VIOLET EVER V3 - CHAPITRE 3

Benedict Blue

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Traduction : Raitei
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Nous nous tenions la main dans l’obscurité. La seule preuve que nous étions en vie était la température de notre corps. Chaque fois qu’elle disait avoir peur, je répondais par un « Tout ira bien » ou bien par un « Ton grand frère va régler la situation ».

Cette personne qui a fait de moi ce que je suis maintenant était ma petite sœur.

J’avais réussi à prendre mon courage à deux mains parce qu’elle comptait sur moi.

Oui, j’étais son grand frère et elle n’arrivait à rien sans ma présence, m’obligeant à vivre.

Mais je ne me souvenais pas. Je ne savais plus…

Quelqu’un avait-il causé cette cassure en moi ? Ou bien en étais-je l’auteur ? Je ne savais plus rien…

Pourtant, elle a bel et bien existé. Si je la voyais un jour, je serais capable de la reconnaître, pour sûr ! Même si j’avais oublié, même si je ne me souvenais pas d’elle, j’en étais persuadé.

Et je souhaitais que ce soit aussi le cas pour elle.

Ce seul sentiment résidait en moi tel un feu de joie.

* * *

Que les continents éparpillés dans le monde soient grands ou petits ne faisait aucune différence pour les gens…

Peu importait l’endroit, tant qu’il y avait des êtres humains, il y avait de la vie. Labourer, cultiver, récolter, construire et colorer. Créer et échouer. Se cacher, interagir, détruire, mourir de faim, réussir. Déprimer, verser des larmes, contraindre. Briller, agir de façon immorale. Se repentir, partir, adorer. Acclamer, se reproduire, se lamenter. Devenir oisif. Être nostalgique. Ils s’aiment et s’entretuent.

C’est le cas pour lui.

* * *

Lorsqu’un certain continent mit fin pour de bon à une guerre qui durait depuis longtemps, celle qu’on nommait « Guerre Continentale », les batailles se poursuivaient sur un autre, comme si de rien n’était. Dans tous les métiers de la guerre, il n’y avait rien de plus représentatif que celui des mercenaires. Bien qu’il en existât de différents types, ceux qui erraient sur ce continent étaient en majorité des combattants libres qui rejoignaient le camp le plus offrant.

Ils pouvaient être à l’est aujourd’hui et à l’ouest demain et avoir un camarade de boisson de la veille devenir un ennemi le lendemain. Les mercenaires ne se souciaient pas non plus de ce qui pouvait arriver à leur chef de faction qui s’était offert leurs services ou bien du sort du village de la fille avec laquelle ils avaient couché. Seul l’argent était le moteur de leurs actions.

Et en ce moment même, un mercenaire était à l’agonie. La mort allait certainement faucher d’autres de ses semblables.

— Il fait si froid…

Des cheveux blonds sableux se balançaient dans le vent mêlé à la poussière cendrée. Un homme d’une beauté telle, que c’en était du gâchis que de périr ici dans un tel endroit. Il gisait dans une position identique à celle d’un nouveau-né. Sa peau couleur ivoire, dans laquelle se dressaient des poils dorés, était exposée sans pitié aux menaces naturelles.

L’homme gémissait au milieu de ses souvenirs embrumés, se demandant comment les choses avaient pu finir ainsi.

Il y a trois jours, je tuais. Il y a deux jours, je tuais aussi.

Il se souvint de plusieurs combats auxquelles il avait prêté son corps sur un coup de tête.

Hier… Oui, j’étais dans le bar d’une petite ville d’autoroute à danser avec des femmes. Je buvais…

L’homme pouvait plus ou moins comprendre ce qui s’était passé. Il avait dilapidé la récompense qu’il avait reçue pour avoir survécu aux flammes de la guerre et avait passé la nuit avec une femme d’une rare élégance, ayant remarqué à quel point il dépensait sans compter. La chambre et les boissons avaient été arrangées par ladite femme. Elle avait très probablement administré une drogue dans son verre.

— Je suis malade… oeh…

Le fait qu’on l’ait dépouillé de tous ses biens, qu’on lui ait arraché la prime qu’il avait gagnée au prix de sa vie, et qu’on l’ait laissé au hasard dans un tel endroit sans que personne ne prenne la peine de l’achever ne pouvait être qualifié autrement que de malheur. Le fait que son corps ne soit pas attaché était une chance, mais même si c’était le cas, il n’aurait pas bougé. Il semblait qu’il n’avait pas du tout l’énergie pour se lever.

— Quelq…

Tenta-t-il de dire, mais il se tut

Même si j’appelle quelqu’un, il n’y a personne dans le coin. Qui serait même ce « quelqu’un» pour moi, de toute manière ?

L’homme n’avait pas de camarades ou de famille pour l’aider dans un tel moment. C’est ce que cela signifiait de vivre pleinement. Il rendait ses bagages aussi légers que possible et avançait simplement dans la direction qu’il sentait bien. Avec un objectif ambitieux, on pouvait avoir de bons résultats. Être peu enthousiaste était synonyme d’obstacles divers liés aux décisions de vie. Ceux qui n’avaient rien pouvaient probablement voir un monde bien plus vaste que ceux qui avaient tout. Cependant, n’avoir personne pour les pleurer lorsqu’ils goûtaient à leurs derniers instants était bien solitaire.

Une douleur se fit ressentir quelque part dans les tréfonds de sa poitrine, dans cette zone que l’on nommait « cœur ».

— Non, hors de question de croupir ici !

La douleur était toujours vive, mais l’homme n’était pas du genre à se résigner docilement à son sort. Il serra les poings, motivant son corps et tentant de se relever d’une manière ou d’une autre.

— Comme si j’allais mourir… Comme si j’allais mourir, comme si j’allais mourir !

Peut-être parce que ce rugissement avait été la dernière force qu’il lui restait, l’homme s’effondra de nouveau sur le dos tête la première après avoir simplement crié. Enfoui dans le sable, il perdit conscience. En temps normal, il serait mort ici, mais il y avait un certain nombre d’individus ayant les faveurs de la déesse de la Fortune au point qu’elle les préserve de leur destin. Le fait qu’un motard au grand cœur passe par cette route sans signalisation et qu’il le découvre était l’œuvre de cette bienfaitrice.

* * *

L’homme rouvrit les yeux après quelques heures.

— Qui… es-tu ?

En raison de la surprise, mais aussi parce qu’il était assis, sa voix était rauque.

— Hodgins, un vétéran de guerre en plein voyage. Je suis celui à qui tu dois la vie. J’ai ramassé ton corps nu dans le désert.

C’était un homme aisé, facile à vivre, très sociable, extrêmement calculateur et secret. Il avait généré d’un coup de gros bénéfices lors de paris de guerre ce qui lui donnait un air quelque peu arrogant au vu de son évolution rapide. Il était actuellement entrepreneur, tentant de créer son entreprise.

C’était la première rencontre de cet homme avec Hodgins, son sauveur.

* * *

— Pourquoi tu m’as aidé, l’Ancien ?!

Sa voix dure résonna dans tout l’intérieur de la boutique. Les deux hommes se trouvaient dans un restaurant à terrasse ouverte situé au premier étage d’une auberge. Il était trop tard pour le petit-déjeuner et trop tôt pour le déjeuner. L’homme s’était fait remarquer. Après tout, quelle que soit la façon dont on le regarde, il était habillé d’une chemise et d’un pantalon larges, manifestement empruntés.

— Ah, désolé. Ce gamin est un peu mal élevé. Je vais lui dire de se calmer. Hum ? Attends une minute…l’Ancien !? Moi… ?

Hodgins ouvrit grand les yeux et se pencha plus près de l’homme.

Il a vraiment réagi à ça ?

Le jeune homme et cet Hodgins trop joyeux formaient une combinaison mal assortie à l’intérieur de cette auberge raffinée. Il était inévitable que les regards des clients se posent sur eux de manière naturelle, mais après un grognement du jeune homme, stipulant qu’ils n’étaient pas des bêtes de foire, fit détourner le regard de tout le monde.

— L’Ancien, écoute-moi.

— Non, non, il y a plus important. Que dirais-tu d’abord de régler la question de ma supposée vieillesse ? J’ai certes déjà dépassé la trentaine, mais je suis plus jeune que ceux de ma génération. Ils sont déjà tous mariés. Mon ventre ne ressort pas et puis je suis un gentleman. En quoi je ressemble à un vieux ? Plutôt à un grand frère non ? Réfléchis bien veux-tu ? Prêt, p…

— L’ANCIEN !

Comme s’il avait été poignardé en plein cœur par ses paroles, Hodgins se serra la poitrine et gémit.

— Qu’y a-t-il… jeune homme… ?

Même sa voix était douloureuse.

— Pourquoi m’as-tu aidé ? Tu m’offres même de la nourriture…Qu’est-ce que tu veux au juste ? J’ai dit que je n’avais pas d’argent.

Si cet homme était facturé pour un repas dans cet endroit maintenant, ce serait la fin pour lui. En contradiction, Hodgins agita sa main sur le côté.

— Nah, je ne veux pas de ton argent.

— Alors mon corps ?

— Tu as… une trop grande confiance en toi. Eh bien, quand je t’ai vu pour la première fois, ton corps était enfoui dans le sable et je n’ai pas pu voir autre chose que ton visage. J’ai pensé que tu étais une jolie fille nue s’étant évanouie.

Après avoir jeté un regard fugace à l’homme, il tourna la tête dans une autre direction, le regard lointain.

— Quand je t’ai pris dans mes bras, j’ai remarqué que tu avais quelque chose en plus dans cette zone du corps. Mais tu étais encore en vie, alors je t’ai ramené à l’auberge avec moi. Je t’ai massé le corps vu que tu étais en hypothermie et avant de le réaliser, c’était déjà le matin. Je savais que tu n’avais pas d’argent rien qu’en te regardant. Et puis j’ai eu confirmation que tu n’avais bien rien sur toi ensuite.

Cette fois, celui qui avait mal à la poitrine était l’homme.

— Désolé de ne rien pouvoir te donner.

Comme le ton de sa voix avait beaucoup changé, peut-être qu’un point sensible avait été touché.

— Jeune homme, que faisais-tu enfoui à cet endroit ?

— Tu me demandes pourquoi ?

Bien qu’hésitant à évoquer son malheur, il résuma sa situation.

Hodgins avait écouté sérieusement au début, mais à la moitié, il tourna le visage sur le côté et ses épaules tremblèrent comme s’il se contenait son rire.

— Si tu veux rire, fais-le… !

— Je peux ? Ahah ! Ahahahahah ! Tu avais finalement gagné un peu et tu as tout perdu ?! C’est trop pitoyable ! J’ai mal au ventre… Ah, attends un peu. Et si tu arrêtais de soulever cette chaise ? Du calme, non ? C’était terrible, n’est-ce pas ? Tu as faim ? Mange, mange. En parlant de ça, je ne t’ai pas demandé ton nom non plus. Jeune homme, comment t’appelles-tu ?

Ce fut le silence.

— Hé, hé, peu importe à quel point tu te comportes mal, tu devrais au moins donner ton nom.

Faisant la moue, l’homme murmura sèchement :

— Je n’en ai pas.

Semblant avoir été faits à partir des couleurs du ciel d’été et soufflés dans du verre, ses yeux remarquables s’assombrirent, exprimant de la résistance une fois de plus. Croisant les bras, il posa ses pieds sur la table.

— Je n’ai pas de nom. On m’en a peut-être donné un, mais je n’en ai pas actuellement. Appelle-moi comme tu veux. Mon nom de mercenaire était « Blue ». Comme je ne connaissais pas le mien, j’ai pris la couleur de mes yeux.

Hodgins montra de l’agitation pour la première fois devant le jeune homme, réduit en un amas de mécontentement.

— Tu n’as pas de nom ? Comment ça ?

— Amnésie. Ma mémoire ne retient que ce qui s’est passé il y a quelques années. Je ne sais pas où j’étais, ce que je faisais, d’où je viens ou qui j’étais avant ça. Quand je suis revenu à moi, j’étais allongé sur la rive d’une rivière aux frontières de ce continent. À l’époque, je portais une armure et une cape… Si je n’avais pas été recueilli par une gitane, je serais mort comme ça.

Hodgins réalisa à ce moment-là qu’il avait gaffé.

— Tu ne te souviens de rien ? Pas même d’une seule chose ?

Le silence de nouveau.

— Il y a bien quelque chose tout de même ?

Cela pouvait être suffisamment important, car le jeune homme hésitait. Après avoir montré son indécision, il ouvrit finalement la bouche.

— J’ai probablement… eu une… petite sœur.

Son attitude était presque digne de la confession d’un péché.

— Pourtant, je ne me souviens pas d’elle. J’ai juste le souvenir qu’elle a existé sans savoir quel genre de personne elle était. Mais elle était bien là, j’en suis certain.

Hodgins finit par attraper sa propre chemise au niveau de la poitrine.

— J’ai suivi les gitans pendant un certain temps, apprenant comment chanter, danser et tout le reste. Puis, à la fin, j’ai changé de métier pour devenir mercenaire. J’ai pensé que le combat correspondait mieux à ma nature. Mon surnom est le « Monstre assoiffé de combats ». Je suis célèbre dans le monde des mercenaires.

En disant cela, l’homme a haussa les épaules.

— Mais bon, ce n’est pas un nom.

Il ne savait pas qui il était. À quel point cela était-ce inquiétant pour lui ? Le jeune homme ne semblait pas du tout avoir une personnalité louable, mais il était apparemment préoccupé par le fait de ne pas avoir de nom.

— Hu~n… c’est comme ça ? Tu étais donc un mercenaire, hein ?

— En effet. Est-ce mal ?

— Non, mais finalement, tu n’as ni nom, ni argent, ni quoi que ce soit. 

