VE - Last letter : Livret 9

Violet Evergarden — Et si

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Traduction : Raitei
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Cet homme recueillit une bête sauvage.

Elle était d’une beauté troublante. D’une stupidité catastrophique. D’une ignorance et d’une violence risibles. Cependant, c’était une créature extrêmement rare, qui éprouvait de l’attachement pour les humains et leur obéissait.

Son pelage était doré. Ses yeux, d’un bleu limpide.

La bête ne savait pas pousser de cri, mais, bien dressée, elle aurait sans doute pu se vendre à bon prix. Telle était la créature que cet homme avait recueillie. Leur rencontre fut le fruit d’un malheur, car de nombreuses personnes avaient succombé aux crocs de la bête.

Elle suivait sans cesse cet homme, marchant dans son ombre.

C’était une bête terrifiante, dévoreuse d’humains. Il devait s’en débarrasser au plus vite. Et pourtant, songea cet homme, elle pourrait se révéler utile sur un champ de bataille. Cet homme travaillait pour la défense nationale. Il occupait le poste de capitaine dans la marine.

Une bête féroce ferait un bon chien de garde, et personne ne s’en inquiéterait si elle venait à périr quelque part.

Pour lui, la bête n’était pas un compagnon désiré, mais tout ce qui pouvait servir devait être utilisé. S’il ne l’avait pas abandonnée quand il l’aurait dû, l’avenir en aurait été radicalement bouleversé.

 

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— Chemise. C’est « la chemise » !

La douce lumière de l’aube baignait Leiden, capitale de Leidenschaftlich. C’était une saison agréable, où les pétales de bougainvilliers valsaient dans les airs. Un matin splendide. La ville semblait bénie des cieux, alors que les rayons du soleil glissaient entre les fentes des nuages, tels des escaliers dressés pour les anges. Une lumière diurne qui insufflait aux cœurs un soupçon d’espoir pour ce jour nommé « aujourd’hui », pour ce long chemin qu’est la vie. Une lumière qui faisait naître ce genre de pensées éclairait la cité.

En ce jour merveilleux, dans le dortoir d’un établissement construit à proximité du ministère de la Marine de Leidenschaftlich, un homme avait pourtant grise mine, en total contraste avec le paysage extérieur. Il ne s’était éveillé que quelques minutes plus tôt, et déjà, l’agacement le gagnait. Il ne regardait pas la lumière du soleil qui filtrait par la fenêtre. Il ne prêtait aucune attention aux ombres dansantes que dessinaient les rideaux flottants.

Son regard n’était fixé que sur sa bête.

— C’est la chemise. Tu ne fais pas exprès, j’espère ?

L’homme appartenait à une classe privilégiée. Rien qu’à voir sa chambre personnelle, meublée avec goût et aménagée pour offrir un confort maximal, on devinait que des rénovations avaient été faites. Un tel traitement n’était autorisé qu’à des personnes occupant un rang social important. Il détestait l’idée de posséder sa propre maison. Il évitait aussi de retourner dans sa ville natale et dans ce lieu plus restreint de la nation qu’était sa famille.

— Shemiz.

— La chemise. Chemise.

— Shemiz.

— Non, ça c’est un bouton de manchette. Écoute bien, je ne le répéterai qu’une fois.

Sa voix, tandis qu’il parlait, était basse, charmante et teintée de morosité. Ses cheveux, noirs comme l’encre, pareils aux ténèbres nocturnes traversées d’un reflet bleu, étaient longs et soyeux comme de la soie. Son visage, aux traits fins et délicatement ciselés, attirerait à coup sûr les regards des femmes s’il se promenait en ville. À sa noblesse naturelle, on devinait en un instant l’élégance de son éducation.

L’homme à la beauté si aristocratique, Dietfried Bougainvillea, en avait assez de la jeune fille face à lui, incapable de lui apporter une chemise. Elle portait un uniforme féminin mal ajusté de la marine de Leidenschaftlich et paraissait si jeune. Elle n’avait sûrement pas encore atteint la moitié de l’adolescence. À bien y réfléchir, s’énerver ainsi face à une enfant relevait d’une immaturité certaine.

Dietfried saisit sa main minuscule, bien trop différente de la sienne, et la força à prendre une chemise blanche. « CHE MI SE », dit-il en la foudroyant du regard, comme pour lui donner une leçon. Il prononça lentement, articulant soigneusement afin qu’elle saisisse la prononciation.

La jeune fille, ainsi observée, alternait du regard la chemise qu’on lui avait mise dans les mains et son maître, torse nu. Ses grands yeux s’ouvrirent encore davantage, dans un effort manifeste pour apprendre. Dietfried eut envie de lui hurler dessus sur-le-champ, mais il se contint, acceptant son silence et qu’elle prenne son temps.

Finalement, elle hocha la tête.

— Chemise…

Dietfried poussa un soupir mêlé de soulagement… et de lassitude.

— Voilà, c’est bien une chemise que je veux.

— C’est chemise.

— Et que vas-tu avec cette chemise maintenant ?

— Capitaine, c’est chemise.

— Oui, c’est ça. Tu vas me la donner. Quelle engeance du démon, vraiment.

— Une chemise.

— Ça suffit.

— Capitaine, une chemise.

— Ça suffit, j’ai dit !

Ce qu’il faisait là, c’était lui enseigner les choses. La jeune fille, qui n’était même pas capable de prononcer correctement ce mot, n’avait jamais reçu la moindre éducation. C’était une orpheline que Dietfried avait recueillie dans des circonstances particulières, et elle ne savait quasiment pas parler. Très certainement, quelqu’un l’avait utilisée avant que Dietfried ne la trouve.

Elle relevait davantage de la bête sauvage que de l’être humain. Tout ce qu’elle savait faire, c’était tuer sur ordre de son maître. Une enfant bestiale, incapable de rien d’autre. Dietfried l’avait installée sur l’un des navires de guerre de Leidenschaftlich, prête à être envoyée au combat en cas d’affrontement naval, utilisée comme soldat.

