’autre avec une défense non agressive. Fidèle à ce principe, j’attendais que mon adversaire fasse le premier mouvement. Il semblait cependant que Gilbert fonctionnait de la même manière, si bien que nous nous contentâmes de nous jauger mollement, chacun en préparation. Lorsque les spectateurs se mirent à nous huer pour que nous « commencions enfin à nous frapper », je claquai la langue.

Le spectacle était important pour les paris. N’ayant pas d’autre choix, je tentai de le frapper d’un grand coup de pied après avoir ramené ma jambe vers l’arrière, à titre d’essai. Il esquiva une première fois. La seconde fois, je le touchai à la cuisse, mais il réagit comme si de rien n’était. La troisième fois, il attrapa mon pied et me fit tomber sur le dos d’un seul geste. Après s’être laissé tomber sur moi, il me porta une série de coups de poing directs dans le ventre. L’attaque n’avait pas été si impactante vu qu’il n’avait encore rien d’un poids lourd, mais cela avait suffi à faire souffrir mes solides abdos.

Il aurait été ennuyeux de perdre comme ça pas vrai ?

Profitant de ma souplesse, qui avait d’ailleurs une excellente réputation auprès des filles, j’enroulai mes jambes autour de son cou et le fis pivoter sur le côté. Il était léger comme je l’avais énoncé précédemment, mais légèreté rimait avec agilité. Il s’échappa de ma technique avec une fluidité et une rapidité remarquables. Nous nous relevâmes tous les deux pour nous remettre en observation.

— Hodgins, fais pas le con ! On a misé sur toi !

— Ne vous blessez pas à cause de moi, vous deux !

— Là ! Vas-y, vas-y, vas-y !

Les spectateurs étaient bruyants, mais même en les entendant, leurs paroles entraient par une oreille pour en sortir par l’autre. Tous mes sens sans exception étaient focalisés sur Bougainvillea.

Peut-être après avoir fini d’analyser ma manière de combattre, Gilbert commença à me frapper avec vivacité. Bien sûr, je contre-attaquai en lui rendant ses coups. Sans vouloir me vanter, mes poings étaient percutants et faisaient mal. Il suffisait que je concentre tout le poids de mon corps, fruit d’une musculature que j’avais méticuleusement sculptée, pour généralement faire tomber mes adversaires après trois coups. Mais je ne parvenais pas à l’avoir si facilement.

Gilbert avait transformé son style de combat. Il attaquait tout en arrivant à rester sur la défensive. Je le frappais et sans relâche et, pendant qu’il se protégeait d’une main, il enfonça son autre poing dans mon estomac. Ce n’étaient pas seulement ses mouvements qui étaient rapides. Sa technique ne pouvait être le fruit que d’un entraînement intense. Et pour couronner le tout, même en recevant des coups, il affichait un visage impassible, comme s’il ne ressentait rien.

— Gilbert, où as-tu appris ça ?

Il esquiva habilement à la fois mon coup de pied et ma question.

— Eh bien, où est-ce que j’ai appris ça déjà ?

Tu as vraiment quatorze ans ?

Juste au moment où j’allais déclarer la chose, Gilbert déclara :

— Finissons-en.

Soudainement, les poings de Gilbert devinrent chargés. C’était irritant, mais il avait l’air de s’être retenu jusque-là. Avec une expression calme, il visa avec précision les points vitaux de mon corps. C’était fourbe de sa part. Je me mis en position défensive et finis par tomber sur mon postérieur. Gilbert me regarda de haut avec un visage semblant me dire « Perds, comme tu l’avais convenu ».

— Gilbert, tu ferais mieux de revoir ton attitude envers tes aînés.

À ce moment-là, j’avais oublié que je devais perdre intentionnellement. Je laissai le sang me monter à la tête et me redressai de ma position allongée, posai les mains sur le sol et frappai violemment son beau visage d’un coup de pied latéral avec toute la force possible. C’était ma botte secrète. Une tactique que je n’utilisais pas à tout bout de champ.

Celui qui roulait maintenant au sol, c’était Gilbert. Je me hissai joyeusement sur lui et lui assénai des coups de poing. Enveloppés dans un tourbillon d’excitation, les spectateurs s’adonnèrent à des murmures en se levant. C’était aussi un plaisir pour moi d’immobiliser ce type qui, quelques secondes plus tôt, me regardait avec mépris.

Attends, ne me juge pas avec ces grands yeux-là ! C’est du passé. Une histoire d’un autre temps ! Oui, oui, écoute bien la suite, d’accord ?

Alors que l’autosatisfaction s’empara de moi pendant que je rouais Gilbert de coups, sans me soucier de ce que je dégageais, il attrapa une poignée de terre à proximité et me la lança au visage. J’en eus aussi dans la bouche et ça avait le goût de…terre. Je recrachai bien évidemment le tout.

— Enfoiré, c’est déloyal !

— Parle pour toi !

C’était pour le moins inattendu. Apparemment, il était prêt à tout pour gagner. Moi qui pensais qu’il avait l’air d’un type plus scrupuleux. Il me repoussa et s’échappa, puis, après avoir pris une grande distance, il s’élança avec une course rapide dans ma direction. Ce que je pouvais voir malgré mon champ de vision obstrué par la terre, c’étaient les semelles de ses bottes militaires.

