VE - Last letter : Livret 8

La Violet de Benedict Blue

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Traduction : Raitei
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Quand je l’ai rencontrée pour la première fois, c’était une poupée qui ne parlait pas. J’avais envie de lui filer un coup de pied pour vérifier si elle était vivante. Et telle qu’elle était à cette époque, elle n’aurait sans doute pas réagi, même si je l’avais vraiment fait.

Le monde d’après-guerre était rempli de couleurs vives. Et pourtant, elle, c’était comme si elle vivait seule dans un royaume gris. Comme si elle était enfermée dans une pièce sans goût ni parfum.

Elle agissait comme quelqu’un qui supportait sans broncher une douleur constante.

—— Être avec elle, c’est ennuyeux.

Mais je n’arrivais pas à détourner les yeux.

—— Pourquoi elle fait ça ?

Elle aurait dû réfléchir un peu. Avec un minimum de jugeote, elle aurait pu s’en sortir autrement.

—— Quelle plaie…

On ne vit pas sa vie à cœur ouvert. On doit jouer un rôle, porter un masque.

—— Protège-toi un peu.

Tout ce que Violet savait dire de la vie, c’était qu’elle était dure.

Elle était capable de faire deux fois plus de choses qu’une personne normale. Et pourtant, face à ce qu’elle ne savait pas faire, elle se révélait désespérément impuissante. Elle ne savait pas s’adapter. Ne savait pas mentir. Ne fuyait jamais, même quand il le fallait.

Elle n’avait sans doute jamais riposté face au destin ou ce que l’on pourrait appeler le divin. Elle leur obéissait docilement.

Cela variait selon les individus, mais il existait bel et bien des gens qui héritaient d’un destin presque uniquement empreint de douleur. Même quand ils pensent en avoir fini, une autre souffrance les rattrape.

Il n’y a pas de salut pour ceux qui sont nés sous cette étoile-là. Qu’ils le veuillent ou non, ils sont happés par la douleur. Elle vient à eux. Les broie.

Dieu devait s’acharner sur elle, encore et encore.

Peut-être que Violet n’avait pas aimé cela, au début. Cela l’avait sans doute fait pleurer.

Mais, eh bien… à force, même la violence pouvait finir par devenir une part ordinaire du quotidien.

—— N’est-ce pas, Violet ?

Dieu te détestait, c’est certain.

 

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—— Il y a une poupée qui fait du bruit dans cette pièce sombre.

Cette chose, à l’apparence d’une fille aux cheveux blonds et aux orbes bleus, jouait une mélodie avec application. Le mouvement de ses bras mécaniques sur la machine lui donnait l’allure d’une accompagnatrice au piano. Les cliquetis du clavier se succédaient sans interruption, comme une musique. Lente au début, puis de plus en plus rapide. Forte, forte, forte… puis douce.

La conversation entre les machines se termina dans le calme.

Sans félicitations, sans applaudissements.

La manière dont elle frappait les touches, comme en murmurant une prière, la faisait ressembler à une pèlerine. Une artiste solitaire.

Son métier était celui de poupée de souvenirs automatiques. Une profession qui existait déjà avant la guerre, mais qui a eu un boom justement parce que celle-ci s’était terminée. Ceux qui ne connaissaient pas bien le domaine, y voyaient un emploi temporaire pour jeunes filles avant un bon mariage. Mais ce n’était pas le cas.

Ce métier mêlait travail physique et intellectuel. Certaines femmes s’étaient fait un nom dans le milieu. Les plus demandées voyageaient beaucoup. Si elle, aujourd’hui, restait seule dans une pièce à rédiger des documents, c’était un indice sur sa popularité.

Et je savais pourquoi elle était seule dans cette pièce.

Elle était partie en mission pour rédiger une lettre… mais avait été refusée. Le client lui avait dit qu’il ne voulait pas qu’une femme avec des prothèses, marquée par la guerre, rédige ses lettres à sa place.

Le client avait perdu sa femme pendant le conflit. Pour ses jeunes enfants, il avait cherché à se remarier, et venait enfin d’y parvenir.

Il voulait envoyer des faire-part de mariage. Sans doute espérait-il que chacun la reçoive avec joie, un simple « Félicitations, soyez heureux tous les deux », venu de tous les proches disséminés un peu partout.

Évidemment, voir débarquer une fille avec des bras artificiels à ce moment-là avait dû lui sembler déplacé. Cela avait dû lui rappeler sa défunte épouse.

—— Et alors ? Crétin. C’est pas une raison pour s’en prendre à elle.

Cattleya y était allée à sa place, et elle était furieuse. Elle avait dit que cet homme était infect.

Les gens haïs de Dieu ont la vie dure, pensais-je.

