VIOLET EVER V3 - CHAPITRE 2
Éternité et la poupée de souvenirs automatique
—————————————-
Traduction : Nova
Correction : Raitei
———————————————–
La jeune fille fixait un bâtiment en briques rouges, surmonté d’une girouette oscillant doucement au gré du vent. Debout au bord de la route, elle observait les allées et venues incessantes des passants dans cette entreprise postale au charme désuet. Un jeune homme, les bras chargés d’un paquet, pénétra dans le bâtiment. Une femme, portant sous son bras une lettre destinée à un être cher, en sortit aussitôt.
Les fenêtres du bâtiment étaient déjà grandes ouvertes.
Non loin de là, un facteur faisant un bâillement enfourchait sa moto. Une femme d’une beauté saisissante le suivait à petits pas vifs. D’un geste espiègle, elle lui tira la langue avant de s’installer de force sur le siège passager. Le jeune homme, bien qu’affichant une grimace dans son angle mort ne paraissait pas si mécontent.
Du balcon du troisième étage, des rires animés s’élevaient, mêlés à la voix d’une jeune femme qui semblait exprimer une colère passagère. Puis, un homme apparut sur le balcon, une tasse de thé à la main. Son regard se posa sur la jeune fille, qui, pour lui, n’était encore qu’un élément de ce décor urbain. Pourtant, il la salua chaleureusement, bien qu’il s’agît de leur première rencontre.
Finalement, une jeune femme aux cheveux blonds éclatants fit son apparition.
Cet endroit, plus bruyant et plus animé qu’elle ne l’avait imaginé, dégageait une atmosphère merveilleuse. Pour la jeune fille, cet endroit semblait irréel, comme un rêve.
Serrant fermement sa robe blanche, elle fit un pas en avant et, dans un souffle chargé d’émotion, récita sa formule magique.
* * *
À mon réveil, ces rideaux dorés retombant lentement étaient la première chose que je vis.
— C’est le matin, Milady.
Éclairés par les premiers rayons du soleil au-delà des rideaux en dentelle brodés, ses cheveux m’éblouissaient littéralement bien que je voyais flou. Sa couleur était comparable à celle de la lune, des étoiles ou encore du blé. Elle changeait selon le moment où on la regardait. Cette personne était elle-même d’une beauté insaisissable.
Un début de matinée haut en couleur.
Tirant ma couverture, je m’assis avant d’attraper le coffre à côté de mon lit. Il ne contenait rien d’autre que deux petits morceaux de verre, augmentant considérablement ma vision. Parmi les nombreux biens m’ayant été envoyés par celui que je n’étais pas encore certaine de devoir appeler « père », mes lunettes étaient mes alliées. Entre autres…
—Après vos classes d’aujourd’hui, n’oubliez point vos leçons de dance. Il faut pouvoir mettre toutes les chances de votre côté. Concernant votre démarche, vous pouvez avoir confiance car vous n’avez presque plus rien à corriger à ce sujet. Ensuite, nous nous exercerons à la dictée.
Une domestique aux yeux bleus à la fois attirants et intrigants… Non, en fait il ne s’agissait absolument pas d’une servante. Cette femme était une poupée de souvenirs automatiques envoyée pour moi. Mais cela était, paraissait-il, un détail dont il ne fallait pas faire part aux autres au sein de l’académie. Nous devions agir avec la plus grande discrétion.
Je suis Isabella York.
Un mois et demi s’était écoulé depuis que nous avions commencé à partager notre quotidien. Néanmoins, je n’avais jamais vu le visage endormi de cette poupée qui se couchait plus tard et se réveillait plus tôt que moi.
* * *
J’avais entendu dire que l’académie dans laquelle j’étudiais avait été construite sur une ancienne exploitation de roses appartenant à une nation disparue. L’école où étaient plantés quatre cents types de roses était enveloppée de parfums, au point de provoquer des toux pendant les périodes chaudes de floraison.
L’école offrait une vue impressionnante, cachée dans une chaîne de montagnes, tout en étant pratiquement invisible vu d’en bas. Après tout, les seules personnes autorisées à y vivre étaient les jeunes femmes ainsi que les servantes, au sein de leurs quartiers, qui avaient chaque jour une plage de congés déterminée. Ce qui protégeait les dames tel un chevalier était une haute clôture coupant totalement l’école du monde extérieur. Quant aux visites, seules étaient autorisés à entrer les parents, les futurs fiancés et les enseignants.
Parmi les enseignants, il n’y avait aucune personne de la gent masculine. C’était essentiellement un jardin féminin. Une vie complètement cloisonnée dans laquelle nous étions enfermées. Nous ne rentrions chez nous que pendant les vacances de longue durée.
Les situations de chacune des pensionnaires variaient. Mais on comptait principalement deux cas : celles destinées à occuper une position sociale importante, ou celle inscrites en attendant de contracter un mariage avec un notable. Nommons un chat un chat : j’étais dans cette seconde situation. Après maintes discussions et désaccord, mon père avait fini par me jeter dans cette école, désespérant de me voir un jour « accomplie », pour rester polie.
— Quelle couleur de ruban choisissez-vous ?
Pour l’instant, elle avait l’intention d’orner mes cheveux rouges de tresses bien serrées. Elle et moi portions le même uniforme, c’est-à-dire une cape d’un blanc immaculé sur un ensemble bleu foncé, des chaussettes blanches et des chaussures rouges. La bonne facture et l’excellence des pièces choisies par l’académie était visible.
— Partons pour le rouge.
Ses doigts, de gants blancs vêtus, nouèrent ce ruban. Un bruit mécanique grinçant se faisait entendre de temps à autres. Comme elle et moi dormions dans la même chambre avec nos lits côte à côte, je savais qu’elle portait des prothèses. Ce son m’intriguait, comme si cette partie robotique la rendait paradoxalement plus humaine. Une fois les deux tresses à trois brins terminées, je me retournai pour m’exclamer :
— Tu… Tu es toujours coiffée ainsi ?
En regardant mon reflet dans le miroir, elle hocha la tête. Ce type de coiffure ne semblait pas être à ma portée. Le genre qui ne se défaisait pas de toute la journée, ce qui témoignait de son ingéniosité.
Néanmoins, elle avait encore plus de charme les cheveux détachés lorsqu’elle se laissait aller à la négligence avant le coucher. Je jetai un coup d’œil rapide à la fenêtre de ma chambre. Il n’y avait encore que quelques jeunes filles qui se dirigeaient du dortoir vers le bâtiment où se trouvait les classes. Je me levai de la chaise avant de passer derrière elle. Tout en me moquant de son attitude sérieuse, je lui délivrai un « là, là » dans son dos et la fis s’asseoir. Et c’est ainsi que je défis sa tresse parfaite.
— Hum, Milady. Vous risquez d’être en retard pour vos leçons du matin.
— Ça ira. Tu sais… J’avais l’habitude de rapidement tresser les cheveux de ma petite sœur comme une pro ! D’autant que les tiens semblent d’une rare qualité. On dirait du velours. Ils se revendraient pour sûr à prix d’or !
Des pensées ignobles sortirent accidentellement de ma bouche. M’ayant laissé libre court à mes actions, elle avait fini par froncer les sourcils.
— Les vendre ?
— Huhu… Non. Bien sûr que non !
Son visage, d’ordinaire sans émotion, s’assombrit d’un coup, ce qui n’était pas sans me procurer une légère satisfaction.
— Tous mes collègues me complimentent quand je lâche mes cheveux.
— Et ils ont bien raison. D’ailleurs, j’ai déjà fini. Je te l’avais bien dit.
Ses cheveux étaient coiffés en deux tresses des plus simples. Des mèches ondulées retombaient, vestiges des cheveux qui avaient été tressés juste au-dessus de ses oreilles. L’aura de maturité qu’elle dégageait s’était estompée de manière significative. Elle semblait avoir rajeuni de 5 ans.
— Qu’en penses-tu ?
— Cela me paraît enfantin.
— Ah oui ? Je trouve ça mignon, pourtant… Je vais donc te faire des chignons macarons. Regarde, on dirait des cornes !!
— Cela ne va pas avec l’uniforme.
— En effet, cette robe si noble ne conviendrait pas à quelqu’un de trop expressif… Que faire ?
— Milady, vous vous jouez de moi, n’est-ce pas ?
— Mince alors… Je me suis fait pincer ?
— S’il vous plaît, ressaisissez-vous. Et puis, il me semble qu’il vous a déjà été rappelé de faire usage d’un langage approprié.
Elle était inexpressive et difficile à comprendre, mais il semblait que je l’avais mise en colère. Généralement je répondais docilement « oui » dans ce genre de cas, mais ces moments où nous étions seules étaient l’occasion pour moi de décompresser et m’émanciper de ces règles.
Finalement, nous avions manqué de temps et elle avait fini par m’accompagner avec les cheveux détachés. De ce que je compris par la suite, elle n’aimait pas avoir les cheveux défaits car cela obstruait son champ de vision en cas de vent et, par ricochet, pouvait provoquer quelques incidents. Elle avait raison, mais je ne pouvais m’empêcher de constater à quel point ça lui allait bien. Même ses collègues le disaient, bon sang !!
Étrangement, même si elle était le genre de personne qui ne semblait pas dépendre d’autrui, elle faisait naitre en nous une volonté de ne pas la laisser seule. J’étais un peu jalouse de ça.