— Non ! Non ! Non !

La rage du jeune homme se fit ressentir à travers ces « Non », menaçant la vie de Hodgins.

— Tu veux te faire tuer, l’Ancien ? Je dis ça comme ça, mais je me fiche bien de la morale. Si je n’aime pas quelqu’un, je le défonce.

— Je vois. Pas un seul « merci ». Mais j’aime bien ta sincérité.

— Et donc ?

— Tu vois, j’ai une connaissance. Une fille qui te ressemble. Même si je suis son tuteur légal, je l’ai laissée avec d’autres personnes et je suis parti en voyage comme si je fuyais. J’avais le sentiment que je ne pouvais pas la laisser seule.

Quelqu’un qui me ressemble ?

Y avait-il une telle personne dans ce monde ?

— Quel genre de fille c’est ?

Sans répondre à la question, Hodgins donna des miettes de pain à une colombe qui attendait à ses pieds que les restes de son repas tombent. Quelle que soit sa pensée, il resta silencieux pendant un moment et se leva soudainement de sa chaise, poursuivant la colombe. Les autres colombes ne pouvaient pas supporter son action imposante, battant des ailes et s’enfuyant dans le ciel.

— Hé, quel genre de fille c’est ?!

Son cri de colère se superposa au rire innocent de Hodgins et au bruit des battements d’ailes. Alors que les colombes s’envolaient vers la ville dans son dos, Hodgins se retourna vers le jeune homme, mais tout en regardant ailleurs.

— Les plus forts et les plus faibles de ce monde.

Hodgins souriait comme à son habitude, mais son regard restait de marbre. Peu importe que la fille à laquelle il faisait référence soit bonne ou mauvaise, l’on pouvait voir que c’était quelqu’un d’important pour elle au vu de l’atmosphère.

Le jeune homme fronça les sourcils.

Qu’est-ce que c’est que ça ? Une énigme… ?

Il comprenait de moins en moins son sauveur.

— Je dois aller la voir et me confronter à elle.

Hodgins avait dit qu’il avait une trentaine d’années, mais il semblait plus âgé que cela lorsqu’il parlait des « plus forts et des plus faibles du monde.

— Je ne peux pas lui dire que c’est difficile pour moi de regarder son visage quand elle semble triste.

Les yeux plissés, le jeune homme pensa :

Ce mec… il fait semblant d‘être décent. Il y a quelque chose qui cloche chez lui.

Il sentit une torsion de la part de l’autre homme qui riait. Ce dernier avait beaucoup parlé au début, mais il préféra donner libre cours à ses pensées plutôt que d’avoir une réelle conversation. N’était-il pas accablé par une sorte d’énorme fardeau pour lequel il ne pouvait rien faire ?

— Bon, c’est décidé.

Hodgins pointa son index sur le jeune homme et fit un clin d’œil.

— Si tu ne sais pas qui tu es, ça te dit de me suivre ?

— Tu veux dire que tu vas me donner un travail ?

— C’est exact. Tu as des manquements partout, mais viens chez moi gagner de l’argent. Tu en auras besoin pour rechercher ta sœur et pour te venger des types qui t’ont jeté nu dans le désert, n’est-ce pas ? En échange, tu peux me prêter ta vie pour un temps ?

— Hah ?

— Pour l’instant, tu n’as que ta vie, hein ? Je vais acheter ça.

À ces mots, le cœur du jeune homme commença à s’agiter au point que ce dernier gémisse. Il était normalement habitué à ce que sa vie soit achetée contre de l’argent, mais faire la chose en face à face comme ça lui coupait en quelque sorte la respiration.

— C’est combien ?

À cette question, le jeune homme ne sut répondre.

* * *

Par la suite, le jeune homme acquit un nom.

« Benedict Blue« .

Il avait un travail et un toit à la compagnie postale CH.

Il avait un sauveur qui lui était cher : Claudia Hodgins.

Il avait également fait la rencontre de nouveaux camarades.

C’était un long prologue empli d’épreuves, mais c’était son histoire…

* * *

— L’explication s’arrête là. Le client qui a fait cette demande souhaite simplement que la lettre soit bien reçue. La petite Violet s’occupera de l’écriture et Benedict de la livraison. C’est une commande soudaine, mais au moins vous y allez à deux. Je peux compter sur toi Benedict pour accompagner la petite Violet également sur le retour. Je vous donnerai quelques jours de repos après votre mission terminée, alors faites de votre mieux. Des choses à redire ? Ça vous convient ?

Benedict observa la jeune fille aux cheveux d’or qui avait immédiatement répondu « Oui » avec des yeux bleus semblables aux siens. Ils s’assirent l’un à côté de l’autre sur un canapé dans le bureau de Hodgins. C’était un début de matinée assez laborieux et il était bientôt l’heure d’effectuer le service. Le climat, l’atmosphère et la nourriture de Leidenschaftlich, auxquels Benedict n’était pas habitué parce qu’il venait d’un autre continent, pénétraient maintenant son corps sans aucun rejet.

— Très bien.

Il n’avait aucune raison et n’était pas en mesure de refuser. Celui qui se trouvait devant lui était son sauveur et son supérieur. Il n’avait en soi aucun respect pour ce dernier, mais il se sentait bien avec lui. Et ce sentiment de familiarité était très probablement du plus haut degré.

— V, allège tes bagages. Je ne veux pas que ma moto adorée soit ralentie.

La fille à côté de notre Benedict amnésique était une personne venant seulement d’apparaître dans sa courte vie. Dès leur première rencontre, Benedict l’avait catégorisé comme une assistée. C’était une poupée de souvenirs automatiques des plus étonnantes. Son impudence mise à part, c’était une jeune fille ignorante qui ne connaissait pas les bonnes manières. Au début, il avait douté qu’une personne aussi machinale, issue de l’armée, puisse travailler dans l’industrie du Service, mais elle était actuellement l’employée la plus populaire de la compagnie postale CH.

— En effet. Je devrais garder seulement le minimum d’armes. Le poids de mon corps est également lourd à cause des prothèses, ce qui ne manquera pas d’augmenter le poids sur la moto.

Son apparence fine avait toujours volé les yeux de ceux qui la regardaient, mais dernièrement, il avait l’impression que son charme avait augmenté. C’était comme si le printemps venait de naître au sein de sa beauté froide.

— Avec Benedict, je peux me contenter du minimum. En cas d’urgence, c’est quelqu’un de fiable.

Elle était devenue capable de sourire quelque peu à l’occasion. Le plus gros incident parmi ceux qu’ils venaient de vivre en personne, le détournement du train Intercontinental, traversa l’esprit de Benedict. De même qu’un homme avec un cache-œil, qui s’était présenté en embrassant Violet de côté alors qu’elle avait perdu un bras, avant de prendre congé.

Il n’avait pas tout entendu sur le passé de ces deux-là, mais Hodgins lui avait raconté le gros de l’histoire par la suite. Ils étaient amoureux l’un de l’autre. Il n’y avait pas de place pour que quelqu’un s’interpose entre eux. Leur collègue, Cattleya, avait dit que ces deux-là avaient apparemment commencé à se voir lors des jours de repos de Violet. Cattleya s’était contentée d’un « Je suis contente » en rigolant.

Benedict lui, ne voyait pas la situation d’un bon œil. C’était probablement la raison pour laquelle observer Violet ces derniers temps n’était guère amusant. Il était méfiant, estimant qu’elle se faisait manipuler par un homme beaucoup plus âgé venant de faire une apparition soudaine après des années sans nouvelles. Pour dire les choses positivement, il était inquiet.

Avec le bout de ses doigts, Benedict donna une pichenette sur le front de Violet, qui n’avait évidemment pas compris la raison.

— Pas vraiment, tu es légère. C’est juste que ta valise est lourde. Papy, tu as déjà soulevé le bagage de V ? Fais-la tourner dans les airs et tu peux assommer quelqu’un. C’est rempli d’armes sous ses vêtements.

Hodgins montra une mine déplorable.

— Petite Violet, dis-moi… tu achètes des armes avec ton salaire ?

— Dans l’armée, on nous livrait constamment les armes, mais maintenant, je n’ai plus d’autre choix que de les acheter moi-même. Après tout, Je ne peux emporter Witchcraft avec moi que lorsque je suis de service, président Hodgins. J’ai récemment acheté un fusil de chasse à longue portée, mais mes mains sont en fait plus habituées à manier des grandes armes de type massue, pouvant se balancer.

Peut-être en raison de son désir d’acquérir de grandes armes, Violet se déplaçait comme si elle en maniait une réelle, fixant l’arme imaginaire.

— Je ne peux vraiment pas. Je me suis donné la peine de te donner une apparence mignonne, alors n’emporte pas ce genre de choses avec toi je te prie. Seulement en cas de force majeure !

— Et puis ce sera encore plus lourd pour ma moto alors c’est non !

Complètement cernée par les deux hommes, Violet afficha une mine déconfite, comme dépitée.

— Je suis prête à expliquer les points forts d’une telle arme, il faut…

Sans avoir pu terminer son argumentaire, les deux hommes partirent à la hâte.  Laissés par Hodgins et salués par Lux, au standard téléphonique, Benedict et Violet quittèrent la compagnie postale. Les deux blonds s’élancèrent sur leur moto vers l’inconnu. L’automne avait pris fin, laissant place à l’hiver.  Leidenschaftlich n’était habituellement pas un théâtre enneigé, mais des vents glacés soufflaient comme à l’accoutumée.

Gants, écharpes, parkas, même si les mesures de protection contre les basses températures étaient appropriées, le froid restait intense. À son poste de conducteur, Benedict n’avait d’autre choix que de subir les rafales glaciales de plein fouet. Les bras artificiels de Violet enroulés autour de sa taille étaient également gelés. Le contact de la partie non métallique de son corps sur le dos de Benedict était sa seule source de chaleur. Il pouvait sentir l’emprise de ses bras bien plus fermement que lorsqu’il la conduisait en été. Était-ce à cause du froid ou de la confiance qu’elle avait en lui ? Sentant une démangeaison, Benedict éternua :

— Achoo !

Tout en accélérant avec force sur ce vaste territoire, il engagea une conversation avec Violet sans raison particulière,

— Il fait froid !

— Oui.

— V, tes prothèses tiennent le coup ? Il n’y a pas de risques ou quelque chose de gel ? 

— Un gel des articulations serait problématique, mais cela n’arrivera pas tant que le froid n’est pas extrême.

— Hu~n.

— Nous avons beaucoup parcouru les terres du Nord durant la guerre continentale. Je suis habituée à utiliser les protections contre le froid.

— Eh bien, l’endroit où nous allons, Lontano, est situé à Leidenschaftlich. Il n’y aura donc pas de neige à cette époque de l’année, sauf situation exceptionnelle. Il ne devrait pas y avoir d’obstacles pour la livraison.

— C’est rassurant.

— Hé, il ne faut pas dire ça.

— Pourquoi pas ? Le climat est stable et puis c’est vous Benedict qui avez stipulé qu’il ne devrait pas y avoir d’obstacles.

— C’est justement parce que cela sort de ta bouche. On a l’impression que quelque chose va se passer. C’est de mauvais augure.

— Ce que je dis aurait un impact sur la stabilité de la situation ?

Benedict savait que les sourcils de Violet s’étaient froncés même sans la regarder. Il se mit à rire à gorge déployée.

— Idiote ! Si j’ai dit ça, c’est parce qu’un problème est vite arrivé à tes côtés. En diminuant les bagages, on s’est préparé pour une seule situation problématique. Lontano est une ville assez grande où les voyous ne manquent pas. Les villes attractives ont beaucoup de côtés sombres.

— Et c’est un problème.

— Tu t’es fait draguer par un énergumène et c’était la bagarre. Tu t’es fait attaquer par un bandit et c’était la bagarre. La moto s’est cassée et nous sommes restés coincés dans un champ. Quoi d’autre… ? J’ai beau énumérer les choses, je n’en vois pas la fin.

Comme pour protester, Violet rétorqua :

— Je ne puis être d’accord avec cela. Benedict, les bagarres que vous avez déclenchées personnellement doivent être incluses.

— Ah oui ? Alors faire équipe avec toi ne me réussit pas.

Après une courte pause, Violet objecta de nouveau.

— Je ne puis être d’accord encore une fois… Je veux bien croire que notre duo est propice à l’apparition de complications, mais nous avons su y faire face. À nous deux, nous avons la capacité de surmonter les obstacles.

Il était difficile de dire ce qu’elle pensait et elle aurait très bien pu simplement réfuter cette réputation négative qu’il lui avait collée et pourtant, il eut une autre réponse.

— Heheh

Un rire naturel s’échappa de ce dernier. Son souffle s’échappant en bouffées blanches derrière, Violet ajouta quelque chose, comme si elle venait de se souvenir de l’information.

— Cela s’applique en temps de guerre seulement, mais… nous aurions encore moins d’ennemis si Cattleya était incluse.

Murmura-t-elle après une pause. Benedict sourit.

— Si ça arrivait, on serait imbattable, gloussa-t-il.

À partir de là, le chemin vers leur destination prit quelques heures. L’endroit vers lequel se dirigeaient la poupée de souvenirs automatiques et le facteur de la compagnie postale CH se nommait Lontano. Petite par rapport à la capitale, Leiden, c’était la ville la plus prospère parmi les villes voisines. Les maisons formaient un cercle comme si l’objectif était d’entourer le vieux château qui se tenait au sommet d’une colline légèrement élevée et qui s’étendait sur une centaine de mètres. Une rivière portant le même nom que le pays coulait à proximité.

