VIOLET EVER V3 - CHAPITRE 4
Cattleya Baudelaire
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Traduction : Nova & Raitei
Correction : Raitei
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Rédiger une lettre était semblable à chanter un air.
— Enchantée de faire votre connaissance. J’accours là où mes clients le désirent. Je suis du service des poupées de souvenirs automatiques, Cattleya Baudelaire.
C’était du moins ce que pensait l’une d’entre elles, particulièrement.
— Eh bien, je vais commencer si vous le voulez bien.
Écrire demandait d’imaginer un scénario, tout comme le chant. Par conséquent, cela se rapprochait également de la peinture.
Mert, comment vas-tu ? Merci pour ta lettre. Tes mots sont pour moi une source d’encouragement.
Le moment où elle prenait une inspiration avant de commencer à taper marquait le début de sa chanson.
— Ah, j’ai fait une faute de frappe. Recommençons…
Elle s’interrogeait sur la réaction du destinataire. Quels sentiments ces mots susciteraient-ils ?
— Il est normal de lui conseiller de bien étudier… mais si cela occupe la majeure partie de la lettre, cela risque de devenir pesant. Votre jeune frère a été envoyé dans un pensionnat, n’est-ce pas ? Il semble ne pas beaucoup s’y plaire. Je pense qu’il serait plus judicieux de l’encourager en lui disant qu’en travaillant dur, il pourra, comme vous, s’émanciper de la maison. En restant dans la mesure bien sûr, il ne faudrait pas lui mettre trop de pression en vous encensant trop… si du moins vous espérez une réponse !
Elle construisait mentalement chaque scène.
— Bien, reprenons là où nous nous étions arrêtés.
Les mélodies avaient un début et une fin.
Leur tonalité, qu’elles soient poignantes, lumineuses ou simplement joyeuses, dépendait de la chanson en cours. Pourtant, elles suivaient toutes une progression, devenant progressivement plus intenses au fur et à mesure.
Le cliquetis de la machine à écrire résonnait tel un piano. Le murmure de l’encrage rappelait le violon. Enfin, le claquement final évoquait le tintement d’une cymbale, marquant la conclusion de l’œuvre.
— Alors, qu’en pensez-vous ?
Une fois terminée, la lettre devenait presque un être vivant. Chaque mot, chargé d’une sonorité particulière, dansait sur le papier, et l’odeur de l’encre évoquait la chaleur humaine. La lettre se transformait ainsi en une histoire. C’est ainsi que Cattleya Baudelaire pratiquait son art de la rédaction.
Les poupées de souvenirs automatiques et leurs clients étaient des bâtisseurs de mondes, qui, ensemble, créaient des contes, des mélodies et des peintures, qu’ils appelaient « lettres ». Plus ils passaient de temps ensemble et enrichissaient leurs écrits, plus leurs cœurs se rapprochaient. Cependant, il existait des personnes capables d’atteindre une telle profondeur dès leur premier échange, en un laps de temps exceptionnellement court…
— Accepteriez-vous… d’apprendre à nous connaître ?
…Tel ce client
* * *
Récemment, un certain établissement avait acquis une grande popularité à Leiden, la capitale de Leidenschaftlich.
Le propriétaire d’un ancien hangar l’avait transformé en un espace raffiné où les visiteurs pouvaient savourer de délicieuses douceurs tout en écoutant de la musique, le « Café Magnolia ».
Les habitants de Leiden admiraient cet endroit, si convoité qu’il fallait patienter un mois entier après avoir effectué une réservation pour y accéder. C’était un lieu prisé, où les visiteurs, émerveillés par les décorations somptueuses, laissaient leurs yeux briller d’émotion en écoutant les pianistes, toujours présents, jouer des mélodies enchanteresses. Les musiciens changeaient selon les jours et les horaires.
Peut-être parce que ce café, accueillant de jeunes talents, servait aussi de vitrine pour attirer des mécènes, la clientèle était variée et intergénérationnelle. Tandis que des soupirs d’admiration s’échappaient des tables alentour, Cattleya et son compagnon semblaient être les plus jeunes clients présents ce jour-là.
Comme se murmuraient les rumeurs, les prix figurant sur le menu qu’on leur avait remis étaient élevés. Pourtant, à la vue des plats servis, ils comprirent que l’expérience en valait l’investissement. Rien que le spectacle d’un présentoir à gâteaux à trois étages éveillait une émotion que l’argent seul ne pouvait acheter.
Ensemble, ils décidèrent de passer les pâtisseries une par une. Après un moment d’hésitation, Cattleya opta pour la tarte aux pommes. Avec une excitation visible, elle approcha sa fourchette de l’assiette. À la première bouchée, elle sut qu’elle avait fait le bon choix. Savourer une douceur chaude dans une boutique accueillante était véritablement l’un des plaisirs de l’hiver.
De l’autre côté de la table, Lux Sibyl contemplait sans bouger un somptueux gâteau au chocolat posé devant elle. Il avait l’air délicieux, si bien que Cattleya se sentit presque tentée de l’entamer elle-même.
Le serveur était arrivé avec leurs desserts au beau milieu de leur conversation, interrompant leur échange au moment opportun.
— Cattleya, et donc ? demanda Lux, cherchant à relancer le sujet.
— C’est absolument parfait… Ah, vraiment, un grand merci, Lux ! Cet endroit n’est-il pas fabuleux ? Certes, c’est cher… Et en effet il vaut mieux aimer les sucreries. Personne n’a accepté de m’accompagner. Qui serait assez sot pour passer à côté d’une telle expérience ? C’est tout bonnement de la folie, n’est-ce pas ?
— Oui, je pense que cet endroit est merveilleux. Eh bien, Cattleya…
Avant que Lux ne puisse terminer sa phrase, Cattleya, emportée par son enthousiasme, la coupa brusquement pour poursuivre son monologue.
— Au fait, tu savais ? Le président a acheté un terrain récemment. Comme celui qu’il a transformé en base pour notre usine de production. Il paraît qu’il y a une chute d’eau légendaire à proximité. La légende raconte qu’en se procurant une pierre issue de ce point d’eau, nos rêves deviennent réalité. Pourquoi ne pas y aller ensemble ?
— Ne faut-il pas y aller seul pour que cela se réalise ? Enfin, Cattleya. Je voulais revenir au sujet précédent…
Tout en déposant un morceau de sucre en forme d’étoile dans son thé, Cattleya le mélangea lentement avant de répondre :
— Ah, cette déclaration que l’on m’a faite ? Oui, j’ai refusé.
— EH~~~~~~~~ ?
Cattleya se surprit à penser à des choses étranges, comme le fait que le sucre devait ressentir un certain bonheur à fondre dans un thé aussi délicieux. Était-ce l’effet d’une overdose soudaine de sucre, ou bien le sujet de leur conversation actuelle était-il la véritable cause de son étourdissement ?
— Eh bien, il m’avait parlé d’engagement, de mariage…
Ce n’était pas la première fois que Cattleya Baudelaire recevait une déclaration d’amour, mais c’était bien la première fois que quelqu’un mentionnait explicitement le mariage.
— EH~~~~~~~~ ?
— Lux, calme-toi donc !!!
Consciente de la véracité de cette remarque, Lux plaqua ses deux mains sur ses lèvres tout en balayant nerveusement la pièce du regard.
— Il s’agit de cet homme qui est venu à l’entreprise, n’est-ce pas ?
— Tout à fait !
— Il m’a en effet donné l’impression d’être plutôt charmant… Un peu plus âgé que toi, mais ce n’est pas un défaut. Au contraire.
Sur l’insistance de Cattleya, Lux porta enfin le gâteau à sa bouche. Tandis qu’elle mastiquait sans émettre d’opinion, elle attendit patiemment la suite des confidences.
— Lux, tu prends un malin plaisir à écouter les histoires d’amour des autres, même si tu n’es pas concernée, hein ?
— Je sais. Disons que je suis encore bien inexpérimentée, alors j’ai l’impression d’explorer un nouveau domaine…
Bien qu’elle fût officiellement la secrétaire du président, l’attitude insouciante de Lux, en cet instant, rappelait celle d’une enfant. Ayant passé une grande partie de sa vie sous l’emprise d’une organisation sectaire, elle était encore novice dans de nombreux domaines, notamment celui des relations. Il était évident que l’histoire de Cattleya faisait partie des énigmes inscrites dans le manuel universel de l’amour.