S’il accumulait des exploits militaires remarquables, c’était parce qu’il l’avait à ses côtés. Son apparence juvénile incitait facilement à la négligence. Elle avait déjà prouvé sa puissance à de nombreuses reprises : approchant les navires ennemis sur une simple barque, elle suscitait l’émotion, se faisait embarquer, et profitait de la situation pour lancer l’attaque. Un travail inhumain pour une si jeune fille.

Dietfried en était parfaitement conscient. Et pourtant, il lui avait ordonné de le faire. Elle l’avait fait. À d’innombrables reprises. Il pensait qu’elle finirait par mourir. Mais chaque fois qu’il allait constater les pertes, elle était généralement la seule survivante. Peu importait les tentatives pour la tuer ou la faire tuer : elle ne mourait pas. À la place, elle coulait les navires ennemis. Les soldats de la marine l’avaient surnommée « l’Ondine de Leidenschaftlich ».

S’il ne pouvait la tuer, alors il n’avait d’autre choix que de l’utiliser. Il méprisait cette fille, qui avait massacré ses subordonnés lors de leur première rencontre. Mais cette époque était révolue, et un nouveau chapitre s’ouvrait. Exploiter la vie de cette fille jusqu’à son dernier souffle, c’était aussi, à ses yeux, une façon de rendre hommage à ceux qui étaient tombés. C’est comme ça qu’il voyait les choses. Pour cette raison, afin qu’elle puisse aussi le servir comme domestique, il lui enseignait à parler.

C’était venu de leur incapacité à communiquer, mais Dietfried n’était en aucun cas doué pour la pédagogie. Il avait accédé à son poste de capitaine grâce à ses mérites personnels. Il savait diriger et donner des instructions, mais pour se faire le précepteur d’une enfant comme elle, il était parfaitement incompétent.

— Ensuite, les chaussures. Mets-moi mes chaussures.

— Cha…

— Regarde bien les mouvements de ma bouche.

— Je… suis…

— Chaussures. Allez, essaie de le dire.

— Chaus…sures.

— Répète-le cinq fois. Chaussures, chaussures, chaussures, chaussures, chaussures.

— Chaussures, chaussures, chaussures, chaussures, chaussures.

— Parfait. Maintenant, mets-les-moi.

— Capitaine, vous dire « chaussures, chaussures, chaussures, chaussures, chaussures ».

Clairement incompétent…

— Capitaine.

— Espèce de déchet.

— Dé…chet.

— Hé, ne me traite pas de déchet !

— Que veut dire « dé…chet » ?

Dietfried se sentit pris d’une envie furieuse de s’allonger sur le lit derrière lui et de s’y rouler comme un enfant boudeur.

Et c’est exactement ce qu’il fit. II pencha la tête et s’écroula dessus.

Quiconque le connaissait bien aurait reconnu qu’il faisait preuve, pour quelqu’un comme lui, d’une étonnante patience dans son enseignement. Étant de ceux à qui tout réussit naturellement, son attitude envers ceux qui ne partageaient pas cette aisance était d’ordinaire glaciale. Et pourtant, cet homme-là s’efforçait à éduquer une enfant orpheline, incapable de parler. On pouvait presque dire qu’il se donnait pour ça.

— Capitaine, c’est le matin.

— Je sais… Je ne dors pas. Je suis allongé sur le ventre parce que tu me déçois.

— Avez-vous des ordres pour « Toi » ?

— Tu sais, je t’appelle « Toi », mais ce n’est pas ton nom.

— Dans ce cas, « Toi » restera en attente.

Elle comprenait bien les mots comme « attente » ou « ordre », mais peinait à intégrer les expressions du quotidien. Le décalage entre ce qui éveillait son intérêt et ce qui ne le faisait pas ressortait nettement dans les progrès de son apprentissage. En réalité, cette créature sauvage n’avait nul besoin de mots.

Et pourtant, Dietfried avait décidé de les lui offrir. Revenir sur une décision était pour lui une marque de honte. Il se l’interdisait formellement.

— Il faut au moins que je la fasse évoluer, de bête féroce à chien de garde. Sinon, elle comme moi, on court à la catastrophe.

Dietfried s’y efforçait. Il fournissait un effort surhumain.

— Ça suffit. Je vais me coiffer maintenant. Passe-moi le peigne.

Il semblait qu’elle avait bien mémorisé le mot « peigne », car elle le saisit aussitôt sur la coiffeuse intégrée à la chambre et le tendit à Dietfried. Elle l’observait avec ses grands yeux semblables à des pierres précieuses, tandis qu’il se redressait péniblement pour peigner lentement ses longs cheveux. D’un geste souple et assuré, il les tressa, puis les attacha avec un ruban. Ce fut terminé en un rien de temps.

Dietfried frappa le lit de la paume, lui indiquant de s’asseoir à côté de lui.

— Fais comme moi. Tant que tu portes cet uniforme, tu es sous mes ordres. Si ton apparence est négligée, c’est moi que ça discrédite.

La jeune fille prit le peigne et entreprit à son tour de discipliner sa chevelure. Elle s’améliorait de jour en jour, mais ses cheveux, encore abîmés par la malnutrition, s’emmêlaient facilement. Lorsqu’elle força un peu trop, Dietfried l’intercepta d’une main.

— Encore… ça. Arrête. On ne traite pas ses cheveux comme ça… Pourquoi faut-il que je les brosse tous les jours, hein ? Aujourd’hui, on va les couper, déclara-t-il en démêlant avec précaution les pointes nouées.

Elle demeura parfaitement immobile. Dietfried ne se rendit pas compte que son profil affichait une expression légèrement différente de son masque habituel.

— Capitaine.

— Quoi ?

— Est-ce que « Toi » doit aussi vous coiffer ?