— Milady, une fille de la maison York ne peut être en retard sous aucun prétexte. S’il vous plaît, veuillez presser le pas.
En nous mêlant aux filles qui se précipitaient vers le bâtiment de l’école, nous traversâmes un chemin de briques rouges. Le bâtiment de l’école était loin du dortoir, néanmoins le chemin était parsemé d’arbres et de fleurs… C’était magnifique ! Comme j’avais été élevée dans un pays empli de verdure, je ne pouvais cesser de contempler ce qui nous entourait.
— Nous serons grondées par les nonnes si nous courons.
— Alors faisons une marche rapide.
— Hé !!!
Elle me prit par la main et accéléra. En la regardant, je me demandai alors :
Combien de personnes en ce monde me considéraient comme un être ordinaire ?
Je pensais à cela pendant notre marche. Personne d’autre que ma petite sœur ne me vint à l’esprit. Cependant, elle n’était qu’une enfant de trois ans. Les seuls mots que je n’avais jamais entendus d’elle étaient « hey, hey », en lieu et place de mon prénom. Comme je ne voulais pas lui raconter tout cela, je me contentais de l’interpeler avec autre chose.
— Hé ! Et si nous n’allions pas en classe ?
Je me demandais sans cesse où était ma sœur. Ce qu’elle faisait. Si elle mangeait correctement.
— Pour aller où ?
Ah, mon adorable petite sœur. Sa voix douce était tantôt irritante, tantôt attachante.
— Qu’importe ! Allons-y ensemble… Il fait si beau !
Elle avait des cheveux d’ange couleur marguerite, duveteux et ondulés. Je repensais à la douceur de ses joues bouffies.
— Je veux juste aller quelque part… T’avoir à mes côtés serait rassurant voilà tout.
Tout était empreint de nostalgie.
— Nous ne pouvons pas quitter le pensionnat, Milady.
Tout était en effet empreint de nostalgie.
— Nous ne pouvons aller nulle part.
Ces mots me glacèrent le cœur, faisant interrompre ma course. Elle ne faisait qu’énoncer la stricte mais dure réalité.
— Il faut savoir mentir dans des moments pareils. Sois gentille…
Pourtant, j’avais fini par lui répondre de façon si épineuse. Elle se confondit rapidement en excuse, baissant la tête. Non. Cela n’allait pas. Ce n’était pas ce que je cherchais… Je ne voulais pas abuser de ma position.
— Non… C’est moi qui suis en tort. Je suis vraiment désolée.
Une fois sa main rapprochée, je posai ma tête sur son épaule. Muette, je lui demandais de me tapoter la tête. Je voulais juste qu’elle me traite comme une amie… Non, je voulais certainement davantage.
Elle continuait de me caresser avec son bras artificiel, sans même que je ne le lui demande, comme si elle avait pris le rythme. Les autres pensionnaires passant par là nous regardaient.
Des rumeurs sur nous allaient probablement circuler, celles comptant une relation insolite entre la fille de la maison York et sa servante.
Qu’importe…
Désormais, je n’avais besoin de rien d’autre que cette personne.
* * *
— Miss York, pourquoi ne pas vous joindre à nous pour le déjeuner ?
Dans ce pensionnat, où nous n’existions qu’à travers nos Maisons, je répondais au nom de Miss York. La Maison York était parait-il d’ascendance royale, de par un embranchement avec la Maison Drossel, si ma mémoire ne me faisait pas défaut.
Petite aparté… Lors de ma première rencontre avec cette personne désignée comme ma servante, elle m’avait expliqué avoir également été présentée aux Drossel. Lors de notre première rencontre, je fus émerveillé par sa beauté. Puisqu’elle m’était désormais si chère, les émotions dites humaines me semblaient inconcevables.
Pour en revenir au sujet, le fait que la maison York ait des relations avec une famille royale était pour le moins fascinant. Mais cela faisait-il de moi quelqu’un de si intéressant ? Sûrement était-ce la raison pour laquelle des camarades que je connaissais peu venaient à ma rencontre. « Venez vous joindre à notre cercle », « Soyons amies ! », ou encore « Mon père est redevable au vôtre » alors même que je ne leur montrais pas d’intérêt réciproque. Cela signifiait donc qu’elles désiraient s’associer à moi par tous les moyens afin d’accroître leur prestige.
Mon Dieu, mon Dieu… Peu importe le milieu social, la nature humaine reste la même.
Je me contentai à chaque fois de répondre avec un sourire en hochant la tête. Je n’avais pas vraiment le choix non plus, je n’étais autorisée à dire que le strict minimum en public.
— Toutes mes excuses. Mais Milady ne peut répondre à vos sollicitations pour le moment.
Je devais en effet à tout prix éviter d’exposer mon côté grossier. Ainsi, jusqu’à ce que mon apprentissage soit parachevé, celle qui me tenait compagnie devait s’exprimer à ma place et répondre à toutes sortes de questions. En règle générale, nous n’étions autorisés à faire venir des servantes que pendant les trois mois suivant notre inscription. Passé ce délai, j’allais devoir me débrouiller toute seule.
— Vous aviez dit la même chose la dernière fois.
C’est pourquoi j’observais et tentais d’absorber un maximum les faits et gestes de ma tutrice.
— La santé de Milady est quelque peu fragile. Dès son plus jeune âge, elle jouissait d’une grande autonomie alors parler avec des étrangers peut s’avérer intimidant. Ce serait très aimable de votre part de lui laisser plus de temps pour s’adapter à ce nouvel environnement. Nous avons bien pris note de toutes vos demandes et de la Maison que vous représentez. Soyez certaine qu’elle fera un pas vers vous prochainement.
— V-vraiment ? Eh bien qu’il en soit ainsi, j’ai hâte. Je vous souhaite une excellente journée, Lady York.
C’était un refus tout à fait digne d’une dame, qui n’avait fait perdre la face à personne. En effet, la fille dont nous avons décliné la proposition ne semblait pas plus contrariée que cela, se contentant de rejoindre rapidement ses amies.
— Et maintenant ?
Manger au réfectoire était une obligation. L’espace de restauration, en forme d’atrium, disposant de sièges aussi bien intérieurs qu’en terrasse, donnait une véritable impression d’espace. Même si les trois cent pensionnaires et l’ensemble du personnel prenaient leur repas en même temps, il y avait plus qu’assez de place pour accueillir tout le monde. Selon la période de l’année, des événements saisonniers y étaient également organisés. L’endroit était donc largement adapté pour un cocktail ou un bal, par exemple. Je devais d’ailleurs m’y préparer aussi, bien que l’envie ne fût pas au rendez-vous.
— Milady, qu’allez-vous manger ?
— Je suis troublée. Je désirerais des nouilles, aujourd’hui.
Chacun de nous devait commander son repas à partir du menu concocté par le personnel. Si d’ordinaire j’aimais bien varier, ce jour-là je m’étais contentée d’une riche soupe de nouilles avec beaucoup de fruits de mer que mon amie m’avait recommandée. Après tout, les poupées de souvenirs automatiques voyageant dans le monde entier, il était normal qu’elles soient au fait des mets les plus divers. Les nouilles étaient souvent couvertes d’éloges !
Pendant ce temps, elle mettait des feuilles de thé mélangées à des pétales de rose dans un verre. Je remarquais qu’elle n’avait rien mangé de solide. Pas même un morceau de pain.
- Ne risques-tu pas d’avoir faim ?
— J’ai emporté une collation.
Elle finit de manger en quelques secondes, commentant mon aspect et mon attitude vis-à-vis de mon environnement tout en buvant son thé noir.
Je n’avais pas posé de questions sur son passé, mais elle me rappelait les gardes de mon père. Ces derniers engloutissaient leur repas en un rien de temps, ayant peur d’être pris au dépourvus en cas d’attaque. Me concernant, je mangeais également très vite, mais uniquement car j’avais vécu dans un environnement où je n’étais pas sûr d’avoir de la nourriture constamment et qu’il valait mieux manger un maximum quand l’occasion se présentait.
Je réprimai l’envie de manger avec mes mains et de boire de grandes gorgées d’eau. Pendant ce temps, je la voyais fixer un point au loin. Une fille venait dans notre direction, portant un plateau de digestifs avec thé.
Uwah, on dirait qu’elle va tout faire tomber…
Au moment où je m’étais dit ça, la fille se mit à trébucher. Soit dit en passant, il fallait souligner à quel point elle restait élégante même en pleine chute ! Enfin, qu’importe, je ne pouvais que visualiser le désastre à venir, fermant les yeux en me demandant même lequel des biscuits allaient me toucher en premier.
Néanmoins, à ma grande surprise, absolument rien ne se passa. En rouvrant les yeux, je la voyais elle, serrant la jeune fille par la taille d’une main et tenant le plateau de l’autre. Bien que certains gâteaux aient été perdus en vol, dans l’ensemble tout le monde était sauf.
— Tout va bien ?
Elle, dont le passé m’était inconnu et qui se faisait passer pour ma servante, avait agi d’une manière bien chevaleresque.
— O-Oui…
Les joues de la jeune fille sauvée se tintèrent de rose. J’étais si jalouse qu’elle puisse voir ses yeux de si près, après ce geste si romantique ! Et je n’étais sûrement pas la seule à le penser tant divers cris stridents se firent entendre un peu partout !