— Un jour, j’aimerais essayer moi aussi, mais pour l’instant, je préfère écouter les récits des autres. Allez, raconte.
Les yeux vairons de Lux brillaient de curiosité.
— Il tient une boutique de parfums ici, à Leiden. C’est un parfumeur. Il s’appelle Chris. Je suis passée devant son magasin il y a quelque temps, et il semble bien marcher. C’est un homme doux, au visage agréable et aux manières raffinées. Sincèrement, il ferait un excellent mari. C’est le genre d’homme auquel les femmes s’attachent facilement.
— Et toi, Cattleya, ne ressens-tu aucune once d’attirance ?
À cette question, Cattleya plongea dans ses pensées, cherchant une réponse au plus profond d’elle-même. Était-il son type ? Probablement. Toutefois…
— Je ne sais pas… Il est relativement différent de mes goûts habituels.
…Le visage d’une personne apparu dans son esprit.
— Enfin, celui qui est dans mon cœur ne succombera pas à mes charmes.
Elle posa son menton sur sa main et soupira.
— Aah, le président Hodgins. En effet, je pense que c’est impossible avec lui. Cela n’a rien à voir avec toi, Cattleya. Mais le Président s’amuse en dehors de l’entreprise… Disons qu’il est du genre à aborder l’amour de manière pragmatique. Il apprécie les relations romantiques et la compagnie des femmes, mais il ne tombe pas réellement amoureux.
Comme on pouvait s’y attendre de quelqu’un qui passait ses journées à ses côtés, Lux, d’ordinaire douce et mesurée dans ses jugements, décrivit Claudia Hodgins avec une franchise tranchante.
— Hm~. Oui, c’est tout à fait ça. Le président Hodgins donne effectivement cette impression, n’est-ce pas ?
— Absolument. Je pense que le président Hodgins attend probablement une personne précise. On dirait qu’il n’épousera personne tant que l’âme sœur ne se présentera pas. Mais une femme pour laquelle il renoncerait à tout et à laquelle il se consacrerait pleinement… cela semble irréaliste.
— Tu penses à Violet ?
À l’évocation du nom de leur amie commune, Lux fit un signe en croix catégorique.
— Eh~. Il la considère comme sa famille. En plus, Violet a… cet homme.
— Vraiment ? Je vois. Alors ce ne peut pas être elle.
— Exactement. D’ailleurs j’ai moi-même fait remarquer au président qu’il rêvait beaucoup trop.
— Et qu’a-t-il répondu ?
— « Petite Lux, c’est cruel ! Je vais déduire cela de ton salaire ! ». Puis il a fait semblant de pleurer.
Cattleya imagina aisément la scène et éclata de rire. Lux, incapable de se contenir, la suivit dans un gloussement léger
— Huhuhu.
Alors que leur conversation s’animait, une seconde tasse de thé noir leur fut servie. Le prochain gâteau choisi par Cattleya était une tarte richement décorée de fruits frais et de sculptures en sucre. Comme elle s’y attendait, elle était absolument délicieuse. Elle songea que Violet, qui avait été mentionnée au cours de leur discussion, aurait sûrement apprécié ce dessert. Cela faisait un moment qu’elle ne l’avait pas vue, et l’idée de partager ce moment avec elle lui traversa l’esprit. Étant la poupée la plus sollicitée, il fallait dire qu’elle était régulièrement en vadrouille un peu partout sur le continent !
— Tu sais, puisque nous en parlons, autant tout dire… Je n’ai pas officiellement accepté sa proposition, mais j’ai décidé de lui accorder un dîner, une sortie…
Si Violet Evergarden avait été présente à cet instant, quelle aurait été sa réponse à cette déclaration de Cattleya ? Probablement quelque chose de désinvolte, comme « Désirez-vous devenir son ami ? ». Même si elle n’était pas Violet, Lux réagit à sa manière, de façon tout aussi vive, faisant grincer sa chaise en se penchant brusquement en avant, réduisant presque la distance entre leurs visages malgré le présentoir à gâteaux à trois étages.
— C-comment ? Tu te lances dans ce genre de relations, maintenant ?
Face à ce malentendu, Cattleya réagit avec une énergie étonnante :
— Non, non ! D’accord, j’ai peut-être ce physique avantageux, mais je reste une femme au cœur pur rêvant de romance, vois-tu ? Je lui ai dit que je ne pouvais pas sortir avec quelqu’un que je ne connaissais pas bien. Alors il m’a proposé de mieux faire connaissance, et voilà comment nous en sommes arrivés là. En plus, c’était un client, alors je ne pouvais pas le repousser trop brutalement.
— Eh~, c’est surprenant. Ce n’est pas très « Cattleya » de ne pas dire franchement « non » aux gens qui ne t’intéressent pas. Avais-tu de la fièvre ?
— Oh, Lux, quelle médisance !
— Ce ne serait de la médisance que si c’était une critique. Mais en tant qu’amie, j’aime cette franchise inébranlable qui est la tienne. En plus, je pense que c’est une qualité essentielle pour une poupée. Après tout, les poupées de souvenirs automatiques sont très souvent courtisées. As-tu entendu cette histoire que l’on raconte sur une employée de la compagnie postale Guardian ?
— Celle où elle allait être séduite par un politicien influent, mais que son petit ami, facteur de son état, a débarqué en grimpant une colline, a chassé le politicien, et lui a fait sa déclaration d’amour ? Je la connais ! Cette histoire est tellement romantique qu’elle fait battre mon cœur !
— Je te comprends ! Et en plus, on dit qu’ils étaient amis d’enfance. Franchement, n’est-ce pas digne d’un roman d’amour ?
— Le moment où il dit : « Elle est à moi »… Mon cœur chavire à chaque fois, rien que de l’imaginer !
— Ah, ça me rappelle ce passage dans « Les Chroniques de l’Ordre des Chevaliers Étoilés ». Celui où la protagoniste offre son corps au grand maître… Le chapitre trois du second volume, non ?
— Exactement ! Cette histoire ressemble tellement à cette rumeur. Mais… Revenons à nos moutons, veux-tu !
— Oui, c’est vrai. Désolée, c’est de ma faute… Ah, ce gâteau est vraiment délicieux.
Leur conversation, glissant vers des banalités, s’interrompit brièvement. Cattleya versa une troisième tasse de thé. Leurs tasses étant vides, elles demandèrent à une élégante serveuse une nouvelle portion. Les clients qui optaient pour le présentoir à gâteaux à trois étages avaient droit à une seconde tasse de thé noir ou de café, un détail que Cattleya trouva fort agréable. Elle songeait déjà à la personne qu’elle inviterait lors de sa prochaine visite.
— Cattleya, puis-je prendre le scone ?
— Bien sûr. Il est nature, cela te convient ?
— J’adore ça. Je crois même que je préfère ça au gâteau principal. Mais au fait, ton rendez-vous… Pour quand est-il prévu ?
— Demain.
— EH~~~~~~~~ ?
— Lux, tu recommences…
— C’est parce que… Hé, si après ce rendez-vous tu finis par penser que sortir avec M. Chris serait une bonne idée, ça deviendrait sérieux, non ?
— Peut-être pour lui, mais moi…
— Cattleya, si tu n’as pas cette intention, ce serait mieux de ne pas y aller, ne penses-tu pas ? Même si tu sembles avoir déjà pris ta décision…
— Oui, j’irai…
— Alors, tu me raconteras tout après, d’accord ?
Face à cette demande accompagnée d’un sourire malicieux, Cattleya répondit d’un ton détaché :
— Nous verrons !
Lux lui lança un regard contrarié, mais Cattleya détourna les yeux, regardant plutôt le paysage par la fenêtre. Les arbres bordant la route, qui auraient été remplis de feuillage frais en été, n’étaient désormais que des charpentes nues, dépourvues de toute feuille. Les vents glacés soufflaient avec férocité, conférant aux lieux une atmosphère quelque peu mélancolique. Les passants, voûtés, serraient le col de leur manteau pour se protéger du froid mordant.