D’abord, son pied droit porta un coup à ma poitrine, et alors que mon corps tourbillonnait dans les airs, sa jambe gauche me frappa une deuxième, puis une troisième fois, avant que sa jambe droite n’attaque à nouveau après une rotation. Ayant reçu trois coups d’affilée en un laps de temps très court, je finis par m’effondrer sur le dos.

C’était quel genre d’attaque ça ?

Au-delà de la terreur ou de l’agacement, j’avais honnêtement trouvé ça impressionnant.

Aujourd’hui, je sais qu’il existe des gens ayant des capacités de combat hors-normes comme lui et Benedict, donc je ne serais pas si étonné si on me montrait un exploit de ce genre. Mais à l’époque, cela m’avait frappé. Oui, cela m’avait bien marqué. Gilbert Bougainvillea était pour moi une nouvelle sorte d’être humain qui venait de se révéler sous mes yeux. Ses coups de pied rotatifs n’avaient pas seulement submergé mon corps. Ils avaient aussi capturé mon cœur. Et ensuite ?

Nous nous battîmes dans la boue sans prêter attention aux spectateurs. Lassés d’attendre l’issue du combat, la plupart d’entre eux finirent par partir. Il semblait que la fille qui était au centre du tumulte à ce moment-là avait tenté de jouer la tragédienne au début, mais un des spectateurs vint lui parler en plein milieu, et s’entendant bien avec ce dernier, finit par disparaître avec lui. Les seuls à rester jusqu’à la fin furent un ami à moi, à qui le chef des parieurs avait confié une tâche, et des gens ayant trop de temps libre.

— Hé, ils vont se décider quand ?

Ce fut sans fin.

Finalement, l’on décida de s’en tenir à égalité et nous fûmes tous deux envoyés à l’infirmerie. Notre bagarre fut découverte, et nous dûmes donc subir des sanctions disciplinaires, mais selon des termes cordiaux entre nous, sous la supervision de nos instructeurs. Afin de nous laisser récupérer de nos blessures, la punition se limita au nettoyage des toilettes de chaque installation. Je lui avais fait du tort. Cela aurait été bien si j’avais simplement perdu dès le départ, mais j’avais pris cela au sérieux… Enfin, il s’était pris au jeu aussi, donc ce n’était pas entièrement ma faute sur ce point.

Non, c’était totalement ma faute en fait. J’avais réussi à m’excuser tant bien que mal, mais Gilbert déclara, avec un regard de mépris, qu’il ne voulait plus jamais avoir affaire à moi pendant notre nettoyage. Je pouvais le comprendre, son brillant parcours scolaire ne faisait que commencer, et il avait déjà été terni par une bagarre avec un ainé dès son arrivée. Nous avions des âges et des personnalités différentes. En prince, l’on aurait dû ne jamais nous fréquenter l’un et l’autre.

Mais si tu es là aujourd’hui c’est que la chose n’a pas eu lieu.

***

Depuis que le combat avait pris fin, je stalkais Gilbert. Le terme est peut-être un peu excessif, mais en repensant à ce que j’étais à l’époque, peu importe la façon de tourner les choses, ça ne pouvait être décrit autrement.

— Gilbert, je t’invite à manger un coup pour m’excuser de l’autre fois.

— Inutile d’en faire autant.

— T’es du genre réservé, hein. On a pris la même punition pourtant, non ? Pas besoin de faire de manières avec moi. Sois toi-même. Je peux même te présenter des nanas. C’est quoi ton type ? T’es une taille de poitrine en particulier ?

— Je t’en supplie, ne me suis pas.

Je l’invitais à manger malgré ses refus, lui faisais goûter les plaisirs de l’alcool que j’avais réussi à me procurer en secret, et parfois, on se chamaillait. C’est aussi moi qui lui ai appris à fumer. Il ne connaissait pas grand-chose aux distractions ordinaires, donc même lorsque je lui enseignais des jeux de cartes, ses réactions étaient divertissantes. Les gars de ma promotion avec qui je traînais commencèrent aussi à s’attacher à lui.

Gilbert était le genre de personne qui arrivait justement à susciter de l’attachement au sein de ses ainés bien qu’il ne soit pas lui-même affectueux en retour. En tout cas, il piquait ma curiosité. Dès le départ, ma fascination avait été telle que je n’avais d’autre choix que de m’enticher de lui.

Je peux en dire autant pour toi d’ailleurs. Bon, je n’essaye pas de te draguer ou quoi que ce soit, haha. Vraiment pas.

Mais avec lui il y avait ce quelque chose. Avec du recul, on pouvait dire que notre relation consistait à ce que je le poursuive sans relâche. Il était… une énigme. Malgré un sens aigu de la justice, il était assez impitoyable, et s’il avait une raison impérieuse de l’emporter, même par des moyens injustes, il n’hésitait pas. Il avait une personnalité marquée, mais il s’intéressait aussi à lui-même avant toute chose. Son charisme attirait les gens, mais lui, il ne s’intéressait pas beaucoup aux autres. C’était un homme qui ne pensait qu’à suivre le chemin immaculé de son avenir qui lui était déjà tout tracé.

Un jour, je lui avais demandé ce qu’il avait préféré parmi tout ce que je lui avais appris. « Fumer. Ce n’est pas mal comme moyen d’échanger des informations, » avait-il répondu. J’ai compris plus tard pourquoi. C’est un peu gênant de te raconter ça, mais c’est un épisode qu’on ne peut pas omettre si l’on parle de son passé.

Gilbert Bougainvillea avait une fiancée.