***

—— Il y a une poupée qui est plantée devant l’entrée, une brise douce lui caressant les cheveux.

Revenant d’une livraison, je la trouvai là, bien droite, dans une posture impeccable. Quand cette femme ne parlait pas, on aurait vraiment dit une poupée.

Avait-elle encore été refoulée par un client ? Ou lui avait-on dit qu’on voulait une autre fille la prochaine fois ?

Les poupées de souvenirs automatiques, c’est quelque chose. Moi, je préfère livrer des colis. Je ne suis pas du genre à faire des courbettes à des gens qui se croient supérieurs. Si ça avait été moi, j’aurais déjà démissionné.

Mais Violet venait travailler chaque jour.

—— Elle en a, du cran.

Je ne savais pas si je devais lui parler. On ne peut pas vraiment dire à quelqu’un d’un autre département ce qu’il doit faire. « Allez, courage. N’y pense plus », je doutais que ce genre de phrase ait un effet quelconque sur elle. J’avais l’impression qu’elle n’avait pas besoin des autres.

Et pourtant, dans ces moments-là, notre patron lui parlait toujours.
« Petite Violet, tu feras mieux la prochaine fois. Rien ne presse ».

Avant que je ne m’approche, elle me vit et m’adressa un signe de tête.

— Violet.

Ce nom, doux à prononcer, était celui d’une fleur.

— Tu t’es encore fait refouler ? Hodgins t’en voudra pas. Viens, on rentre.

Ses paupières papillonnèrent.

— Non. Aujourd’hui, ce ne fut pas le cas.

Une violette est une fleur aux pétales violets.

— Le président Hodgins a dit que nous devrions aller manger ensemble, pour fêter ça…

Même écrasée, cette fleur continuait de vivre.

— Je vois. C’est une bonne nouvelle, n’est-ce pas ?

Pour une raison que j’ignore, cela m’avait rassuré. Comme si je venais de vérifier que le poussin que je couvais allait bien.

— Oui.

— Souris un peu… Non, oublie. Ne force pas. Et arrête d’essayer de le faire avec tes mains !

Quelle drôle de fille. Elle me troublait.

***

—— Il y a une poupée qui marche en ville, baignée dans les couleurs du couchant.

Une veste d’un bleu prussien. Une robe blanche nouée d’un ruban. Une broche d’émeraude sur la poitrine. Une paire de bottines montantes brun cacao dont le cliquetis résonnait sur les pavés de la chaussée.

J’avais l’habitude de voir cette poupée. Ou plutôt, cette fille à l’allure de poupée.

Forcément, on ne passait pas inaperçu quand on traînait sur un pont à fixer une carte, alors que tout le monde rentrait chez soi. Elle gênait la circulation, et sa tenue suffisait à elle seule à attirer les regards.

La raison pour laquelle je l’avais repérée aussi facilement dans cette ville inconnue, à cette heure du soir où la lumière déclinait, ce n’était pas parce que je faisais attention à elle, non. Ce jour-là, j’étais en livraison à deux heures de moto de la capitale, Leiden.

« Nous livrons là où le client le désire. » C’était ça, mon boulot. Au fond, pas si différent du sien. Elle, c’était : « Je viens là où mon client le désire ».

Au début, on se croisait souvent au bureau. Mais dernièrement, on ne se voyait plus du tout. Elle avait dû recevoir plus de missions. Ça avait l’air de bien marcher pour elle. Elle semblait avoir un problème, mais je me disais qu’elle s’en sortirait, même sans aide.

—— Elle va s’en sortir, hein ?

Vêtue comme une héroïne de conte de fées, elle continuait de fixer sa carte, l’air de ne pas savoir où aller.

—— Ça va aller, hein, Violet ?

Une poupée de souvenirs automatiques mystérieuse, trop belle pour être vraie, et pourtant, il y avait quelque chose de sauvage en elle. Ça faisait un moment maintenant que notre patron nous l’avait présentée. On nous avait dit qu’elle avait servi dans l’armée, mais ses circonstances précises restaient floues.

À vrai dire, la compagnie postale CH était remplie de gens un peu étranges. Une ex-soldat parmi eux, c’était rare, certes. Mais notre président, Claudia Hodgins, avait lui-même été un haut gradé de l’armée. Nous étions tous du genre à avancer sans nous appuyer sur personne, chacun traînant ses propres blessures.

C’était sûrement pour cela qu’on s’entendait. Même si elle était plus jeune que moi, nous étions tous les deux des adultes indépendants. Alors, à titre personnel, je préférais garder une certaine distance, juste assez pour la voir évoluer, sans m’en mêler.

—— Elle craint…

Je restai là à la regarder marcher un moment.