De sa fenêtre, elle apercevait les silhouettes des facteurs circulant sur leurs motos. Même si elle savait qu’il ne pouvait s’agir de lui, Cattleya ne put s’empêcher de se pencher légèrement pour jeter un coup d’œil. Ce n’était pas lui, effectivement. L’homme n’avait pas de cheveux blonds, et même à cette distance, elle pouvait affirmer sans hésitation que son visage et sa silhouette étaient totalement différents. Ce n’était qu’un autre facteur.
— Qu’est-ce qui ne va pas ?
Cattleya avait réagi de manière excessive à la vue d’un simple facteur. À la question de Lux, elle répondit par un « rien » presque mécanique, sa voix trahissant une certaine absence. Elle se rassit correctement sur sa chaise, le regard distrait.
— Hé, que se passe-t-il, vraiment ?
— Je pensais que ça pouvait être lui.
— Hm ? Qui donc ? » demanda Lux à nouveau, comme si elle n’avait pas bien saisi.
Fronçant légèrement les lèvres, Cattleya répondit d’un ton tranchant :
— Benedict.
Lux comprit immédiatement, un éclair de compréhension traversant son visage.
— Ah…
Murmura-t-elle avant de pencher légèrement la tête et de glousser.
— On dirait que cela fait un moment qu’il est parti, hein… Chaque fois que je vois quelqu’un en ville tourner un coin de rue sur une moto, je me surprends aussi à penser que ça pourrait être Benedict. Tout le monde me demande si je n’ai pas de nouvelles, c’est quasi quotidien !
— N’a-t-il rien envoyé ? Ni lettre ni carte postale ?
— Non, rien… Mais, Cattleya, c’est bien la première fois que tu poses cette question, n’est-ce pas ? Depuis qu’il a annoncé sa longue absence.
Presque comme une enfant réprimandée par une adulte, Cattleya baissa les yeux, mal à l’aise.
— N… N’ai-je pas le droit ? Je me disputais souvent avec lui, mais notre amitié remonte à la création de la compagnie !
— Je n’ai jamais dit ça, Cattleya.
— Il est vraiment sans cœur. Dire au président et à Violet qu’il quittait l’entreprise, comme ça !
— En effet…
— Alors… Que nous nous connaissons depuis si longtemps !
— Oui. Cela te rend nostalgique, n’est-ce pas ? Tu te sens seule.
La franchise de Lux exprimait précisément ce que Cattleya s’efforçait de dissimuler : elle se sentait seule. Pourtant, si elle avait été capable de l’admettre, elle n’aurait pas eu besoin de froncer les lèvres ni de se plaindre. « Je ne veux pas dire que je suis seule, même si ça m’en brûle les lèvres » pensa-t-elle avec agacement.
Cattleya Baudelaire n’était pas ce genre de femme. Elle planta sa fourchette dans un gâteau avec une énergie presque agressive et l’enfourna sans ménagement. Elle mâcha rapidement, avala une gorgée de thé pour faire passer, puis recommença à attaquer son dessert, comme si le gâteau représentait Benedict lui-même.
— Cela fait déjà trois mois. L’hiver touche à sa fin, et le printemps semble vouloir s’annoncer. Pourtant, le président refuse toujours que quiconque touche à la moto de Benedict… Il n’a même pas rayé son nom du registre des employés.
Les paroles de Lux résonnaient comme une tentative de consolation. Cattleya, les joues gonflées d’irritation, protesta vivement.
— Je ne suis pas seule !
— Hmm…, répondit Lux avec un sourire doux.
— Et le président, lui aussi… Il laisse simplement partir un employé quand il le demande, sans même savoir quand il reviendra.
« Je suis vraiment pathétique », pensa-t-elle. Bien qu’elle n’eût aucune intention de diffamer Hodgins, elle détestait que ses propres sentiments soient ainsi mis à nu.
— Même s’il revient, je ne lui adresserai pas la parole. Il est parti sans rien me dire, lâcha-t-elle d’un ton acerbe, cherchant à détourner son malaise.
Malgré cette déclaration amère, Lux ne fit qu’esquisser un rire, comme si elle trouvait la situation à la fois troublante et touchante. La gentillesse de Lux apaisa quelque peu Cattleya, qui avait réfléchi à la personne à qui elle pourrait se confier en ce lieu. Elle avait choisi Lux. Avec une douceur presque maternelle, Lux répondit.
— Moi, je serais heureuse s’il revenait, tu sais…
Cette phrase, bien qu’adressée à elle-même, reflétait exactement les pensées de Cattleya.
— Je suis arrivée plus tard dans l’entreprise, mais je pense que Benedict est une bonne personne, malgré son langage parfois acerbe. Après que Violet m’a recommandée et que le président m’a engagée comme secrétaire, c’était souvent Benedict qui venait m’aider, parfois avec un air inquiet. Il est gentil avec les filles plus jeunes que lui. Et en tant que secrétaire, je dois dire qu’il est essentiel à la gestion de l’entreprise. Les facteurs ne sont jamais assez nombreux. Beaucoup quittent leur poste peu de temps après avoir été recrutés. Mais Benedict, malgré ses plaintes, est un employé indispensable, doté de réelles compétences en leadership. Il pourrait même jouer un rôle dans la gestion future de l’entreprise, comme porte-parole des employés. Je suis certaine que le président Hodgins partage cet avis. Et puis… tu ne pouvais pas être au courant. Tu étais souvent absente, prise par ton travail. Peut-être Benedict voulait-il te prévenir, mais… non, il a sûrement voulu réduire le nombre de personnes à qui il devait dire au revoir. On dirait que quelque chose de vraiment sérieux lui est arrivé. Violet et le président ne veulent pas donner plus de détails, mais ils ont affirmé qu’il reviendrait. Benedict lui-même a cette intention. Peut-être a-t-il évité d’en parler pour ne pas en rajouter. Il n’a jamais été du genre à crier les choses sur tous les toits, pas vrai ? Alors, attendons notre Benedict, aussi égoïste soit-il. Moi aussi, il ne m’a rien dit…
Ces paroles, murmurées lentement avec une voix calme et apaisante, touchèrent profondément Cattleya. Ce n’était pas tant le contenu des propos de Lux qui la frappait, mais plutôt l’ampleur de son empathie et la générosité de son cœur. Bien qu’elle fût plus jeune qu’elle, Lux semblait presque prendre la posture d’une mère dans cet échange.
— Pourquoi es-tu si parfaite ? murmura Cattleya, presque bouleversée.
Face à sa propre immaturité, Cattleya se sentit soudainement accablée de tristesse, consciente qu’elle était pourtant l’aînée dans cet échange autour d’un goûter.
* * *
Après cela, elles laissèrent toutes sortes de choses de côté, se promenant tout en déambulant pour la première fois depuis longtemps. Elles avaient fait le tour des librairies, des magasins vendant diverses mignonneries ainsi que des boutiques de mode. Malgré leurs goûts différents, il y avait de quoi satisfaire le duo. À chaque fois les employés demandaient si elles étaient sœurs, elles répondaient en riant, stipulant qu’elles n’étaient que de simples collègues.
Lorsque l’heure du coucher du soleil arriva, elles se dirigèrent vers le bureau, plusieurs sacs à provisions en main. Cattleya avait suivi cette Lux habituellement assidue qui voulait terminer au moins une partie du travail qu’elle avait laissé en plan la veille. N’ayant rien à faire, Cattleya se rendit dans la chambre du président, mais Hodgins était absent. Il y avait un cactus et de petites plantes en pot trônant sur son bureau avec l’impression étrange qu’on y avait touché, ainsi qu’une sorte de post-it.
Affaires et dîner. Retour le soir
Elle montra à Lux la note afin que cette dernière la déchiffre.
— Cela veut dire qu’il dine avec sa petite amie du moment, dit-elle d’un air mécontent.
On dirait bien qu’il ne comptait pas trop s’éterniser et qu’il allait rentrer ici ce soir. En effet, le deuxième étage du siège abritait son bureau et ses appartements. Ces deux-là dînèrent ensuite ensemble avant de se séparer joyeusement. Comme elles avaient beaucoup parlé, Cattleya se sentait seule après avoir fait trois pas. Le lendemain avait beau être un petit congé pour elle, elle était triste de quitter sa collègue. C’est avec une mine un peu dépitée qu’elle fit la rencontre d’un chat errant en chemin. Elle le poursuivit en vain.