— Non, ça ira. Je ne supporte pas l’idée de t’avoir derrière moi.

Qu’elle ait compris ou non, la jeune fille ferma les yeux, comme si elle retenait quelque chose.

— Bien…

***

Afin de ravitailler et de réparer le navire de guerre, Dietfried mit pied à terre. L’escale était prévue pour durer cinq jours. Pendant ce laps de temps, l’équipage était en permission. La plupart de ses subordonnés se dispersèrent dans les rues de Leiden, tandis que ceux originaires des environs profitaient de l’occasion pour rentrer chez eux voir leur famille.

Dietfried, lui aussi, disposait enfin d’un peu de temps. Il avait plusieurs jours pour présenter ses rapports et ses salutations officielles. Il dressa mentalement une longue liste des choses à acheter. D’une manière ou d’une autre, il avait réussi à se libérer quelques heures pour faire ses emplettes tranquillement.

— Allez, on y va.

— Oui, Capitaine.

Dietfried agissait généralement en la gardant à ses côtés. Elle aurait pu l’attendre à l’écart, mais abandonner une femme seule au milieu d’hommes était, selon lui, la première cause d’incidents.

Ce n’était pas comme s’il s’inquiétait pour la jeune fille. Ceux pour qui il s’inquiétait, c’étaient plutôt les malheureux qui verraient la situation se retourner contre eux s’ils osaient poser la main sur elle. En temps de guerre, Dietfried avait pris la décision de préserver au maximum ses ressources humaines. Il devait superviser cette fille afin d’éviter qu’elle ne réduise encore le nombre de ses hommes.

Il y avait cependant un bon côté à tout cela. La puissance de combat de la jeune fille, ainsi que sa capacité à sentir le danger, étaient tout simplement exceptionnelles au point de faire d’elle une escorte idéale. Autrefois, au fur et à mesure de ses promotions, il se déplaçait toujours entouré de gardes du corps et d’assistants. Mais à présent, cette fille seule suffisait.

—— Je peux accorder du repos à une personne de plus, ne serait-ce qu’une seule, en la sacrifiant à sa place… c’est déjà ça.

Sous la lumière du soleil, Dietfried songea à cela, tandis qu’il voyait la jeune fille activer ses jambes avec empressement, ses pas rapides résonnant derrière lui.

— On en a fini avec ces achats de luxe… maintenant, les vêtements… Hé, par ici. Suis-moi.

— Capitaine, vous avez la connaissance de la ville.

— C’est exact. Je « connais bien la ville », répondit Dietfried sur le même ton, habitué aux formulations étranges de la jeune fille.

Comme il le disait, Leiden était sa ville natale. Dans des circonstances normales, il aurait pu tout à fait rentrer chez lui.

— Mais je ne sais pas si je l’aime ou si je la déteste.

Et le fait qu’il ne le fasse pas donnait un aperçu de sa situation familiale.

— Tu sais ce qu’il y a de bien, dans cette ville ?

— Je ne… connais pas bien… la ville.

— La beauté de l’architecture et l’esprit des habitants changent selon les villes. Si on met les émotions de côté, Leiden est une ville splendide.

— Je n’ai pas d’émotions. Donc c’est une ville splendide pour moi.

— Tu fais erreur. 

— C’est difficile.

— Tu ne peux pas comprendre la logique humaine, parce que tu n’es pas humaine.

— Je vois.

Après avoir prononcé une phrase qui aurait blessé n’importe quelle fillette, il observa son visage. Comme toujours, il était impassible.

— Toi.

Mais il ne manqua pas de remarquer que sa voix s’était faite un peu plus terne.

— Tu n’as pas envie de t’enfuir loin de moi ? chuchota-t-il d’une voix oppressante, s’arrêtant soudain et la surplombant de toute sa hauteur.

Ses longs cils dorés encadrant ses grands yeux battirent comme des ailes de papillon. Elle semblait surprise.

— On n’est ni en mer, ni à bord du navire. Si tu t’enfuis quelque part, je ne pourrai pas te rattraper. Et pour commencer, je n’aurais même pas l’intention de partir à ta recherche. Alors si tu veux le faire, vas-y.

Si quelqu’un avait surpris cette question, elle aurait presque sonné comme une mise à l’épreuve. Peut-être était-ce bien cela. Il arrive que les gens fassent ce genre de choses, simplement par bêtise.

Dietfried ne l’aurait jamais admis, mais depuis qu’il avait pris cette bête sous sa garde, depuis qu’il l’élevait, un désir avait commencé à naître en lui. En contrepartie, il ne lui avait jamais donné de nom. Un autre que lui aurait probablement su le formuler, aurait exprimé ce désir sans difficulté. Mais Dietfried était différent.

Cet homme-là était d’une complexité extrême, profondément compatissant, et pourtant cruel.

— Capitaine Dietfried, que suis-je censée faire… en m’enfuyant… de vous ?

Tout comme cette fille, lui aussi était brisé, quelque part. Cette question n’avait aucun sens pour elle.

— Je n’ai aucune raison d’être. À moins que vous ne m’utilisiez.

Cette fille ne ressentait rien.

— Je n’ai de sens que si je suis utilisée. Je suis un outil. J’existe pour être utilisée.

Elle ne connaissait pas l’amour.

— Je suis une bête sauvage. Les bêtes suivent leurs maîtres où qu’ils aillent.

Tout ce qu’elle voulait, c’était une validation de son existence. L’argent, les honneurs, le statut… rien de tout cela n’avait de valeur pour elle.

— Je suis certaine d’avoir été faite ainsi… depuis ma naissance.

Elle n’avait besoin de rien. Elle ne comprenait même pas ce qu’étaient ces choses.

— Et vous… êtes enregistré… en moi comme mon maître.

La jeune fille, face à lui, le regardait comme pour lui dire : « N’oubliez pas que je suis une bête ».

— Vous m’emmenez avec vous et vous m’utilisez.