— Par mesure de sûreté, je vais vous raccompagner à votre table. Milady, je vous laisse un instant.
Je fis un hochement de tête élégant, faisant mine en effet de lui donner l’ordre de s’occuper de la fille. Toutefois, si cela ne tenait qu’à moi, et pardonnez mon impolitesse, mais cette fille n’en avait sûrement pas besoin vu comment elle se pavanait.
Cela faisait un mois qu’elle était là, et ce n’était pas la première fois qu’elle aidait les jeunes filles. Son style de gentleman l’avait rendue très populaire. Comment dire… Techniquement, elle avait tout pour plaire aux femmes : sous une enveloppe charnelle tout à fait exceptionnelle, son intérieur était « viril », si j’ose dire. Enfin, pour être plus exacte, elle était intéressante : sous une apparente froideur, elle cachait une certaine douceur. Elle conférait un sentiment de sécurité absolue. Sa silhouette, toujours réservée à mes côtés à une distance raisonnable, ressemblait presque à celle d’un chevalier.
Oui. Tout le monde voulait être protégé. Pas d’un ennemi étranger spécifique, mais des nombreuses sortes d’incertitudes que nous devions affronter. C’est pourquoi je savais depuis longtemps qu’elle était secrètement appelée « Lady chevalier servant ».
* * *
— C’est tout pour les cours d’aujourd’hui. Maintenant, passons à la danse !
Les leçons se terminaient généralement à la tombée de la nuit. Le programme prévoyait ensuite un retour dans nos chambres individuelles pour réviser le contenu des cours. Mon éducation ayant été très lacunaire par le passé, les notions à assimiler étaient nombreuses. Violet avait aussi pour mission de me dispenser des cours particuliers, de concert avec les meilleurs professeurs, afin de combler mon retard sur les autres pensionnaires.
Notre contrat était d’une durée de trois mois. Il ne restait plus que vingt jours. Après le départ de Violet, j’allais devoir poursuivre mon apprentissage de manière autonome. Les cours théoriques ne me posaient pas de problème, mais il en allait tout autrement pour l’art de la conversation, de la gestuelle et de la danse. Le lien de Violet avec la Maison Drossel avait été déterminant dans son recrutement, mais d’autres facteurs étaient entrés en ligne de compte.
C’est une ancienne gouvernante de la famille royale, aujourd’hui à la retraite, qui l’avait recommandée. Cette personne, qui avait déjà employé Violet comme poupée de souvenirs automatiques, avait décelé chez elle un talent certain pour la pédagogie.
Avait-elle suggéré les services de Violet à mon père, qui cherchait discrètement une préceptrice pour sa fille si peu douée ? J’ignorais si Violet connaissait vraiment tout de mon histoire, mais son intervention m’apparaissait comme une bénédiction.
Nombreuses étaient les poupées provenant des sphères de bonnes famille. Leur intégration comme servantes était de ce fait aisée. Si mon père avait engagé un professeur d’université lambda, non seulement nous n’aurions eu aucune garantie sur son raffinement mais elle aurait possiblement été un peu vieille pour se fondre dans l’environnement du pensionnat.
Les poupées offraient donc la garantie d’une prestance irréprochable, en toutes circonstances. Du moins, c’était le cas de Violet… Sans évoquer le sujet, je pouvais ressentir que les élèves difficiles ne lui faisaient pas peur.
Je me mis à soupirer bruyamment.
— Allons-nous réellement… faire ça ? Je vais probablement te marcher sur les pieds !!
— Cela n’a aucune importance. La danse est un art indispensable à maîtriser, me répondit-elle d’un ton neutre, insensible à mes jérémiades.
— Lady chevalier servant… Tu es tout bonnement effrayante…
— Avez-vous dit quelque chose ? demanda-t-elle, avec son regard glacial.
— Non… rien du tout, répondis-je en secouant la tête. Je peux garder l’uniforme ?
— L’idéal serait une robe… mais celle de Milady n’étant pas encore arrivée, nous nous contenterons de l’uniforme. Je ferai office de cavalier. Votre main droite…
Je lui tendis la main avec un plaisir non dissimulé avant d’ajuster ma posture selon ses instructions.
— Le prochain événement mondain sera un bal. Il vous suffira de connaître les pas de base de la valse. Une étiquette stricte n’est pas de rigueur. L’important est de passer un moment agréable et de converser avec vos camarades. Afin de vous préparer aux invitations, nous allons alterner les rôles masculin et féminin.
Ses mains se posèrent sur mon dos et nos corps se rapprochèrent. Nos poitrines se frôlèrent et je sentis mes joues dangereusement changer de couleur… Je fermai les yeux.
— Qu’y a-t-il ? me demanda-t-elle.
— Je… Je croyais que tu allais m’embrasser !
— Pouvez-vous m’expliquer pourquoi songiez-vous à cela ?
— Nous sommes si proches… Cela ne te donne pas envie ?
— Non, je n’en ai pas envie et je n’y ai guère songé.
Son absence totale de désir me découragea au plus haut point. À contrecœur, je me résolus à prendre la leçon au sérieux.
— Pour être naturel, le corps ne doit pas être totalement de face mais légèrement incliné sur le côté… Voilà. Ma main doit se poser sur votre omoplate. Veillez à ne pas laisser vos coudes vaciller. C’est un réflexe courant en mouvement, mais pensez à maintenir une ligne horizontale.
Maintenir cette posture se révélait plus difficile que prévu. Je prenais alors conscience de mes mauvaises habitudes. Le simple fait de tenir la pose me faisait trembler !
— C’est difficile…
Soupirant et grimaçant sans cesse, j’avais de toute manière bien du mal à me montrer sous un jour gracieux.
— Vous allez vous y habituer. Reprenons le mouvement… Milady, confiez-moi le rôle masculin. Guider son partenaire au milieu des autres danseurs est le propre du cavalier. Laissez-moi guider votre corps… Faute de quoi je ne pourrai pas vous protéger des éventuelles collisions.
— J’aimerais… y mettre plus d’énergie.
— Ressentez plutôt mes mouvements… Accordez-vous à mon rythme.
— J’ai l’impression… que je vais m’étouffer. J’ai le corps complètement crispé.
— Cela s’atténuera avec la pratique. Allez-y doucement, sans précipitation.
Sa méthode d’enseignement se résumait à la rigueur, sans la moindre once d’encouragement ou de motivation. Au bout de dix minutes à peine, j’étais épuisée. Le fait d’avoir forcé autant de temps avec mon coup poussé vers l’arrière avait provoqué l’apparition de courbatures. J’en avais déjà par-dessus la tête de la danse !
Excédée, je me roulai sur le lit, serrant l’oreiller contre moi. « J’aimerais faire quelque chose de plus amusant ! » m’écriai-je. Agitant mes jambes pour manifester mon mécontentement, je fus immédiatement recadrée.
— Votre sous-vêtement est visible.
Malgré mes efforts, la danse me semblait décidément hors de portée. Je levai brièvement les yeux. Son regard semblait dire distinctement : « Vous êtes vraiment pénible. » Piquée au vif, je rétorquai avec colère :
— Je ne suis pas aussi douée que toi ! Nous sommes différentes !
— Différentes ?
— Oui ! Différentes en tout point… C’est injuste…
Cette différence, bien plus profonde qu’une simple jalousie, me poussait au désespoir.
— N’as-tu pas gagné à la loterie de la vie ?
Elle était belle, compétente, intelligente et fière. Elle pouvait aller où bon lui semblait. À l’inverse, je n’étais qu’une jeune fille qu’on s’apprêtait à « vendre » comme une vulgaire marchandise, après un polissage intensif. Mon destin était d’être livré tel un produit fini à un vieil homme dont j’ignorais même l’âge. Quant à elle… J’ignorais ses motivations profondes, mais elle avait au moins la liberté de vivre comme bon lui semblait. Pour moi, il était trop tard. Parce que j’avais déjà fait un choix décisif par le passé.
— Milady.
Elle s’assit sur le lit et se pencha vers moi. De ses doigts artificiels, elle retira délicatement une mèche de cheveux collée à mes lèvres. Était-ce une marque d’affection ? Ce regard tendre qu’elle ne m’accordait que dans ces moments-là, contrastait avec son impassibilité habituelle. Était-ce le signe d’une certaine intimité née de ces deux mois passés ensemble ? Ou était-ce plutôt…
— Je vous ai un peu épuisée…
…Une simple technique ? Par moments, sa gentillesse était si prononcée… Certes, elle était payée pour être agréable, mais une telle douceur pouvait-elle être entièrement feinte ? J’en vins à penser que c’était sans doute la clé de sa renommée dans le milieu des poupées.
— Je vous prie de m’excuser de vous avoir imposé un tel effort.
Elle donnait à chacun de ses clients, même à moi, l’impression d’être unique, privilégié.
— Je vais préparer l’eau chaude. Un bon bain devrait soulager vos maux.
Malgré mes caprices et mes plaintes injustifiées, elle ne manifestait aucune irritation. J’avais du mal à l’imaginer se mettre en colère… Mais il y avait forcément des limites à son indulgence. J’étais prise d’angoisse, persuadée qu’elle en avait assez de moi, qu’elle se désintéressait de mon sort…
— H-Hé !
Comme mue par un ressort, ma main se tendit.
— Je viens avec toi.
J’agrippai le bas de sa jupe et me levai.
— Milady, les seaux sont trop lourds pour vous.