— Je suis rentrée.
Une fois assise sur le lit légèrement poussiéreux de la résidence où elle ne rentrait pas souvent, elle s’allongea naturellement. Elle se releva ensuite avec un « je ne devrais pas, je ne devrais pas » avant d’essuyer son maquillage. Avec son visage on ne peut attirant, les gens pensaient souvent que le maquillage y était pour beaucoup, mais il y avait en fait peu de différence.
Comme chaque partie de son visage était distinct, elle avait simplement l’air un peu plus jeune. Après avoir pris un bain chaud, elle sortit de son armoire un déshabillé qu’elle avait acheté jusque là sans jamais le porter. Se demandant dans quelle phase se trouvait la Lune ce soir, elle regarda par la fenêtre, mais ne vit rien hormis le scintillement de quelques étoiles. Habillée et se brossant les cheveux, Cattleya observa les lumières de chaque maison, lui rappelant sa solitude. Il y avait en effet des vies animées en groupe.
Les couples mariés sont vraiment stupéfiants, huh.
Cette forme d’amour pouvant être considérée comme un contrat exécuté dans le monde entier ne pouvait se concevoir à sens unique. Elle allait finir probablement par se marier un jour. Du moins, c’est ce qu’elle croyait enfant, mais après avoir grandi, elle n’avait pas rencontré l’homme pour ça. Peut-être même que la chose n’allait jamais se concrétiser.
Passer toute sa vie avec quelqu’un, même sans être réellement amoureux, c’est impossible pour moi.
Vu sa vision du mariage, elle était encore moins capable de s’imaginer avoir un enfant. Après tout, Cattleya se voyait elle-même comme immature. Mais comme la société était vectrice de pression, était présent un sentiment d’obligation lui donnant un goût d’amertume comme du café. Ce n’était en aucun cas savoureux.
Je me demande s’il y a d’autres filles qui ressentent la même chose que moi à l’heure actuelle.
Il aurait été mieux que ce ne soit pas le cas, mais elle se surprenait à souhaiter qu’il y en ait. Elle espérait que ces filles avaient des amies qui pouvaient les rassurer.
Je suis content d’avoir un travail.
Travailler lui permettait d’échapper un peu à ce sentiment d’obligation bien féminin. Penser à ce terme d’obligation lui transperça indirectement le cœur.
Benedict n’avait eu aucune obligation de me dire quoi que ce soit.
Il était présent dans son esprit depuis le début, telle une petite coupure douloureuse qui se signalait de temps à autre.
Cattleya n’avait pas été autorisé à entrer dans la vie de Benedict, purement et simplement. Ce qu’il faisait ne regardait que lui et il n’était en aucun cas tenu de lui rapporter quoi que ce soit. Néanmoins, Cattleya avait l’intention de bien s’entendre avec lui. Ils se disputaient souvent, mais d’une certaine manière, elle avait l’impression qu’il était celui avec qui elle s’entendait le mieux. C’était un malentendu de sa part.
Je suis… toujours comme ça.
Dans la vie de Cattleya, ce n’était pas une ou deux fois qu’elle avait mal interprété le fait de s’entendre avec quelqu’un alors que ce n’était pas le cas en réalité.
Parce que je suis une idiote.
C’est peut-être que tout le monde supportait d’être avec elle.
Je suis… vraiment…
Peut-être était-elle le genre de personne qui ne pourrait jamais devenir importante pour quelqu’un.
Cette pensée la rendit anxieuse et triste, et des larmes commencèrent à couler de ses yeux. Elle se roula sur son lit, s’enfouissant entièrement sous ses couvertures jusqu’à se cacher la tête. Isoler le monde extérieur lui apporta un léger soulagement. Elle supplia pour que le matin ne vienne pas. Ses inquiétudes et ses chagrins disparaîtraient dans le sommeil, tout comme le sucre qui se dissout dans son thé noir.
… seule.
Penser que l’absence de Benedict Blue la rendrait si faible.
Abandonne !
Un autre côté d’elle se révéla dans son esprit. C’est vrai. Elle n’avait pas d’autre choix que d’abandonner. Il ne l’aimait pas et elle n’avait plus de place pour entrer dans sa vie.
Je me sens seul.
En position fœtale, Cattleya finit par s’endormir.
* * *
Comme si la froideur de la veille avait été un mensonge, le lendemain matin laissa place à une certaine chaleur. L’hiver était clairement sur le point de se terminer. Cattleya fixa l’extérieur sur le rebord de la fenêtre pendant un moment, mais commença à s’habiller comme si elle voulait se débarrasser de quelque chose. Elle avait décidé de ce qu’elle allait porter depuis la veille. En pensant au visage de la personne qu’elle allait rencontrer, elle avait choisi parmi ses diverses tenues colorées un cache-cœur blanc. Il était légèrement ouvert au niveau de la poitrine, mais pas autant que d’habitude.
Lorsque les personnes à la poitrine généreuse s’habillaient dans des vêtements qui n’épousaient pas les courbes de leur corps, l’on pouvait avoir l’impression qu’elles avaient pris du poids et que leurs formes se dilataient, dans une largeur différente de celle suggérée par la tenue, presque comme si elles étaient vêtues de papier mâché. On pouvait dire que sa tenue était la meilleure qu’elle pouvait choisir parmi sa garde-robe personnelle.
Elle avait envisagé de mettre un manteau cape noir, mais comme la température avait augmenté, elle opta pour un manteau léger de couleur beige rosé. En alignant ses chaussures à talons de neuf centimètres et de cinq centimètres, elle choisit finalement la deuxième option. Ils allaient probablement simplement dîner, mais s’ils décidaient de se promener, des talons de neuf centimètres allaient la ralentir et lui faire mal aux pieds. Après avoir sorti une pochette dans laquelle ne pouvaient tenir que son portefeuille et son rouge à lèvres, elle était prête.
Alors qu’elle sortait, le propriétaire de la maison louée qu’elle occupait était assis sur un banc au bord de la route. Elle le salua en passant près de lui. Dans le quartier résidentiel où vivait Cattleya, il y avait beaucoup de personnes âgées vivant seules, ainsi que des familles. Après s’être retirés dans leurs maisons pour échapper au froid de l’hiver, les anciens se promenaient maintenant tous. En les observant depuis le temps, elle s’était imprégnée de leur marche lente, s’adaptant à leur rythme. En descendant la ruelle qui menait à la partie centrale de la ville, elle pouvait entendre le son d’un piano venant de quelque part.
Le joueur était très probablement un enfant, mais il avait dû beaucoup pratiquer avec les fenêtres fermées en hiver.
La mélodie jouée était bien plus maîtrisée que ce qu’elle avait entendu à l’automne. Elle lui donnait une sensation extrêmement tangible, presque palpable, que les gens s’enracinaient et vivaient leur vie. Dans le tourbillon de ses missions successives, elle courait partout chaque jour, ignorant des paysages et des sons comme ceux-ci.
— Je suppose que je vais… arrêter d’être une poupée de souvenirs automatiques…
Elle se surprit à souhaiter mener une routine quotidienne durable dans cette même ville. Dans cette optique, quelqu’un travaillant dans une boutique bien établie en son cœur, pouvait être le partenaire idéal.
* * *
Alors qu’elle s’approchait de la devanture du restaurant où ils étaient censés se retrouver, malgré le fait qu’il soit un peu plus tôt que l’heure prévue, la personne en question se tenait là. Il s’agissait d’un homme aux cheveux noirs de jais, à l’ossature mince, mais à la stature élevée. Il portait un trench-coat par-dessus une veste et une chemise. C’était le propriétaire de la parfumerie la plus populaire de Leiden.
— M. Chris.
Un cache-cœur une pièce avait en effet été le bon choix, pensa Cattleya, car le dress code du restaurant allait en ce sens. Convenant à une capitale portuaire telle que Leiden, le restaurant servait apparemment un délicieux crustacé.
— Miss Cattleya, merci d’être venue. Il fait chaud aujourd’hui, pas vrai ?