Enchâssé dans une atmosphère solennelle, ce vieux château était une attraction célèbre de la ville. Bien qu’il en détienne les droits, le clan qui le possédait avait confié la gestion à la municipalité. Cette dernière autorisait les gens à le visiter pour un prix abordable. Le vieux château était devenu un lieu touristique grandiose, car celui qui l’avait construit était un architecte réputé.

Les lieux dotés d’attractions renommées avec une valeur culturelle attiraient facilement les jeunes artistes. Lontano ne faisait pas exception à la règle, avec ses musées et autres galeries d’art, ses salles de théâtre et son marché de livres anciens. L’agglomération était devenue un passage obligé pour les amateurs du genre. Avant de franchir les portes de la ville, l’on pouvait entendre de la musique jouée par des jeunes au bord de la route et, une fois à l’intérieur, les librairies se succédaient au fur à et à mesure de la marche.

Les abords des statues et des fontaines étaient bondés de gens qui dessinaient des croquis. C’était une ville aux structures magnifiques, mais sombre alors il était facile de se perdre si l’on s’égarait dans une ruelle. Bien qu’il s’agisse d’une petite zone, il y avait aussi un quartier chaud, plus populaire auprès de ceux qui ne s’intéressaient pas aux arts.

— Maintenant…

Benedict déposa Violet à l’entrée de la ville. Elle se précipita ensuite chez le client qu’elle devait retrouver afin d’écrire pour lui. Benedict lui-même avait plusieurs paquets à livrer dans le secteur et, une fois le travail terminé, il comptait retourner à Leiden, où la remise de rapports et la livraison d’autres lettres l’attendaient. C’est pourquoi Hodgins leur avait ordonné de se rendre tous les deux dans cette ville.

C’était plus efficace que d’obliger Violet à utiliser les transports en commun. Cela ne coûtait rien et prenait moins de temps. Tout juste avant midi, les touristes formèrent progressivement une foule animée.

— Qu’est-ce qui serait bien ?

Les yeux bleu ciel de Benedict filèrent à la recherche d’un bon point de rendez-vous. Il y avait une banque, une boulangerie, un magasin de souvenirs et la statue d’une femme nue portant un enfant. La boulangerie semblait aussi avoir un café, et on pouvait voir depuis les fenêtres en verre, des gens profiter d’une ambiance chaleureuse et de pain fraîchement cuit.

— C’est réglé. V, on se retrouve à la boulangerie. Peu importe qui arrive en premier, on attend à l’intérieur.

Violet hocha sèchement la tête.

— Tu veux manger du pain, n’est-ce pas ?

En effet. Le pain de cette boulangerie est délicieux à ce qu’il parait, mais je n’ai jamais eu l’occasion d’y goûter. Mais s’y arrêter pour y goûter relève du bon sens quand on est de passage dans cette ville pour tous les facteurs dignes de ce nom. Celui-là avec du fromage fondu dessus… faut qu’on en ramène un en souvenir pour l’Ancien.

En entendant Benedict parler de « souvenir », Violet cligna des yeux.

— Très bien, Mais Benedict, qu’est-ce qui vous arrive, au juste ?

Sa surprise reflétait à quel point elle avait trouvé ça fou.

— Tu es bien grossière avec moi, tu le sais ça ?

— Je m’en excuse… Alors, que vous arrive-t-il ?

Que Benedict daignât montrer de la bienveillance à Hodgins semblait incroyable pour Violet. Elle avait donc exprimé son inquiétude quant à un dysfonctionnement éventuel de son corps ou de son esprit. Benedict frappa légèrement et amicalement le sommet de sa tête avec le dos d’un couteau.

— Tout va très bien ! Tu ne le sais peut-être pas, mais il m’arrive parfois d’apporter des souvenirs à l’Ancien ! Même les autres poupées de souvenirs automatiques le font quand elles vont dans des endroits exotiques, non ? C’est tout. Et puis il m’offre de la nourriture et d’autres trucs avant le jour de paie en plus… Il m’offre souvent le déjeuner en fait.

— Je vois que le président Hodgins a tendance à vous accorder un traitement de faveur, Benedict.

« Je ne veux pas entendre ça de toi, alors qu’il traite comme sa fille », pensa Benedict.

Tout en se tournant vers l’autre côté, il s’exprima à nouveau.

— Eh bien, il est allé jusqu’à s’occuper d’un amnésique comme moi et il m’a donné un nom. Il se pourrait bien que notre relation soit spéciale.

Cela était sorti naturellement.

— Il en est donc ainsi.

Benedict fut décontenancé par l’interjection logique de Violet. Ce n’était pas comme s’il cachait tout ça, mais il n’en avait jamais parlé à ses collègues. Il n’avait eu jusqu’à présent aucune réponse satisfaisante pour expliquer son amnésie. Soit on lui lançait des regards déplacés, soit on lui crachait des mots de pitié semblables à des condoléances. Quoi qu’il en soit, Benedict était le genre de personne facilement irritable. Il avait maintenant un nom et une position. Il n’était plus ce « Blue » ne possédant rien. Il ne voulait pas avoir honte de l’époque où il avait vécu sous ce nom qui était la couleur de ses yeux.

Je me demande...

Il n’en était pas fier non plus.

Je me demande comment elle va réagir.

Elle n’allait certainement pas grossir les choses, mais allait forcément finir par dire quelque chose de bien déprimant. Tout en acceptant des sentiments inconfortables, Benedict attendait sa réponse. Cependant, peu importe combien de temps il patientait, il n’y avait eu aucune réaction après cela. Leurs yeux bleus respectifs s’échangèrent des regards à plusieurs reprises. Un silence prolongé s’installa entre eux. Finalement, Violet inclina légèrement la tête et brisa la tension.

— Il y a un problème ?

Benedict fut ainsi libéré de ses pensées.

— Hey, Tu n’as rien à dire sur mon amnésie ?

Les cils dorés de Violet clignèrent.

— « Rien à dire » ?

— T’as bien une remarque, non ? On parle d’amnésie quand même. C’est rare !

Le dire lui-même était quelque peu embarrassant et pathétique. Ne s’intéressait-elle pas à son passé ? La déception se fit ressentir.

— Pas vraiment.

Ces paroles provoquèrent un changement dans ses sentiments.

— C’est effectivement peu commun, mais dans mon cas, ce n’est pas quelque chose d’étrange.

Violet eut un ton teinté d’une once de jovialité.

— J’ai une longue période dont je n’ai pas le souvenir. Je ne savais pas non plus comment parler. Le major m’a donné le nom d’une déesse des fleurs. Benedict, quelle signification a le tien ?

C’est vrai.

L’amnésie de Benedict ne semblait pas être un gros problème pour Violet.

C‘est tout.

Cette jeune fille appelée Violet Evergarden n’avait pas été considérée comme une personne durant cette période sans nom, mais comme une arme. Et elle n’en parlait ni avec prétention ni avec honte.

C’est du président Hodgins que nous parlons, il doit donc y avoir une signification. On peut dire que nous avons beaucoup de chance tous les deux, n’est-ce pas ? Si j’avais été utilisée par quelqu’un d’autre que le major, je ne sais pas ce qu’il serait advenu de moi à l’heure qu’il est.

Elle n’y voyait qu’un moyen de rencontrer cette personne qu’elle aimait tant.

— Oh.

Violet, qui était innocente et manquant de ce petit quelque chose quelque part, se sentait triste et affectée.

— Alors, quelle est la signification de votre nom ?

— J’ai oublié !

— Alors, demandons au président Hodgins à notre retour. Je veux savoir.

— Non, non, non ! Ne lui demande pas ! Bon, je m’occupe des livraisons. Va voir ton client aussi ! À plus tard !

Benedict remonta sur la moto et fit un signe de la main à Violet.

— Bien. Laissons cette question en suspens. Nous verrons cela plus tard.

— Ce que tu peux être têtue.

Ainsi, chacun prit une direction différente. Les livraisons de Benedict furent assez rapides. Une maison avait reçu un paquet avec un assortiment de fournitures d’une mère vivant à Leiden pour son fils qui travaillait à Lontano. Trois immeubles avaient reçu des documents faisant la navette et cinq résidences avaient reçu des lettres. En cas d’absence, cela lui demandait un peu de travail. Soit il reprenait tout simplement les colis avec lui, soit il demandait aux voisins où se trouvait la personne. Mais il avait terminé plus tôt que prévu dans tous les cas. Il entra rapidement dans la boulangerie du point de rendez-vous pour prendre place près de la vitre et boire son café. Il semblait que le travail d’écriture de Violet allait encore prendre du temps.

Je crois que je vais choisir le souvenir en premier, alors.

Il n’arrivait pas à imaginer Violet choisir un cadeau comme ça, alors le faire tout seul était probablement plus efficace. C’est ainsi que Benedict choisit quelques articles qu’il jugea savoureux en se basant sur sa propre expérience. Comme il l’avait demandé au commis, il fit emballer la part de pain pour Hodgins.

— C’est tout ?

Voyant que ce qu’il avait choisi n’avait rien d’impactant, Benedict inclina le cou.

— Hn~, autre chose que vous recommandez ?

— Que diriez-vous d’une tarte ou d’une tartelette ? Ce n’est pas du pain, mais je vous recommande aussi nos biscuits. Il y a des gens qui viennent ici juste pour les acheter.

— Ah~…

— Ils sont populaires auprès de la gent féminine. Les rubans attirent.

Une femme fit surface dans la tête de Benedict.

— J’ai quelqu’un qui les aimeraient, mais elle se trouve bien loin maintenant.

— Très bien. Alors ajoutez juste cette tarte.

Il ajouta ainsi une tarte aux pommes. Il retourna ensuite à sa place pour finir de savourer calmement son café. Tout en observant l’emballage du paquet, il se demanda dans un coin de la tête si la personne qui allait recevoir la chose allait être satisfaite. Il s’imagina vite Hodgins faire un grand sourire et prenant dans ses mains ce cadeau offert par ses soins alors que ce n’était pas son genre. Il pouvait imaginer la surprise du destinataire qui se remettrait ensuite à sourire après avoir été informé de ce que c’était, lui disant un « Merci, Benedict », et lui-même se tournant sur le côté en répondant « Ce n’est rien ». Il aurait aussi été heureux de sortir de l’argent de son maigre portefeuille pour les biscuits s’il y avait eu quelqu’un pour les recevoir, mais…

Elle est très loin en ce moment, hein.

Celle qui lui était venue à l’esprit était une fille aux cheveux noirs et aux yeux violets, Cattleya Baudelaire.

Tout comme Benedict, ce fut une employée présente lors de la fondation de la compagnie postale CH. Elle aimait les sucreries, n’était pas douée pour faire face aux obstacles et était au fond insécure malgré les apparences qui montraient au contraire une audace sans limites. Elle avait également un côté enfantin, contrastant avec son physique.

Je suppose que ça ne la rendrait pas heureuse de recevoir un cadeau.

Ils se chamaillaient dès qu’ils se voyaient. Suffisamment pour en faire une pratique courante au sein de l’entreprise. Il était facile de dire, rien qu’en les regardant, qu’ils ne se détestaient pas vraiment, mais…

Je me demande si elle me déteste.

…ils ne pouvaient pas le dire si facilement eux-mêmes.

Bien qu’ils fassent partie de la même société, ils avaient des métiers différents alors ils ne se voyaient pas souvent. C’était une routine dans laquelle ils reparlaient comme si de rien n’était le lendemain pour repartir ensuite sur un autre différend. En tout cas, ils étaient incapables de s’ignorer dès qu’ils se voyaient alors il avait pensé à lui offrir quelque chose.

Je ne la déteste pas, cependant.

Pour Benedict, ce sentiment de distance avec cette personne pouvant être considérée d’une race humaine différente, était quelque peu complexe.

Les choses ne vont pas bien entre nous. Je ne peux pas la traiter comme les autres femmes.

N’ayant jamais connu de véritable romance, il n’avait aucun moyen de savoir ce que cela signifiait. Après avoir réfléchi à toutes sortes de choses, il laissa échapper un gros bâillement. Il étira les deux bras vers le ciel d’un coup sec, arquant son corps comme un chat. Il se détendit ensuite une fois de plus. Grâce à cette pause, tous ses sentiments et son corps tendu purent se relâcher.

Je commence à avoir sommeil.

Commencer tôt le matin était son quotidien. Le travail était fini, la satisfaction d’avoir l’estomac plein et la pièce bien chauffée abaissaient naturellement ses paupières. La somnolence s’empara lentement…lentement de son corps jusqu’à qu’il soit dans l’incapacité de garder les yeux ouverts. L’intérieur était parfumé et les conversations semblaient enjouées.

Tous ces éléments menèrent à un bien-être intérieur qui relâcha sa prudence.

Même si… V arrive…

Une fille aux cheveux d’or apparut dans la tête de Benedict. Si c’est elle, eh bien, je suppose qu’elle me trouvera bientôt. L’intérieur était bondé. Pourtant, il croyait que, puisque c’était elle, elle viendrait à cet endroit à toute vitesse.

Elle va… me chercher.

Lors de son amnésie, peu importe à qui il s’adressait, personne ne le connaissait.

C’est bon si je fais une sieste, hein ?

Personne ne le cherchait.

Ça ira, non ?

Cependant, Violet Evergarden allait bel et bien le faire. En pensant ainsi, Benedict ferma les yeux. Il bâilla soudainement en ouvrant grandement la bouche avant de s’endormir complètement, tombant comme une masse. La conscience lointaine, ses pensées flottèrent dans les airs. Il oublia à mi-chemin ce à quoi il pensait après avoir été invité dans le royaume des rêves. Les nommer « rêves » pouvait être une mauvaise appellation. Dans son cas, il s’agissait de reproductions de fragments de mémoire qu’il avait fini par éteindre. Une fois libéré du monde réel, le passé le poursuivait et lui tapait doucement dans le dos. Un film qui ressemblait à un vieil ami revenant de loin fut projeté dans son esprit. « Eh bien, bienvenue, mon ami qui ne se souvient plus de son propre nom », disait-il. Le film se répétait sans cesse dans la tête de Benedict. Ses retrouvailles avec son ami nommé « passé » commençaient toujours sous un ciel nocturne.