Peut-être que, dès le départ, leurs rôles étaient inversés.

— Restez à mes côtés, je vous en prie, Capitaine.

Peut-être était-ce Dietfried, en réalité, que l’on gardait à ses côtés comme preuve d’existence.

—— Si seulement je pouvais la tuer maintenant.

Elle n’était qu’une bête esseulée, en quête d’un maître. Il n’était pas nécessaire que ce soit Dietfried. C’est ce qu’il avait l’impression qu’elle lui disait.

— Je rentre.

Dietfried fit volte-face. Il partit dans une direction complètement opposée à celle prévue. Ses longues enjambées faisaient claquer ses bottes de cuir. Il marchait comme pour laisser la jeune fille derrière lui.

— Mais vous n’avez encore… acheté presque aucun des articles.

— C’est bon. Je rentre.

— Bien.

Comme on pouvait s’y attendre, la jeune fille ne montra aucune expression, même lorsque son maître s’irrita soudainement et s’emporta. Elle avait l’habitude d’être ballotée. Pas seulement par l’homme devant elle, mais par son propre destin. Elle s’était laissée dériver, au fil du courant, jusqu’à se retrouver ici. C’était Dietfried, et lui seul, qui ne s’habituait jamais à cette fille.

— Dépêche-toi.

Il n’existait aucun mot approprié pour qualifier la relation qui les liait.

— Oui, je ne vous quitterai pas d’un pas.

—— Espèce d’ordure.

Pourquoi fallait-il que lui seul exprime ses émotions ? Il aurait aimé, ne serait-ce qu’un instant, que le visage de la jeune fille se déforme. Ce désir naquit en lui, puis s’évanouit aussitôt. C’était une façon de penser digne d’un enfant qui ne recevait jamais le moindre regard de sa mère. Pris dans le flot de ses propres émotions, Dietfried n’en prit même pas conscience.

— Capitaine.

Tiraillé entre la colère et la confusion, Dietfried réagit au quart de tour, criant avec fureur :

— Quoi ?!

— Un individu suspect court vers nous, par-derrière. Dois-je le neutraliser ?

— Hein ?

Lorsqu’il se retourna, comme elle venait de le dire, un homme étrange accourait effectivement dans leur direction. Il portait une bourse sous le bras. À l’arrière, on entendait les cris d’une femme. À en juger par la scène, il s’agissait très vraisemblablement d’un voleur.

— Ne le tue pas. Capture-le.

À cet ordre murmuré d’une voix basse, la jeune fille répondit clairement :

— Entendu.

Sans attendre, elle s’élança.

— Dégagez !

L’homme, rugissant de façon agressive, fonçait en hurlant sur les passants qui, effrayés, s’écartaient pour lui céder le passage. La seule personne à remonter la voie dégagée fut la jeune fille.

— Dégage, sale gosse ! J’vais t’buter !

Voyant une gamine en uniforme militaire foncer sur lui, l’homme sortit un canif en courant. Agiter une lame en pleine course était d’une dangerosité sans nom. Même le plus costaud des hommes hésiterait face à une telle attaque frontale.

— Mon nom n’est pas « sale gosse ».

Mais la jeune fille, elle, n’hésita pas. Juste avant l’impact, elle abaissa brusquement son centre de gravité, évitant la lame d’emblée, puis s’empara de la jambe de l’homme en se jetant sur lui. Le mouvement de l’homme, arrêté net, se termina dans une chute violente, visage contre sol.

— C’est « Toi ».

L’attaque ne s’arrêta pas là. Elle saisit le malfrat par le dos, et, telle une chatte attrapant sa proie par la nuque, le souleva avant de frapper sa gorge d’un coup de poing. Dans le même mouvement, elle lui tordit le bras, immobilisant entièrement l’homme.

— P-Piti… é… lâ—

— Je ne comprends pas le contenu de votre discours.

— L-Lâ… lâche-moi, s’il…

— Je ne comprends pas le contenu de votre discours.

Il émanait de cette fille une terreur glaciale, une cruauté mécanique, lorsqu’elle répétait froidement la même phrase à un homme qui, probablement, demandait simplement qu’on le relâche. Sa beauté tranchait avec la froideur qu’elle inspirait.

— Le cours que je t’ai fait sur les points vitaux du corps humain t’a été utile, hein ?

— Oui.

Dietfried s’approcha d’un pas tranquille, comme si l’ombre pesante de tout à l’heure s’était un peu dissipée.

— Comme vous me l’avez appris, Capitaine. Les coups à la gorge sont efficaces.

— Exact. Tu te souviens du nom des zones qui font mal quand on les frappe ?

— « Points vitaux ».

— C’est bien… Chez les hommes en particulier, il y a ce qu’on appelle la pomme d’Adam. Regarde.

Dietfried saisit les cheveux du pauvre voleur et lui releva brutalement la tête. Il pointa ensuite du doigt la pomme d’Adam.

— Écoute bien. Ce renflement-là, c’est la pomme d’Adam.

— La pommade d’Adam…

— Non. POMME. D’Adam.

Le voleur ne pouvait qu’observer, hébété, cet échange surréaliste entre deux énergumènes. Il n’y avait pas d’autre mot que « bizarre » pour les qualifier. On pourrait même dire : dérangés. Après tout, il y avait littéralement un cours sur les points vitaux en se servant du corps d’un inconnu.

— La pomme d’Adam. C’est… un point vital ?

— Oui. Si tu frappes ici, parler devient difficile. C’est pratique quand tu veux faire taire quelqu’un.

— Entendu, Capitaine. Si je souhaite faire taire quelqu’un, je le frapperai là.

— Et aussi, tu es probablement allée viser les jambes parce qu’il avait un couteau, mais quand ton ennemi est habitué au combat, ce n’est pas une bonne idée. Tu risques de te faire envoyer valser. Tu es forte, mais tu restes légère.

— Je devrais esquiver sur le côté ?