— Oui, le printemps est arrivé d’un coup.
Il lui tendit nonchalamment son avant-bras pour la guider à l’intérieur du restaurant. Contrairement au parfum sucré que Hodgins aurait porté, évoquant quelque chose comme des églantiers mêlés à une douce vanille, il dégageait une odeur de verdure rafraîchissante.
Je préfère le parfum du Président Hodgins.
Elle appréciait cette sensation de désir qui l’envahissait chaque fois qu’elle respirait ce parfum de près. Être enveloppée par cette odeur sucrée lui procurait une joie subtile. Aujourd’hui encore, elle avait l’envie de manger un gâteau, et ce, depuis le matin.
Qu’est-ce qu’il sentait déjà, lui ?
Un homme blond qui parlait mal lui traversa l’esprit. Mettre de l’eau de Cologne n’était pas son style. Il ne sentait probablement rien du tout. C’était soit l’odeur de la pluie ou de la sueur, le genre d’homme qui avait son odeur propre.
— Et si on choisissait nos boissons ?
Ayant pris place, elle parcourut le menu. Par sécurité, elle choisit un vin fruité. En réfléchissant à ce qu’elle allait manger, elle apprit qu’un plat avait déjà été décidé pour eux alors tout se passa rapidement.
C’est un habitué, ça se voit.
Il souriait chaque fois qu’ils se regardaient, et elle finissait naturellement par sourire en retour.
— Au fait, j’ai reçu une réponse de mon petit frère.
— Ah oui ?
— Plus sincère que d’habitude en tout cas. Tout ça, c’est grâce à vos talents d’écriture. Nous sommes très éloignés en âge, alors… même si je le trouve mignon à croquer, il est dans sa phase rebelle et il est difficile de communiquer mes intentions.
Commençant par des amuse-bouches, ils mangèrent dans l’ordre chaque plat qui leur était servi au fur et à mesure qu’on les apportait.
— Aah… Je comprends. Moi c’est le contraire. Je suis la plus jeune et j’ai neuf grands frères.
— « Neuf » ? C’est incroyable.
La conversation n’était pas désagréable. Lorsqu’elle avait été commissionnée par lui, elle avait senti dès le début que c’était quelqu’un avec qui il était facile d’interagir. Jamais il ne s’était mis dans une colère incompréhensible ou ne s’était emporté contre elle, contrairement à une certaine personne.
— Mon frère aîné a au moins dix ans de plus que moi, et pour une benjamine comme moi c’était agaçant, parce qu’il suffisait qu’il se montre à la maison pour qu’on le couvre de louanges, alors que moi, on me réprimandait tout le temps.
— Je vois. J’ai aussi eu mes moments difficiles durant l’enfance.
Elle pouvait voir qu’il essayait de lui faire apprécier la conversation. Il avait un calme d’adulte.
— Après M. Chris, j’ai l’impression qu’on ne peut pas se comparer à des gens comme vous. Vous avez réussi et travaillé dur pour ça, mais vous êtes le modèle dans votre fratrie ce qui rend la situation complexe.
— Je me demande si c’est comme ce que je ressens envers mon père. C’est un trader, et je ne puis me comparer à lui.
— Alors que votre boutique jouit d’une si grande popularité ?
— Disons que je n’ai pas encore la reconnaissance de mon père.
— Et votre mariage pourrait vous y aider ?
Elle utilisa les coquillages pour étouffer les mots qui semblaient sur le point de lui échapper.
— Dans ma famille, il est de coutume que chacun ait son propre bateau. Vous voulez y faire un tour quand il fera plus chaud ?
— On parle de ce type de bateau ?
— Vous imaginiez quel genre en particulier ?
Elle répondit sincèrement, stipulant qu’elle avait un bateau de tourisme fluvial en tête que l’on utilisait pour se déplacer de rive en rive. Il répondit en gloussant.
— C’est un peu plus grand que ceux-là.
À la façon dont il riait, elle devina que c’était probablement un énorme bateau. Cattleya regarda ce dénommé Chris une fois de plus. Elle aimait les yeux doux qui se cachaient sous ses cheveux noirs cendrés et sa façon lente de parler. Il ne manquait de rien. Au contraire, c’était elle qui était pleine de défauts, ce qui lui donnait envie de se demander pourquoi il l’avait choisie comme compagne pour aujourd’hui. Elle tenta de lui demander la chose.
— Pourquoi… m’avez-vous invitée à sortir ?
Chris montra un certain degré de surprise vu qu’elle entrait dans le vif du sujet, mais il répondit de manière mesurée.
— Je dois souvent faire preuve de prudence au travail, Miss Cattleya, alors je dois dire que j’aime les femmes insouciantes comme vous. Être avec vous c’est être soi-même et c’est amusant.
— Vous n’êtes donc pas sur vos gardes là si je comprends bien ?
- Disons que je fais un effort pour que vous preniez du bon temps, mais je peux me laisser aller. Je ne pense pas que vous seriez déçue si je venais à montrer un côté maladroit de ma personne.
— Un côté maladroit ?
— Comme tâcher mes vêtements avec de la sauce ou laisser tomber des pièces de mon portefeuille en payant l’addition.
— Ça peut m’arriver aussi. Et si je devais assister à une telle scène, je vous aiderais bien sûr.
— Exactement. C’est tout bonnement génial de pouvoir être soi-même. Les clients qui fréquentent mon magasin possèdent un système de notation alors il ne fait aucun doute que nous devons faire en sorte qu’ils fassent leurs achats en surveillant le moindre de nos faits et gestes et le tout, avec un certain raffinement. Je pensais que les poupées de souvenirs automatiques étaient aussi comme ça, mais vous m’avez fait mentir. Dès que notre rencontre, vous m’avez salué avec un « Bonjour » des plus jovial. Et puis vous avez été de bon conseil au niveau de l’écriture. Nous venions de nous rencontrer pour la première fois, mais j’avais l’impression que vous étiez du quartier.
— Notre poupée la plus populaire traite les clients avec bien plus d’élégance contrairement à moi. Je n’ai en rien ses qualités. De plus, des filles comme moi, Il n’y en a pas qui fréquentent vos magasins ?
— Pas du tout des aussi belles et faciles à vivre que vous.
— C’est mon visage qui vous attire donc ?
— Il est en effet très joli.
— Je…
— Mais c’est un tout. Vous êtes vraiment mignonne. J’imagine que vous êtes très convoitée, mais je voulais quand même vous avoir pour moi.
Malgré l’embarras, cela flatta Cattleya. Elle se demandait comment quelqu’un d’aussi confiant était toujours célibataire. Elle ne pouvait s’empêcher qu’il y eût anguille sous roche.
— M. Chris, se pourrait-il que vous ayez été marié une fois et que vous ayez un enfant ou quelque chose comme ça ?
— Je n’ai encore jamais épousé personne.
— Est-ce que vous faites un aficionado de balades nocturnes ?
— J’ai plutôt tendance à m’assoupir après le dîner. Je dors avant minuit.
— Pourquoi êtes-vous célibataire ?
— Je vous retourne la question.
— …J
— Pour commencer, pourquoi les gens se marient-ils ?
Comme son intonation changeait, Cattleya se concentra.
— Il y a de nombreux motifs, comme se rattacher à une autre famille, la continuation d’une lignée, une aide financière ou une romance, mais ne vous ne trouvez pas qu’un contrat de mariage est étouffant ?
— Je pensais que vous vouliez me fréquenter en vue d’un mariage.
— Je vous prie de m’excuser.
D’un air abattu, il murmura un « Comment dire ? ». Il essuya ensuite du doigt les gouttelettes de sa coupe de champagne vide.
— Les célibataires de mon âge sont vus tels des marginaux. Quand on n’a pas la chance de se marier, on finit par se poser plein de questions comme « Qu’est-ce que le mariage ? » ou, « Qu’est-ce que ça veut dire, tomber amoureux ? ». Voyez-vous, à chaque fois que mes parents me rendent visite, ils me disent que j’ai plein de vaisselle. C’est juste que j’en achète beaucoup parce que je rentre fatigué et que je la laisse s’empiler des jours. Je vis vraiment seul pour le coup. Alors à quoi bon se marier quand l’on vit pour soi-même ? Je réfléchis encore à la chose.