C’était une belle nuit de pleine lune. Il était projeté dans sa version passée de lui-même dans un endroit vraiment très sombre. La surprise le fit frissonner un court instant à cause de la lumière brillante de ladite lune.  Il y avait une plage de sable sous ses pieds. En la foulant, il observait des chaussures souillées par la boue et le sang. Une vive douleur raisonnant dans tout son corps l’angoissait. Il aurait pu se blesser gravement. Néanmoins, ses jambes avaient bougé jusqu’ici malgré tout. Sa main tenait quelque chose. Quelque chose de lisse et de petit qui avait la même température corporelle.

En regardant derrière lui, on voyait une petite fille.

Elle avait des cheveux blonds comme Benedict, mais d’une couleur légèrement nuancée. Ses cheveux étaient emmêlés dans un ruban de velours noir. Quand leurs regards se croisaient, elle hochait la tête comme pour dire qu’elle allait bien. Après avoir eu confirmation de la chose, Benedict courait plus vite. Il faisait confiance à la fille qui le suivait. À la fin, son regard se portait vers l’avant là où un unique bateau tanguait à la surface de l’eau.

Voilà, on peut s’en sortir avec çapensa-t-il.

Il ne savait pas ce qu’ils fuyaient. Cependant, si c’était suffisant pour l’effrayer, qu’il s’agisse de quelqu’un de cruellement fort ou d’un groupe de gens voulant leur nuire, ils ne devaient pas tarder. Mais là n’était pas le problème.

Benedict s’était retourné pour lui parler.

— On s’échappe sur ce truc, *****.

Comme s’il l’avait effacé, il était incapable d’entendre son nom.

— *****, tu veux partir aussi ?

Il ne pouvait pas non plus entendre son propre nom prononcé par l’autre.

— Oui. Je ne t’abandonnerai pas. Nous finirons par —-. Parce que c’est la façon de faire de —-. Sans cette drogue, tu —-.

La couleur de ses cheveux, de ses yeux et de ses lèvres… Il arrivait bien à distinguer chaque zone.

— Mais… Mais même si tu —-, même si je ne te reconnais plus…comme ma petite sœur et même si tu ne me reconnais plus comme ton grand frère, ça ira. Nous le resterons pour toujours quoiqu’il advienne.

Mais il ne pouvait pas voir son visage dans son ensemble.

— Même si on oublie, je suis sûr qu’on se reconnaîtra à vue.

Il ne pouvait pas dire à quoi elle ressemblait. Les teintes de son ruban et de celle des orbes de ses yeux étaient fragmentées.

— Pas vrai ? Si on est ensemble, même si on oublie, on peut se souvenir l’un de l’autre autant de fois que nécessaire. Si tu trouves un homme qui te plaît, tu pourras m’oublier et me jeter. Mais en attendant…

Les nuances de ses cheveux, sa voix et son intonation, il ne pouvait distinguer que ce genre de choses.

— …Ne lâche pas cette main, quoi qu’il arrive. Si tu fais ça, on finira vraiment par tout oublier.

Le Benedict du passé avait dit ça comme si c’était une menace.

— Je comprends, *****.

Une fois sur le bateau, ils ramaient. Ensuite, cela se terminait toujours sur un moment où il regardait le bateau depuis le fond de la pleine mer. Ainsi, il pensait qu’ils avaient échoué en laissant échapper un soupir.

Son corps se mit à trembler ce qui provoqua un sursaut. Le film reproduit à l’intérieur de sa tête n’avait pas duré plus de quelques minutes, et pourtant…

Benedict se réveilla, accompagné d’un sentiment de fatigue, presque comme s’il avait fait un long voyage.

* * *

Les yeux à moitié ouverts, il observa les environs. Violet n’était nulle part. Il vérifia l’horloge et il ne s’était même pas écoulé dix minutes depuis qu’il avait commencé à boire son café. Se redressant calmement, il porta à sa bouche le café à peine froid. Après en avoir bu une gorgée, il finit par vider goulument la tasse comme si c’était de l’eau.

« Un autre café », demanda-t-il, en levant la main vers l’un des serveurs de la boutique. Il cherchait l’amertume de la réalité et pour ça, il devait boire suffisamment pour qu’il ne soit plus invité par la somnolence.

Tu as vu ça tellement de fois, et pourtant tu en as toujours peur ?

Dorénavant, il avait très envie de voir cette fille honnête.

Ça ira.

Même lui ne savait pas exactement pourquoi il disait ça, mais il le disait.

Ça ira.

Il avait besoin de ces mots.

… Je vais… bien. N’est-ce pas ?

Il ne répondit pas à sa propre question ce qui le fit ricaner. Il n’avait pas l’habitude d’être aussi agité. Même lors de sa première mission de mercenaire, il ne l’avait pas été à ce point. Il regarda de nouveau autour de lui. Personne ne se faisait maltraiter. Rien ne se passait actuellement autour de lui à vrai dire. Ce n’était pas non plus comme s’il se précipitait sur un champ de bataille par appât du gain ni comme s’il avait été abandonné dans un désert, en tenue d’Adam. Il n’avait pas besoin d’analyser la situation pour se sentir en sécurité. Il était désormais béni, loin des scènes de terreur. Les choses étaient enfin paisibles. Trop paisibles. Cependant, Benedict ne savait pas que moins les temps étaient agités, plus la douleur des cicatrices se ravivait.

Depuis qu’il m’a recueilli, ne suis-je pas devenu faible ?

Bizarrement, que ce soit mentalement ou physiquement, les blessures n’étaient pas guérissables hormis ce qui était visible.

Cependant, même si elles guérissaient en surface, l’ambiance, les personnes impliquées et les objets présents lors de la blessure, tout se chevauchait comme pour rappeler que la blessure était gravée dans le marbre. Les cicatrices de l’âme poursuivaient les gens inlassablement comme la lune flottant dans le ciel nocturne. Et ce n’était pas sans peine. Même si la blessure ne durait qu’un instant, le fait d’avoir été blessé restait une vérité immuable.

Quand vais-je pouvoir me souvenir de tout ?

Cette cicatrice due à l’oubli de la seule personne qu’il aurait dû garder en mémoire était une sorte d’automutilation pour le cœur de Benedict et ce, sans qu’il ne le réalise. S’il avait ressassé ses souvenirs des milliers de fois, alors toutes ces fois furent des attaques que Benedict s’était infligées à lui-même. Sans savoir pourquoi il devenait si agité, ces réminiscences se reproduisaient sans cesse à l’identique. Vu de l’extérieur, les choses étaient évidentes pour ceux qui connaissaient sa situation. On lui apporta un nouveau café, mais il n’avait pas envie de le boire dans cet endroit si chaleureux. Pourtant, Benedict avait dit à Violet qu’il fallait s’attendre à l’intérieur. Il finit par monter sur sa moto, restant devant la façade de la boulangerie.

Respirer au beau milieu du froid le calma un peu. L’air parfaitement pur et glacé qui se trouvait en lui rafraîchissait la tête. Si son corps tremblait, c’était juste à cause du froid. Soudainement, Benedict jeta un œil sur le côté. C’était dû au fait qu’il sentait un regard le fixant pour une raison quelconque. Une fille blonde et aux cheveux courts se tenait là. Sa nuance de blond n’était pas naturelle alors il s’agissait probablement d’une perruque. Elle était vêtue d’une robe de satin d’un blanc laiteux semblable au teint de sa peau, sous un trench-coat noir.

Elle semblait être le genre de femme dont les artistes chantaient les louanges. Une cigarette entre les doigts, la fumée sortait de par ses lèvres rouge vif. Être dans un bar, entourée d’homme, tout en riant avec élégance, voilà une image qui lui convenait fort bien. La devanture d’une boulangerie ne lui seyait guère.

— T-Toi…

Lâcha la femme à Benedict, comme si elle avait laissé échapper ça sans le vouloir. Sa voix était rauque.

Benedict détourna le regard, une impression de déjà-vu. Ne s’étaient-ils pas déjà rencontrés quelque part ? C’était ce que lui intimait son sixième sens. Inconsciemment, ses yeux se posèrent sur ses cheveux. Si sa sœur avait grandi, n’aurait-elle pas été plus jeune que cette femme ? En tout cas, les femmes pouvaient changer l’âge suggéré par leur apparence comme elles le voulaient avec du maquillage et des vêtements.

Bénédict connaissait les visages matinaux et nocturnes des femmes qu’il avait côtoyées jusqu’à présent. Ne devait-il pas écarter la possibilité qu’elle soit sa petite sœur ? Peut-être parce que la lueur dans les yeux de Benedict s’était aiguisée, la femme fit un pas en arrière et jeta sa cigarette avant de quitter la zone. Au début, elle marchait lentement, puis, petit à petit, elle se mit à accélérer le pas.

— Hey.

Réalisant la chose, Benedict sauta de sa moto et l’interpela !

— Hey, attends.

Il poursuivit la femme alors qu’elle s’était mise à courir. Il lui saisit le bras de force. Dépassée, elle tenta de se libérer de son emprise, mais Benedict lui plaqua le bras derrière le dos. Son parfum très sucré lui donna l’impression de suffoquer.

— Laissez-moi partir !

— Tu me connais, non ?!

— Pas du tout !

— Tu me connais, n’est-ce pas ?! Non, je… je… !

J’ai l’impression de te connaître.

— Ser… Serais-tu…

Il avait peut-être tiré des conclusions hâtives. Il ne réfutait pas l’idée que cela pouvait être un malentendu, mais il ne voulait pas laisser passer cette infime possibilité.

— Serais-tu… ma petite… sœur ?

Lorsqu’on le lui demanda, la femme couvrit la bouche de ses deux mains.

* * *

Le chemin du retour fut extrêmement calme ce jour-là. Ayant terminé son travail d’écriture, Violet interpela Benedict, qui expirait des bouffées blanches à l’extérieur. Il lui fallut quelques secondes pour réagir, son visage ayant l’air d’avoir vu un fantôme. Elle remarqua qu’il n’avait rien dans les mains alors qu’il avait dit vouloir acheter un souvenir pour Hodgins. Une fois rentrés dans la boulangerie, la vendeuse se chargea de remettre les commandes.

Comme Benedict n’avait rien dit, c’est Violet qui se chargea de la remercier. Même lorsqu’elle lui stipula qu’il était temps de rentrer tout en se plaçant derrière lui sur la moto, il ne démarra pas, toujours perdu dans ses pensées. Après s’être mis finalement en mouvement, il s’arrêta après une minute.

— V, c’est ma faute. Je me sens… très mal en ce moment. Je pourrais causer un accident et te blesser.

Violet ne lui avait pas demandé pourquoi il était dans cet état, mais comme il était très pâle, elle décida de passer devant en lui lançant un « Alors, c’est moi qui conduirai », s’adaptant à la situation. Elle avait appris à monter à cheval et à conduire des véhicules tant bien que mal durant ses années dans l’armée. Même si cela faisait longtemps, elle était sûre de toujours en être capable.

— Benedict, vous allez tomber comme ça. Serrez-vous un peu plus.

— Désolé…

— Si vous vous sentez malade à cause des secousses, j’arrêterai. Il ne faut pas hésiter à m’en faire part.

— Aah. J’ai un peu mal à la tête. Je peux… fermer les yeux un moment ?

— Comme il vous siéra.

Après avoir dit cela, Violet leva les yeux au ciel. À l’approche du crépuscule, le ciel commença à se couvrir, mais la pluie, la neige, ou une quelconque anomalie liée à la météo ne semblait apparaître.

Benedict n’était clairement pas du genre à se reposer sur les autres et à s’excuser. C’était assez rare pour le souligner.

Alors qu’il ne se sentait pas bien, il avait réussi à garder un peu de jugeote pour se faire remplacer. Cependant, le fait que Benedict, connu pour être présomptueux, soit resté silencieux pendant tout le voyage tout en se reposant derrière une fille plus jeune, aurait été considéré comme un état alarmant par les employés de la compagnie postale.

Bien sûr, Violet Evergarden avait aussi compris qu’il s’agissait d’une urgence.

Aussi fatigué et somnolent qu’il puisse être, cet homme n’aurait jamais laissé quelqu’un d’autre conduire sa moto adorée. C’était un véhicule personnel offert par Claudia Hodgins lors du lancement de l’entreprise.

Violet se contenta de lui parler de manière neutre.

— Benedict, vous discutiez avec quelqu’un avant mon arrivée ? 

— Ouais.

— J’ai de bonnes oreilles.

— Tu es comme un animal sauvage.

— « Je veux m’enfuir d’ici ». « Je veux que tu me fasses gagner du temps » « Je veux que tu m’aides », vous pensiez à ça ?

Plutôt que de ne pas savoir discuter, Violet n’était juste pas aussi compétente que la plupart des gens en matière de conversation. Elle ne savait donc comment s’adresser à lui de la bonne manière dans un tel moment.

— Ça n’a rien à voir avec toi.

Benedict lui répondit froidement, mais à voix basse, donnant l’impression qu’il la repoussait.

Comme la conversation s’arrêta net, le silence s’abattit de nouveau.

Violet fut alors plongée dans ses pensées.

Elle ne faisait presque jamais d’efforts dans les conversations. Si on lui disait de ne pas parler, elle ne parlait pas. Lorsqu’on lui posait une question, elle répondait. Elle posait une question seulement si c’était nécessaire. C’était comme ça jusqu’à maintenant du moins.

Mais maintenant que Violet était adulte, elle avait compris que cela ne pouvait pas durer.