— Avec ta détente, tu aurais aussi pu lui envoyer un coup de pied sauté. Il avait déjà les mains prises avec son canif et la bourse. La plupart des gens ne s’attendent pas à se faire sauter dessus comme ça. Ça peut marcher. Sinon, tu lui balances à la figure ce que tu tiens en mains pour faire diversion et tu attaques.

La fille hocha la tête comme pour dire « je vois ».

— Mais Capitaine, je n’ai pas le droit de jeter vos affaires.

— C’est vrai. Si tu l’avais fait, je t’aurais collé une raclée.

Malgré une expression montrant qu’elle n’avait pas trop compris, elle hocha quand même la tête. Ceux qui avaient été conditionnés à obéir finissaient par avaler sans broncher les contradictions des autres.

— Bref… On rend la bourse à la victime ? Ou on remet le tout à la police militaire…

Bien que Dietfried gérait la situation d’un ton sec et professionnel, son regard s’attarda sur une silhouette qui fendait la foule attroupée autour d’eux.

— Veuillez me laisser passer, dit une voix d’homme clairement audible.

— Pardon, c’est dangereux ici, laissez-nous passer, ajouta une autre voix, plus douce.

— Excusez-nous, nous avons appris que vous avez intercepté un criminel en fuite, nous aussi, alors allons ensemble le remettre…

Les hommes qui venaient d’arriver s’interrompirent net. Dietfried également.

— Gil…

Des cheveux sombres comme la nuit, des yeux couleur émeraude. Il y avait entre eux des ressemblances physiques certaines, mais l’atmosphère qu’ils dégageaient était radicalement différente. Pourtant, lorsqu’on les voyait côte à côte, le lien ne faisait aucun doute.

— Mon frère…

Celui qui se tenait là n’était autre que le cadet de Dietfried : Gilbert Bougainvillea.

— Ouaaah, mais c’est notre Capitaine…

Aux côtés d’un grand homme roux, il tenait un voleur en joue, le traînant sans ménagement.

—— Claudia Hodgins, tiens… Il fallait bien que je tombe sur un type aussi bruyant.

La joie de retrouver son cadet se fit brève chez Dietfried.

Mais dès qu’il songea à la manière dont il allait devoir expliquer la situation et à leurs réactions probables, ce bonheur se dissipa aussitôt, laissant place à l’agacement.

Gilbert, en voyant son frère aîné, afficha une lueur d’agitation. Toutefois, il reporta immédiatement son attention sur l’environnement et en évalua la situation. Lorsqu’il vit que c’était une jeune fille qui immobilisait à elle seule le présumé voleur, son regard changea.

— Hodgins.

— Aaah, t’en fais pas. Je peux m’en charger. Toi, va plutôt voir la fille…

Gilbert confia le malfrat qu’ils avaient maîtrisé au dénommé Hodgins, puis se dirigea vers la jeune fille. Il s’agenouilla à côté d’elle sur un genou, et planta son regard dans le sien.

— On échange. Tu es blessée ? demanda-t-il en reprenant la garde du voleur sans même attendre sa réponse.

— Rien de cassé ? répéta-t-il, la voyant silencieuse.

La jeune fille tourna les yeux vers Dietfried.

— Le Capitaine est indemne, répondit-elle, pensant qu’on s’enquérait de l’état de son supérieur, et non du sien.

— Non, je parle de toi.

Elle regarda Dietfried, puis Gilbert. Elle tourna la tête à gauche, puis à droite, plusieurs fois, incertaine.

— Que je sois blessée ou non n’a pas d’importance. Cette question est inappropriée.

À ces mots, une lourdeur subite vint peser sur la poitrine de Dietfried.

— Qu’est-ce que tu racontes… ? Il s’agit de ton corps. Ta famille serait triste si tu étais blessée, non ?

Il se rendait compte qu’il ne lui avait jamais posé cette question. Pas une seule fois.

— Je n’ai pas de « famille ».

Gilbert regarda Dietfried. Dietfried regarda Gilbert. Un instant, leurs regards se croisèrent et chacun rejeta silencieusement ce que l’autre s’apprêtait à dire. Une tension palpable, presque dangereuse, s’installa entre les deux frères. Jusqu’à peu, Gilbert s’était adressé à la jeune fille d’un ton doux, mais la chaleur de sa voix s’évanouit d’un coup :

— Mon frère, nous devrions prévenir la police militaire en priorité.

— Je dois m’en charger j’imagine ?

— Mais non voyons, c’est toi qui as les mains libres ici. Blague à part, on peut compter sur toi, quand même ?

— Je tiens des sacs, je te signale.

— Mon frère… Je vais vraiment me fâcher…

Finalement, Dietfried céda, par crainte de voir son frère cadet réellement se mettre en colère.

Les deux voleurs furent rapidement remis à la police militaire, et ainsi, les trois hommes et la jeune fille qui les avaient capturés quittèrent les lieux comme s’ils fuyaient un tumulte.

***

La suite des événements, pour résumer, fut ce que l’on pourrait appeler une spectaculaire querelle fraternelle.

Gilbert était hors de lui : son frère avait fait d’une fillette une combattante, la traitant comme une esclave. Dietfried, lui, s’efforçait désespérément de se défendre en affirmant qu’il ne s’agissait pas, à la base, d’une « fillette ». Pris entre les deux et ne supportant plus cette confrontation, Hodgins avait tenté d’éloigner la jeune fille du lieu de la dispute.

Mais celle-ci refusait de quitter le côté de Dietfried. En fin de compte, la discussion partit en éclats, et ils se séparèrent en convenant de fixer un vrai lieu et un moment pour parler plus tard. Sur le chemin du retour jusqu’au dortoir, et même une fois arrivé, Dietfried demeura silencieux. Il ne prononça pas un mot. Il était déjà très tard dans la nuit.

— Capitaine.

Le silence.