L’intérêt d’être dans une relation romantique alors que l’on vit pour soi…
— Je peux mener une vie en solitaire et j’aime fabriquer des parfums. Je passe mon temps libre isolé dans mon atelier. Je suis très heureux lorsque je croise en ville des femmes qui portent mes parfums. Je pense que je serais encore plus heureux dans une relation, mais cela réduirait le temps que je consacre à mes parfums. Pour moi, il est logique de vouloir trouver une bonne personne, de se marier et d’emménager ensemble. Mais peut-on considérer cela comme un véritable amour ?
Accepter les autres tout en continuant à vivre sa propre vie. Cela et la pureté du cœur ne sont pas compatibles.
— Je… pense que vous êtes une personne merveilleuse. J’aimerais essayer de tomber amoureux de vous, mais dès que des notions comme le mariage viennent brouiller les choses, je finis immédiatement par trouver cela fade. Mais certes, je vous fréquente en vue d’un mariage.
— Pourquoi me raconter tout ça alors ?
Face à Cattleya, légèrement exaspérée, Chris leva les deux mains.
— C’est la raison pour laquelle je n’arrive pas à me marier.
Avec un renfrognement, il se malaxa l’épaule,
— Je rêve souvent de romance. Si je dois être en couple, je veux que ce soit uniquement par amour, rien d’autre. C’est pareil pour le mariage. Je vous aime bien, mais s’il faut le faire pour ne pas que vous tombiez dans les mains d’un autre alors ainsi soit-il. Mais dans un mariage les avantages et inconvénients se mélangent. Je me retrouve aussi bloqué en pensant au fait que l’on puisse profiter de moi. Quand je sors avec quelqu’un, je n’arrive pas à aller au bout, parasité par le fait que la personne n’est pas sincère. Mais avec vous, peut-être que même un type rigide comme moi, ayant une certaine image de l’amour, pourrait vieillir à vos côtés, presque comme si nous étions amis. Ce n’est pas que je ne veux pas tomber amoureux. C’est juste que ça ne marche pas.
Tout en parlant, peut-être parce que c’était devenu difficile pour lui, Chris posa une main sur sa frange, cachant son visage.
— Avec des amis, peu importe où l’on vit ou nos croyances, non ? Dans l’amitié c’est juste agréable de passer du temps ensemble et peut-être que je pourrais avoir ce genre de relation avec vous. Je vous demande de sortir avec moi en vue d’un mariage alors j’essaye… d’être honnête.
S’ensuivit le silence.
— Est-ce que c’est étrange ?
— Ce… n’est pas… étrange.
Ce n’est pas étrange du tout.
— Même si quelqu’un vous le dit, ça n’a rien d’étrange pour moi.
Non, je ne peux pas le dire.
Après tout, elle était comme lui.
Espèce d’idiote !
Il y avait une voix dans sa tête. Une voix qu’elle était encore incapable d’oublier résonnait.
— Cattleya
Cette voix avait tenté d’appeler son nom plusieurs fois.
— Qu’est-ce que tu fais toute seule ? Aah ? L’Ancien t’a rejeté ?
Si je dois être dans une relation, alors que ce soit seulement pour l’amour.
— Hé, on a encore reçu des plaintes. Tu sers la main des clients trop fort !
Parce que je t’aime.
— L’Ancien, pourquoi tu l’as laissée boire ? J’ai dû raccompagner cette plaie !
Parce que je t’aime. Parce que je t’aime. Parce que je t’aime.
Ces mots s’enchainaient en elle comme une succession de flashbacks. Ses sentiments pour Benedict Blue étaient comme un courant électrique.
Pourquoi je l’aime bien ?
Ils étaient percutants et chargés.
La personne en face de moi est définitivement meilleure.
Cette révélation n’était pas comme les autres.
Mais, je ne peux pas être avec lui…
C’était comme si on lui jeta les faits en plein visage.
Parce que l’amour…
…Ne fonctionne pas comme l’électricité.
Quel que soit le pays où l’on se trouve, l’amour…
…N’a pas été écrit avec le verbe « faire », mais avec « tomber ».
Si j’ai encore quelqu’un que j’aime bien, je ne peux pas entrer dans une relation par pur égoïsme.
Celui dont Cattleya était tombée amoureuse n’était pas cette personne.
— M. Chris… Je… comprends.
Elle pouvait dire pourquoi elle était incapable de tomber amoureuse de l’homme appelé Chris à ce moment précis.
— Je comprends très, très bien.
Elle pouvait dire pourquoi elle ne pouvait pas venir dans sa vie.
— Je… comprends.
Cela allait à l’encontre des règles de l’amour de Cattleya Baudelaire. Après tout, elle était amoureuse de Benedict Blue. Elle avait eu un mauvais pressentiment depuis le début en enfreignant ces règles.
C’est… la faute de cet idiot.
Elle s’était forcée à ne plus être amoureuse. Elle avait fait des efforts pour oublier. En temps normal, elle ne se liait pas avec ses clients. Et pourtant, elle s’était retrouvée à penser qu’elle devait le faire. Parce qu’elle n’avait personne et on ne peut pas être dans une relation tout seul.
— Je vous comprends. C’est pourquoi, il ne faut pas que l’on sorte ensemble.
Cependant, si elle ne mettait pas un terme à ce sentiment amoureux, elle resterait sûrement prisonnière de cette émotion pour toujours.
— M. Chris, vous ne faites que choisir quelqu’un qui vous ressemble. Moi aussi, je suis comme ça. Si je devais être en couple…
Selon les règles de l’amour de Cattleya Baudelaire…
— Si je devais être en couple, tout ce dont j’ai besoin, c’est du sentiment d’être amoureuse !
…Il fallait aller vers l’autre et lui avouer ses sentiments.
Les personnes présentes dans le restaurant observèrent silencieusement les voix passionnées du duo. Leurs regards vacillèrent brièvement vers eux, mais, lorsque Cattleya se rassit après s’être levée avec trop de fougue, chacun reprit sa propre conversation.
Interloqué, Chris ouvrit la bouche :
— Vous me dîtes ça maintenant ?
Se retenant de pouffer de rire, elle répondit tout de suite après :
— Vous m’avez invitée en vue d’un mariage, non ? Alors j’ai moi aussi préféré être sincère.
Il se passa les mains dans les cheveux avant de parler non sans irrégularité.
— On se ressemble… vraiment… peut-être bien…
Il laissa échapper un gémissement avant de s’affaler sur la table.
— Je pense que oui. D’ailleurs, si on était amis, on s’entendrait sûrement très bien, mais il devrait aussi y avoir pas mal de disputes.
— Parce que l’on se ressemble ?
— Parce que l’on se ressemble !
Trouvant peut-être le sourire amer de Cattleya vraiment amusant, Chris grimaça et éclata de rire.
— Je suis désolée.
— Vous ne devriez pas. C’est moi qui ai tenté de vous séduire.
Après cela, il appela le serveur. Cattleya pensa qu’il allait demander l’addition, mais il choisit un alcool fort sur le menu. Il invita également Cattleya à commander quelque chose à boire.
— Hein, je peux aussi boire ?
— Bien sûr. Je ne veux pas vous voir rentrée maintenant au risque d’avoir le record de mon râteau le plus rapide. Le dessert n’est pas là et je ne veux pas rentrer. Je veux vraiment le savourer avec vous. J’adore les choses sucrées, mais ce serait dur pour moi de manger pour deux.
Cattleya répondit joyeusement à l’invitation.
— Moi aussi j’aime le sucré. Mais il n’y a pas eu de râteau. Ce n’est pas comme si nous avions commencé quelque chose.
— En effet, ça s’est étouffé dans l’œuf.
Étrangement, la conversion qui s’ensuivit fut des plus détendues.
— Plutôt qu’un début d’amour qui pourrait finir brusquement, est-ce qu’un début d’amitié où l’on pourrait vraiment bien s’entendre n’est pas exactement ce qu’il vous faut ? Finalement ce n’est pas que vous êtes tombé amoureux de moi, vous voulez juste satisfaire vos envies.
— Non… Eh bien… Peut-être…
— C’est être amoureux qui est important et non l’envie.