Elle s’adressa de nouveau à Benedict,

— Vous seriez le frère de cette femme, Benedict ? mais vous êtes amnésique pourtant, non ? Cette personne est-elle votre petite sœur ? Ou plutôt… avez-vous vraiment eu une petite sœur ?

— Où as-tu entendu ça ?

— J’étais là quand vous lui aviez accroché le bras. Le président Hodgins m’a appris que personne ne devait intervenir dans les relations homme-femme. Par conséquent, j’ai attendu sur place afin de veiller au loin. Je ne comptais intervenir qu’en cas d’urgence.

— C’est quoi son problème à l’Ancien ? Ça s’appelle « écouter aux portes ».

— Cette personne était-elle votre jeune sœur ? Pourtant, en vous regardant tous les deux, vous n’aviez pas l’air de vous res…

La moto heurta un gros caillou ce qui les fit voler un petit peu. Après un petit atterrissage brutal, la route reprit son cours.

— Elle n’avait pas l’air d’être votre petite sœur. Ce n’est qu’une supposition, mais je crois qu’elle est plus âgée que vous. Pour commencer, vous êtes amnésique, alors même si l’existence d’une petite sœur était probable, ne serait-il pas logique d’abandonner toute enquête dans la mesure où vous ne vous souvenez plus à quoi elle ressemble ?

Violet était beaucoup trop indifférente. Sans aucune compassion ni curiosité pour son collègue elle énonçait ses conclusions sans filtre et ce, au risque de froisser Benedict.

— Tais-toi ! Tu n’en sais rien ! C’est peut-être elle, qui sait ?!

Benedict frappa le dos de Violet avec ses poings.

— J’ai une petite sœur ! J’ai des souvenirs d’elle ! C’est la seule chose de vraiment, vraiment, vraiment, vraiment, vraiment, vraiment, vraiment, vraiment, vraiment, vraiment, vraiment, vraiment, vraiment, vraiment, vraiment, vraiment, vraiment, vraiment, vraiment, vraiment sûr !

— Comment est-ce possible ? Vous n’avez pourtant pas de souvenirs.

— J’en ai !

— Comment ?

Il n’eut d’autre choix que de parler de manière sentimentale.

— Parce que je ressens de l’amour pour elle !

Violet déglutit brusquement en entendant le mot « amour ».

— C’est resté en moi ! Même si je n’ai pas mes souvenirs, j’ai ça !

C’était embarrassant et stupide.

— C’est la seule chose qui n’est vraiment, vraiment pas un mensonge !

Normalement, il ne parlait jamais d’amour. Mais ce fut un moment de faiblesse.

On s’est quand même tenus la main dans l’obscurité. La seule preuve que nous étions en vie était notre chaleur respective. Chaque fois qu’elle disait qu’elle avait peur, je lui disais que tout irait bien. Que moi, son grand frère, allait faire quelque chose. La personne qui avait affirmé mon existence était ma petite sœur. J’avais réussi à trouver du courage dans le fait que l’on pouvait compter sur moi. Que, oui, j’étais un grand frère. Qu’elle n’était pas bien sans moi, alors je devais continuer à vivre. Pourtant…

— J’avais une sœur, et je ne comprends pas vraiment, mais je la protégeais ! Je pensais à la protéger quoi qu’il arrive, quoi qu’il arrive… ! Je ne sais pas pourquoi je vis toute seule comme ça… ! La mémoire… je n’ai pas de mémoire !

Je ne me souviens pas.

— La protéger de quoi… ?

Je ne sais pas. Est-ce que quelqu’un m’a brisé ? Ou me suis-je brisé tout seul ?

— Je ne sais pas ! Ça pourrait être n’importe quoi… Ce n’est pas… ce n’est pas ce qui est important pour moi ! Je me fiche de la façon dont je vivais quand j’étais gamin… J’étais censé avoir une sœur, et le fait qu’elle ne soit pas là est un problème pour moi ! Je suis amnésique, et quand je me suis réveillé, ma sœur n’était pas à mes côtés. Je suis devenu un benêt qui ne sait rien de lui ou de sa sœur ! Je n’ai rien ! Mais… !

Je ne sais pas. Mais…

— Mais, j’ai vraiment… une petite sœur.

Elle a vraiment existé. Si je la rencontre un jour, je saurai que c’est elle, c’est sûr. Même si j’ai oublié, même si je ne peux pas me souvenir d’elle, je la reconnaîtrai si je la vois. Je veux que la même chose soit valable pour elle.

Il avait vécu avec cette pensée tout ce temps, telle une prière.

— Cette femme a l’air de me connaître… Je l’ai aussi… Je l’ai aussi déjà vue avant d’une manière ou d’une autre. Je ne sais pas si c’est ma sœur ou pas. Mais même si elle ne l’est pas… quand le moment viendra, je ne veux pas avoir de regrets !

Après avoir dit cela, le visage de Benedict s’écrasa le visage contre le dos de Violet. C’est parce que la moto s’était arrêtée brusquement. Le nez de Benedict prit un coup en plein milieu ce qui le troubla pendant un bref instant.

Violet, la conductrice et la cause de sa douleur, se retourna et tendit la main à Benedict. Leurs visages étaient suffisamment proches pour que ses cheveux dorés, brûlants dans le ciel rouge vif, effleurent le bout de son nez.

Violet s’était saisi de l’épaule de Benedict comme pour lui dire « Ne t’enfuis pas ».

— Benedict.

Ses orbes bleus le transpercèrent comme une lame.

— Je vous prie de m’écouter. Vous savez bien que je suis orpheline. J’ai été élevée sans connaître l’identité de mes parents biologiques. D’expérience, je sais que ceux ayant tendance à se fier à leurs souvenirs se retrouvent en contact avec des personnes bien peu recommandables. Je ne compte plus ceux m’ayant invité dans l’obscurité en prétendant me connaître afin d’obtenir mes faveurs.

Violet Evergarden essayant désespérément de transmettre une leçon à son interlocuteur était tout aussi inhabituel que Benedict confiant sa chère moto.

— Durant mes années de service au sein de l’armée, le Major a toujours supporté le poids de la situation et me protégeait.

Cette rapidité dans ses paroles avait été la raison pour laquelle il n’avait pu sceller ses lèvres en la brusquant.

— Une fois adulte, j’ai fait l’objet d’une tentative d’assassinat par une secte qui ne me considérait point comme un être humain, mais une demi-déesse. Je ne sais rien de mon passé, alors même si on me dit de telles choses, je me surprends à penser qu’elles pourraient être vraies.

Après une pause, elle continua.

— Benedict, n’êtes-vous pas comme moi sous cet aspect ? Il y a probablement beaucoup de femmes qui vous connaissent. Celles que vous avez fréquentées et avec qui vous avez passé la nuit jusqu’à présent, vous souvenez-vous de chacune d’entre elles ? Vous et le président Hodgins êtes semblables. Dans le passé, il était venu me voir à l’hôpital lors de mon hospitalisation. Noyé dans les regrets, ses paroles furent semblables à une crue. N’avez-vous jamais agi de la sorte ? Même si cette personne ne vous trompe pas, dans quoi vous embarquez-vous ?

Les mots de Violet en furent en aucun cas tendres.

— Benedict.

Cependant, avec ses propres capacités, elle ne s’arrêtait pas de réfléchir, encore et encore.

— Benedict, avez-vous besoin d’aide ?

Actuellement, elle essayait de faire son maximum.

— Je ne sais pas… si je suis votre amie. Lux semble d’accord pour considérer notre relation de la sorte. Cattleya a également usé le terme, mais je ne sais pas pour vous, Benedict. Nous passons beaucoup de temps ensemble, mais même maintenant, je ne saurais définir les autres avec certitude. Mais tous ceux m’ayant définie comme une amie jusque-là, je les considère comme tel.

Ce qui les séparait, c’était le temps qu’ils avaient passé ensemble. Depuis leur première rencontre jusqu’à aujourd’hui, ils avaient noué une relation de confiance.

— C’est pourquoi, pour moi, quand bien même vous ne seriez pas mon ami, si quelque chose vous préoccupe…

Tout comme la relation oubliée entre Benedict et sa sœur, c’était quelque chose de précieux.

— En fait… Quelle que soit notre relation, je… Je… s’il y a quelque chose qui vous met dans cet état… Si c’est un ennemi que je dois combattre…

Même s’il n’avait pas de passé, Benedict avait un présent.

— …alors je l’attaquerai avec tout ce que j’ai. Je ferais office de barrage.

Il avait une alliée nommée Violet Evergarden.

Sous le ciel crépusculaire, les deux jeunes âmes qui s’étaient mises à nue avaient pris leur décision.

* * *

— Hoo, hoo, hoo

Le faible chuchotement des oiseaux donna à la nuit une ambiance particulière.

Les soirées à Lontano étaient semblables à celles des villes animées, où la lumière des bars ne s’éteignait jamais, pas même dans les ténèbres de la nuit. Un endroit si resplendissant avait besoin de lieux attirant l’attention, de l’alcool de qualité supérieure et de jolies femmes. Jusqu’à ce que les hommes trouvent le sommeil, les femmes engagées pour les divertir se devaient de rester éveillées. À cette heure, une femme seule sortit d’un bar encore éclairé, vêtue d’un trench-coat noir pouvant se fondre dans l’obscurité. Cette jolie blonde pouvait en captiver plus d’un.

— Où vas-tu ?

Demanda un homme se tenant à l’entrée du bar, le regard féroce. La femme lui montra un paquet de cigarettes vide qui appartenait à un client régulier du bar.

— Cigarettes

Les femmes qui travaillaient dans ce genre de lieux devaient signaler tout ce qu’elles faisaient. Leur corps n’était en effet que pure marchandise. Mais contrairement à de vulgaires produits inanimés, les corps pouvaient se mouvoir. On se devait donc de bien surveiller ces femmes.

— L’épicerie de Linda est toujours ouverte. On m’a dit d’aller en acheter plus. Si tu m’empêches d’y aller, on va te réprimander.

Elle avait l’intention de parler avec nonchalance, mais son corps tremblait sous le trench-coat. L’homme la scruta de la tête aux pieds.

— C’est la nuit-là. Je vais y aller. Je ne peux pas te laisser partir seule.

— J’ai besoin de ma pause clope.

— Tu comptes encore t’enfuir à nouveau ? Tu as failli y passer la dernière fois, t’as oublié ? Si tu n’as pas encore compris malgré avoir frôlé la mort, tu es bien bête. Tant que tu n’auras pas payé tes dettes, tu seras toujours considéré comme du vulgaire bétail.

Les lèvres de la femme tremblèrent en entendant le terme « bétail ».

— Ce n’est pas ma dette.

— C’est celle de ton mec, non ? C’est un connard de la pire espèce qui vend des femmes d’un continent qu’il n’a jamais foulé.

— Je ne me soucie plus de lui.

— Même s’il ne vient plus te voir, tu l’as cherché. Tu n’as pas d’autre choix que de nettoyer derrière. Ne pense pas à des trucs stupides, car frapper les femmes, c’est pas notre truc non plus.

Elle lui tendit le paquet vide comme pour le lui remettre.

— On m’a vraiment demandé d’aller chercher des cigarettes. Si tu penses que c’est un mensonge, va vérifier. Viens avec moi si tu veux, j’ai juste besoin de prendre l’air. Comme ça, tu pourras me surveiller, ok ?

Il claqua sa langue devant cette provocation, mais il sembla abdiquer. Il demanda ainsi à un autre employé de reprendre son poste.

— Si tu mets trop de temps…

La femme se tenait au garde-à-vous pendant que les hommes discutaient. Une fois dehors, ces deux-là commencèrent leur marche sur la route pavée, éclairée par des lampadaires.

La femme le dévisageait. Elle se retrouvait dans cette situation parce que l’homme qu’elle aimait l’avait vendue. Ainsi, elle supposait que son accompagnateur avait une dette quelconque pour travailler ici.

Rien n’était moins sûr, mais quand bien même il avait ses raisons, elle ne pouvait pas se permettre d’éprouver de la compassion au vu du pétrin dans lequel elle s’était elle-même empêtré comme l’avait dit cet homme.

— Il fait froid… Tu ne te les gèles pas ?

Le plan qu’elle avait conçu ne prenait en compte que ses propres actions même si l’apparition d’un sauveur n’était pas de refus.

Les lumières de l’épicerie devinrent visibles. Ils étaient à quelques mètres.

S’il vous plaît, s’il vous plaît, s’il vous plaît, aidez-moi, Dieu.

— Tu peux fumer une cigarette, mais on y retourne dès que tu as fini.

Aidez-moi, aidez-moi, aidez-moi !

Cet espoir d’une intervention divine fut retranscrit par le fait qu’elle avait fermé les yeux avec insistance. Mais elle les aurait fermés dans tous les cas.

C’est à ce moment-là que quelqu’un arriva en courant d’une ruelle pour lui chuchoter quelque chose.

— Yo ! C’est bien ici le point de rendez-vous ?

Celui qui venait de parler était d’une stature beaucoup plus petite que celle de l’homme alors son coup de pied vint se loger directement dans ses parties intimes. L’assaillant mit les mains sur la bouche de ce dernier afin de contenir son cri. La femme reconnut le visage du nouvel arrivant à ce moment-là.

— Je t’en prie ! Arrête ! Ce n’est pas une mauvaise personne !

Jusqu’à il y a peu, elle ne s’était pas souciée de son compagnon, mais en voyant un incident lui arriver, ce sentiment d’indifférence s’était envolé. Peut-être à l’écoute, la brute qui avait fait cette soudaine apparition disparut dans la ruelle de là où il était venu.

Les cheveux dorés de l’homme qui courait devant elle brillaient de mille feux dans cette ruelle sans éclairage. Contrairement à sa perruque, ils étaient d’un blond sableux naturel.