— Je ne veux pas que tu portes tout cela toute seule.
— Milady, votre rôle est de vous comporter en dame.
— Je sais, je sais. Je serai la « Milady » que tu attends devant les autres. Mais quand nous sommes seules…
L’expression désespérée de mon visage sembla l’attendrir quelque peu.
— Entendu.
Après trois allers-retours, ma baignoire à pied doré en porcelaine fut enfin remplie. Il y avait un grand bain commun dans le dortoir, mais nous n’avions pas envisagé de l’utiliser. Ses bras étaient artificiels, et je ne souhaitais pas qu’elle expose son corps aux autres. Alors qu’elle s’apprêtait à partir avec un « Je vous laisse prendre votre temps », je la retins.
— Prenons un bain ensemble.
— Non merci.
— Si tu attends que je termine, l’eau sera froide.
— Cela ne me gêne en rien.
— Ça me rendrait heureuse si tu acceptais.
— Milady, je ne suis pas là pour votre bonheur.
— On a toujours cette conversation, et à la fin tu cèdes, alors dis oui tout de suite.
S’en était suivi le silence.
Je connaissais son point faible : elle avait du mal à résister à la pression. Alors qu’elle allait dire quelque chose, elle sembla comme se rétracter et ajouta :
— Qu’il en soit ainsi. Cependant, je vous prie d’arrêter de me regarder avec insistance lorsque j’ôte mes vêtements. Veuillez également éviter de me toucher sans permission. Un comportement inapproprié et c’est ma démission sur-le-champ qui en résultera.
Je regrettai de ne pas pouvoir cacher mes arrière-pensées. Nous nous immergeâmes ainsi, côte à côte. Malgré les dimensions importantes de la baignoire, l’espace était relativement restreint pour deux personnes. Violet s’installa sur le rebord, évitant avec précaution que ses prothèses ne soient immergées dans l’eau chaude, tandis que je repliais mes jambes.
Mon regard était irrésistiblement attiré par sa silhouette tandis qu’elle s’essuyait délicatement avec un linge imprégné d’eau chaude. À la différence de moi, qui n’avais jamais pratiqué d’exercice physique, son corps était ferme et harmonieux. Sa peau irradiait d’un éclat nacré, lui conférant l’apparence d’une nymphe céleste tout droit sortie d’un tableau. Je songeais que nulle âme, quelle qu’elle soit, ne pouvait rester insensible à une telle beauté. J’entamai la conversation avec une feinte nonchalance.
— Dis-moi, cette jeune fille… Celle qui t’a interpellée à la fin du cours, près de l’entrée du bâtiment. Tu te souviens, celle qui a trébuché avec tant de… grâce au réfectoire ?
— Ah… Je vous prie de m’excuser de vous avoir laissée seule à cet instant.
— Ce n’est rien. Mais, dis-moi, a-t-elle eu un comportement étrange à ton égard ?
— Elle n’est pas du genre à importuner autrui pour obtenir un baiser, contrairement à Milady.
Je me demandai alors si j’étais, à ses yeux, la menace la plus imminente.
— Pour être tout à fait transparente… Elle m’a offert un coffret en guise de remerciements. Il contenait ces petites choses… comment les appelle-t-on déjà ? Du vernis à ongles, c’est cela ? Il y en avait une multitude de teintes différentes. Je me demande comment je vais pouvoir m’en servir avec mes prothèses.
Ses prothèses, impressionnantes, lui remplaçaient les bras jusqu’aux épaules. Leur aspect artificiel était frappant. C’était peut-être la raison pour laquelle son humanité semblait si floue, lui donnant l’apparence d’une poupée mécanique. Pourtant, la partie charnelle de son corps était d’une sensualité extraordinaire, irradiant un charme envoûtant.
Comment en était-elle arrivée là ? Ses bras avaient-ils été sectionnés ? Avaient-ils été gangrenés avant de se détacher ? Elle avait toutefois des cicatrices un peu partout, du cou jusqu’aux orteils, sa peau laissait entrevoir une multitude d’éraflures plus ou moins profondes.
— Je vois…
La guerre s’était achevée il y avait de cela quelques années sur notre continent. Sans même l’interroger sur son passé, j’en déduisis l’origine de ses blessures. À cet endroit même, sous ses prothèses, se trouvaient autrefois de véritables bras à la peau blanche et lisse, semblables au reste de son corps.
Même elle, dont on disait pourtant qu’elle possédait le corps d’une adulte, ne pouvait sûrement se résoudre à l’idée que ses bras aient été remplacés par des prothèses. C’est pourquoi, d’un ton léger, j’ajoutai :
— Je te vernirai les ongles des orteils, après le bain. Tu as reçu ce coffret, après tout. Il vaut mieux en faire usage, ne serait-ce que pour faire honneur à cette jeune fille. Bien qu’elle ait sans doute été ravie du simple fait que tu acceptes son cadeau.
— Milady…
Elle resserra ses longs cheveux blonds d’où s’échappaient des gouttes d’eau.
— Milady, vous ne m’avez jamais questionnée au sujet de mes bras.
Les gouttes tombaient une à une, semblables aux grains d’un sablier, me rappelant cruellement le peu de temps qu’il me restait à passer auprès d’elle.
Je me rapprochai, lui adressant un sourire.
Pour la rassurer, pour lui montrer que je n’avais aucune intention déplacée, je levai les mains en signe d’apaisement, puis je posai délicatement ma joue sur son genou.
Sa peau dégageait la douce chaleur d’un être humain.
Je m’étais toutefois imaginé une peau douce et tendre, comme celle d’une jeune fille ordinaire, mais ce n’était pas le cas.

— Vous ne m’avez pas non plus demandé où et comment je vivais avant de devenir la fille d’un homme si fortuné.
Comme j’étais amoureuse, je voulais tout savoir d’elle. Son présent, son passé, son futur… Mais les gens ont tous des choses qu’ils ne veulent guère dévoiler.
Une simple fille comme moi, pas particulièrement intelligente, avais bien conscience de cela. Après tout, j’étais moi-même dans cette situation.
Sous aucun prétexte, je ne voulais lui parler de mon passé.
* * *
Cette nuit-là, nous nous étions endormies après avoir vernis nos ongles de pieds de la même couleur. Je fis un rêve, un rêve mettant en scène ma petite sœur. Nous mangions des pancakes dans un lieu inconnu, une simple maison en bois, image d’un foyer heureux. Nous n’avions jamais partagé de pancakes quand nous vivions ensemble. Ce rêve exprimait sans doute mon désir profond d’en savourer avec elle.
Trop petite pour tenir sa cuillère, je la nourrissais. Dans ce rêve, nous couvrîmes les pancake de miel et de crème, les décorant de cerises. Lorsque je lui demandai si elle appréciait, elle sourit et acquiesça. Ce sourire m’emplit d’une joie immense. À mon réveil, une sensation de bonheur intense, surpassant tout plaisir, m’envahit, provoquant larmes et toux. J’essuyai ma morve et mes larmes avec la manche de mon pyjama. Après tout, je n’avais pas spécialement envie de pleurer. Mais quelle fonction corporelle inutile, pensai-je.
Les larmes ne servaient à rien. Je savais au plus profond de moi que personne ne m’aiderait, même si je pleurais. Ne supportant plus d’être allongée sur le côté, je m’assis. La maladie était plus pénible en position couchée. Je frottai ma poitrine en proie la compression, tentant désespérément de retenir ma toux. Cette maladie me tourmentait depuis la rencontre avec mon père, mais elle n’était pas centrale dans ma vie. La toux était simplement douloureuse.
Je m’interrogeai sur la raison de ce malaise. J’étais censée être heureuse, pourtant mon corps se plaignait, accablé par le malheur et la souffrance. J’avais fait un choix, pour le bien de cet enfant, prête à tout endurer. J’avais cru, en toute honnêteté, que je serais capable de surmonter toutes les épreuves. J’étais convaincue que cette force ne m’abandonnerait jamais, peu importe le nombre de nuits froides à endurer. Ce sentiment persistait, même récemment, malgré le changement de situation.
Pourquoi donc ressentir une telle douleur ?
— Milady !
Soudainement, une voix claire résonna dans la chambre obscure. Mes épaules tressaillirent tandis que je tournai mon visage vers le lit voisin.
Violet m’observait. Je me demandai depuis combien de temps elle était éveillée. Ses yeux bleus brillaient comme la flamme d’une bougie dans la pénombre.
— Ma toux ne…
— Je vais vous apporter de l’eau
— Ça ira. C’est inutile…
— Dans ce cas, j’arrive.
Elle vint à mes côtés avant même que je ne le lui demande. Elle rassembla ses oreillers et les coussins du canapé, en fit une pile et la plaça derrière mon dos. Je pus enfin trouver une position confortable, même assise. Elle se plaça près de moi et nous partageâmes une couverture. Je lui tendis la main, qu’elle serra.
— Ce n’est pas difficile pour toi de dormir si tu ne peux pas t’allonger correctement ?
— Je peux dormir n’importe où.
— Quel travail ingrat… Même si tu restes une simple poupée de souvenirs automatiques, tu dois passer trois mois avec quelqu’un comme moi.
Mais il ne nous restait plus énormément de temps.
— Il n’existe ni bien ni mal lorsqu’il s’agit de travail. En vérité, tenir la main de Milady en cet instant ne relevait nullement de mes devoirs.