Il m’annonça la chose alors que j’étais sur le point de terminer l’école. À ce moment-là, le fait que nous traînions ensemble semblait tout à fait normal pour notre entourage. Qu’est-ce qui s’est passé ? Eh bien, rien. Toujours la même chose. Je le suivais, je le taquinais, je cédais la plupart du temps, je m’excusais parfois… Nous étions devenus de simples amis.

Pourtant, on m’avait mis en garde de ne pas me soucier de l’héritier des Bougainvillea. Mais je n’écoutais pas. Gilbert m’avait aussi lancé un « ne te mêle pas de mes affaires » du regard, mais je ne m’étais pas arrêté pour autant. Sur ce point, je n’étais pas un bon élève. Mais je le connaissais sans doute mieux que ses camarades de promotion. C’est précisément pour cela que cette révélation, à la veille de mon départ, m’avait tant bouleversé. Un jour de repos à l’école militaire, il était venu me parler, ayant une requête.

— Je vais dîner avec ma fiancée. Tu pourrais venir ? On est dans une situation un peu compliquée, et j’ai besoin d’un tiers pour nous accompagner.

— J’arrive. Avec plaisir. Hein ? Alors comme ça, t’as une fiancée ? Depuis quand ? Depuis six ans ? T’avais quel âge, dix ans ? Pourquoi tu ne me l’as jamais dit ?! T’as été en rencard avec elle pendant les vacances toutes ces fois-là sans que je le sache ? T’as osé ? Gilbert, mon salaud !

Nous avions reçu une permission écrite pour sortir du campus, organisant tout méticuleusement. Même s’il avait prévu de m’emmener dès le départ, le fait de respecter les procédures était bien typique de lui. Le lieu de rendez-vous était un petit café situé entre l’école militaire et Leiden. J’y allais parfois pour prendre le thé et c’était un endroit bien agréable.

C’est là-bas que je l’ai rencontrée. Allez, on passe, sujet suivant.

Quoi ? Quel genre de personne c’était ? Hmm… Je n’ai pas envie d’en parler. Si je devais dire quelque chose, c’est qu’elle avait l’air d’une héritière d’une grande famille, mais je ne veux vraiment rien dire. Pourquoi ? Parce que je sais que Gilbert me gronderait. Quant à la raison pour laquelle il m’avait demandé de venir… comme il l’avait dit, ils étaient dans une situation un peu compliquée.

Au début, la fiancée n’était pas celle de Gilbert. C’est son grand-frère qui était censé hériter du patrimoine familial. Mais, qui sait ce qu’il avait en tête, il s’était enrôlé dans la marine comme pour fuguer alors que leur famille s’était spécialisée dans l’armée de terre. Puisque tu étais une ex militaire, tu dois le savoir, non ? Même si la Marine et l’Armée sont toutes deux des organismes de défense nationale, il y a cette rivalité silencieuse qui subsiste. Une histoire d’adultes qui s’articule sur la répartition des budgets alloués à la défense.

Bref, le grand frère ne s’entendait pas bien avec la famille. On dit de lui qu’il est très spontané. Avec du recul, il avait sûrement eu du mal à supporter l’autoritarisme du foyer dans lequel il avait grandi. En y réfléchissant, l’homme qui était avec Gilbert la première fois que je l’avais vu, c’était le grand frère en question. Et après que celui-ci ait quitté la maison, tout était retombé sur Gilbert, alors qu’il n’avait que dix ans. Ses parents avaient décidé qu’il deviendrait le chef de famille, lui imposant la charge de la fiancée de son frère.

C’est irrespectueux pour eux deux de dire ça, mais j’avais l’impression qu’ils gardaient une certaine distance dans leur famille. Mais contrairement à son frère, Gilbert n’avait pas l’air de souffrir du rôle qu’on lui faisait jouer. Alors tout le monde autour avait naturellement choisi de placer ses attentes en lui, plutôt que de chercher à rectifier le tir avec son frère. Il semblait que Gilbert tenait aussi à sa fiancée, à sa manière. Mais cette dernière avait un souhait, et Gilbert avait décidé de le réaliser, à savoir, sa fuite.

L’action typique que font les amants pour défier le cours des choses afin de troquer leur statut social contre l’amour. Mais pas avec Gilbert. Vois-tu, la fiancée avait essayé de tomber amoureuse de lui, mais elle n’y était pas parvenue. Elle aimait en fait un majordome de sa maison. C’est ce qu’elle avait dit. Une romance impossible classique, en somme.

Qu’elle lui ait confié cela avec un sérieux ridicule, puis lui ait demandé de l’aider à fuir était franchement déplacé de sa part. Mais Gilbert avait accepté avec un simple : « Très bien », et il m’avait convoqué pour un plan d’évasion. En entendant l’histoire, je me demandais s’il possédait vraiment des émotions. J’avais envie de réprimander sa fiancée. Lui dire : « Débrouille-toi » ou encore « Ne mêle pas Gilbert à ça. » Mais ce dernier s’était mis à étudier les routes d’évasion possibles vers d’autres pays avec un sérieux imperturbable.

— L’accès par la frontière est strictement surveillé. Hodgins, ta famille avait une boutique qui faisait aussi dans les marchandises importées, non ? Elle doit avoir l’autorisation gouvernementale pour les expédier. Tu pourrais les inclure dans un lot pour les sortir du pays, non ? Si c’est possible, on pourrait comme ça changer l’itinéraire pour un transport maritime après afin d’éviter les zones de conflit. On se fiche des détours.