— G-Grand frère !

La femme l’avait interpelé non sans émerveillement alors qu’il était toujours dans sa course. Mais sa réponse fut cinglante.

— Arrête avec ça, tu me dégoûtes.

Toujours en courant, cette brute qui n’était autre que Benedict Blue fit claquer sa langue. Comme la femme était lente, il la tira violemment en avant. Dans l’action, elle perdit l’un de ses talons. Ce type de chaussure était parfait pour envoûter les hommes, mais ce n’était pas adapté pour de la course.

— J’ai perdu une chaussure !

— Balance l’autre !

Après avoir été réprimandée, elle appliqua ses directives et enleva l’autre paire en pleurant. Elle tenait beaucoup à ces escarpins d’un argent brillant, mais la situation n’exigeait guère de s’y accrocher. Elle continua ainsi à courir de toutes ses forces.

— H-Hey. P-Pourquoi tu es si froid avec moi ? Tu vas bien m’aider, n’est-ce pas ? C’est normal d’aider ta petite sœur après tout.

À cette question factuelle, Benedict répondit avec un ton où l’on pouvait sentir la déception.

— Ah, à ce propos, c’était un malentendu.

Après avoir ôté sa chaussure, elle se mit à courir rapidement afin d’être au même niveau que celui qui la tirait de force par le bras.

— Eh ?

Elle reprit son timbre de voix d’origine, oubliant de jouer son rôle.

— Il me semblait t’avoir déjà vue et ma collègue m’a dit de fouiller dans mes souvenirs. Et effectivement, je te connais, mais tu n’es pas ma petite sœur.

Il y eut un silence.

— C’est toi qui m’as détroussé dans le désert d’Inkar-Usi, n’est-ce pas ?

Le silence se fit entendre de nouveau.

— Tous mes souvenirs s’arrêtent au moment où j’ai couché avec une belle femme. Je ne me souviens pas de son visage. Mais, ces… cheveux blonds bien faux… qui s’emmêlaient inlassablement entre mes doigts quand je les caressais… C’est la seule chose que j’ai pu garder en mémoire. J’étais bien bourré, n’est-ce pas ? J’avais gagné la plus grosse somme d’argent possible jusque-là, alors je suppose que j’ai fait preuve d’arrogance.

La femme essaya de s’arrêter. Cependant, Benedict la tira de force.

— Ne t’arrête pas ! Cours !

— Je ne veux pas ! Tu me dis que tu me feras tienne après, c’est ça !? Je ne serai plus à personne ! Je déteste les hommes ! Je ne veux plus vivre en étant utilisée par quelqu’un ! Je veux retourner dans ma ville natale !

Des larmes ruisselèrent, mais Benedict n’était pas le genre d’homme à faiblir devant une telle chose. Il agrippa la robe de la femme par le col, et après avoir reculé sa tête, il vient la loger ensuite dans celle de la femme.

Les deux se tordirent de douleur.

— C’est pour ça que je t’aide ! Qui a besoin d’une merdeuse comme toi au juste !? C’est pas comme si je t’avais pardonné ! T’as de la chance qu’une bonne âme m’ait recueilli, auquel cas, je t’aurais buté depuis longtemps.

— Mais si tu sais que j’ai menti alors pourquoi !? J’ai prétendu être ta sœur et t’ai demandé de m’aider à fuir !

— Je viens de te le dire, non !? Grâce à toi et à tes mauvaises actions, je suis le plus béni des hommes ! Si je n’avais pas rencontré ce type là-bas, je n’aurais même pas de nom et je serais en train de coucher avec des femmes quelque part, à me réveiller complètement fauché ! J’ai pu prendre mon destin en main grâce à l’aide d’une déesse à la con comme toi ! Il se trouve que tu voulais me piéger, mais j’avais envie de te sauver, ok ?! Mais garde quand même en tête que je te déteste ! T’as intérêt à faire attention la nuit quand je t’aurais sortie d’affaire.

Après cet autre propos injurieux, Benedict fut repoussé la femme. Cette dernière n’en revenait pas. Jusqu’à présent, elle avait raconté son histoire à d’innombrables hommes lors de ses nuits afin d’obtenir leur aide.

Cependant, personne ne vint à son secours.

— Tu as un regard affreux, hein. Le mien l’est tout autant.

Elle n’avait personne.

— Je suis amnésique. J’avais une petite sœur… mais je ne me souviens pas d’elle.

Elle n’avait personne.

— Hey, tes cheveux me rappellent ceux de ma sœur. Je peux les caresser ?

Elle n’avait personne.

— J’augmenterai ta paye si tu restes jusqu’au matin, alors sois là. Ça fait un bail que je n’ai pas été seul.

Elle n’avait personne alors elle pensait que tromper quelqu’un était une bonne idée. Ses larmes ne s’arrêtaient pas de couler, que ce soit par la bouche ou le nez. Elle avait du mal à s’exprimer tout en pleurant, mais elle le devait bien.

— Je suis désolée…

Tout en sanglot, la femme s’excusa auprès de Benedict.

— Aah !?

— Je suis désolée de t’avoir menti ! Je suis désolée pour ces deux fois !

— Ferme-là ! Je t’ai dit que je ne te pardonnerais pas pour ces deux fois-là ! Je ne pardonnerai pas pour le restant de mes jours !

— Mais-Mais, je suis désolée ! Désolée d’avoir fait semblant d’être ta sœur !

Au milieu de la ruelle, ils entendirent des coups de feu provenant de derrière pour on ne sait quelle raison. Celui en charge de la surveiller, elle une vulgaire marchandise, était probablement à leur trousse avec un groupe.

Benedict jeta un coup d’œil derrière, mais continua de courir sans s’en soucier.

— Ils sont venus nous chercher !

Benedict lança un nouveau « Ferme-là », comme par réflexe.

Les balles passèrent près de leurs pieds et sur les flancs. Cependant, le tir qui était intense au début s’atténua progressivement à mesure que les deux fuyards se précipitaient plus loin. Benedict tira une balle par-dessus de son épaule pour faire diversion, mais ne tenta pas de blesser leur assaillant.

Une fois au bout de la ruelle, Benedict retira d’un coup de pied le couvercle à moitié ouvert d’une bouche d’égout avant de l’ouvrir complètement.

— Maintenant, saute !

Il poussa la femme dedans, l’entendant crier. Mais ayant déjà l’expérience de la chose, il savait que ce n’était pas très haut. Avant de descendre lui aussi, il regarda dans une certaine direction.

— V…

Au-delà de son regard se trouvait une de ses camarades ayant promis de stopper tous ses ennemis avec fermeté.

* * *

Elle se trouvait en haut d’un arbre, loin de la position actuelle de Benedict et de cette femme.

Violet Evergarden vérifia que c’était bien le groupe qui les poursuivait avant de leur tirer dessus. Elle appuya donc sur la gâchette pour les désarmer à distance. La trajectoire parfaite de ses balles passa sur les flancs de Benedict et de la femme, faisant ainsi barrage aux assaillants.

Réalisant que son pistolet avait été projeté suite à un tir, l’un des poursuivants s’exclama avec étonnement.

— C’est une blague ?!

Alors qu’il était abasourdi, les autres tireurs embusqués continuèrent l’attaque. L’un d’eux tenta de viser le dos de la femme qui avait du retard, mais son arme fut également neutralisée avant qu’il ne puisse tirer. Malgré l’attaque-surprise, il réussit à se remettre en place

— Tirez pas sans réfléchir ! On est ciblés !

S’écria un autre, mais par une nuit si sombre et dans une ruelle comme celle-ci, la panique de voir quelqu’un tirer sur leurs armes avec autant de précision les plaça sur leur garde.

— RESTEZ À L’ÉCART !

Une légende des champs de bataille, inconnue des citadins voyant les femmes comme des morceaux de viande, était en train de les rendre fous. Ils tiraient à l’aveugle dans le ciel obscur. Des balles volaient également en direction de Violet, mais sans que cela ne la touche.

Dans les armes à feu, il y a ce qu’on appelle la portée pratique. Les armes utilisées par ces hommes n’étaient pas adaptées à des tirs à longue distance. Les choses dépendaient également des compétences du tireur alors il y avait une disparité même au sein de la portée pratique.

C’est avec un fusil à longue portée, qu’on retrouve généralement chez les militaires, que Violet visait ces hommes depuis un arbre en hauteur afin de ne pas être repérée.

— Cible en vue… Feu.

Le bruit des tirs résonna. De loin, elle pouvait voir l’arme de quelqu’un tomber de sa main.

— Feu, touché.

Elle se déplaçait de manière furtive et rapide, comme si elle effectuait une simple mission de routine.

— Feu, touché, feu.

Que son visage se contracte un peu suite à l’impact des tirs n’aurait été en rien anormal.

— Feu.

Cependant, Violet avait un visage impassible.

— Feu.

Alors que tout devenait silencieux, en expirant profondément, Violet cessa de tirer et descendit de son perchoir. Son fusil qu’elle avait acheté tout récemment avec son salaire semblait avoir des résultats satisfaisants pour elle.

Ses tirs de barrage au sens littéral du terme avaient réussi. Elle quitta ainsi le secteur sans plus attendre.

* * *

La fusillade qui avait eu lieu dans la ville de Lontano au cours de la nuit prit une ampleur bien plus grande que ce que Benedict et les autres avaient imaginé. En effet, la police militaire fut dépêchée sur place. Il se trouve que d’autres personnes, outre la femme qui avait disparu avec Benedict, s’étaient mêlées à la confusion de l’agitation et avaient fui la ville en soirée. Mais ces histoires ne parvinrent pas aux oreilles de Benedict et Violet. Quelques heures s’étaient écoulées depuis l’exploit de leur évasion qui fit grand bruit.

— Aïe !

— Tais-toi ! Dépêche-toi de les mettre !

Dans un espace où émanait la lueur de l’aube, Benedict jeta les chaussures qu’il portait sur le visage de la femme. Tout en se plaignant un peu, elle les enfila.

Elle avait couru toute la nuit avec Benedict pour fuir leurs poursuivants à tel point que ses pieds étaient tachés de sang. La douleur était intense, mais le soulagement d’avoir réussi à s’échapper était tel que ça n’avait pas d’importance.

Après avoir enfilé les chaussures un peu trop grandes de Benedict, la marche s’en trouva beaucoup plus facilitée malgré la chose. C’était mieux que de ne rien porter.

Benedict était maintenant pieds nus. Il avait des coupures sur tout le corps et ses vêtements étaient déchirés çà et là.

— Hé, pourquoi ?

— Mais ferme-là ! Arrête de te répéter.

— Mais, c’est juste que… je continue à me poser la question. Jusqu’à présent, personne ne m’avait aidée, alors c’est très étrange pour moi.

À ces mots, le visage de Claudia Hodgins, son employeur au caractère bien trempé et sauveur, lui traversa l’esprit. Lui aussi avait offert à Benedict des vêtements et des chaussures lorsque ce dernier fut laissé en tenue d’Adam.

Moi aussi je n’arrêtais pas de demander pourquoi…

Les personnes qui n’avaient jamais été traitées avec gentillesse considéraient un amour inconditionnel comme le début de quelque chose de terrifiant. Ils croyaient fermement qu’il n’y avait que des blâmes ou des abus dans cette voie.

— Je te l’ai dit, non ? Un brave gars m’a recueilli, voilà tout.

Un petit sourire lui a échappa.

— Benedict.

Alors qu’on l’appela par son nom, il se retourna. Avec des feuilles sur la tête, leur complice du jour, Violet Evergarden, tendit des billets pour le premier train du matin, dont le départ se faisait de plus en plus imminent.

— Prenez aussi ceci avec vous.

Avec les billets, elle laissa dans les mains de la femme un sac avec du pain fraîchement cuit, vraisemblablement acheté dans une boulangerie non loin. La femme regardait alternativement le pain et Violet, les larmes aux yeux.

— Merci.

— Il n’y a pas de quoi. Soyez prudente en route…

— Vous m’avez aidé alors que cela ne vous concerne en rien.

— Au contraire, je suis concernée. Je devais faire office de barrage pour lui.

En entendant cela, Benedict se mit à rire aux éclats. Il fallait comprendre les choses comme un simple coup de main. Il ne pensait pas qu’elle prendrait les mots au pied de la lettre. Comme Violet et Benedict étaient les seuls à être dans la confidence, la femme s’inclina.

— Benedict… Merci à toi aussi.

— Je veux que tu m’appelles monsieur.

— Alors merci beaucoup, M. Benedict !

— Encore une fois, sois prudente sur les routes la nuit.

Benedict réitéra la menace d’une potentielle revanche à son encontre. L’heure du départ n’était toujours pas arrivée, mais le duo décida de la laisser là. Après un « Au revoir », ils commencèrent à s’éloigner.

— H-Hum ! M. Benedict.

Peut-être avait-elle encore quelque chose à dire, mais lorsque Benedict se retourna, la femme souriait, ses cheveux blonds flottant dans la brise matinale.

— En fait, j’avais un grand frère… Je ne l’ai pas vu depuis des années maintenant, donc je n’ai pas trop de souvenirs de lui, mais quand j’étais petite, j’avais l’habitude de l’appeler « Grand Frère ». J’avais vraiment ce sentiment à l’esprit quand j’ai utilisé ce terme envers toi.

— Et alors ?

— Si j’étais ta petite sœur, je chercherais dans le monde entier s’il le faut un grand frère comme toi !

— Mais tu ne l’es pas, dommage.

— Je ne le suis pas, certes ! Mais un jour, très certainement…Tu la trouveras…

La femme eut un petit sourire. À ce moment-là, les yeux bleus de Benedict s’écarquillèrent. Un sentiment indescriptible et étrange avait envahi son corps.