Le temps que je partageai avec la seule personne qui me soutint durant cette période de formation marquée de mensonge, était rare et précieux.
— Ouaip…
Je déposai ma tête sur son épaule.
— Dis-moi, tu es vraiment gentille… mais pourquoi ?
— Comment ça ?
— Tu es stricte d’habitude. Mais dans des moments pareils, tu te montres très chaleureuse. Pourquoi ? Alors que depuis le début je suis ignoble.
— Ignoble ?
Elle sembla déconcertée, ne comprenant manifestement pas le sens de mes paroles. Une expression d’interrogation se dessina sur son visage.
— Je ne te l’avais pas dit lorsque nous nous sommes rencontrées ? À ce moment-là, je n’avais nullement l’intention de tisser des liens avec toi. Je t’avais sommée de ne t’adresser à moi que pour l’essentiel, à savoir le tutorat. J’ai été projetée dans un univers inconnu, où chaque visage m’apparaissait hostile. Je m’étais persuadée qu’une telle beauté, payée à prix d’or, ne pouvait que me mépriser au fond d’elle-même.
— Je m’en souviens. Je m’en étais tenu aux consignes au début.
— En effet. Mais les circonstances ont révisé ma position sur le sujet. J’ai été horrible… Toi, en revanche, tu as été… si bonne envers moi.
Cela survint une semaine après mon arrivée au pensionnat, au beau milieu de la nuit. Une quinte de toux m’avait saisie, conséquence d’une vive émotion, tout comme juste avant. Elle demeurait allongée dans son lit voisin, silencieuse, m’observant lutter contre cette toux persistante. Son absence de réaction me blessa profondément, me conduisant à penser qu’elle était d’une insensibilité déconcertante. « Je n’ai aucun allié », pensai-je alors, submergée par le désespoir. Ce n’était pas comme si j’avais été submergée par une tragédie, mais je me trouvai incapable de penser à autre chose. Réprimant avec force mes larmes, je me recroquevillai sur moi-même.
Je ne céderai pas ; je ne peux pas me permettre d’être faible. Si cette toux persiste, c’est que mes sentiments manquent de force…
Malgré ces réprimandes intérieures, la toux ne fit qu’empirer, sans la moindre amélioration. Bien que l’on me parlât d’une maladie appelée asthme, aucun traitement spécifique ne semblait exister. Je ne pouvais qu’attendre que la crise se calme.
Il m’est difficile de respirer, et je ne peux rien faire.
J’étais au bord de la folie.
Je veux dormir, mais c’est impossible.
Même en fermant les paupières et en parvenant brièvement à m’assoupir, la toux me tirait sans cesse de mon sommeil. Alors que je me trouvais sur le point de hurler, prise dans ce cercle vicieux, je sentis soudain le contact de quelqu’un contre mon dos. Mon corps, surpris, se contracta dans un sursaut. Après tout, ce genre de gestes m’était assez étranger…
Lorsque j’inclinai le cou pour regarder derrière moi, je l’aperçus, silencieuse, en train de me caresser doucement le dos. Bien qu’elle ne prononçât aucun mot, son regard trahissait une certaine inquiétude. Elle continua son geste avec une infinie délicatesse. Nos regards se croisèrent dans l’obscurité. Elle entrouvrit les lèvres, comme pour parler, mais les referma aussitôt. Je me demandais alors bien pourquoi… Puis, je compris enfin.
Ah, c’est parce que…
C’était parce que je lui avais interdit de parler. Tel un automate, elle avait suivi scrupuleusement ma consigne. C’était sans doute pour cette raison qu’elle ne m’avait pas demandé si j’allais bien… Elle ne faisait qu’obéir à mes propres injonctions. Et dire que je la trouvais détestable…
Mais c’est moi… qui suis abominable…
Je m’allongeai sur le ventre, enfouissant mes larmes dans l’oreiller, la laissant poursuivre ce qu’elle faisait.
Je ne pensais qu’à moi-même, et pourtant, cette personne…
Elle me tendait toujours là main. N’étais-je pas, en vérité, le problème ? J’étais une maîtresse insupportable, et pourtant, elle s’inquiétait pour moi. N’en avait-elle pas marre ? Passer trois mois auprès d’une enfant insolente et maladroite devait relever d’une forme de punition. Et pourtant, elle restait bienveillante.
Elle est vraiment gentille
Ce n’est qu’en sa présence que je parvins à éprouver une infime pensée positive pour ce monde. Je pouvais sentir, pour la première fois, que quelqu’un prenait soin de moi. Et à cet instant précis, mon existence, qui si souvent ne rimait à rien, sembla briller d’une lumière fragile. Dans ce monde que je haïssais tant, pour la première fois, je pus respirer sans douleur.
* * *
Après cette nuit, j’avais renouvelé ma demande. Je lui avais expliqué que, si elle le pouvait, j’aimerais qu’elle me parle normalement, comme elle l’aurait fait avec une fille de son âge.
— Je suis « gentille »…?
Comme je m’y attendais, elle conserva une expression interrogative. Elle ne semblait pas avoir l’intention d’acquiescer. Je posai alors mon regard sur nos ongles d’orteils assortis, dépassant de la couverture, et laissai échapper un rire.
— Oui, tu l’es !
— Vraiment ? Je n’ai fait qu’agir par mimétisme. Une fois, alors que j’avais été blessée, quelqu’un avait disposé des coussins pour éviter que la plaie ne s’aggrave. Grâce à cette personne, j’avais pu bien dormir ce jour-là. Une autre fois, alors que j’étais fiévreuse à cause d’un surmenage, cette même personne s’était levée plusieurs fois dans la nuit pour m’apporter de l’eau.
Elle expliqua qu’ayant été traitée avec bonté, elle imitait ce comportement quand elle le jugeait nécessaire.
— Je vois.
Je me demandai combien de personnes sur cette terre seraient capables de faire preuve d’une telle bienveillance. Combien d’entre elles saisissaient réellement la valeur profonde de tels gestes ?
— Milady, si vous ne parvenez pas à trouver le sommeil, souhaiteriez-vous que nous parlions de constellations ? Je suis en train de les apprendre.
Les gens agissaient surtout selon leurs propres intérêts.
— Allez !
Même en se montrant attentionnés envers autrui, ce n’était pas sans arrière-pensées.
— Permettez-moi alors de vous narrer l’histoire des étoiles jumelles, qui illuminent le ciel nocturne à cette période de l’année.
On comprend la véritable beauté d’une bonté désintéressée qu’après avoir soi-même subi de profondes blessures.
— Bon, allez !
Je songeai alors que je voulais devenir forte. Je désirais posséder une âme capable de résister, quels que soient les vents contraires ou les vagues tumultueuses. Je souhaitais un cœur d’acier faisant rempart aux assauts de la tristesse et de la solitude. Et plus encore, j’aspirais à accepter les autres, quels qu’ils soient, et à leur témoigner de la gentillesse.
Je réalisai que si sa douceur s’était infiltrée aussi profondément en moi, c’était sûrement parce qu’elle-même avait été blessée avec la même intensité. Son corps portait d’innombrables cicatrices.
N’étaient-elles pas les reflets des blessures de son cœur ? C’était précisément sa souffrance passée qui rendait sa gentillesse si différente de celle des autres. Je ne voulais pas oublier l’émotion qui m’avait envahie à cet instant. Elle m’avait offert quelque chose d’unique et d’inoubliable.
* * *
— Vite, vite, tournez !
Nous répétâmes les exercices de danse encore et encore. Puis, lorsque le jour du bal arriva, un paquet me fut livré. Un courrier adressé à mon père accompagnait l’envoi. D’innombrables grandes boîtes étaient empilées dans un coin de ma chambre. À mesure que nous déballions leurs jolis écrins, des bijoux, des robes et des chaussures à talon se révélèrent. Une partie de ces trésors étaient également pour elle. Lorsqu’elle examina la lettre de l’agence postale attachée aux bagages, elle réprima une grimace, comme si un éternuement la guettait.
— Qu’y a-t-il ?
— Ma robe a été envoyée par le président de mon entreprise… Cela signifie que celui qui l’a livrée aux portes du pensionnat était sans doute un facteur que je connais. Voyez ce gribouillage.
Sur la lettre d’accompagnement, on distinguait le nom du facteur, accompagné d’un dessin enfantin où l’on voyait un sourire. Une bulle sortait du gribouillage, portant l’inscription : « Alors, on s’amuse bien ? ».
— Qu’est-ce que ça signifie ?
— Je suppose qu’il veut me signifier de rentrer vite à la maison.
— Ah, je vois.
Elle poursuivit d’un ton calme.
— Mon métier est celui d’écrivain public. Je traite des correspondances. Si j’ai accepté ce travail, c’est parce qu’une invitation du Royaume de Drossel, étroitement lié à la maison York, me fut envoyée. Milady, cela ne vous concerne pas directement, mais depuis mon engagement auprès d’eux, plusieurs propositions me furent adressées. Refuser une demande de plus risquait de mettre la structure dans laquelle je travaille dans l’embarras. À la requête du président, je me suis donc rendue ici, mais jamais auparavant je n’avais été absente aussi longtemps. C’est un endroit isolé alors j’ai donné peu de nouvelles. Cette lettre est sûrement une manière pour eux d’exprimer leur inquiétude.