— Je vous aime bien quand même, vous savez ?
— Renoncez à moi. Je suis sûr que ça aurait fini par se révéler non authentique également. En puis, j’ai quelqu’un que j’aime bien.
Alors que Cattleya disait cela, Chris trouva enfin le courage de renoncer. Et, par-dessus tout, il lui donna un conseil dur, mais franc. Même s’il n’avait pas été bouleversé par ce rejet soudain, il finit par perdre son sang-froid.
— Si c’est le cas, pourquoi avoir accepté mon invitation ?
— Je… je suis désolée. Disons que j’étais un peu perdue.
— Si vous n’aviez pas réalisé la chose là alors ça signifie que vous auriez fini par rompre. Ce n’est pas très poli pour moi.
— Je suis vraiment désolée.
— Je veux de vraies excuses, car c’est vraiment la chose que je déteste le plus. Excusez-vous encore !
— Je suis sincèrement désolée. La prochaine fois, c’est moi qui invite ! Ça vous dirait d’aller au Café Magnolia ?
— Eh, cet endroit où il faut réserver un mois à l’avance ?
Il commença un peu à reprendre son calme.
— Hier, j’y suis allée avec une amie et c’était vraiment bon. Nous avons fini un présentoir d’un gâteau à trois étages !
— À trois étages ?!
— Et en plus, le thé noir nous est resservi.
— C’est tentant…
— Sérieusement, c’est comme si la dose de sucre nous frappait physiquement et c’est génial. Le lieu lui-même est aussi magnifique. Pour un homme, c’est difficile d’y aller seul, j’imagine ?
Alors qu’ils se débarrassaient tous deux de la partie d’eux-mêmes qui se méfiait encore de l’autre, ils discutèrent longuement. Chris ne pouvait nier qu’il était profondément déconcerté, mais il resta un gentleman jusqu’au bout.
Ils mangèrent le dessert, burent un thé après le repas, et ensuite, ils passèrent par la boutique de Chris, où il créa un parfum spécialement adapté à Cattleya. La boutique avait une telle ambiance qu’elle donnait envie d’acheter tous les produits exposés. Peut-être aurait-elle pu envisager un avenir en y travaillant, mais celle qui avait brisé cette possibilité était Cattleya elle-même.
Après avoir pris des dispositions pour le prochain jour où ils se reverraient, ils se séparèrent en fin de journée.
— Patron, vous vous êtes encore fait larguer ? Pourquoi se lier d’amitié avec une fille qui vous a rejeté ?
— Tais-toi.
En entendant l’échange entre Chris et un employé avant que la porte de la boutique ne se referme, Cattleya laissa échapper un petit rire.
* * *
Alors que le bleu du ciel se mêlait aux teintes du coucher de soleil, Cattleya traversait un pont réputé être le plus ancien de Leiden. Offrant une vue panoramique à la fois sur la ville et sur la mer, l’endroit garantissait un spectacle incomparable. Des amoureux s’appuyaient l’un contre l’autre, profitant de la vue depuis le pont. On y voyait également un couple âgé promenant un vieux chien. Parmi eux, seule Cattleya avançait d’un pas vif et fier, l’esprit léger et plein d’entrain.
Demain, je poserai au président Hodgins une demande de congé.
Marchant avec ses talons de cinq centimètres, ses pas résonnaient plus légèrement que ce matin-là
S’il se plaint, je lui demanderai pourquoi il ne m’a pas prévenu non plus de son congé.
Elle avait l’impression de s’être libérée de tout.
Je le chercherai, je le trouverai, et je lui dirai que je l’aime.
Elle n’avait pas peur d’être rejetée. Elle voulait juste avoir sa réponse.
— …T’aime.
Tandis qu’elle essayait de dire la chose à voix basse, elle s’en retrouva satisfaite.
— …T’aime…
Slalomant devant les gens qui passaient devant, elle n’était pas gênée de se parler à elle-même.
— …T’aime… T’aime…
Seuls des carrosses et des voitures passaient à ses côtés.
— Benedict, je…
Son ombre esquissait des pas presque dansants.
— …T’aime.
C’étaient les seules choses qui l’accompagnaient.
— Qu’est-ce que tu fais là ?
Soudainement, une moto roulant à ses côtés entra dans son champ de vision. Une moto étrange, comme un assemblage de bric-à-brac, avec un cadre inhabituel. Cela ne venait clairement pas de ce continent. Cattleya tourna le regard avec une certaine lassitude. Sous le soleil, des cheveux d’un blond sablé légèrement noircis se révélaient. Tout comme des traits de visage androgynes semblant un peu plus masculins qu’avant.
— Ah… Ça fait un bail. Tu vas bien ?
Dit-il d’une voix rauque, un peu agacée, mais empreinte de détermination.
— Je viens de rentrer là. Je me suis dit que c’était peut-être toi, alors je t’ai suivi de loin, mais…
Cattleya se redressa d’un coup sec, le visage complètement rouge.
— Qu’est-ce qu’il y a ?
Lorsqu’elle aperçut son expression gênée alors qu’il se grattait la joue avec le doigt, elle atteignit sa limite. Elle oublia sa résolution d’aller le voir et de lui avouer ses sentiments. Tout s’évanouit, et elle se mit à courir à toute vitesse, s’éloignant de la zone.
— Eh, hey ! Hey, l’idiote !
C’est la honte, c’est la honte, c’est la honte !
Ses talons de cinq centimètres s’étaient avérés être le bon choix. Si elle avait porté ceux de neuf centimètres, ses pieds auraient déjà déclaré forfait.
Que faire ? Où puis-je disparaître ?!
La honte lui faisait perdre la tête.
Es-Est-ce que je devrais le tuer ? Ce serait peut-être plus rapide…
Elle entendait les sons de la moto qui la poursuivait. Même si elle voulait courir plus vite, sa robe cache-cœur se collait à son corps, rendant la résistance au vent difficile à gérer.
— Cattleya !
Impossible qu’un être humain puisse gagner contre une moto alors son bras allait probablement être saisi lors du dépassement. Ne voulant pas se faire prendre, Cattleya changea de cap pour se diriger vers la rambarde du pont.
— Hey, hey, hey, hey, hey, hey, hey !
Elle jeta son sac à main avant de retirer ses chaussures. Sans se soucier que ses longues jambes soient visibles sous l’ourlet de sa robe, elle escalada la rambarde du pont. Accroupie, elle se tourna vers lui.
— Si tu t’approches, je te tue !
— C’est toi qui vas mourir là !
Ce fut le premier échange de leurs retrouvailles. Benedict, fidèle à lui-même en perdant son sang-froid étendit tout de même ses deux bras pour qu’elle saute sur lui. En voyant cela, Cattleya se mordit la lèvre.
Aah, comme ces bras me rendraient heureux si la situation était différente.
Mais là, ces bras étaient tels un obstacle, entravant sa tentative de suicide.
— Calme-toi. Arrête d’essayer de mourir ou de me tuer !
Cattleya secoua la tête comme pour dire qu’elle ne voulait pas,
— Tu as entendu ce que j’ai dit tout à l’heure ?
— Oui.
— Attends, on va refaire la séquence. Dis-moi « non » cette fois.
— Encore une fois, oui, je t’ai entendue.
— Tu as entendu ce que j’ai dit tout à l’heure ?
— Celle où tu disais que tu m’aimais ?
— RAAAAAAH~~~~~~ !
Il la rattrapa alors qu’elle agitait les bras avec frénésie. Si elle avait été une fille ordinaire, il l’aurait simplement immobilisée et on en serait restés là.
— Tu l’auras voulu !
Mais Cattleya Baudelaire n’était pas une fille ordinaire.
— Aïe, aïe, aïe, aïe, aïe, aïe !
— Lâ—che—-moi !
Cattleya était la plus forte physiquement. Elle plia l’intérieur du bras qui la retenait et envoya un coup circulaire.
— Idiote ! Tu es vraiment stupidement forte !
— Je sais que je le suis !
— Pourquoi tu t’enfuis ? Je comprends pas ! Tu m’aimes, non ?
— Je t’aime pas, je t’aime pas, je t’aime pas !
— D’accord, j’ai compris ! Arrête ! J’ai compris, ok ? On va laisser ça comme ça pour l’instant, mais reprends ton calme !