Violet Evergarden ne disait jamais qu’elle avait des problèmes. Alors, les gens passaient à côté d’elle. Tandis qu’elle évitait les passants et scrutait sa carte, elle renvoyait l’image d’une voyageuse solitaire.

—— Si tu ne sais pas où aller, demande à quelqu’un.

Je n’étais pas assez gentil pour aller parler à quelqu’un avec qui je n’étais pas proche. Mais on n’était pas étrangers non plus. Et soudainement, une voix familière retentit dans ma tête, avec tout le sarcasme du monde :

— Hein ? Tu as ignoré Petite Violet alors qu’elle était perdue ? Quelle insensibilité… Tu abandonnes une fille alors que la nuit tombe ? Tu n’as pas honte ? Tu crois que c’est digne d’un gentleman ça ? Pourquoi tu ne lui as pas parlé ? Tu as peur ? T’es gêné ? C’est ça, Benedict ?

Une scène que je ne pouvais qualifier de gênante fit surface dans mon esprit. Sermonné mentalement par cet homme dans ma tête, je commençai à me dire que, oui, je devrais sans doute lui venir en aide. Sans mieux à faire, je rassemblai mes forces dans le creux de l’estomac et criai son nom comme si je m’énervais :

— VIOLET !

Celle qui était chérie par le patron comme une petite princesse dressa aussitôt l’oreille comme un lapin, puis tourna la tête dans ma direction. Quand je lui fis signe de venir, elle vint en courant.

— Benedict, y a-t-il un problème ?

Dit-elle tout en m’assénant un petit coup venu de sous l’épaule.

— Me demande pas s’il y a un problème. Toi, ça va pas ou quoi… ?

— J’ai terminé mon déplacement professionnel ici, et je m’apprêtais à rentrer au siège. Les habitants m’ont indiqué qu’il y avait six heures de marche, alors je tentais de confirmer la direction.

— « Marcher », tu dis… ? Comment t’es venue ici ?

— Par le train jusqu’à la gare la plus proche. De là, j’ai pris une diligence… mais la mission a pris plus de temps que prévu, et j’ai manqué le dernier départ.

— Tu pouvais pas juste passer la nuit à l’auberge ?

— C’est une distance que je peux couvrir en marchant. Dormir ici aurait été une perte de temps et d’argent.

Quand j’entendis le mot « couvrir », un soupir avait failli sortir. Elle n’arrivait toujours pas à se défaire de son esprit militaire.

— Monte derrière moi… Je vais te ramener.

— Est-ce vraiment possible ?

— On va dans la même direction. Et même si c’était pas le cas, je t’aurais quand même prise avec moi.

— Je suis lourde… Est-ce que vous tiendrez le coup… ?

Je regardai sa taille fine, son cou élancé, ne comprenant pas ce qu’elle voulait dire puis je compris : elle parlait de ses prothèses. Une fois installée sur la moto, la vitesse de course ralentit nettement. Les routes non pavées furent un vrai calvaire, les pneus s’embourbant à chaque virage.

— Peut-être devrais-je courir derrière vous ?

Ce côté stupide chez elle, c’était ça : elle voulait toujours se sacrifier.

— Non, ça n’aurait aucun sens.

En la voyant, je comprenais pourquoi Hodgins m’avait dit de veiller sur elle.

— Ça ira donc…

— T’es bête ou quoi ? Ce véhicule transporte d’habitude des bagages bien plus lourds que toi, elle va très bien s’en sortir, oui.

— C’est un excellent soldat alors.

— Tu veux dire : une excellente moto.

En moi-même, je me disais intérieurement : « je suis foutu ».

— Benedict.

— Quoi ?

— Merci beaucoup, Benedict.

— Ouais, ouais, j’ai compris.

— Je vous rembourserai, d’une manière ou d’une autre.

— J’ai dit que c’était bon.

— Je ne peux pas vous donner de date précise pour l’instant, mais je vous donnerai une compensation financière.

— Pas besoin.

— Mais…

— J’ai dit non.

— Alors, je pourrai compter sur vous une autre fois ?

— T’as pris la grosse tête ou quoi ?

— Si nous prenons en compte l’efficacité au travail, bénéficier du transport d’un facteur de notre compagnie est extrêmement utile.

— Ah, donc c’est ça, le fond de l’affaire.

— Exactement.

— Je le ferai si j’en ai envie.

« Foutu », pensai-je.

J’ai toujours été faible face aux chiens et chats errants ne sachant s’attacher.

***

—— Il y a une poupée qui marche sous la pluie.

À Leiden, il n’avait pas plu depuis longtemps. Cette averse était littéralement une bénédiction. Mais pour un facteur chargé de lettres et de documents qu’il ne fallait surtout pas mouiller, c’était un fléau. Plutôt que de prendre des risques et tomber de moto, je décidai de déjeuner. Je me rendis dans un café que je connaissais bien. Plusieurs personnes s’y étaient aussi réfugiées.