— Que souhaitez-vous manger ce soir ? Je peux vous réserver une place à la cantine.

— Pas besoin.

— Entendu.

Ce qui irrita encore plus Dietfried, c’était que cette fille, pourtant au cœur même du conflit, continuait de se comporter exactement comme d’habitude.

— Je ne veux plus voir ta tête. Retourne dans ta chambre.

— Entendu.

Une fois la porte refermée derrière elle, Dietfried réalisa brusquement quelque chose. La jeune fille ne se rendrait pas à la cantine si on ne le lui ordonnait pas. Et il avait oublié de le lui dire. Il y avait donc un risque qu’elle ne mange pas.

—— Je dois le lui dire.

Mais une autre pensée s’imposa, pleine de colère : Pourquoi devrais-je aller jusque-là pour elle ? Chaque fois qu’elle était dans les parages, il finissait à chaque fois par se restreindre. La rage remonta en lui, nourrie par les paroles de Gilbert qui continuaient de résonner :

— Mon frère, tu es quelqu’un d’horrible.

—— Non, pas seulement moi. Elle aussi.

— Tu n’as donc aucune pitié pour cette enfant ?

—— Tu ne comprends rien. Ce n’est pas ça. Tu ne saisis pas.

— Elle est encore si petite !

—— C’est une petite meurtrière. Une tueuse. Un assassin qui a tué mes camarades et qui continue de tuer mes ennemis.

Qui entre eux deux était vraiment le prisonnier ?

—— C’est elle qui a ruiné ma vie.

Dans son désir de liberté, il avait tout jeté. Même s’il devait être critiqué, il avait fui, sans regarder en arrière. Voilà qui était Dietfried Bougainvillea.

—— Alors même que j’étais libre.

Il avait abandonné sa maison.

—— Alors même que j’étais libre.

Il avait abandonné sa famille.

—— Alors même que j’étais libre.

Il avait abandonné son frère.

—— Alors même que j’étais libre.

Et puis, il avait abandonné jusqu’à la bonté. Il était devenu une lame tirée de son fourreau, ne survivant plus que dans la dureté.

Il avait tout donné. Il avait souffert.

Et pourtant, à cause d’une seule fille, tout vacillait à présent.

Dietfried se leva brusquement. Il quitta son lit d’un geste vif, enfila un manteau, ouvrit la porte de la chambre voisine, et ordonna à la jeune fille de s’habiller chaudement, superposant plusieurs couches de vêtement. Il l’emmena dehors.

Où allaient-ils, au beau milieu de la nuit ? La jeune fille demanda leur destination, mais il ne répondit pas. Ils marchèrent. Marchèrent encore, longuement, puis montèrent dans une diligence. Le véhicule avançait avec le cliquetis régulier des roues. Par la fenêtre, on voyait la lune les suivre sans relâche.

Ils finirent par atteindre un endroit bien trop éloigné des bâtiments du dortoir. Ce qu’elle vit alors, ce n’était pas une maison ordinaire : un manoir s’élevait là, imposant. On pouvait supposer que les parcelles de verdure alentour faisaient elles aussi partie du domaine. C’était l’ancienne résidence de Dietfried.

Le manoir appartenait à la famille Bougainvillea. Il ne s’agissait que d’une partie de leur propriété. La maison principale se trouvait ailleurs. Le ciel pâlissait déjà, annonçant l’approche de l’aube. Un nouveau matin, à nouveau splendide, s’apprêtait à naître sur Leidenschaftlich.

Ils avaient voyagé toute la nuit. Le corps de Dietfried lui faisait mal. Il était dans un état pitoyable, éreinté par le manque de sommeil. Et pourtant, lorsqu’ils atteignirent enfin le manoir, il poussa un soupir de soulagement. Gilbert, qui était de service, lui avait dit qu’il faisait escale à Leiden. Dans ce cas, pour ne pas se faire sermonner par leur mère, il devait loger dans cette villa.

Il était là. Ce petit frère qui possédait tout ce que Dietfried n’avait jamais su être aux yeux de leurs parents.

— Écoute bien. Va frapper à cette porte. Et appelle Gilbert.

Son frère cadet encore respectable, celui que la vie n’avait pas encore tordu de l’intérieur, s’y trouvait.

— Dis-lui que je t’ai mise à la porte. S’il entend ça, il te prendra au sérieux. Montre-lui à quel point tu es épuisée. Quoi qu’il arrive, demande-lui de faire de toi un officier dans l’armée.

C’était là l’unique étincelle de lumière dans la nuit sans fin qu’était devenue la vie de Dietfried.

— Une fille comme toi n’a aucune chance de vivre une vie normale, à ce stade. Entre dans l’armée et va mourir.

Le fait que ce frère existe, que ce sang coule dans leurs veines à tous deux, représentait, pour Dietfried, un espoir.

— Lui, il te protégera.

Il était espoir. Il était lumière.

— Moi…

Aussi brisé qu’il fût, Dietfried pouvait croire qu’il lui restait au moins une chose normale dans sa vie. Cette pensée seule lui donnait du courage.

— Toi…

Il savait pertinemment qu’il agissait mal, en tant qu’être humain.

— Toi et moi, on ne peut pas rester ensemble.

Il savait qu’il faisait partie de ceux qui ne changeaient pas, même en sachant qu’ils avaient tort. Voilà pourquoi il aimait son petit frère vertueux comme s’il s’agissait d’une nécessité vitale. Et il l’aimait encore aujourd’hui.

Gilbert ne trahirait jamais Dietfried. Parce qu’au fond, lui aussi aimait son grand frère. L’expression figée de la jeune fille se fissura lentement. Elle ouvrait et refermait la bouche à plusieurs reprises, cherchant quelque chose à dire. Mais, probablement incapable de formuler les bons mots, elle jeta un regard vers le manoir Bougainvillea et secoua la tête, comme un enfant en pleine crise de refus.

— Vas-y. File.