Dit-il de manière dépassionnée, comme s’il parlait business.

— Combien peux-tu dépenser ? Tu devrais convertir en argent tout ce que tu peux tant qu’il en est encore temps. Ça ou avoir un moyen de produire des denrées comme le blé sous la forme de ton choix… Mais ça ne suffira pas. Il est incertain que tu aies un moyen de subsistance immédiat. Je comprends. Je fournirai de l’aide aussi. Non, ce n’est rien. Mon frère est la cause de tout ça après tout.

Plus Gilbert restait rationnel, plus je bouillonnais intérieurement. Une fois la conversation terminée, je lui avais demandé s’il n’éprouvait rien pour elle. Pas même un peu de tristesse ou d’agacement. Après tout, ils étaient fiancés depuis plusieurs années, même si cela avait été arrangé par leurs parents. Gilbert, qui marchait en silence, tourna son regard vers moi. Les arbres en fleurs, qui peignaient les routes en blanc au début du printemps, avaient perdu leurs pétales pour devenir vert. Mais même si le décor avait changé, Gilbert apparaissait à mes yeux comme une existence bien exceptionnelle. Avec les coins de ses lèvres se soulevant légèrement, Gilbert répondit :

— Le fait qu’il n’y ait aucun intérêt à poursuivre quelqu’un ayant envie de partir, je le comprends depuis l’affaire avec mon frère.

Encore une fois, il était détaché. Ses mots semblaient empruntés.

— Je ne peux pas dire que je n’ai aucune empathie pour elle, mais… si l’on me demande si j’ai de l’attachement, la réponse est non. Cette personne n’a jamais été mienne dès le départ.

— « Tienne, » tu dis… Toi…

— C’est mal formulé je te l’accorde. Mais ce n’est pas comme si je la considérais comme une propriété sous prétexte que c’est une femme.

— Non, ce n’est pas ce que je veux dire… Tu…

Ah, c’est donc ça, me suis-je dit.

Tu es toujours…

Pour la première fois, j’avais eu l’impression de toucher à l’essence de Gilbert Bougainvillea.

C’est pour ça que, même entouré de tant de monde, tu es toujours…

Cet homme n’avait aucune notion de l’attachement.

Peu importe combien tu es admiré ou combien on te loue…

Il est possible que son frère, qui était parti, soit celui envers qui il avait une certaine forme d’attachement. Mais même si ce n’était pas ça, il était sans aucun doute…

 …seul.

Un homme habitué à renoncer. Voilà pourquoi il traitait les choses et les gens de manière soignée, même si ce n’était pas ses véritables intentions.

— À la base, nous avons causé du tort à leur fille à cause de mon frère. Faire tout cela n’est rien en comparaison.

Mais où vont tes sentiments?

— Mes parents auront sûrement des choses à dire, mais ils me trouveront une nouvelle épouse.

— Ça ne te dérange pas qu’on décide pour toi comme pour un pion sur un échiquier ?

— Le fils aîné de leur maison héritera du patrimoine. Leur réputation mise à part, tout sera réglé si les deux familles restent liées par ma génération.

Peu importe combien Gilbert parlait pour me convaincre, je n’avais jamais verbalisé quoi que ce soit pour aller dans son sens. Celui qui était à mes côtés était encore un adolescent. Un enfant qui, forcé d’être raisonnable, ne trouvait pas de sens à sa propre existence autrement qu’en tant qu’outil utile pour les autres. Il voyait les gens comme des biens, lui y compris.

— J’étais… content que tu aies une fiancée, malgré tout. Mais ça me met en colère que tu me l’aies caché.

Pour je ne sais quelle raison, c’est moi qui étais triste à tel point que ma voix trembla sous le poids des larmes refoulées. Gilbert me demanda ce qui n’allait pas, mais je prétendis tousser.

Tu sais, je voyais en quelque sorte l’avenir de Gilbert. Peu importe combien il allait gagner en gloire, ou combien il allait avancer sur ce chemin scintillant tout tracé sans jamais dévier, il n’allait probablement presque rien garder dans ses mains ouvertes. Il jetterait choses et personnes dès qu’il n’aurait plus rien à faire avec elles, sans se soucier qu’on le rejette lui aussi en retour. Mais dans ce chemin d’un blanc immaculé étroit et dangereux qu’il traversait dans les ténèbres les plus complètes, il allait réussir mieux que quiconque et avec une splendeur inégalée.

Ce que ses mains tenaient déjà, ce n’étaient rien d’autre que des armes.

Je suis une personne égoïste. C’est pourquoi j’étais simplement triste à l’idée que, bien que je considère Gilbert comme mon meilleur ami, ce n’était probablement pas réciproque.

***

Oui, la fuite fut un succès.

Je n’avais aucune idée d’où ces deux-là se trouvaient ni ce qu’ils faisaient maintenant, mais ils avaient piétiné la dignité de mon ami. J’espère qu’ils sont heureux là où ils sont. Les retombées furent pleines de complications, mais une autre nouvelle éclipsa rapidement celle de la fuite de la fiancée Bouganvillea.

Celle de Bougainvillea père qui mourut subitement.

Au moment même où nous avions poussé ces tourtereaux qui n’avaient que faire de mettre les autres dans l’embarras dans le camion de mon entreprise familiale, nous étions revenus emplis de nonchalance comme satisfait d’avoir enfin mis fin à toute cette situation. Mais à ce moment-là, un instructeur appela Gilbert et l’arrêta, le visage grimaçant.