« Bon boulot à tous. », murmurais-je dans ma tête, en voyant tous ces travailleurs. Je commandai une boisson chaude, un plat, et allai m’asseoir. Ce n’est pas moi qui avais demandé une place près de la fenêtre, mais le serveur avait deviné mon envie.

—— Trois livraisons, puis retour au siège. Après, listing des envois en attente.

Le café avait un goût délicieux, surtout en écoutant la pluie tomber doucement.

—— Tiens, faut que je commande l’équipement cassé aussi.

Penser au travail même pendant une pause, ce n’était pas idéal. Mais dans notre métier, on n’avait pas trop le choix. Les journées étaient courtes, les tâches nombreuses, et il fallait faire avec.

—— J’ai trop de choses à faire. Et après… après…

C’est alors que je vis quelque chose d’étrange.

Leiden, sous la pluie, était magnifique. J’aimais la pluie… quand je n’avais pas à bosser. Mais ce n’était pas ça : je venais d’apercevoir Violet courant sous l’averse. Elle pressait un sac contre sa poitrine pour que les lettres à l’intérieur ne prennent pas l’eau. Je me levai sans réfléchir. À travers la vitre, elle me vit elle aussi, et s’arrêta.

Depuis que je l’aidais de temps en temps, une sorte de compréhension tacite s’était installée entre nous. Elle parlait peu, alors je faisais souvent la conversation seul. Mais j’avais compris qu’elle répondait si on lui parlait.

Je mimai : — Pourquoi tu ne prends pas une pause ? »

Elle me répondit aussi par geste : — Non. Je rentre au siège. 

— Je vois. Bon courage.

— Merci pour votre travail.

Je lui fis un signe de la main et elle m’en fit un léger. D’un geste sans expression, mais un geste quand même. Puis sa silhouette disparut, et mon café eut comme un goût différent. Un arrière-goût étrange.

—— Alors elle sait faire un signe de la main…

Elle n’aurait jamais fait ça au début. Moi non plus, d’ailleurs. C’était Violet Evergarden, après tout. Celle qui essayait de se forcer à sourire avec ses doigts quand Hodgins lui demandait d’être plus expressive devant les clients. Celle qui parlait de « marche forcée » pour décrire ses trajets. Celle qui semblait avoir oublié ses émotions quelque part. Celle qui regardait toujours sa broche d’émeraude, comme si elle n’avait rien ni personne à quoi se rattacher. Une fille qui n’avait pas un seul ami.

—— Et pourtant, elle m’avait salué.

Peut-être que ce simple geste était le fruit de tout le temps passé ensemble jusqu’ici. Cette idée me chatouillait le cœur dans un recoin un peu trop tendre. Allez savoir pourquoi, j’avais l’impression que cette saveur inédite, que je n’avais encore jamais goûtée, venait du café. Ce que je ressentais n’avait rien de comparable à ce que j’avais pu éprouver pour d’autres femmes…
C’était plutôt, et c’est un peu embarrassant à dire à voix haute, une forme d’attachement pur, sincère, l’affection profonde et innocente qu’on pouvait éprouver pour un autre être humain.

—— C’est sans doute ça, ce genre de bonheur qu’on ressent quand un chien errant commence à s’attacher à nous

Si une femme pour qui j’avais un faible s’était retrouvée trempée par la pluie, j’aurais sans doute eu des pensées un peu moins innocentes. Non, en y repensant, elle était plutôt comme une subordonnée pour moi, pas vrai ? Je ne comprenais rien à ce que j’éprouvais, tout ce que je pouvais faire, c’était m’inquiéter qu’elle attrape froid.

—— Je deviens trop tendre.

Aaah… comme je le pensais, j’étais foutu. Complètement foutu.

***

—— Il y a une poupée qui a débarqué avec une gamine. Elle demande l’impossible.

— Je souhaiterais partir à la recherche de Lady Isabella York.

Je me demandai si elle avait récemment commencé à prendre conscience de son propre charme. Comment dire… Non, sans doute que non. En réalité, c’était moi qui l’avais remarqué, c’est pour ça que je me posais la question.

— S’il vous plaît…

L’entendre formuler une requête avait quelque chose de presque embarrassant. Supposons qu’un chien ou un chat errant, avec qui vous étiez juste en train de commencer à vous entendre, venait soudain pleurnicher devant vous en faisant « miaou, miaou ». Qu’est-ce que vous feriez ?

— C’est mon amie.

Eh bien ? Ça vous ferait sûrement un petit pincement au cœur, non ?

— Benedict, je peux compter sur toi ?

Notre président, qui avait été le premier à attraper cette fichue maladie, me lança immédiatement la proposition.