— Je… ne veux… pas.

— Ne réplique pas. Je n’ai pas besoin de toi. Va te faire utiliser par un autre maître.

— Je… ne veux pas… Je ne veux pas…

— Je te dis que je n’ai pas besoin de toi ! Va-t’en !

La jeune fille tenta d’attraper le bras de Dietfried. Mais il tourna les talons avant qu’elle n’y parvienne, s’éloignant sans un regard, en direction de la diligence arrêtée un peu plus loin, devant le portail de la propriété.

— Capitaine.

Elle le suivait. Sa voix vibrait d’une détresse inouïe.

—— Qu’est-ce que tu me fais là…?

— Capitaine, Capitaine…

—— Toi qui d’ordinaire ne ressens rien.

— Capitaine, je ne veux pas ça ! Capitaine ! S’il vous plaît, donnez-moi… un ordre !

—— Toi qui ne me vois que comme un outil fait pour donner des ordres.

— Capitaine ! Capitaine ! J’apprendrai à lire, je vous le promets !

—— N’importe qui ferait l’affaire, non ? Même si ce n’était pas moi.

— Je vous en supplie ! Capitaine ! Je ne veux pas ça, Capitaine !

—— Même si ce n’était pas moi, tu aurais suivi un autre.

— Capitaine… Capitaine… Je ferai tout ce que vous voudrez, Capitaine… Capitaine…

—— Même si ce n’était pas moi, ça t’aurait suffi… pas vrai ?

Dietfried se retourna, pensant que sa voix s’était enfin tue. Mais la fille d’autrefois n’était plus là. La créature sauvage qu’il avait rencontrée la toute première fois avait, elle aussi, disparu.

— Je vous en prie, ne me laissez pas… toute seule…

Ce n’était plus la créature sauvage qu’il avait recueillie autrefois, mais simplement l’enfant qu’il avait un jour appris à faire parler. Dietfried la fixa comme un homme devenu vieux trop tôt. Elle pleurait. Cette fille, cette bête, qui ne versait pas une larme, même couverte de blessures, sanglotait à présent. Et le suppliait avec ce qu’elle avait à offrir.

— Je sais me battre… je peux aussi… porter vos affaires… et… vous aider à mettre votre chemise…

Elle énumérait désespérément ce qu’elle savait faire pour prouver qu’elle existait.

— Mes blessures… guérissent vite aussi… Je peux… tuer vos ennemis… Je ferai tout…

Comment affirmer qu’elle avait une place, qu’elle avait un rôle ?

— S’il vous plaît… Capitaine…

Comment rester aux côtés de Dietfried Bougainvillea ? Elle cherchait à affirmer son existence. En réalité, c’était Dietfried qui s’était trompé. Elle avait bel et bien compris… qui était son maître.

S’il avait pu s’agir de n’importe qui, il y aurait eu bien d’autres personnes qu’elle aurait pu suivre. Et pourtant, c’était lui qu’elle avait choisi. La bête sauvage l’avait senti et avait jeté son dévolu sur lui. Elle l’avait poursuivi, dans l’espoir qu’un humain comme lui… Un adulte comme lui… ne…

— Je peux… être utilisée. Je peux devenir… un outil parfait !

… L’abandonnerait pas.

S’il ne lui avait jamais offert de mots, s’il ne s’était contenté que de l’utiliser comme un vulgaire outil, elle n’aurait jamais dit une chose pareille.

Dietfried avait échoué.

Brosser ses cheveux, lui enseigner avec patience les gestes du quotidien… tout cela n’avait servi à rien. Lui apprendre quoi faire, comment se défendre seule… rien de tout cela n’avait suffi. Sans que Dietfried Bougainvillea lui-même n’en ait conscience…

— S’il vous plaît… laissez-moi… rester à vos côtés…

…La bête sauvage était en train de devenir une personne.

Les ténèbres profondes de la nuit commençaient lentement à s’effacer.

Depuis le manoir Bougainvillea, un domestique et Gilbert, le maître des lieux étaient sortis, alertés par les cris. Ils fixèrent la scène, stupéfaits.

Dietfried, lentement, changea de direction. Il se tourna vers l’enfant en pleurs.
Un pas, puis un autre. Il s’avança vers elle.

— Tu as besoin de moi ?

Puis il tendit les bras. Et la prit contre lui.

— Oui.

Avec la maladresse de quelqu’un qui tenait un animal pour la première fois, Dietfried la soutint par le dos.

— Même si je dis que je n’ai pas besoin de toi… toi, tu as besoin de moi c’est ça ?

À cet instant, tous deux ne faisaient plus qu’un.

— Oui… S’il vous plaît… ne me laissez pas seule.

Ils ressemblaient à un être vivant unique, composé de deux formes déformées, mais réunies.

— Je vois…

Dietfried sentit alors les ténèbres qui grouillaient dans sa poitrine s’éclaircir. La haine qu’il éprouvait à son égard s’estompait peu à peu tout comme sa colère envers lui-même, ou encore ce complexe d’infériorité qu’il nourrissait envers le reste du monde. Baigné par la lumière douce de l’aube, tout cela s’effaçait, comme les dernières couleurs sombres de la nuit.

—— Je vois… C’est donc cela que je voulais.

Dietfried, perdu dans ses pensées, serrait l’enfant contre lui. Il comprenait à présent pourquoi cette fille l’avait toujours irrité. Car tout comme elle désirait qu’on reconnaisse son existence, lui aussi… voulait être accepté. En société, il était reconnu. Il avait des subordonnés qui l’admiraient. Et pourtant…

—— C’était ça, ce que je voulais.

Il voulait être reconnu… par cette bête sauvage.

Le temps où il avait sincèrement voulu la tuer était révolu. Tout comme celui où il souhaitait s’en débarrasser.

Même cette période où il se contentait de l’utiliser comme un outil jusqu’à ce qu’elle s’effondre, comme une esclave, s’effaçait lentement.