— Où étais-tu ? Que faisais-tu ? On te cherchait. Il est décédé. Tu n’as pas pu être là pour ses derniers instants.

L’instructeur devait être paniqué lui aussi. Il bombarda le Gilbert hébété d’une avalanche de mots confus. Gilbert mit à s’agiter, mais il ne perdit pas son sang-froid. C’est le genre de personne capable de couper court à ses émotions pour accomplir ce qu’il doit faire. Après avoir dit qu’il avait bien reçu le message, il retourna immédiatement chez lui.

Je n’eus pas le droit de l’accompagner, n’obtenant qu’une permission pour assister aux funérailles. Ma famille étant composée de gens majoritairement en bonne santé, ce fut la première fois que je me rendais à un enterrement, et ce fut celui du vieux Bougainvillea. Alors que je m’y rendais nerveusement, il était là, devant moi, jouant le rôle de maître de cérémonie avec une apparence des plus solennels… Gilbert, qui était devenu le chef des Bougainvillea en titre et en substance, se racla la gorge discrètement.

— Si j’avais su que ça arriverait, ils n’auraient pas eu besoin de s’enfuir… Maintenant que leur principal obstacle n’est plus là, j’aurais pu me retirer de tout ça… J’ai mal agi envers cette personne.

Il appela son père un « obstacle ».

C’était sûrement à cause de la manière dont Gilbert avait été élevé, en tant qu’outil de la famille Bougainvillea, destiné à perpétuer la lignée. Il avait été traité comme un arrangement stratégique pour assurer la prospérité du clan. Son comportement actuel n’était que le fruit de ce qu’on avait fait de lui.

Plus on le connaissait, mieux on le comprenait. C’est un homme au cœur tendre, mais solitaire. Même s’il est adorable quand il rit, il riait bien trop rarement, sachant que cela ne convenait pas à son statut.

Je me disais que lorsque je… lorsque je mourrais… ou si jamais je disparaissais un jour de sa vie, la seule chose que je ne voulais pas, c’était qu’il me traite comme un objet. Je ne pouvais pas supporter cette idée.

Chaque fois que les dés du destin roulaient dans ses yeux vert émeraude, il ne voyait rien d’autre qu’un avenir sinueux et tracé. Il fixait avec une sincérité des plus implacables, un chemin qui n’était pas celui d’un être humain.

Est-ce qu’un jour viendrait où un homme comme lui poursuivrait quelqu’un ? N’importe qui ferait l’affaire. Une personne, une seule…

Une âme envers laquelle il ne pourrait s’empêcher d’être affectueux.

Ce jour allait-il arriver ?

***

Hodgins coupa court à ses paroles à ce moment-là et tendit la main. Ses doigts effleurèrent les cheveux de Violet, qui était allongée dans son lit. Il arracha lentement une mèche qui collait à cause de la sueur.

— Alors, Président Hodgins, après avoir quitté l’école…quand… avez-vous revu cette personne ?

Demanda-t-elle, haletante, d’un souffle marqué par une toux à cause de bronches encombrées. Hodgins esquissa un sourire crispé. Il se leva de la chaise et remonta la couverture, s’arrêtant jusqu’au cou de Violet.

— On reprendra cette histoire après que tu sois guérie de ton rhume. 

Murmura-t-il avec une tendresse infinie et un regard plein de douceur. La fin de sa phrase débordait d’une affection presque paternelle. Ils se trouvaient dans une pièce assez grande pour deux personnes. Le papier peint bleu clair à motifs floraux et un lustre décoré de violettes apportaient une atmosphère chaleureuse. Sur une table ronde, au centre de la chambre, reposaient des boîtes, des sacs et des paniers de fruits emballés comme des cadeaux de rétablissement. Bien que la chambre ne soit pas froide, un feu crépitait dans la cheminée, projetant des étincelles avec de légers claquements. Les rideaux fermés tremblaient légèrement sous l’effet du vent. Les aiguilles de l’horloge de la pièce indiquaient une heure proche du soir.

— Je dois dire que je suis moi-même surprise. Peut-être est-ce le fait de mon éloignement des champs de bataille, mais me voilà affaiblie. Mes excuses pour ne pas avoir su faire attention à ma santé, dit Violet.

— Qu’est-ce que tu racontes ? C’est le changement brusque de température qui a eu raison de toi non ? Tu as été affecté au nord du pays, après tout. Désolé, c’est ma faute si tu t’es surmenée. Ne t’en fais pas et repose-toi, d’accord ?

Dit-il en caressant doucement les cernes légèrement foncés sous ses yeux bleus avec son index. Ce geste, bien qu’impuissant à les effacer, traduisait son souhait de le faire.

—  On reste en contact avec les clients qui ont réservé pour t’avoir. La plupart veulent encore faire appel à toi qu’il y ait du retard ou non. Alors ne t’inquiète de rien et prends le temps qu’il faut, petite Violet. Tu as l’air épuisée.

— Je vais me soigner rapidement. Dès demain, même.

— Pas question. Repose-toi au moins trois jours, aujourd’hui inclus. Je viendrai te voir après ces trois jours pour décider si tu peux reprendre le travail ou non. Désolé d’avoir interdit les visites des autres.

— Non, c’est pour leur bien. Président Hodgins, vous avez pris des risques vous aussi…désolée de vous avoir fait parler autant et de vous avoir fait venir. En espérant que je ne vous ai rien transmis.