—— Ton bon sens est en train de vaciller. Essaie au moins de gérer ça comme un adulte.

Hodgins était complètement gaga de Violet. Non, pas de cette manière-là. Il veillait sur elle comme s’il s’agissait de sa propre famille. En terme d’âge, elle n’était plus une enfant, mais intérieurement, elle avait encore quelque chose de très immature ce qui faisait qu’il finissait toujours par la traiter comme sa fille.

Quand Violet disait « s’il vous plaît » en le regardant droit dans les yeux avec ce bleu-là, il ne pouvait généralement pas refuser. Et puis, à chaque fois qu’elle demandait une faveur, c’était toujours dans une situation assez urgente, qu’elle ne pouvait pas résoudre seule. Refuser aurait relevé de la cruauté pure. Elle ne comptait jamais sur personne, et c’est précisément ça qui rendait un refus encore plus cruel.

—— Ne me regarde pas. Ne me fais pas ces yeux-là.

— Benedict…

—— C’est pas du jeu. Taylor, ne me fais pas ces yeux-là non plus.

Au final, j’ai accepté le boulot.

Mais c’était vraiment pas une mince affaire.

***

—— Il y a une poupée qui frappe à la porte à trois heures de l’après-midi.

L’appartement que je louais depuis que j’étais venu vivre à Leidenschaftlich était minable. On pouvait deviner, dans une certaine mesure, à quoi ressemblait la vie de quelqu’un rien qu’en entrant dans sa chambre et la mienne avait tout d’un logement provisoire. Rien ne donnait l’impression que c’était un vrai lieu de vie. Sans doute parce que je n’avais jamais pensé continuer à travailler comme facteur très longtemps.

Tout le mobilier était de la récup’. Les couleurs avaient perdu de leur éclat, et il y avait toujours un coin plein de poussière, même après un bon coup de nettoyage. La lumière naturelle se faisait rare, et ça n’arrangeait rien. Il n’y avait qu’une seule fenêtre, les rideaux restaient fermés en permanence et forcément, la poussière s’accumulait.

Je les ouvrais normalement, avant. Mais après être tombé sur un type louche en pleine nuit, j’avais pris l’habitude de les garder fermés. Ce n’était pas pour moi. C’était pour lui. Le type en question, qui pourrait bien repasser par là un jour.

Non seulement je l’avais fait tomber du rebord, mais je l’avais pourchassé, plaqué au sol, et roué de coups à quatre pattes avant de le livrer à la police militaire. Il a été conduit d’urgence chez un médecin, et moi, on m’a dit que j’avais « abusé de la légitime défense ». Pourquoi est-ce moi qu’on réprimandait ? Franchement, cette ville n’était paisible qu’en apparence. Mon ancien moi n’aurait pas bronché. Mais désormais, j’étais facteur. Alors j’avais été « gentil » en soi de l’escorter jusque là-bas.

Et pour couronner le tout, ce type, à moitié mort, avait apparemment cru que j’étais une femme. Il est vrai que je ne suis pas vilain niveau apparence, mais il ne fallait pas exagérer. Il aurait dû jeter un œil à mes épaules.

—— Benedict.

Bref, cet appart était pourri. Je n’avais pas peur de me faire attaquer, mais je me souvenais que j’avais eu un peu la trouille et que j’étais resté un moment chez Hodgins après.

— Benedict, nous avons dépassé l’heure convenue.

Et bien sûr, comme je vivais dans le noir, j’avais perdu la notion du temps.

  • Il est déjà trois heures.

J’avais une gueule de bois. Et puis c’était un jour de congé. Normal que j’avais du mal à me lever.

— Benedict, puis-je enfoncer la porte pour vérifier si vous êtes en vie ?

Prié de prendre une mesure drastique, je bondis hors de mon lit et me dirigeai vers la porte d’entrée. Quand je l’ouvris, je tombai sur une femme dont les cheveux d’or brillaient plus fort que les miens, pareils à la pleine lune, et dont les orbes bleus avaient une profondeur bien supérieure aux miens.

— Violet…

Violet Evergarden.

Une poupée de souvenirs automatiques employée par la même compagnie que moi. On se croisait parfois au travail, mais c’était bien la première fois qu’elle venait chez moi. Le soleil était radieux à l’extérieur et Violet, dans ce décor d’après-midi éclatant, semblait tout droit sortie d’un tableau.Elle aussi n’était pas mal, physiquement parlant. Un peu comme moi.

— Qu’est-ce que tu fais là ? lançai-je d’une voix pâteuse, encore marqué par l’alcool.

Il y eut un subtil changement sur son visage impassible. Elle fronça les sourcils.

— Nous avions un accord.

— Quel accord ?

— Choisir un cadeau pour le président Hodgins.

— C’est son anniversaire ?