Désormais, ses pensées dérivaient vers une autre question : que puis-je faire pour qu’elle tienne ? Pour qu’elle vive ?

Ils évoluaient tous deux, lentement, vers la lumière.

— Alors… reste à mes côtés.

C’est pourquoi, lui aussi, voulait la reconnaître. Peu importait leur être difforme, ils allaient exister ensemble.

Ainsi, cette enfant et cet homme accueillirent ce premier matin où ils se reconnaissaient mutuellement.

***

Plus tard, un manoir fut construit en périphérie de Leidenschaftlich.

Érigé à la fin de la Guerre Continentale, après la cessation officielle des hostilités, ce manoir abritait une famille quelque peu singulière. Un homme et une jeune fille. L’écart d’âge entre eux était évident. Ils ne semblaient pas particulièrement bien s’entendre, mais rien ne laissait penser qu’ils pourraient un jour se séparer.

— Capitaine, il est l’heure.

Alors que des mèches dorées tombaient devant lui comme un rideau de soie, Dietfried frotta ses paupières encore collantes de sommeil et les ouvrit. La première chose qu’il vit fut une paire d’orbes bleus profonds, des lèvres couleur cerise. Cette silhouette déjà vêtue de l’uniforme de la marine portait des traits que l’on qualifierait sans hésitation de sublimes.

Dietfried regretta aussitôt d’avoir pensé, dès le matin, qu’elle était belle.

— Capitaine, il est l’heure, répéta-t-elle d’une voix douce.

— Tais-toi… je sais.

Il se redressa en bâillant.

La jeune fille entreprit de le déshabiller sans le moindre embarras, malgré les gestes un peu enfantins qu’il faisait dans sa mauvaise volonté.

— Vous avez un dîner professionnel ce soir après le travail. Je n’y assisterai pas, mais j’ai réservé une diligence pour le retour. Veuillez donner votre nom à la réception.

— C’est bon, j’ai compris.

Lui laissant le champ libre, Dietfried se laissa habiller, passant de sa tenue de nuit à son uniforme.

— Vous vous êtes couché tard hier. Il y a des cernes sous vos yeux.

— Tu causes trop ces derniers temps… C’est l’influence de Gil, hein ? Tu ne peux pas venir aujourd’hui parce que tu as quelque chose avec lui ?

Voyant ses mains s’immobiliser complètement alors qu’elle boutonnait sa veste, Dietfried eut un reniflement, moqueur.

— On lit en toi comme dans un livre ouvert. Tu l’aimes bien, hein ?

— Non.

C’était là une scène du quotidien, répétée des dizaines de fois. Rien de spécial.

— Même si toi non, lui… pas sûr.

— Ce n’est pas du tout ce que…

— Vous vous voyez en tête-à-tête ?

— M. Hodgins sera aussi présent.

— Même si tu finis avec lui, je ne te lâcherai pas. Tu continues à travailler pour moi.

— Bien sûr.

— Hn. Bon, coiffe-moi.

— Oui.

— Le ruban sera… bleu marine.

— Oui.

Dietfried la regarda. Elle avait grandi. À leur première rencontre, elle lui arrivait à peine à la taille.

—— Mais de nos jours… elle est plutôt proche de Gilbert.

Mëme si elle remplissait à la perfection ses tâches de secrétaire chaque jour, Dietfried ne pouvait nier une impression persistante : celle qu’elle échappait à son emprise. Cela la rendait peut-être heureuse… mais lui, cela le dérangeait.

— Tu dis toujours « oui », mais tu finiras par m’abandonner, pas vrai ?

Ces mots, qui ne lui ressemblaient pas, s’échappèrent malgré lui. Et une fois prononcés, il ne put les reprendre. Tandis qu’il gardait le silence, la jeune fille pencha légèrement la tête.

— C’est vous qui êtes en position de m’abandonner.

— Comme si je pouvais encore faire ça maintenant. Tu es à moi.

Le silence.

— Aaah, je n’ai pas envie d’aller bosser… Je ne me sens pas bien. Tout m’agace…

— Lord Dietfried.

— Quoi ? Tu es bien pénible.

Agacé, il se laissa tomber en arrière sur le lit. Elle l’imita, après un moment d’observation silencieuse. Elle s’allongea à son tour, tout près de lui.

— Tu veux dormir aussi ?

— Je suis votre outil, après tout. Je vis, je meurs, je m’allonge, je dors à vos côtés.

— Tu en es arrivée à dire ça, maintenant…

Il s’était peu à peu laissé prendre dans son sillage.

Il aurait pu s’en plaindre. Mais à présent, cette relation, dans son étrangeté même, lui apportait un certain apaisement.

Jusqu’à aujourd’hui encore, il n’avait jamais exprimé clairement ce qu’il ressentait pour elle.

— Un jour… tu finiras par…

— Je vous servirai toujours.

— Tu dis ça, mais un jour…

— Je vous servirai. Tant que vous ne m’abandonnerez pas.

— J’ai dit que je ne te jetterai pas, non ?

— Vous avez essayé, une fois.

— Tu sais… c’était une réaction instinctive. J’étais dépassé… Élever un enfant, c’était vraiment pénible.

— Je vous en suis reconnaissante. Je vous servirai toute ma vie.

Dietfried n’était plus l’homme qu’il avait été. Il était devenu un homme qui ne pouvait plus se défaire de cette fille.

Elle était devenue la preuve de son existence.

C’est pourquoi il tendit la main. Comme pour la garder près de lui, comme pour qu’elle n’oublie jamais qui était son maître.

Il prononça le nom qu’il avait choisi lui-même pour elle : « ■■■■ »

La caresse sur sa joue, son nom murmuré… la jeune fille plissa doucement les yeux.

— Oui. Je reste à vos côtés.

 

C’était une histoire où le futur aurait été radicalement différent… s’il ne l’avait pas abandonnée à ce moment-là.

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