Sa voix, plus douce qu’à l’accoutumée, contrastait avec son visage impassible. Pourtant, à y regarder de plus près, il semblait qu’elle retenait un sourire.
Je vois… Ainsi, d’autres personnes tiennent à elle.
Il y a peu, cette pensée m’aurait emplie de jalousie. Mais, après ces trois mois passés ensemble, je m’étais familiarisée avec la personne qu’elle était, et en apprenant à la connaître, j’avais également découvert des aspects de moi-même. Mes valeurs s’étaient peu à peu transformées. Bien qu’elle ne montrât pas beaucoup d’émotions, elle semblait heureuse. Cela suffisait à me rendre heureuse aussi. Pourtant, un sentiment de solitude m’habitait encore.
— Hé… Tu pars aujourd’hui, n’est-ce pas ?
— Oui. Notre contrat prendra fin avec le bal de ce soir. Je partirai ensuite.
— Alors, amusons-nous ensemble… au bal, dis-je avec un rire forcé.
Je me fis la promesse de lui faire graver une image de moi joyeuse.
— Qu’il en soit ainsi.
Parce que je l’appréciais profondément, je voulais qu’elle garde de moi un souvenir positif. Même si je ne faisais plus partie de sa vie, même si elle m’oubliait, même si je restais la seule à me souvenir… je voulais faire cet effort. Pour elle, pour cette fille que j’aimais, et pour la petite sœur que je chérissais, je souhaitais être une personne digne.
— Pourriez-vous m’escorter ? demandai-je en tendant la main, sur un ton légèrement taquin.
À ma grande surprise, elle hocha la tête avec sérieux, plia un genou et s’agenouilla devant moi.
— Avec plaisir, Milady.
Même si on la surnommait Lady Chevalier servant, rien ne pouvait altérer son élégance naturelle.
* * *
Mes mitaines étaient confectionnées en dentelle noire finement brodée. De délicates lanières ornées de bijoux maintenaient mes chaussures à talons fins. Nul besoin de mes lunettes, après tout j’étais escortée de la plus belle des manières !
Je posai une couronne tressée de fleurs sur mes cheveux. Ma robe, en satin rose pastel et à col rectangluaire, semblait presque trop extrême dans sa volonté de paraître charmante. Elle était cependant légère comme une plume, et un jupon rouge, évoquant des roses entassées, apparaissait sous l’ourlet des chevilles.
N’étant jamais sortie de ma modestie vestimentaire dans ce pensionnat, mes camarades de classe chuchotaient à mon passage, certainement intriguées par cette différence. Néanmoins, en réalité, la personne au centre de leurs murmures était quelqu’un d’autre.
— Tout le monde te regarde.
Sa robe, au col montant et boutonnée jusqu’au cou n’exposait rien d’indécent. C’était une tenue à manches longues d’une élégance splendide, parfaite pour dissimuler ses bras artificiels. Je ne pus m’empêcher de saluer le choix de cette tenue, admirable dans sa capacité à conjuguer discrétion et raffinement.
— Y a-t-il un problème ?
— Non. Cela signifie simplement que tu es jolie.
— Mais tout le monde est si bien habillé.
— Tu es la plus belle de toutes.
Ses longs cheveux dorés, tressés d’un côté, retombaient en cascade sur son épaule. De dos, sa silhouette était gracieuse à l’excès. Des ornements en forme de roses, telles des étoiles scintillantes, parsemaient sa chevelure et sa robe. Bien qu’un léger doute transparût dans son regard, sa beauté était telle qu’on aurait pu la contempler à jamais. Le réfectoire, méconnaissable, s’était métamorphosé en salle de bal.
Couverte de paillettes blanches et bleues, elle ressemblait à un ciel étoilé. Des ballons argentés flottaient et tapissaient le plafond de l’atrium. D’innombrables longues tables, reliées entre elles, portaient des mets délicats, témoignant du talent des cuisiniers du pensionnat. Du gibier raffiné aux poissons les plus exotiques, en passant par des pâtisseries décorées avec un soin méticuleux, tout y était. Les petits gâteaux et biscuits, minutieusement glacés jusqu’à l’intérieur, attiraient irrésistiblement l’attention. Les décorations de table étaient également soigneusement orchestrées : des fleurs ornaient les tasses à thé, la lumière vacillante des bougies illuminait les verres, eux-mêmes entourés de rubans de mousseline.
— C’est d’une richesse presque indécente, digne d’une cérémonie de mariage. Enfin, de ce qu’on m’en a raconté.
Si le pays des rêves existait ressemblerait-il à cela ? Contrairement à moi, nerveuse dans cette ambiance nouvelle, elle restait majestueuse, imperturbable. Son attitude demeurait inchangée.
— Allons-nous chercher quelque chose. Désirez-vous quelque chose en particulier ? proposa-t-elle.
Je posai une main sur mon ventre en gémissant.
— Mon corset est trop serré… Je ne pourrai pas beaucoup manger. Et, je t’en prie, ne t’éloigne pas. Ma vision est trouble. Je ne suis pas aveugle, mais tout de même !
— Entendu, je ne vous quitterai pas d’une semelle !
Fidèle à ses paroles, bien que sollicitée par d’autres, elle resta à mes côtés. Au point culminant de la soirée, des pensionnaires volontaires entamèrent une mélodie. Peu à peu, des couples s’avancèrent sur la piste pour danser. Mon estomac se noua à l’idée de m’exposer ainsi.
Si je trébuche, ils comprendront que je ne suis pas une véritable noble.
Un tel faux pas ternirait l’honneur des York et compromettrait mon rôle d’héritière. Malgré mes protestations internes, j’avais tout donné pour ce moment.
— Milady, murmura une voix à mon oreille, me faisant frissonner.
Je me retournai, le corps raidi par l’anxiété. Elle se tenait à mes côtés.
— Soyez tranquille, Milady. Votre maîtrise de la danse est impeccable. Croyez-moi.
Elle était mon unique alliée.
— Si vous craignez de trébucher, sachez que cela ne se produira pas.
Elle était la seule à connaître ma situation.
— Après tout, je suis à vos côtés, prête à vous porter secours !
Mon amie, mon chevalier servant…
Si tu le dis, je ne peux échouer. Tu tiens toujours tes promesses.
Bien que nous ne nous connaissions que depuis quelques mois, je lui faisais une confiance totale. Mon ancien moi n’aurait jamais abaissé sa garde ainsi. Et pourtant…
Parce que c’est toi.
— Oui, je te fais confiance.
Parce que c’est toi.
— Merci pour tout jusqu’à présent. Voici donc ta dernière tâche.
Parce que c’est toi.
— Je te laisse le rôle du cavalier, mais permets-moi d’ajouter une chose.
Parce que c’est toi qui a volé mon cœur ! Tu es devenue mon modèle.
— Violet, prends ma main, je t’en prie.
La poupée de souvenirs automatiques aux cheveux dorés et aux yeux bleus, la personne la plus belle et la plus distinguée que j’avais jamais rencontrée, eut un sourire imperceptible avant de répondre :
— Avec plaisir, Milady.
* * *
Après le bal, nous nous baignâmes ensemble, comme à notre habitude, avant de sécher et de peigner nos cheveux. Violet reprit l’allure qu’elle arborait lors de notre première rencontre : sa veste, sa robe ornée d’un ruban, sa broche émeraude et ses bottes marron cacao. Ainsi vêtue, elle quitta le pensionnat peu après minuit.
Le lendemain, je savais que je devrais faire face à une avalanche de questions, notamment sur l’endroit où cette Lady chevalier servant s’était rendue. Lors de nos adieux, je lui adressai une seule requête :
— Je paierai ma dette un jour. Actuellement, je suis sans-le-sou et ne peux rien t’offrir, mais je te rendrai cette faveur. Puis-je alors te demander une chose, en tant qu’amie… ?
Violet Evergarden, de sa voix douce et mélodieuse, répondit :
— Lady Amy Bartlett, je n’accepte pas d’argent de mes amis.
En entendant ces mots, une douleur poignante me traversa, à tel point que ma respiration se suspendit un instant.
Ainsi s’acheva notre aventure. Nous ne nous revîmes plus jamais en personne après cela. Néanmoins, nous n’avions jamais cessé de communiquer par lettres.
* * *
Lorsque qu’Isabella York se faisait encore appeler Amy Bartlett, elle recueillit une petite fille dans un quartier de prostituées voisin, un beau matin.
— Trouve quelque chose de mieux à voler la prochaine fois.
Un garçon, coiffé d’un chapeau de chasse et vêtu d’un boléro dissimulant son corps jusqu’au cou, sortit d’un magasin de troc spécialisé dans les marchandises volées. En l’observant de plus près, on remarquait qu’il s’agissait en réalité d’une fille. La faible maturité de son corps lui permettait de masquer son sexe. Pour une femme, se travestir ainsi relevait moins d’un simple passe-temps que d’une mesure de survie pour des raisons évidentes.
Tel était ce quartier.
Crachant des jurons et faisant claquer sa langue, irritée par les exigences du commerçant, Amy trouva une fillette assise sur le sol à la sortie du magasin.
— Ah, cette petite…
Plus proche d’un bébé que d’une fillette, elle était la fille d’un commerçant qu’Amy connaissait bien. Les parents de cette enfant ainsi Amy étaient tous adolescents. Le quartier où vivait Amy était un lieu de prostitution situé à mi-chemin entre deux grandes villes. L’économie locale reposait sur l’attraction des voyageurs en errance et des soldats en déplacement. Après la prostitution, le cambriolage constituait l’activité la plus courante.