— Non. Mais ne devions-nous pas lui offrir quelque chose lors du banquet pour l’anniversaire de la compagnie ?

Ça me disait quelque chose. Je restai muet, essayant de fouiller ma mémoire. Violet attendit patiemment.

— Attends… Ça me parle pas. Qu’est-ce que j’ai bien pu promettre ?

Les sourcils de Violet s’arquèrent vers le bas, cette fois. À force de passer du temps avec elle, j’avais appris à reconnaître que c’était quand elle était triste. D’ailleurs, jamais elle n’avouerait l’être. Ce genre de chose restait enfoui en elle, sans jamais franchir ses lèvres. Pleurer comme une madeleine, ce n’était pas son genre. Se plaindre non plus. Et c’était précisément pour ça qu’elle réveillait chez moi un sacré sentiment de culpabilité.

Après un petit silence, Violet ouvrit la bouche :

— Hier soir, nous avons dîné ensemble.

— Maintenant que tu le dis… Oui. On le fait rarement. C’est moi qui t’ai invitée, non ?

— Oui. Ce n’était qu’un dîner… Nous sommes allés dans un établissement où l’on sert de l’alcool, mais j’ai accepté, car on peut aussi y manger.

— On a commandé… une sorte de soupe de fruits de mer bien épicée.

— C’était… brûlant.

— Et pendant qu’on mangeait… Oui, j’ai bu.

— Vous avez bu. D’après le patron, c’était une quantité inacceptable pour un adulte.

— T’étais pas obligée de mentionner ça.

Ses longs cils dorés baissés, Violet déclara :

— Malgré votre élocution trouble Benedict, vous aviez dit à quel point vous étiez reconnaissant pour chaque jour que vous vivez.

Je plissai les yeux, surpris.

— Vous avez exprimé de la gratitude envers le Président Hodgins pour vous avoir accueilli comme facteur. Je lui suis également reconnaissante, à ma manière. Il est probable que ce que l’on appelle « camaraderie » ait existé entre nous, ne serait-ce qu’un instant… et nous avons discuté de l’idée de lui offrir un présent pour l’anniversaire à venir.

— Tu plaisantes ?

— C’est la vérité.

— Toi et moi ? De la gratitude ? De la camaraderie ?

Si quelqu’un d’autre me racontait ça, je penserais à du baratin.

— Une gratitude et une complicité envers le président Hodgins.

Mais cette jeune femme me disait cela de sa voix cristalline. alors je ne pouvais que la croire. Il n’y avait pas beaucoup de gens dans ma vie, ni même dans tout Leidenschaftlich, à vrai dire, qui soient aussi sérieux et droits qu’elle.

—— Il existe des gens qui ne savent pas vivre autrement que comme ça.

Il y aurait bien des façons plus simples d’exister, mais elle n’en était pas capable. Et mentir, encore moins. Je l’invitai à poursuivre : — Continue.

— Je vous ai demandé ce qui ferait un bon cadeau pour le Président Hodgins. Vous touchez un salaire, donc il convenait de trouver quelque chose qui y corresponde. Mais, Benedict, vous avez dit que vous étiez à court d’argent.

— Ça me ressemble.

— J’ai alors proposé un compromis : que nous mettions chacun une part et achetions quelque chose ensemble. Nous avons aussi fixé un horaire de rendez-vous. Trois heures, le lendemain… c’est-à-dire à cet instant même. Benedict, vous aviez beaucoup bu, donc une fois sortis du bar, je vous ai raccompagné jusqu’ici.

— C’est toi qui m’a ramené chez moi ?! m’écriai-je.

Ma voix monta d’un cran. Violet affichait une expression qui semblait demander s’il y avait le moindre problème à cela. J’étais pourtant un homme adulte.

— Oui. Comparé à de l’armement lourd, vous êtes léger comme une plume.

Ses prothèses et son corps d’ex-militaire faisaient franchement peur.

— Cela mis à part, Benedict, en vous voyant affalé par terre comme un serpent, je me suis inquiétée de savoir si vous seriez capable de vous lever le lendemain. Vous avez confirmé mon doute et dit que vous vouliez que je vienne vous chercher. J’ai noté la chose et j’ai agi en conséquence, voilà tout.

À cet instant, une pensée m’effleura.

— Hahaha.

Sans même m’en rendre compte, je m’étais mis à rire.

— Benedict, ce n’est pas le moment de rire.

— Si, faut que ça sorte.

— Ce n’est pas le moment de rire.

—— Si, Violet. Il faut que je rigole.

C’est fou… On était vraiment devenus proches.

***

On avait passé du temps ensemble, jour après jour. Et chaque fois, mes émotions débordaient.

— Violet, t’as encore pris un itinéraire bizarre pour rentrer, hein ?