— Ça ira Si attraper ton rhume pouvait te guérir, petite Violet, je préférerais tomber malade. Après tout, j’ai été comme un père adoptif pour toi, même si ce fut bref. Pas vrai ?

— Oui.

À cette réponse, Hodgins fit un grand sourire.

— Le livre que la petite Lux m’a demandé de t’apporter est dans le paquet marron. J’ai vu son contenu, et il s’agit d’un roman d’amour assez populaire. Arrête immédiatement de lire en cas de fatigue visuelle. 

— Oui.

— Le reste vient de tes collègues. Benedict m’a demandé de te dire de prendre soin de toi. Cattleya est censée revenir demain, mais même si elle débarque ici de son propre chef, essaye de la faire sortir.

— Oui.

— N’hésite pas si tu as besoin de quoi que ce soit. Transmets ça aux personnes ici et je viendrai sur-le-champ.

— Non, je ne veux pas mettre Lux dans l’embarras alors ne lâchez pas votre travail pour moi.

Hodgins prit congé et tenta de lui déposer un baiser sur la joue, mais sa bouche fut arrêtée par une main brûlante de fièvre.

Lorsqu’il demanda d’une voix triste si elle ne voulait pas, Violet répondit qu’il risquait d’attraper son rhume. Tout en faisant un bruit de bouche intentionnel, il embrassa la paume qui couvrait ses lèvres.

— Bonne nuit, petite Violet. 

— Bonne nuit, Président Hodgins.

En sortant silencieusement de la chambre, Hodgins parcourut le large couloir à pas vifs. En chemin, il informa un serviteur qu’il s’apprêtait à partir. Son empressement se refléta également dans sa conduite. Comme la résidence qu’il avait visitée était éloignée de la capitale, Leiden, le soleil était sur le point de se coucher lorsqu’il atteignit la ville. Le ciel rouge sombre se teintait progressivement de nuances plus sombres.

La destination de Hodgins était une zone d’habitation sécurisée située un peu en retrait du paysage urbain de Leiden. Ce quartier abritait à la fois des auberges accessibles seulement via réservation et des établissements dont l’entrée était interdite sans une invitation préalable. L’endroit où il sonna appartenait précisément à cette dernière catégorie.

Le rez-de-chaussée servait d’entrée pour les résidents et abritait les employés chargés de l’administration. Au-dessus, cinq étages s’élevaient. Malgré la prédominance de bâtiments à trois étages dans les environs, celui-ci pouvait être considéré comme une véritable tour. Chaque étage était occupé par un unique locataire, et ces appartements haut de gamme comprenaient des chambres, salles de bain et cuisines aménagées avec luxe. Même une seule nuit d’hébergement y coûtait une petite fortune. Les résidents étaient triés sur le volet.

Lorsque Hodgins sonna à l’appartement situé au dernier étage, des pas se firent entendre à l’intérieur.

— Qui est-ce ? demanda une voix.

Hodgins sourit face à cette question posée avec politesse.

— C’est moi. Le petit renard qui t’a sauvé ce jour-là.

— Je ne connais aucun renard, répondit l’habitant d’un ton qui s’aggravait en reconnaissant Hodgins.

— Alors, celui qui t’a mis un coup lors de notre première rencontre, Hodgins.

— Attends, j’arrive.

Le résident ouvrit la porte en chêne, une arme à la main. Il s’agissait d’un homme dans la trentaine, au sommet de sa carrière, qui était également le chef d’une famille bien connue dans l’armée de Leidenschaftlich. Bien que ce fût le milieu de la nuit, il portait encore son uniforme militaire, avec seulement le col légèrement déboutonné. Ses cheveux, habituellement soigneusement plaqués, étaient en bataille, et une barbe mal rasée recouvrait son visage fatigué. Il avait retiré son cache-œil, révélant son orbite lacérée.

— Comment va Violet ? demanda-t-il dès que leurs regards se croisèrent.

Hodgins haussa les épaules.

— « Bonsoir Hodgins, tu as travaillé dur jusqu’à tard ce soir. » Tu ne peux pas me dire ça avant de poser ta question ?

— Bonsoir Hodgins, tu as travaillé dur jusqu’à tard ce soir. Je suis épuisé.

Hodgins, incapable de supporter ce regard pressant qui réclamait des réponses immédiates, finit par céder.

— Ce n’est qu’un rhume. Je t’ai dit de ne pas t’inquiéter, non ? Si tu comptes lui rendre visite demain, ça ne sert à rien que je te fasse un rapport ce soir.

— J’étais inquiet…

Peut-être parce qu’il repensait au passé, Hodgins trouva que le Gilbert actuel semblait beaucoup plus avenant. Lui qui, adolescent, était si irritable et distant, aimait désormais quelqu’un. Cette pensée fit naître un rire que Hodgins dut retenir.

— Hé, qu’est-ce qui te fait rire ? demanda Gilbert, fronçant les sourcils.

— Rien. Au fait, cet endroit semble coûteux… Tu as fini de payer ce que tu devais à ton ancien logement ?

— Je le loue à prix réduit grâce à mes relations familiales. C’est temporaire. Avant, je changeais régulièrement de logement pour éviter que Violet ne me trouve. Mais ce n’est plus nécessaire…

Après l’incident du détournement de train, Gilbert s’était excusé auprès de Hodgins et de la famille Evergarden, cessant de se cacher et reprenant contact avec Violet. Tous deux travaillaient à reconstruire leur relation. L’un était colonel de l’armée et l’autre une poupée de souvenirs automatiques célèbre. Les petits moments où ils pouvaient se voir étaient précieux.