Ses mouvements s’arrêtèrent net. Quand Benedict la relâcha, Cattleya s’assit cette fois sur la rambarde.
— Ne me regarde pas comme ça, ne me regarde pas comme ça.
Son regard croisa enfin celui de Cattleya, embué de larmes. Benedict parvint à regarder droit dans les yeux sa collègue qu’il n’avait pas vue depuis longtemps. Il reconnut directement au vu de ses vêtements qu’elle n’était pas en service. Plus adulte que d’habitude, elle dégageait une aura éclatante. Elle portait un parfum à la senteur des herbes et plantes. Il était évident qu’elle revenait d’un rencard. Quoi qu’en pense Benedict, il éclata de rire :
— Hahah, vraiment toi… Je te comprends vraiment pas.
— Qu’est-ce que ça veut dire au juste ?
— C’est bon, passons. Parlons posément un peu. Comment ça a été à l’agence pendant mon absence ? Pas d’incident en particulier ? Comment vont l’Ancien et V ?
Cattleya répondit avec les lèvres plissées,
— Pas vraiment. Tout le monde se porte bien. Le président Hodgins et Violet, aussi.
— Et toi ?
— Je vais bien.
— C’est vrai ? Je crois que tu as maigri, par contre.
Comme elle avait effectivement perdu du poids, Cattleya fut surprise.
— Hé~, t’étais un peu seule, non ? Même juste un tout petit peu ?
Il y eut un silence.
— Tu sais, même un animal sauvage ne lancerait pas un regard pareil.
— Je vais sûrement pas dire au type qui m’a rien dit que j’étais seule !
Répondit-elle en tentant de lui donner un coup de son pied nu, mais elle manqua sa cible. Benedict grimpa sur la rambarde et s’y assit, s’alignant ainsi avec Cattleya.
Une odeur de terre…
Elle pouvait percevoir son odeur, qui variait selon les jours.
— Je suis finalement revenu parce que j’étais seul…
Murmura Benedict d’une voix faussement énergique.
— Je suis parti chercher quelqu’un pendant un moment. Mais honnêtement, je n’ai pas de vraies pistes. J’ai donc fini par tourner en rond. J’ai aussi dépensé presque tout l’argent que j’avais gagné avec l’agence, et maintenant, j’ai quasiment plus un sou. Même si j’ai vécu dans cette partie du monde, je n’ai presque aucun ami là-bas. Alors j’ai eu le sentiment à la fin que je voulais vite rentrer chez moi quoi~…
N’ayant jamais vu cette facette de lui, Cattleya resta bouche bée, oubliant de refermer la bouche.
— Même si les recherches n’ont rien donné, j’ai réussi à glaner quelques infos. Je me dis que j’y retournerai après avoir économisé un peu plus d’argent. Bon après, elle n’est peut-être plus sur ce continent.
Il y eut un silence de nouveau.
— Ah, je recherche ma petite sœur. Mais dis quelque chose au moins.
— Tu avais une petite sœur ?
— Oh, oui. Absolument.
— Elle a fugué ? Moi aussi tu sais, ça a été le cas…
— Non, c’est plutôt qu’on a été séparés. Et toi, tu ne comptes pas rentrer ? Tes parents doivent s’inquiéter.
— Impossible. Tu me connais, alors… c’est compliqué. Assez parlé de moi. Alors, tu retournes à l’agence ?
— Ouais. J’ai nulle part ailleurs où rentrer de toute manière.
Je vois…
Le retour de Benedict l’avait rendue incroyablement heureuse.
— Ah, vraiment ? Ça va nous épargner des soucis.
Elle était réellement heureuse. Laissant de côté la situation embarrassante dans laquelle elle se trouvait, elle s’était réjouie sincèrement.
— Bienvenue chez toi
Finit-elle par dire, un sourire naturel se dessinant sur ses lèvres.
— Ne pars plus comme ça, d’accord ? Je t’aime bien, après tout.
Peut-être que ce sentiment qu’elle ressent…
— J’étais sur le point d’essayer de te chercher.
…s’était manifesté.
Une bourrasque légèrement plus forte souffla, et ses longs cheveux sombres vinrent se coller sur son visage.
— Cette scène de fuite était ridiculement drôle, mais ce ne serait pas le moment de descendre de la rambarde ?
Au vu du vent froid, c’était assez logique.
— Hey.
Elle s’apprêtait à descendre, mais elle le vit lever la main. Au-delà de ce geste, elle aperçut aussi une expression qu’elle n’avait jamais vue chez Benedict.
Ses cheveux sombres s’emmêlèrent à ses doigts. Tandis que sa paume approchait, s’avançant doucement, mais fermement, leurs visages finirent par se frôler.
Sa main bouge, mais…
Elle ne put se résoudre à fuir, à le repousser, ni même à réagir. Alors que leurs visages se touchaient, elle sentit quelque chose d’humide. Plutôt que de se demander « Pourquoi fais-tu ça ? », la seule pensée qui lui vint fut :
Pourquoi pleures-tu ?
— Si je disparaissais… tu me chercherais ?
Son visage s’était éloigné du sien, mais la main qui avait frôlé sa joue s’était fermement posée dans son dos, la rendant incapable de fuir.
— Hé, tu veux bien ?
Sa voix, d’ordinaire rugueuse, mais volontaire, avait changé. Elle semblait désormais si empreinte de solitude qu’il semblait ne plus pouvoir la supporter, comme s’il retenait un sanglot.
— Ça m’a pris trois mois pour trouver le courage de le faire, mais si ça se reproduit, je viendrai te chercher.
Cattleya réalisa finalement que les trois mois de voyage de Benedict Blue avaient probablement été bien plus éprouvants qu’elle ne l’avait imaginé. Il avait été, en vérité, tellement, tellement seul. Et c’est pourquoi il était revenu dans cette ville, sa patrie désormais, auprès de ceux qui y habitaient.
— Même si tu ne sais pas où je vais ?
Pour l’instant, elle décida de mettre de côté ce qu’il venait de lui faire. Cela avait peut-être eu un impact sur elle, mais rien de cruel non plus.
— Vu que tu es un idiot, tu laisserais forcément des indices.
À cet instant précis, il était certain qu’elle devait l’écouter.
— Je… Et si je… Et si… je vivais ma vie en t’ayant oublié ?
— Eh bien, je finirais par pleurer.
— Ah oui ?
— Oui. Comme n’importe qui. Mais si je pouvais te ramener, je le ferais. Je veux dire, le Président serait triste aussi.
— Je… me demande s’il pense à moi. Il avait l’air de prendre bien mon départ.
— Un autre cactus est apparu dans le bureau du Président pendant ton absence, et c’est parce qu’il l’a nommé Benedict. Il est assez seul alors je pense qu’il va bientôt s’acheter un chien et l’appeler Benedict aussi.
— Raconte pas n’importe quoi…
— Ce n’est pas un mensonge. Allons au bureau maintenant. Il y a vraiment un cactus, je te jure. Tout le monde l’a vu dire : « Benedict, pousse bien » en l’arrosant.
— Kuku. Ça, c’est un mensonge, hein ?
— Je pensais rentrer chez moi, mais vu que tu es là, j’ai envie de passer au bureau.
— Hn~, encore un petit moment.
La prise de l’avant-bras qui tenait Cattleya se fit encore plus ferme. Si elle voulait s’en dégager, elle le pourrait, mais en sa présence, elle redevenait une fille frêle. Elle se demanda si elle avait encore des reproches à lui faire pour contenir ses agissements. Non, elle n’en avait pas. Et même si c’était le cas, elle aurait préféré les oublier.
Bon, je suppose que l’on peut attendre que cette chaleur retombe un peu.
Cattleya elle-même voulait rester ainsi encore un peu plus longtemps.
— Hey.
— Hm ?
— Je t’ai dit « bienvenue chez toi ».
— Ouais.
— Ne me fais pas un « Ouais ».
— Je suis de retour.
— Bravo.
Si je dois être dans une relation, alors que ce soit avec la seule raison de t’aimer.
— Benedict, tu sais, je…
Rien que ça suffisait.
Si c’est pour autre chose alors je n’en veux pas.