— Violet, va pas raconter mes boulettes à Hodgins.

— Violet, tu sais pourquoi Cattleya est furieuse ?

— Violet, regarde, c’est ma nouvelle moto.

— Violet, mets un manteau si tu as froid.

— Violet, pourquoi tu prends des décisions sans demander l’avis de personne ?

— Violet, aide-moi à nettoyer le bureau.

— Violet, c’est pas efficace. Suis les trajets que je t’ai appris.

— Violet, c’est pas juste.

— Violet, j’ai fait un rêve bizarre cette nuit. Tu rêves, toi ?

— Violet, je vais piquer un somme. Réveille-moi quand Cattleya arrive.

— Violet, j’ai trouvé une boutique qui répare les parapluies. Je t’y emmène, monte derrière.

— Violet, t’as entendu ? La boulangerie, là, elle a fermé.

— Violet, t’as même pas apporté de souvenir pour moi ?

— Violet, si t’as quelque chose qui te tracasse, dis-le. Tu peux compter sur moi.

— Violet, Violet, Violet.

— Violet.

***

—— Il y a une poupée qui se regarde dans le grand miroir du hall d’entrée.

La fleur nationale de Leidenschaftlich était le bougainvillier. Blancs, roses, aux teintes éclatantes, les bougainvilliers s’épanouissaient sous un ciel limpide, colorant la ville d’une myriade de nuances. Elle essayait un chapeau à motifs de bougainvilliers, l’enfilant et le retirant plusieurs fois d’affilée.

— Tu es prête ?

Quand je lui adressai la parole, Violet se retourna.

— Oui.

Elle avait beaucoup grandi depuis notre première rencontre. On ne pouvait plus vraiment la considérer comme une fille. Et pourtant, la Violet qui autrefois était désespérément seule, celle qui continuait de vivre malgré ses errements, celle qui poursuivait une unique personne avec une obstination dénuée d’espoir, cette Violet-là, resterait à jamais dans mon cœur. Je l’avais toujours regardée, de loin. Je l’avais toujours observée, depuis le côté.

— Comme ça, c’est bien, non ?

À ces mots, Violet acquiesça et remit le chapeau sur sa tête.

Nous nous apprêtions à assister à une cérémonie de mariage. Une vraie, une belle cérémonie, celle de deux collègues de la compagnie postale CH. La romance entre l’une des hôtesses d’accueil et mon collègue facteur avait mis du temps à éclore, avec bien des détours. Ils n’arrêtaient pas de se manquer, au point que tout le monde autour avait fini par penser que ça n’irait jamais plus loin…

Mais lui avait fini par se décider et avait enfin fini par la tenir dans ses bras.

J’avais veillé sur cette histoire d’amour depuis un bon moment, alors j’étais sincèrement heureux qu’elle ait fleuri. Celui qui devait l’être encore plus, c’était sans doute Hodgins. La preuve : aujourd’hui à quinze heures, tous les services s’étaient arrêtés. On avait réservé un grand hôtel de Leiden pour fêter ça comme il se doit.

Hodgins était ému, ému qu’un couple ait vu le jour dans l’entreprise qu’il avait fondée, ému qu’ils en soient aujourd’hui à se marier. C’est pour ça qu’il tenait à ce que tout le monde soit présent. L’organisation avait été un casse-tête.

Violet et moi étions restés les derniers au siège, jusqu’à la dernière minute.
Après avoir fermé les portes et accroché le panneau « Fermé aujourd’hui », on s’était préparés à partir.

Pas de moto, cette fois. Une diligence nous attendait devant.

S’habiller pour aller à un mariage, à ses côtés…

—— Maintenant, ça me paraît naturel.

Je n’avais plus les hésitations de mes débuts, et veiller sur elle était devenu, à lui seul, le sens de ma vie. Quant à Violet, sa manière de me traiter devenait un peu plus brusque chaque année.

— Comment est-ce qu’on escorte quelqu’un, déjà ?

— Il faut plier le bras. Je passe le mien autour.

— On ne peut pas juste se tenir la main ?

— Il ne faudrait pas créer de malentendu.

— Avec toi et moi ? T’inquiète, y aura pas de quiproquo. Allez, on essaye.

— Pourquoi ?

— C’est bon, t’en fais pas.

On resta un moment debout tous les deux devant l’immense miroir. Et puis, on se prit la main. Deux blondinets aux yeux bleus, côte à côte, en parfaite harmonie.

— Whoa.

— Pourquoi ce « Whoa » au juste ?

— On dirait vraiment des frères et sœurs, non ?

Cheveux dorés, iris bleus. Des teintes différentes, mais une même impression. Quelqu’un me l’avait dit un jour. Et depuis… je ne pouvais pas m’en détacher.