— Pas étonnant que tu ne veuilles pas retourner dans la résidence principale avec ta mère et tes sœurs, fit remarquer Hodgins.

Gilbert hocha la tête.

— Je ne veux pas la faire venir là-bas… Hodgins, merci de m’avoir tenu informé de sa situation. Cela m’a beaucoup aidé. Entre donc.

Il semblait vraiment fatigué. Ses mots étaient ponctués de fréquentes pauses. Hodgins entra dans la pièce principale, la plus grande. Peut-être parce que les lumières n’étaient pas correctement allumées, l’endroit était sombre. Seule une lampe posée sur un meuble éclairait faiblement un coin de la pièce.

— N’ouvre pas la fenêtre. Les papiers s’envoleraient, prévint Gilbert.

Le bureau face à la chaise où Hodgins s’assit silencieusement était encombré : un poinçon, de la corde pour relier des documents et des piles de papiers. Il y avait aussi de la cire à cacheter, un stylo-plume et des lettres partiellement écrites. Une liasse de lettres attachées avec une corde reposait à côté des fournitures. Hodgins, surpris, tendit la main vers ces lettres. Pendant ce temps, Gilbert s’éloigna vers la cuisine. En lisant l’une d’elles, Hodgins commença à parler à Gilbert avec calme.

— Tu dormais ?

Il y eut la détonation d’un bouchon de liège en réponse.

— Oui, jusqu’à il y a peu. Hodgins, je vais préparer à manger. Tu veux rester dîner ?

— Hmm, tu avais vraiment besoin de repos, hein. J’imagine que ça va être un festin. Gilbert, tu comptes boire un coup en cuisinant ?

Un doux parfum flottait soudainement dans l’air.

— Je ne suis pas toi… Je vais le mettre dans la nourriture.

— Alors, tu fais la cuisine maintenant.

— Quand un ami me rend visite en tout cas.

Hodgins leva les yeux de sa lecture et tourna la tête en direction de la cuisine, où Gilbert n’était pas visible.

— Menteur. Tu as juste faim parce que tu viens de te réveiller, non ? lança Hodgins avec un sourire dans la voix, même si son visage restait sérieux.

— Alors je mangerai tout ça moi-même.

— Tu m’appelles « ami » comme ça, d’un coup. C’est nouveau ?

— « Nouveau » ? Est-ce que c’est le cas ? Mais quel autre terme devrais-je utiliser ? Cela fait plus de dix ans que nous avons cette relation. T’appeler comme ça n’est pas une faveur que je sache.

Les paroles de Gilbert percèrent Hodgins droit au cœur.

— Non. Mais tu traites parfois les gens bien comme des outils et tu n’affiches pas le respect dû à quelqu’un de plus âgé, moi inclus.

— Pour Violet, je m’excuse. Pour le respect dû à l’âge, pourquoi devrais-je commencer maintenant ? demanda-t-il, avec une pointe d’ironie.

Un silence s’installa.

— Hodgins ?

Hodgins, bien qu’interpelé, resta silencieux un instant, son regard fixé sur la lettre qu’il avait entre les mains. C’était la première fois qu’il en lisait une, mais il connaissait leur existence. Chaque fois qu’il venait, il remarquait ces lettres scellées, sans adresse, empilées quelque part. Il connaissait également une autre personne qui avait accumulé des lettres sans jamais les envoyer.

— Tu n’es qu’un idiot.

Tout comme Gilbert l’avait dit, leur relation durait depuis plus de dix ans. Ils avaient même traversé une période sans se parler. Et pourtant, dans ces lettres, Hodgins voyait pour la première fois les sentiments que Gilbert n’avait jamais pu exprimer directement. Des excuses répétées pour ce qu’il avait fait, des mots de gratitude pour les lettres innombrables qu’il avait reçues d’elle. Hodgins tourna doucement la tête vers le dos de Gilbert, qui se trouvait dans la cuisine. Lui aussi était un idiot et il avait réalisé à quel point ils avaient vieilli.

Dire que vous vous êtes retrouvés après tout ce temps…

C’est une histoire d’amour banale, comme on en voit partout, mais c’était justement pour ça…

…Je veux qu’ils soient heureux, suffisamment pour compenser tous les détours qu’ils ont pris.

Qu’elle et lui étaient irremplaçables pour Hodgins.

— Gilbert.

— Quoi ?

—  Je crois que l’amitié peut aussi ne pas être réciproque.

— Oui, répondit Gilbert, sans nier la déclaration.

Hodgins sentit qu’il donna une réponse comme s’il n’avait pas écouté. Son mécontentement se fit ressentir à son ton devenant plus acerbe.

— Est-ce que tu comprends vraiment ? Je ne pense pas. J’ai ce sentiment qui m’habite depuis longtemps déjà. Gilbert, toi, tu pourrais vivre sans amis contrairement à moi. Mais je ne voulais pas que notre relation soit ainsi. Moi étant le seul à vouloir que tu ailles bien ou a discuter de futilités du genre « Suis-je le seul à t’apprécier ? ». C’est ta nature d’être froid alors j’avoue que ton comportement ces derniers temps me surprend. Mais j’imagine que tu ne t’en rends pas compte.