Il arrivait que des prostituées soient aussi employées comme voleuses. Les biens dérobés étaient amenés au magasin de troc, où leurs propriétaires venaient souvent les réclamer. Le commerçant, alors, concluait un accord avec eux pour le double du prix initial. C’était un commerce vicieux, alimenté par la complicité entre voleurs et vendeurs.
Amy avait croisé cette enfant à plusieurs reprises en fréquentant ce magasin. Elle avait aussi discuté à quelques occasions avec la mère de celle-ci.
— Où est ta mère ?
L’enfant, silencieuse, pointa un endroit proche. Quelqu’un gisait, là. Le cou de cette personne formait un angle étrange, et Amy comprit aussitôt qu’elle était morte.
— Elle ne bouge pas.
— Oui… elle est morte, répondit-elle froidement.
Avait-elle été assassinée par jalousie ? Ou était-elle victime d’une agression fortuite ? Peu importait. Dans ce quartier, la mort était quelque chose de banal. Que pouvait-elle y faire ? 90 % des crimes restaient impunis.
Mais comme nous ne connaissons ni autre lieu ni autre mode de vie, c’est le seul endroit auquel nous appartenons.
Elle observa l’enfant, encore trop jeune pour comprendre la mort de sa propre mère. Ses cheveux bouclés, d’un blond couleur marguerite, semblaient doux au toucher. Malgré la modestie des draps qu’elle portait, ses traits, hérités de sa mère, étaient empreints d’une grande beauté. Si elle était laissée à son sort, cette enfant finirait probablement enlevée et vendue par un proxénète. Elle pourrait également être prise dans le cycle du vol et ne jamais en sortir. Et si le destin se montrait encore plus cruel, son corps serait mutilé pour satisfaire les fantasmes d’obscurs individus.
— Ta mère m’a offert du pain, une fois.
Dans le passé, Amy avait été contrainte de faire des choix similaires. Cette enfant lui rappelait étrangement elle-même.
— Je n’avais rien volé depuis des jours, et je mourais de faim. Ce pain m’avait beaucoup aidée.
La vérité fut tout autre. Jamais cette femme ne lui avait offert de pain. Amy utilisait ce mensonge pour se justifier.
— C’est pourquoi je vais l’aider à être enterrée.
Amy retourna à la boutique, expliqua la situation au propriétaire et sollicita l’aide d’un homme. Des connaissances de la défunte étaient également présentes, mais aucun d’eux ne proposa de signaler l’incident à la police militaire.
Après un examen rapide, la défunte fut enterrée proprement dans un cimetière militaire voisin. À la fin de la cérémonie, tous semblaient alourdis par la fatigue ou l’émotion.
— Qu’est-ce qu’on fait de cette chose ? demanda le commerçant du magasin de troc, désignant l’enfant comme un simple objet.
La petite, immobile, n’avait pas quitté la tombe de sa mère.
— On la découpe en morceaux ou on la vend ? Si vous me la laissez, je vous reverserai une part.
À cet instant précis, Amy s’empara du destin de l’enfant, qu’elle considérait comme un bébé.
— Dans mon cas, un homme avait décidé de faire de moi une voleuse.
Pour Amy, un quotidien de vols était une existence misérable. Pourtant, elle se surprenait parfois à se demander si elle devait être reconnaissante de ne pas avoir fini dans du formol. Avait-elle réellement le droit de lui en vouloir ? Cet homme l’avait contrainte à évoluer dans un tel monde.
— Je ferai d’elle ma petite sœur.
— Haah ?
Amy avait décidé d’offrir à l’enfant un autre chemin.
— Oui, elle deviendra ma sœur. Hors de question de la découper en morceaux ou de la vendre.
Elle voulait que personne ne profite de cette enfant et qu’elle-même ne devienne l’outil de quiconque. Amy souhaitait lui offrir l’opportunité d’être aimée, comme une enfant normale, faisant fi de ce lieu maudit.
— Amy, ce n’est même pas ta fille. Pourquoi tu te sens obligée ?
Elle répondit en riant :
— Par vengeance.
Pour elle-même, pour l’enfant, pour la mère, Amy nourrissait une colère brûlante contre le monde et le destin, qui semblaient se complaire à les enfermer dans de telles situations. Elle était furieuse depuis sa naissance. Furieuse lorsque sa propre mère fut assassinée par un voyou. Furieuse lorsqu’elle fut forcée à voler pour survivre. Et même maintenant, alors qu’elle se tenait au milieu d’un cimetière enveloppé de brouillard, Amy sentait cette colère bouillonner en elle.
Quel est ce monde ? Qu’ai-je fait ? Qu’ont-ils fait ? Pourquoi ce monde est-il si injuste ?
Le monde lui semblait absurde, violent, cruel au point de lui donner la nausée. Chaque jour, son corps ou son cœur souffrait. Pas une journée ne passait sans douleur.
Celui qui a conçu ce monde, celui qui a insufflé une conscience aux humains avant de les relâcher sur terre… Quelle folie !
Amy maudissait aussi ces âmes perverses, ces êtres abjects qui semblaient éprouver du plaisir à voir souffrir les autres.
Je rendrai cette enfant heureuse. En vérité, elle était destinée au malheur. Mais je vais changer cela. Je vais défier ces horribles personnes, celles qui comptaient gagner de l’argent sur son dos, et le Dieu même qui avait tracé un tel destin pour elle. Vous allez voir… Je vais lui donner une vie différente… Je lui offrirai une existence digne.
* * *:
Amy Bartlett devint Isabella York un an plus tard.
Alors qu’Amy venait à peine d’apprendre à aimer quelqu’un, un messager se présenta à elle, prétendant agir au nom de son père. Selon ses dires, cet homme souhaitait désormais récupérer l’enfant d’une ancienne amante qu’il avait jadis abandonnée en échange d’argent. Ses héritiers étaient morts les uns après les autres, emportés par une épidémie. Il promettait de l’arracher à cette misère. En retour, elle devait se présenter à lui. Bien que le messager s’exprimât avec une certaine délicatesse, son message n’était rien d’autre qu’un ordre déguisé. Le destin avait une manière perverse d’exploiter l’irrationalité. Le monde n’avait jamais cessé d’utiliser Amy.
Elle demanda ce qu’il adviendrait de sa petite sœur si elle acceptait de rejoindre la famille York. Le messager posa alors les yeux sur l’enfant qu’Amy tenait fermement dans ses bras depuis son arrivée et esquissa un sourire : elles ne pourraient plus jamais se revoir. Une personne de leur rang n’avait pas le droit d’entretenir des liens avec la fille d’une prostituée. Si Amy obéissait, sa sœur pourrait être envoyée dans un orphelinat ou dans une famille adoptive désireuse d’accueillir un enfant.
— Ce serait mieux pour elle, n’est-ce pas ? Tu vas la laisser vivre ainsi ? lança-t-il en ricanant.
La laisser vivre ainsi ? Face à cette question, Amy observa les environs de son appartement. Même pour une seule personne, l’espace était exigu. Elle ignorait depuis combien d’années ce bâtiment délabré tenait encore debout. Le sol et le plafond penchaient dangereusement, et lors des tempêtes, les habitants étaient parfois emportés par le vent. Dans la cuisine, une casserole contenait les restes d’une soupe préparée deux jours auparavant, qui constituait leur unique repas pour la journée. Les rideaux de la chambre manquaient d’un côté, et une poupée achetée pour sa sœur traînait au sol. Deux livres d’images, offerts par des connaissances, représentaient les seuls jouets à disposition. Le linge, accumulé sans distinction de jour ou de nuit, débordait presque du panier.
L’appartement était un taudis, loin d’être propre. Mais c’était tout ce qu’Amy pouvait offrir pour l’instant. Elle ne pouvait rien faire de plus.
Bien qu’elle se démenât corps et âme, le ciel ne lui accordait rien. Dieu lui semblait inexistant. Ou, tout du moins, indifférent à son existence. Sa vie était dépourvue d’espoir, de passion et de bonté. Aucun éclat ne venait illuminer ce monde de ténèbres.
S’il existait une seule chose merveilleuse dans tout cela…
— G-Gransœur…
Dans ses bras, le trésor le plus précieux qu’elle possédait, sa petite sœur, émit une voix tremblante.
— Gransœur…
Sentant peut-être la détresse de son aînée, la fillette fronça les sourcils et parut au bord des larmes.
— Gransœur…
Elle n’était pas encore capable de prononcer correctement « Amy ». On lui avait donc appris à utiliser cette abréviation affectueuse pour dire « gransœur ».
— Gransœur…
Amy avait tant de projets pour elle une fois qu’elle aura grandi.
— Gransœur…
Elle voulait qu’elle aille à l’école, qu’elle se fasse des amis et qu’elle vive des moments empreints de joie. Leur relation avait débuté comme une forme de vengeance, mais cela n’était plus vrai. Amy avait trouvé en elle un espoir, dans une vie autrement insupportable et affreuse. Protéger cette petite créature, que personne d’autre n’aurait défendue, était devenu sa raison d’être. C’était là la seule chose merveilleuse qu’Amy possédait. C’était pour cela qu’elle continuait de se battre.