— Parce que nos couleurs sont semblables. Cela suffit à le penser ? Je vais relâcher ma main alors.

— Non, attends, dis-je en resserrant ma prise.

Je ne sais pas pourquoi, mais j’en avais envie.

— Benedict…

— Y a rien de bizarre là-dedans.

Il y avait quelque chose que je voulais lui dire, aujourd’hui.
Une pensée qui me trottait dans la tête.

— Violet.

—— Tu te souviens du nombre de fois où on a roulé juste tous les deux sur ma moto ? Moi, je ne les compte plus. À force, ces premières fois se sont empilées, au point de devenir banales. On ne s’en rend pas compte, mais je le sais, moi, quelque part dans un coin de ma tête : ça ne durera pas. On n’est que des collègues. Je suis un homme, t’es une femme. Mais on n’est pas des amoureux. Et on ne peut pas être une famille non plus.

— Dis… si un jour tu te maries, préviens-moi, d’accord ?

——, Mais ne fais pas comme si je n’avais jamais existé.

— Pourquoi… ?

— Ça ne coûte rien, non ?

—— Même si tu disparais de mon champ de vision un jour, fais pas comme si je n’avais jamais été là.

— Je doute que cela puisse arriver…

— Tu ne peux pas savoir.

—— Je suis pas vraiment le genre de type à se soucier autant des autres. Je suis pas quelqu’un de chaleureux. Je sais m’occuper des gens, c’est pas le problème, mais au fond… j’ai pas une once de compassion. Je suis pas Hodgins. En gros, je pense à moi en premier. Toi, tu m’as changé. Avant, je ne m’intéressais pas à toi. Tu ne comptais pas. T’étais juste un des personnages de passage dans ma vie, rien de plus. Mais toi… t’as changé quelque chose. Un vrai bouleversement. C’est sûrement pour ça que j’ai changé aussi et franchement, c’en est ridicule. Aujourd’hui, si un jour le destin te tombe dessus à bras raccourcis, ou si le Ciel décide encore de s’acharner sur toi, je suis prêt à me mettre de toutes mes forces et prendre les coups à ta place. Violet…Te voir le visage éteint, les épaules basses, c’était pas agréable. Écouter ton passé, c’était loin d’être amusant. Te voir prisonnière du fantôme d’un seul homme, c’était pas agréable non plus. Te voir faire semblant d’être adulte alors que t’étais encore une enfant malheureuse… c’était dur à regarder. Y a sûrement d’autres gens comme toi dans le monde. Mais toi, t’étais vraiment un cas. Dieu devait te détester, pour sûr. Et pourtant aujourd’hui, tu es la personne la plus fascinante qui soit. Tu t’es transformée. Tu t’es changée toi-même. Et ce que t’as fait… ça a changé les gens autour de toi, un par un. J’ai tout vu. J’ai été le témoin de tout ça, Violet Evergarden.

— T’as fait de ton mieux jusque-là. Alors si un jour, il y a un événement important dans ta vie… compte sur moi. Quoi qu’il arrive.

Je pensais qu’elle resterait silencieuse, comme toujours. Mais elle me regardait droit dans les yeux. Son silence n’était plus lourd. Je sentis sa main, que je tenais sans qu’elle ne réagisse, se refermer doucement sur la mienne. Ce petit pincement dans ma paume… c’était la preuve de sa confiance.

—— Tes prothèses sont solides.

— Très bien… souffla simplement Violet.

Et ce fut suffisant.

— Il est… peut-être temps d’y aller.

— Ouais.

Au final, on oublia totalement cette histoire d’escorte, et on partit toujours main dans la main. Une fois la porte verrouillée, tout était clos. La calèche nous attendait avec une certaine solennité. La délicatesse de Hodgins pouvait parfois en faire trop, mais là, c’était juste parfait.

— J’ai réfléchi à quelque chose.

— À quoi donc ?

— Nous ne pouvons… savoir ce que l’avenir nous réserve…

— C’est clair.

— Alors, si Benedict se marie un jour… je serais prévenu également ?

— Bof, ce serait trop galère. Peut-être que je te dirais rien.

— Pourquoi… ? Il me semblait que ça ne coûtait rien ?

— T’as des reproches à me faire ?

— Non. J’ai simplement relevé une contradiction dans la conversation.

— Mensonge. C’est marqué sur ton visage.

— J’ai simplement relevé une contradiction dans la conversation.

— Tu m’aimes bien, hein ?

— J’ai simplement relevé une contradiction dans la conversation.

— T’es gênée ?

— Je ne le suis pas.

— Mais si. Le cache pas.

—— Seigneur, même si Vous la détestez… je ne supporterais pas de la voir brisée encore. C’est dire à quel point elle compte pour moi. Accordez-lui la paix.

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