Tous deux connaissaient le tempérament de l’autre et comprenaient que leur amitié existait. Ils se faisaient également pleinement confiance. La preuve en était que Gilbert avait confié à Hodgins la personne qu’il tentait actuellement de protéger, au risque de sa propre vie.

Cependant, Hodgins pensait malgré tout que, pour Gilbert, il n’occupait pas la place qu’il avait en tête. Il ne l’avait jamais exprimé à haute voix, car de tels attachements lui semblaient absurdes dans une amitié entre hommes. Après avoir dit cela, Hodgins le regretta rapidement. Mais…

— Non, je comprends, dit Gilbert. Je n’ai pas d’amis à part toi.

Peut-être parce qu’il avait serré le papier dans ses mains avec force, celui-ci s’était légèrement froissé. Hodgins le posa maladroitement sur le bureau en tentant d’enlever les plis avec soin. Il entendit néanmoins les pas de Gilbert se rapprocher et replaça rapidement la lettre à sa place initiale. Les deux hommes restèrent silencieux lorsqu’ils se retrouvèrent face à face.

Peut-être que Gilbert avait finalement remarqué la lettre à moitié écrite. Il la mélangea rapidement à ses documents et l’écarta des yeux de Hodgins. Ce dernier suivit la trajectoire de la lettre du coin de l’œil. Une fois les documents soigneusement rangés, Gilbert poussa un long soupir, comme s’il s’agissait d’un poids qu’il relâchait.

— Tu penses que je ne comprends pas, mais même quelqu’un comme moi y arrive, dit-il, tandis que sa voix s’estompait petit à petit. — Tu étais toujours entouré de nombreux compagnons contrairement à moi. Mais toi… tu es mon seul et véritable ami.

Hodgins sentit une vague de chaleur envahir sa poitrine. Une pointe de nostalgie et de satisfaction s’entremêlèrent dans son cœur.

Mensonge…

Même sans compagnons avec lesquels il entretenait une relation similaire à celle qu’il avait avec Hodgins, Gilbert était déjà une personne qui attirait naturellement les autres. Il n’était pas le genre à jouer au loup solitaire. Durant leurs années à l’école militaire, il participait aux réunions de classe et aux divers évènements sociaux de l’école.

Il pouvait tenir une conversation parfaite avec n’importe qui. Mais avant que Hodgins ne puisse contredire ses propos, Gilbert s’exprima.

— J’ai beaucoup de connaissances, mais tu es mon seul véritable ami. Après ton diplôme, j’en suis venu à penser que j’aurais préféré naître deux ans plus tôt pour m’amuser plus longtemps avec toi.

On aurait dit qu’il faisait la moue. L’illusion d’un garçon de quatorze ans se superposa à la figure d’un homme marqué par les années, désormais dans la trentaine. Hodgins ressentit qu’il avait lui aussi été transporté à l’époque où il avait seize ans. Durant cette période, il passait son temps à courir après Gilbert et à faire des bêtises avec lui.

Nous étions toujours ensemble.

La douleur qui transperçait sa poitrine s’adoucit peu à peu, teintée de chaleur. Un sourire se dessina sur son visage malgré lui, satisfaisant son cœur égoïste.

Gilbert, tu…

L’homme nommé Gilbert Bougainvillea n’était pas du genre à dire de telles choses. Avec le temps, il avait appris à montrer une autre facette de lui-même, différente de celle d’un « outil » voué à administrer habilement son environnement et sa personne.

Cette facette de toi, ce n’est pas du jeu.

Et, curieusement, la fille que Gilbert aimait avait également été un « outil » à son service. Pourtant, cet « outil » apprenait doucement à démêler les cordes qui l’entravaient fortement et à montrer un visage humain. Qui avait été le responsable de ces progrès ? Claudia Hodgins, indifférent à ce qu’il dégageait, se contenta de se réjouir et d’avoir un grand sourire devant le visage embarrassé de son ami.

— Hu—Ahah, ahahahaha !

— Hé, ne ris pas. Tu m’as fait dire quelque chose d’embarrassant. Compte pas sur moi pour redire ça un jour.

— Ahahah, non… tu te trompes. Ce n’est pas comme si je me moquais de… Ah, Gilbert. Ce que tu as laissé dans le four, ça va le faire  ? Ça fait un drôle de bruit.

— Ça ne va pas.

Hodgins se leva et suivit Gilbert, qui retourna brusquement dans la cuisine. Une querelle des plus conviviales avait fait son nid, emplissant confortablement l’appartement et se transformant en une mélodie nocturne.

Et il en allait de même pour le temps, peu importe combien de temps il s’écoulait. Pour deux personnes liées par ce qu’on appelle l’amitié, la nostalgie de leur jeunesse et de leur camaraderie refaisait surface même après une longue période où ils ne s’étaient pas vus.

— Pousse-toi, je vais ajouter les épices.

— Idiot, ce n’est pas du sel.

— Tu n’as aucune épice ? Tu vis uniquement avec du sel et du sucre ?

— J’ai pris l’habitude de manger à l’extérieur. Hodgins, arrêtons, ce n’est pas de la nourriture.

— Ne dis pas de bêtises. Rien n’est irrécupérable.

— Vraiment ?

— Oui. Ne renonce pas.

Peu importe qu’ils vivent des centaines ou des milliers d’années, ils allaient toujours rester ces versions de cette période-là.

Le Gilbert de quatorze ans et le Hodgins de seize.

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