— Allez, il n’y a qu’une seule réponse que tu peux donner, non ?
L’homme qui lui tendait la main dans l’ombre n’était pas un ange, mais un démon. Un avertissement résonnait dans son esprit : ceux qui franchissaient cette limite devaient abandonner tout espoir. Elle ne pouvait pas se résoudre à renoncer au phare de sa vie. Elle ne voulait pas. Elle désirait fuir. Mais… Comme l’homme l’avait dit, il n’y avait qu’une seule réponse à donner.
* * *
Le long d’une autoroute bordée de verdure florissante, se trouvait un orphelinat aménagé dans un ancien bâtiment d’église.
Autour de cette institution nationale, soutenue par les contributions du Royaume de Drossel, s’étendaient des champs et des pâturages qui subvenaient aux besoins des résidents. Les enfants recueillis s’adonnaient à des tâches agricoles ponctuées de jeux et de rires. Le personnel, qui veillait sur eux, les rappelait souvent à l’ordre :
— Prenez ça au sérieux !
C’est alors qu’un bruit de moto se fit entendre au loin, à peine perceptible. Elle avançait avec agilité sur un chemin de terre non pavé, troublant la tranquillité de cette scène habituelle. La moto finit par s’arrêter devant l’orphelinat. Au moment où un membre du personnel s’apprêtait à s’enquérir de l’identité du visiteur, un homme descendit de l’engin.
— C’est le courrier !!
Le messager, singulier, portait des bottes à talon aiguille peu pratiques dans cette région rurale. Bien que son ton fût rude, il salua poliment.
Le courrier consistait en deux lettres adressées à une jeune fille récemment accueillie à l’orphelinat, une enfant encore trop jeune pour participer aux travaux agricoles. Déconcerté par l’entêtement du facteur, qui insistait pour remettre les lettres en personne, le personnel le conduisit jusqu’à la pièce où se trouvait la destinataire.
Dans la pièce, la fillette observait de manière distraite les lumières colorées projetées par un vitrail, vestige de l’époque où l’édifice servait d’église. Ces lumières inondaient la pièce, qui semblait être un espace de loisir rempli de jouets et d’étagères.
Une jeune femme vêtue comme une religieuse, visiblement dévouée aux enfants, veillait sur plusieurs petits.
— Hé, deux lettres pour toi !! déclara le facteur, s’accroupissant pour croiser le regard de l’enfant en lui tendant son courrier.
La petite, visiblement perplexe, ne tenta pas de les prendre. Peut-être était-ce la première fois qu’elle recevait des lettres. Elle retira de sa bouche le doigt qu’elle suçait, se désigna du doigt, et dit :
— Taylor
Ses grands yeux, brillants et attirants, fixaient avec curiosité le facteur, qui semblait être un intrus bien inattendu dans son univers. L’homme adoucit naturellement son ton.
— Oui, tout est pour toi !
Ses yeux se plissèrent, et un sourire se dessina sur ses lèvres.
— Pour Taylor ?
— Exact. Deux lettres pour Miss Taylor Bartlett. Tu sais lire ? Non, évidemment que non, quelle question stupide, tu es trop jeune.
Il se tourna brusquement vers la religieuse, qui, prise au dépourvu par son charme et son aplomb, rougit avant de secouer la tête.
— Bon, on n’y peut rien… Taylor, ça te va si je te les lis ?
— Taylor.
— Super.
— Granfrère.
— Grand Frère ? Je m’appelle Benedict Blue, un nom bien plus classe ! Écoute, ces deux lettres proviennent de personnes différentes. La première est de Violet Evergarden, ma collègue. Elle dit que tu peux lui rendre visite si tu as des problèmes ou des requêtes à lui adresser. Elle a même joint un plan d’accès à notre compagnie postale. Cela signifie que, dans le futur, tu pourras aller nous rendre visite, ou même venir si tu cherches un travail !
Benedict tendit la lettre à Taylor après l’avoir lue.
— Passons à la suivante. Celle-ci vient d’un expéditeur inconnu. Voyons… C’est court. Très court.
Il retourna la feuille dans tous les sens, mais aucun autre texte n’y figurait. Il lut alors ce qui était écrit :
— Voici un mot magique qui te protégera : Amy. Tu as juste à le prononcer.
À l’entente de ce mot, Taylor sursauta. Ses grands yeux s’ouvrirent encore plus, et elle cligna plusieurs fois des paupières. Juste pour le plaisir, Benedict se tourna vers la religieuse et l’interpella.
— Vous devriez lui apprendre à lire, bon sang.
— C’était notre objectif. Néanmoins, son environnement passé semble avoir retardé ses capacités d’apprentissage. De plus, nous devons nous occuper des autres enfants et ne pouvons lui offrir une attention constante.
— Je comprends, répondit Benedict en soupirant. Mais elle devra savoir lire un jour. Après tout, ces lettres sont là pour être lues. Deux personnes ont pris la peine de lui écrire. Prenez le temps de lui enseigner, même si cela doit être long.
Il ne s’occupait que des livraisons, pourtant il partageait avec les poupées de souvenirs automatiques le désir d’assurer que les sentiments confiés à travers ces lettres atteignaient leur destinataire.
Pendant ce temps, Taylor essayait de prononcer le mot qu’elle venait d’entendre.
— Eh… Gransœur, balbutia-t-elle.
Mais ce qu’elle exprima différait légèrement. Elle avait évoqué le surnom de l’adulte qui avait partagé une année de sa vie. Dans cet orphelinat, parmi de nouveaux visages et un quotidien différent, les souvenirs de cette personne s’effaçaient peu à peu. Taylor avait même oublié le visage de sa propre mère. Il semblait inévitable que les souvenirs de celle qu’elle appelait «Gransœur» finissent par disparaître dans les méandres de l’oubli.
Cependant, à cet instant précis, quelque chose changea.
— Gransœur…
Elle se rappelait de la poupée qu’elle lui avait offerte, de la saveur de sa soupe, de l’odeur sucrée de ses cheveux lorsqu’elle l’embrassait.
— Gransœur… Gransœur…
Elle se souvenait que cette personne avait eu une importance capitale dans sa vie.
Et enfin, dans un souffle chargé d’émotion :
— Amy…
Pour Taylor Bartlett, avant qu’elle ne le réalise, ce nom était devenu une formule magique, une incantation pleine d’espoir.
* * *
La jeune fille fixait un bâtiment en briques rouges, surmonté d’une girouette oscillant doucement au gré du vent. Debout au bord de la route, elle observait les allées et venues incessantes des passants dans cette entreprise postale au charme désuet. Un jeune homme, les bras chargés d’un paquet, pénétra dans le bâtiment. Une femme, portant sous son bras une lettre destinée à un être cher, en sortit aussitôt.
Les fenêtres du bâtiment étaient déjà grandes ouvertes.
Non loin de là, un facteur faisant un bâillement enfourchait sa moto. Une femme d’une beauté saisissante le suivait à petits pas vifs. D’un geste espiègle, elle lui tira la langue avant de s’installer de force sur le siège passager. Le jeune homme, bien qu’affichant une grimace dans son angle mort ne paraissait pas si mécontent.
Du balcon du troisième étage, des rires animés s’élevaient, mêlés à la voix d’une jeune femme qui semblait exprimer une colère passagère. Puis, un homme apparut sur le balcon, une tasse de thé à la main. Son regard se posa sur la jeune fille, qui, pour lui, n’était encore qu’un élément de ce décor urbain. Pourtant, il la salua chaleureusement, bien qu’il s’agît de leur première rencontre.
Finalement, une jeune femme aux cheveux blonds éclatants fit son apparition.
Cet endroit, plus bruyant et plus animé qu’elle ne l’avait imaginé, dégageait une atmosphère merveilleuse. Pour la jeune fille, cet endroit semblait irréel, comme un rêve.
Serrant fermement sa robe blanche, elle fit un pas en avant et, dans un souffle chargé d’émotion, récita sa formule magique.
— Amy.
————–
Ma très chère Taylor,
Voici une lettre que je ne peux t’envoyer. À partir d’aujourd’hui, je n’ai plus aucun lien avec toi. C’est la promesse que j’ai faite.
Taylor, tu sais, la vérité, c’est que je n’ai peut-être jamais voulu être une grande sœur. Ce que je souhaitais, c’était devenir une mère.
Je t’aime, et c’est par amour que j’ai pris cette décision. Je me demande quel impact elle aura sur ta vie. Je ne cesserai jamais d’espérer qu’elle te conduira vers le bonheur.
Un jour, tu m’oublieras, c’est certain. Peut-être grandiras-tu en pensant que tu n’as jamais eu de famille.
Mais, Taylor, même si je ne suis plus là, même si mes souvenirs s’effacent, tu continueras de prononcer ce nom. Et cela me suffit. Ce lien entre nous est éternel.
L’amour que je portais à tes cheveux, à la couleur de tes yeux, à ton sourire, la volonté que j’avais de vouloir te rendre heureuse… tout cela restera gravé à jamais dans mon cœur. Puisque « Amy » est un nom que tu ne peux plus prononcer pour me désigner directement, sache que mon amour pour toi transcendera le temps. À chaque fois que tu réciteras ce nom comme une formule magique, il prolongera notre histoire. Il prolongera la part de moi que tu chéris.
Alors, ma Taylor, si un jour tu te sens seule, prononce mon nom.
Avec tout mon amour,
Amy.