Et si les souvenirs pouvaient être transmis aux gens que ce soit à travers leurs âmes et leur corps simplement en voyageant. Il suffisait pour ça d’un petit déclencheur comme un choc électrique en cas de contact avec la personne tant recherchée pour que les souvenirs remontent à la surface.

La femme le salua de la main, toujours avec le sourire. Et cette fois, il ne lui avait pas dit de se taire.

— Ridi~cule…

Dit-il une voix tremblotante.

Se retournant sur ses talons, Benedict se mit à marcher. Violet le suivit aussitôt.

Ah, je…

Il voyait flou.

Pourquoi ? Pourquoi ai-je pensé que c’était ma petite sœur ?

Il pouvait maintenant clairement le dire. Elle n’était pas du tout comme sa sœur.

Tout d’abord, bien que toutes les deux soient blondes, les nuances de leurs cheveux étaient complètement différentes. Sa sœur était également très belle, mais ces deux-là avaient des caractéristiques différentes.

— Benedict ?

Oui, sa sœur ne dégageait pas autant de sensualité. Elle n’avait pas de style propre ce qui ne l’empêchait pas de connaître les bonnes manières. Elle n’était pas du genre à interpeler les autres de manière peu formelle.

— Attendez, Benedict.

Pour commencer, elle l’appelait rarement « Grand Frère », préférant l’usage de son prénom. Il ne se souvenait pas de son prénom de naissance, mais il savait qu’elle s’adressait à lui comme ça.

— Benedict, vous allez trébucher si vous continuez

Aah, parmi toutes ces femmes… Parmi toutes…

— Benedict, pourquoi pleurez-vous ?

Il a fallu qu’il se souvienne de sa petite sœur en succombant à un sourire de cette femme qui l’avait poussé dans cet enfer.

— Eh bien, la bienvenue à toi, cher ami qui ne connaît plus son propre nom.

C’était une pleurnicharde en plus d’être une peureuse. Elle se cachait toujours derrière moi, me suivant au pas. Ce que j’aimais le plus c’est quand elle courait dans ma direction après m’avoir repéré. C’est pourquoi je faisais parfois exprès de me cacher pour qu’elle me cherche. Les moments passés avec elle étaient notre seul bonheur. Tout le reste n’était qu’enfer.

J’avais une petite sœur. Elle a toujours été là, c’est une certitude.

Dans mon plus vieux souvenir, elle était à mes côtés. Il faisait vraiment froid quand nous nous étions réveillés dans un endroit ressemblant à une tour de pierre. Elle était non loin de moi, grelottant également. Les adultes ne nous avaient pas donné de couvertures, alors je lui avais dit qu’il fallait se serrer.

— Qui es-tu déjà ?

Son visage semblait larmoyant. Elle répondit ensuite :

— Ne m’oublie pas.

Elle me spécifia par la suite que c’était ma petite sœur.

Ah c’est vrai…

Elle avait dit que j’étais dans un piteux état. Que j’avais failli mourir à cause d’une blessure qui était de mon fait. Que j’étais prompt à vouloir mourir quand je m’emportais. Si je recommençais encore une fois, on allait se débarrasser de moi pour de bon.

C’est pourquoi elle me supplia de ne plus perdre le contrôle.

Ma sœur se souvenait de beaucoup plus de choses que moi. En fait, nous ne vivions pas dans cet endroit, mais nous avions une famille. Mais une fois ici, les gens oubliaient les choses petit à petit.

Quand je lui avais demandé si elle était certaine que j’étais son grand frère, elle répondit par l’affirmative.

— Toi aussi, tu oublies des choses, non ? Comment tu le sais ?

Demandais-je. J’insistai ensuite.

— Oui, comment peux-tu le savoir ? 

Elle se mit à pleurer encore plus.

— J’ai ce sentiment d’amour qui reste en moi, donc nous devons être une famille !

Elle était bizarre, mais suite à ces paroles, je me suis dit que je devais tout simplement la protéger. Que ça devait être effectivement ma petite sœur.

Les adultes appelaient cette tour, « Maison ».

Dans cette Maison, les enfants étaient recrutés pour faire toutes sortes de tâches d’adultes comme livrer des choses ou les récupérer. L’on pouvait même perdre la vie en les effectuant, voilà ce qu’étaient ce genre de tâches. Les meilleurs d’entre nous recevaient des missions plus sensibles. Il semblerait que j’ai perdu le contrôle à force d’en effectuer.

Si l’on manquait à ses devoirs, un petit frère, une petite sœur, un grand frère ou une grande sœur, le moindre membre de la famille, était tué. Les gens qui nous connaissaient et nous aimaient étaient des otages. Ça ne pouvait que nous rendre fous à terme.

La Maison était comme une petite garnison militaire. Nous étions toujours dans des endroits différents. D’après ce que disaient les adultes, « la Maison » était un moyen de subsistance temporaire pour les employés. L’on y formait des « ressources humaines » en repartant depuis zéro, capables d’endurer n’importe quel type de missions. En y repensant, ils me donnaient des médicaments et me mettaient sous encens tous les jours sans interruption pour je ne sais quelle raison.

Ma sœur, moi-même et les autres, qui oublions beaucoup de choses, étions apparemment des « ressources humaines ». D’après ma sœur, dans ce groupe hétérogène d’enfants, j’étais le plus apte à mener à bien ces missions. J’étais aussi celui qui prenait la plus grande quantité de médicaments alors mes oublis étaient fréquents.

Des êtres nouveaux pouvaient-ils ressortir après avoir forcé l’oubli de leur ancienne identité ? Pouvait-on élever ces « ressources humaines » au rang d’élite ? Oui et non.

Une cogitation suffisait pour que l’on devienne fou et suicidaire. Un soldat ne pouvant pas être utilisé longtemps ne servait pas. J’étais probablement fou, mais je faisais semblant d’être normal pour le bien de ma sœur.

Les adultes avaient dit qu’une fois grandis, nous serions embauchés. Que, pour le moment, nous étions du bétail. On dirait bien que ces adultes qui nous surveillaient avaient vécu comme nous dans le passé.

N’y a-t-il vraiment que des imbéciles ici ? avais-je pensé.

Ils n’avaient donc rien appris, même après toutes ces choses horribles qu’ils avaient dû subir. S’il fallait grandir dans cet enfer alors autant nous enfuir.

Ma sœur pleurait.

Si on essayait de s’échapper, les adultes viendraient pour nous tuer à coup sûr. Ce sentiment de vouloir mettre fin à mes jours avait toujours été en moi. Mais si je devais mourir dans tous les cas, autant le faire pour ma sœur.

Je ne supportais pas ceux qui lui faisaient faire quelque chose contre sa volonté. Je voulais les tuer. Elle était la seule lumière dans ces ténèbres.

Je ne savais pas si elle était vraiment ma sœur, même si on avait la même couleur de cheveux et d’yeux, mais elle était tout pour moi. C’était la personne que j’avais le plus envie de protéger au monde, même si elle était la seule…

— Ton Grand Frère te protégera *****, d’accord ?

Alors qu’elle était la seule personne que j’avais… J’ai clairement failli à ma tâche de la libérer.

 Des yeux de Benedict coulèrent des larmes.

— Merde…

Les larmes qui ruisselaient dans un flot ininterrompu et venant s’écraser sur le sol terreux avant de disparaitre comme si de rien n’était. Elles n’allaient plus jamais retourner à ces glandes lacrymales qui les avaient sécrétées. De même que cette personne ayant émergé dans sa vie n’allait pas revenir.

La vie… c’est bien de la daube.

Dans ce souvenir de l’avoir prise par la main dans la nuit, de s’être enfui et, enfin, d’avoir observé le bateau depuis le fond de la mer, si sa sœur se trouvait à bord avec lui, comment aurait-elle fait pour s’en sortir ?

Avait-elle dérivé avant de finir par être recueillie par une personne ayant le cœur sur la main ? Sa supposée sœur avait-elle survécu sans le moindre problème après l’avoir oublié, lui ainsi que sa propre personne ? Vivait-elle bien quelque part sous ce même ciel, même s’ils ne pouvaient pas se voir ?

Ce n’était qu’un doux songe.

Le monde semblait rempli d’histoires heureuses, mais elles étaient en fait très peu nombreuses, laissant place à la réalité.

Je n’avais pas besoin d’une vie comme celle-là.

On pouvait dire que la vie de Benedict avait le goût de la mer, tellement salée qu’elle en était imbuvable. Et c’était toujours le cas, même maintenant. Les petites larmes qui ruisselaient sur ses joues avant d’atteindre ses lèvres et de dégouliner sur son menton avaient la saveur de l’océan.

Le passé de Benedict le poursuivait et l’étouffait afin qu’il sombre dans le désespoir. Il avait envie de crier et de gémir sans arrêt, demandant « Pourquoi ? ».

Mets-y fin tout de suite. Mon Dieu, pourquoi fais-tu ça ? Mets-y fin tout de suite ! Dieu, il n’y a pas de salut pour moi. S’il te plaît, aide-moi. Mets-y fin tout de suite. Dieu, je ne peux pas respirer à cause de la douleur dans ma poitrine causée par cette tristesse. Vite, dès possible, faites en sorte d’en ….

— Ne sombre pas dans la folie, ne meurs pas, lui demanda-t-elle.

finir… !

Pourtant, il avait choisi la mort.

Après tout, sa sœur l’était sûrement depuis longtemps.

Il avait toujours fui une telle vérité. Il l’avait simplement omise. Souhaiter ne pas mourir dans un désert ou penser à partager du pain avec quelqu’un venait de son autre « lui » inventé de toute pièce. Il était simplement quelqu’un de faux prétendant être sain d’esprit et avait survécu tant bien que mal. Son « lui » originel avait désiré la mort depuis longtemps, quoi qu’il en pense.

Vivre et montrer de la gratitude envers quelqu’un était factice. Il avait omis ce qu’il n’aurait pas dû oublier parce qu’il n’en était que plus aisé ainsi. Entre la douleur et la facilité, il avait choisi cette seconde option. Il ne faisait aucun doute qu’il avait voulu essayer de tout oublier afin de vivre librement.

Il avait été maudit pour ça.

« Était-ce amusant ? ». Si on lui posait la question, il aurait pu répondre que oui.

Ouais, tout ça fut amusant.

Dans sa nouvelle vie, après avoir rencontré cet homme, l’humidité et la température du continent où il fut emmené après avoir été recueilli étaient différentes, et tout lui semblait nouveau. La moto qu’il avait troquée contre ses armes lui avait révélé de nombreux mondes.

Se contenter de livrer des choses… Il pensait que c’était là tout ce qu’il y avait à faire, mais lorsqu’il découvrit ce métier pour la première fois, il comprit qu’être facteur n’avait rien de facile. Chaque jour, il se trouvait désemparé, tantôt réprimandé par les clients, tantôt submergé par leur gratitude excessive. Il trouvait étrange, lui qui n’avait jamais reçu de lettre, d’en être désormais le messager.

Étrangement, à chaque fois qu’il voyait les sourires des personnes à qui il remettait des colis, il avait l’impression d’accomplir une bonne action. Il trouvait étrange de fonder une compagnie postale comme première entreprise, mais il avait fini par comprendre que la raison d’être de ce métier était le travail.

C’était de la simple livraison. Tant que l’on pouvait marcher ou conduire une moto, que ce soit une femme, un homme, un enfant ou un vieillard, n’importe qui pouvait le faire. Il n’était pas irremplaçable, loin de là. Cependant, ces simples missions ne lui déplaisaient pas. Il trouvait même la chose plutôt amusante. En effet, il livrait du plaisir à autrui ce qui était gratifiant.

Peu importe ce qu’il faisait, les paysages qu’il voyait n’étaient pas ceux qu’il avait connus en tant que mercenaire. Les petites découvertes qu’il faisait en cours de livraison, des choses mineures comme l’existence d’une boulangerie délicieuse ou le fait de gagner du temps en empruntant une route spécifique, étaient amusantes. Mais plus agréable que tout, c’était qu’il avait un endroit où retourner, peu importe dans quelle partie du monde il se trouvait.

Même s’il revenait en lambeaux, une fois la porte du bureau ouverte, il y avait quelqu’un pour dire : « Ah, Bon retour la maison, Benedict. Beau boulot ».

Il était tel un nouveau-né ayant fait une apparition soudaine depuis la rencontre avec cet homme. Cela semblait insensé, mais le monde avait pris des couleurs comme s’il avait rencontré son âme sœur.

C’était amusant, c’était amusant, c’était amusant, c’était amusant, c’était amusant. Je ne devrais pas me divertir, et pourtant, c’est ce qui est arrivé. Que faisais-tu ? Pourquoi prenais-tu du plaisir ? Tu n’étais pas en position de le faire. Tu es quelqu’un qui aurait dû mourir sans savoir ce qu’est « l’amusement ». Que tout se termine, que tout se termine, que tout se termine, que tout se termine. Tout doit prendre fin. Il faudrait en finir avec cette version de moi maintenant. Ne serait-ce pas mieux pour tout le monde ? Cela ne causerait pas de tort s’il y avait une personne comme moi qui disparaissait, sans famille et sans partenaire amoureux. Je me suis assez amusé. Quant aux personnes qui seront tristes pour moi, je peux les compter sur les doigts d’une main alors ça ira. Je vais m’effacer afin de rendre propre ce monde sale. Tu ne devrais pas t’amuser. Ce que tu dois faire, c’est une seule chose : affronter ta sœur et son sourire qui te hantent.

C’est pourquoi Benedict chercha impulsivement son arme avec une de ses mains. Assurément, des gens mouraient de cette manière. La tristesse scellait leur gorge et ils mouraient étouffés. Ils mouraient d’avoir vécu plus de moments tristes que joyeux. Il sentait qu’il ne pourrait pas vivre même une seconde de plus. Ce n’était pas qu’il souhaitait mourir. Plutôt, il avait décrété qu’il le devait.

Y avait-il un être vivant qui souhaitait mourir dès sa naissance ? La plupart d’entre eux voulaient normalement vivre. Oui, ils voulaient vivre. Une vie merveilleuse même dans la mesure du possible.

Une vie qui donnait du sens à notre naissance.

Cependant, cela ne se passait pas bien tout le temps. La vie n’était pas quelque chose que l’on pouvait préparer.

  • Ugh… uuugh…

À la suite des choix effectués, il y avait d’innombrables changements. Il y avait des moments où seuls des épisodes douloureux se produisaient comme le fait de regretter d’être né.

Les épreuves étaient semblables à une pluie glaciale que Dieu versait sur les éprouvés. Il aurait été remarquable d’avoir un endroit pour s’abriter ou un parapluie, mais il y avait des moments où on ne pouvait les trouver. Une pluie prolongée faisait refroidir le corps de quelqu’un et trembler les racines de ses dents. C’était quelque chose de difficile à endurer pour un être humain. Lorsqu’il devenait impossible de résister, ce dernier…

— Arrê…te…

…avait envie de mourir.

— Arrê… te…

Quand vivre devenait difficile, les êtres humains avaient tendance à chercher ce qui était plus facile. Il n’y avait là rien d’étrange. Qu’y avait-il de mal à fuir ? Plus la souffrance était courte, mieux c’était. Trouver une raison de vivre était un choix laissé à ces êtres vivants.

— Arrê… te.

Pourtant, oui…

— Arrête.

…la même chose s’était produite lorsqu’il était dans ce désert.

— Arrêter ça ? Pourquoi… ?

Un certain nombre de personnes, bénies par la Déesse de la Fortune, parvenaient à s’en sortir de telles circonstances. Si l’on creusait en profondeur, on trouverait que ce n’était que le résultat d’une accumulation de choses. Le travail de la Déesse s’effectuait de manière vibrante. S’il fallait une image…

— V…

…Ce serait celle d’une personne apparaissant pour tenir la main de celui qui tentait de mettre fin à ses jours. Au bord du gouffre, celle qui lui avait affiché un soutien sans faille, apparut. Ce que la Déesse apportait était différent pour chaque personne. Pour Benedict Blue, à ce moment…

— Benedict…

…Ce fut Violet Evergarden.

 

Pourquoi a-t-il fallu que tu me tiennes la main dans un moment pareil ?

Tout comme le frère aîné qui s’était agrippé à la main de sa jeune sœur dans l’obscurité, Violet s’est accrochée à celle de Benedict. Après l’avoir serré une fois, elle changea sa prise en croisant les doigts avant de continuer à marcher en le guidant.

— Benedict, rentrons à la maison.

Bien qu’il ait été incapable de faire un seul pas, il finit par marcher.

— Il ne faut pas.

Il ne pouvait pas prendre son arme tant qu’elle tenait sa main.

— Pleurer rétrécit notre champ de vision.

Bien qu’il ait voulu se tirer une balle dans la tête, il n’avait pas pu.

— Marchons main dans la main, d’accord ?

Après que cette fille lui rappelant sa sœur mentionna un foyer où retourner…

— Rentrons à la maison.

…il avait fini par penser « Aah, je dois continuer à vivre ».

— V…

La raison pour laquelle il n’avait pas été capable de la laisser livrée à elle-même la première fois qu’il l’a vue, c’est pour leur apparence similaire. Toutes deux avaient des cheveux dorés et des yeux bleus en plus de leur solitude. Il avait l’impression d’avoir toujours, toujours fait d’elle une sorte de substitut.

— V… Je…

Il ne pouvait pas la quitter des yeux, l’appelant même par un surnom.

— J’ai… probablement… tué… ma petite sœur… Je m’en souviens maintenant…

Bien qu’il ait oublié sa sœur, une partie de lui avait fini par penser que, si elle était vivante, elle serait devenue comme elle. Face à sa bêtise, il ne sut contenir ses larmes. Il se demanda alors : « Pourquoi ai-je failli alors qu’elle était si importante à mes yeux ? »

— Nous nous sommes arrêtés à mi-chemin, et j’ai été séparé d’elle… U- Uugh… C’est… C’est comme si je l’avais tuée…

Violet serra sa main encore plus fort.

— Ce n’est qu’une supposition, n’est-ce pas ?

Plutôt que comme une petite sœur, elle était comme une grande sœur.

— Comme cette femme l’a dit, il est possible de la revoir un jour, murmura-t-elle comme pour le réprimander et l’apaiser en même temps.

— Impossible… Impossible… Je suis sûr d’être le… le seul à avoir survécu… J… J’étais…

Les larmes étaient telles qu’il finit par avoir des trémolos dans la voix. C’était étouffant et il voulait que la chose s’arrête.

— Benedict, rien n’est gravé dans le marbre. C’était le cas pour mon Major. Qui peut affirmer qu’elle est morte ?

La main avec laquelle elle avait joint ses doigts palpitait. Cependant, s’il n’y avait pas cette douleur pour le contenir, il aurait pu lâcher prise et en finir avec la vie.

— Mais… Mais tu sais…

— Nous avons vécu beaucoup de choses aujourd’hui, mais nous pouvons maintenant surmonter la situation comme il se doit, n’est-ce pas ?

— J’étais… J’étais… mieux mort… !

Pleurer de cette façon, comme un enfant… était stupide, pensa Benedict. Il n’y avait plus de retour en arrière possible.

— J’étais mieux mort !

Pleurer n’allait pas changer le fait qu’il l’avait déjà perdue. Il n’avait aucune idée de l’endroit où la chercher non plus. Si des mains jointes venaient à se séparer, et que l’autre personne n’était pas tout près, elles n’allaient jamais se rejoindre à nouveau.

— Benedict.

Les jambes de Violet se figèrent net. Ce Benedict en pleurs ressemblait-il à un petit garçon pour elle ? Elle s’approcha, lui passant la tête par-dessus l’épaule.

— Rentrons, Benedict.

— Où ça ?

— Au sein de notre entreprise. Toi et moi n’avons que cette place.

S’ensuivit le silence.

En effet, ils n’avaient pas d’autre endroit où aller. Les personnes qui étaient capables de les soutenir physiquement et mentalement ne se trouvaient nulle part ailleurs qu’à cet endroit précis.

Mais puis-je vraiment revenir ?

— J’ai… fait des choses horribles dans le passé. C’est juste que personne ne sait que… quand j’étais mercenaire…

— Oui.

— J’ai fait beaucoup de choses stupides. Être jeune n’était pas une excuse.

— Oui.

— Je… Mais…

Le visage de Claudia Hodgins traversa son esprit.

Je ne devrais pas… y retourner.

Le sentiment d’exaltation lorsqu’il avait marché pour la première fois avec les chaussures amples que cet homme lui a données. Les blagues que l’autre lui racontait tout en y mêlant ses plaintes quand il traînait avec lui. Les rires des fois où ils buvaient en faisant les malins ensemble.

Mais…

Ses sourcils s’abaissent quand il est troublé. Son dos se voûte quand Lux est en colère contre lui. Quand il parle aux femmes, sa voix se fait plus douce. La force qu’il lui a montrée. Il était la seule personne de bonne volonté au monde qui pouvait s’attacher à un amnésique qui avait tout perdu.

Je veux y retourner.

Il voulait retourner auprès de cette personne au caractère bien trempé, tellement qu’il en avait les larmes aux yeux.

— Mais même ainsi, vous vivrez, n’est-ce pas ?

Benedict se racla la gorge Ces mots eurent presque l’effet d’une balle tirée en plein cœur. Sa surprise le plongea dans un mutisme. Elle était habituellement taciturne, ne cherchant jamais à embellir ses paroles. Mais il lui arrivait parfois de mettre la vérité en lumière avec audace.

— Vous vivrez, n’est-ce pas ?

L’on pouvait entendre un peu de supplication dans la voix de Violet. Sa main était toujours jointe à la sienne avec ses doigts artificiels.

— Comptons les choses que vous avez faites et celles que vous ferez à partir de maintenant afin de ne pas les oublier.

Tout cela était la preuve de ce qu’elle avait perdu et brisé. C’était aussi un symbole de régénération. De tels doigts le tenaient délicatement en place.

— Jusqu’au jour où votre heure viendra.

La jeune fille devant lui avait accepté cette agonie bien plus tôt que lui, sans s’enfuir ni détourner les yeux, subissant simplement toute cette tristesse.

— Aujourd’hui… Pour aujourd’hui, rentrons à la maison.

 C’était Violet Evergarden.

— Maintenant, allons-y. Je rappelle que notre service était censé durer la matinée. Nous serons en pause cet après-midi.

Petit à petit, mais toujours en tirant sa main, elle guidait Benedict,

— Hier, nous sommes retournés à Lontano sans finir nos rapports. Nous avions promis à Lux de les soumettre aujourd’hui sans faute. Nous sommes maintenant bien trop amochés pour aller travailler en faisant comme si de rien n’était. Si on nous voit dans cet état, cela fera scandale.

Au fur et à mesure que Benedict entendait ces paroles, elles refaisaient surface dans sa tête, sa camarade de chamaillerie lors de la fondation de l’entreprise postale, Cattleya. Lux, qui avait été récupérée sur une île isolée. Les autres collègues. La ville de Leidenschaftlich. Son propre passé. Sa profession actuelle. Son nouveau nom et l’homme qui l’avait baptisé ainsi.

— Je me demande si l’Ancien sera en colère…

Claudia Hodgins. L’homme qui lui avait tout donné. Il avait très envie de le voir. En se remémorant la voix et le visage de cet homme, son cœur semblait prêt à éclater. Dans la vie de Benedict, y compris son passé, Hodgins avait été le seul adulte à subvenir à ses besoins et à le protéger.

— Vous avez pu rencontrer le président Hodgins parce que vous étiez en vie. Vous avez aussi toujours la possibilité de trouver votre sœur. Les gens comme nous doivent croire Benedict, auquel cas, nous serions en perdition.

Il avait assez de force pour vivre seul, peu importe où.

— La journée a été très fatigante, non ? Rentrons à la maison.

Cependant, la chaleur d’avoir un tuteur l’avait changé alors qu’il avait en horreur ce genre de liens d’attache La compagnie postale CH, l’endroit où Violet voulait retourner, était déjà son chez lui.

Benedict leva les yeux vers le ciel.

Le soleil se levait. Derrière lui, l’ombre dans laquelle la nuit s’était fondue se reflétait maintenant avec éclat. La route devant lui était bien éclairée. Tout comme le passé et le présent.

— Hé, V.

Alors que Violet lui demandait ce qu’il y avait, il murmura tout en essuyant ses larmes avec la manche de sa chemise :

— Garde pour toi le fait que j’ai pleuré.

Les silhouettes des deux, avançant main dans la main, ressemblaient à s’y méprendre à celles de frères et sœurs s’entendant à merveille.

* * *

— Pour l’instant, tu n’as que ta vie, hein ? Je vais acheter ça.

À ces mots, le cœur de l’homme se mit à battre bruyamment. Il était censé être habitué à échanger sa vie contre de l’argent, mais il semblait sur le point de cesser de respirer lorsqu’on lui demanda la chose en face.

 — Combien ?

L’homme était perdu.

— Je ne sais pas.

Alors qu’il répondait sérieusement, Hodgins se mit à rire,

— Idiot, donne un prix élevé au moins.

— Pourquoi ?

— Tu pourrais donner une somme que je ne peux pas payer, de sorte que je t’engage pour la vie.

Pendant un instant, il n’avait pas compris. Il finit par répondre après une pause.

— Je ne veux pas ! C’est quoi cette histoire ?

— Tu n’as rien pourtant, non ?

— Je n’ai pas « rien », stop avec ça !

— Nous serions comme une famille si nous sommes ensemble, même si nous ne sommes pas liés par le sang. Donne juste un prix que je ne peux pas payer.

— Hah ?

— Comme je l’ai dit, on pourrait être comme une famille. C’est pas mal, non ? Plus important encore, ton nom.

— Non, non, hé, il te manque une case en fait ?

— J’ai trouvé !

— Hé, l’Ancien ! Écoute ce que je te dis au moins !

— Écoute bien.

— C’est toi qui devrais m’écouter en fait !

Avec un visage extrêmement heureux et un peu timide, Hodgins a dit,

— C’est peut-être un peu prétentieux, mais je comprends ses sentiments maintenant. Ah, en fait, ce sont plutôt les miens pour ainsi dire. J’y mets mon souhait de voir un jeune comme toi être ainsi.

À cet instant, la seule personne au monde à être témoin de l’éclat dans ces yeux bleus fut Claudia Hodgins.

— Ça veut dire « béni ». Que dis-tu de « Benedict » ?

À cet instant, il connut pour la première fois la joie de voir sa vie bénie par quelqu’un.

— Prenons le nom du dieu qui accorde la protection divine. Garde « Blue » comme nom de famille. Ton nom, celui que tu t’es donné, combiné à mon « Benedict ». « Benedict Blue ». Oui, c’est un bon nom. Enchanté, Benedict.

Même lorsqu’il se blessait en revisitant ses souvenirs, il ressentait une bénédiction chaque fois que quelqu’un prononçait son nom.

— Ridi~cule…

Il ne voulait maintenant plus jamais se séparer de cette bénédiction.

* * *

— Aah, Benedict et Petite Violet. Bon ret… Hey, c’est quoi ça ?! Qu’est-ce qui s’est passé… ? Vous deux, venez ici ! Petite Lux, apporte la trousse de secours !

Bien qu’un tantinet longue, c’était l’histoire de Benedict Blue

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