VE - Last letter : Livret 7

Le petit ange d’Oscar

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Traduction : Raitei
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Les écrivains sont comme des ombres. Qu’il pleuve ou qu’il fasse beau, ils restent enfermés dans de petites pièces, à aligner des mots. Voilà tout. Leur travail est d’une banalité extrême, et l’on pourrait même dire qu’il est d’une grande solitude. Jamais personne ne pense à l’identité réelle de celui qui écrit les histoires qu’il lit. Et s’il le faisait, il serait immanquablement déçu. C’est ainsi. Personne ne veut découvrir que, derrière les histoires qu’il aime, se cache un être qui tousse à en perdre haleine tout en tenant fermement son stylo.

Moi non plus, je ne voulais pas qu’on le découvre. C’est pourquoi je vivais telle une ombre. Il y avait bien des auteurs qui se montraient au grand jour, mais ce n’était pas mon cas. Cela ne me convenait pas. C’est pour cela que, lorsque je croisais par hasard quelqu’un qui appréciait mes livres, j’étais toujours heureux. Je ne montais jamais sur scène, je ne recevais donc jamais de compliments. Mais à ces occasions-là, j’étais profondément ému.

« Il y a donc quelqu’un, quelque part, qui prête attention à mon travail. Moi qui me croyais seul au monde, j’ai quand même réussi à toucher quelqu’un. Merci. Merci d’avoir aimé mes mots. À vous aussi, courage, dans ce drôle de monde. » Alors je les serrais dans mes bras, je leur serrais la main, et nous repartions chacun de notre côté. Mais tout le monde n’était pas ainsi.

— M. Oscar… est-ce que je peux devenir votre fille ?

Cette histoire est celle d’une prière, tombée comme une pluie d’été, douce, légère, mais qui faisait naître un espoir une fois le ciel dégagé. Je rencontrai cette fillette, celle qui m’avait posé cette question inconvenante, lors d’une visite dans un orphelinat fondé avec les contributions des royaumes de Drossel et de Flügel.

J’écrivais sous mon véritable prénom : Oscar. J’avais publié nombre d’œuvres, des pièces de théâtre, des romans. Parmi tout cela, un récit que j’avais composé avec l’aide d’une certaine poupée de souvenirs automatiques avait connu un grand succès auprès de lecteurs de tous âges.

L’orphelinat possédait un exemplaire de ce livre, et paraît-il que les enfants se le disputaient tant ils l’aimaient. Cela m’avait profondément touché.

C’est ainsi que, un peu gêné, je m’étais rendu dans cet orphelinat avec mon propre livre sous le bras, invité pour une séance de lecture. L’orphelinat assurait un enseignement de base, mais le personnel y était rare, et peu d’enfants savaient réellement lire ou écrire. Apprendre que cette initiative visait à éveiller chez ces enfants, venus là pour des raisons diverses, un début d’intérêt pour la littérature, pour leur permettre de choisir leur propre avenir, m’avait ému. (Il paraît que cette idée venait de la Reine Charlotte Abelfreya Flügel, anciennement princesse de Drossel, une souveraine passionnée par l’éducation).

Mais, ce jour-là, alors que la lumière passait au travers des vitraux de la chapelle réaménagée de l’orphelinat, inondant la pièce de teintes chaudes et chatoyantes…

— M. Oscar… est-ce que je peux devenir votre fille ?

Je frissonnai. L’atmosphère, pourtant chaleureuse, se figea. En moi, un froid s’était installé.

— Heu…

Mon pauvre moi, tout en lâcheté, chercha des yeux l’aide des sœurs de l’orphelinat. Un appel au secours pour décliner poliment.

— Angela, voyons, cela ne se fait pas. Ne dérange pas M. Oscar !

— En quoi est-ce que je dérange ? J’ai juste posé une question.

Les sœurs me lancèrent un regard embarrassé

 — Nous sommes désolées…

Je répondis par un sourire gêné

 — Ne vous excusez pas… Je me sens aussi désolé.

Apparemment, la fillette m’avait pris pour un adulte venu adopter.

***

Cela s’était produit à la fin de la lecture, au moment des adieux. Outre les ouvrages que je comptais donner à l’orphelinat, j’avais apporté plusieurs livres que j’avais moi-même aimés dans mon enfance, ou qui étaient très populaires à l’époque. J’étais heureux de l’avoir fait. Il n’y a rien de plus adorable que les visages heureux d’enfants recevant un livre. Tous étaient restés attentifs pendant la lecture, les yeux brillants, et cela m’avait profondément marqué. L’échange s’était bien passé des deux côtés. Les enfants s’étaient alignés pour recevoir les ouvrages, l’un après l’autre. La dernière de la file fut cette enfant.

Ses cheveux blond platine et ses yeux rouges trahissaient une mélanine presque absente, sans doute un caprice de l’hérédité. Une aura étrange, mais silencieuse, l’entourait. Elle devait avoir sept ou huit ans. Immobile, elle semblait peinte à même le réel. Cette étrangeté… réveilla en moi quelque chose d’oublié. Cette étrangeté… me rappela quelque chose.

—— Il y a chez elle un quelque chose… qui rappelle Violet Evergarden.

J’en eus un frémissement. Si Violet avait été plus jeune, peut-être aurait-elle ressemblé à ça. Je pensais à cette poupée de souvenirs automatiques que j’aimais tant. À cette Violet, qui travaillait pour la Compagnie postale CH, dans un pays du Sud lointain nommé Leidenschaftlich.

Notre lien n’avait duré qu’un moment, mais ce souvenir s’était gravé en moi comme un instant merveilleux. Elle m’avait tendu la main à un tournant décisif de ma vie. Une magicienne qui m’avait offert une vision pleine d’émerveillement. Une fille qui m’avait fait un cadeau inestimable. Et là, devant moi, se tenait une orpheline qui lui ressemblait un peu. Mon cœur vacilla.

—— Mais je ne peux pas lui dire : « Très bien, allons-y ».

J’étais un adulte avec tous ses problèmes.

— Heu… ce serait certes extraordinaire si c’était possible… dis-je en m’éclaircissant la gorge, mesurant soigneusement mes mots. — Mais je suis désolé. Ce n’est pas possible. J’ai déjà une famille.

C’était une réponse pesée, pensée pour ne pas la blesser.

Les sœurs acquiescèrent d’un air sérieux. « Belle réponse », semblaient-elles dire. Elles ajoutèrent doucement, comme pour la consoler :

— Tu ne devrais pas demander des choses aussi égoïstes.

Mais la petite n’en démordait pas. Elle était têtue.

— Alors, si votre famille vous donne la permission, est-ce que je pourrai devenir votre fille ?

Non, elle n’était pas têtue. Elle était innocente. D’une innocence cruelle. Son désir était sincère et pur. Et c’était cette pureté même qui rendait ses mots si redoutables. Elle ne faisait que dire ce qu’elle ressentait, sans apparat.

— Angela !

Les sœurs l’enlacèrent pour l’éloigner, mais je les arrêtai. Elle n’avait rien dit de déplacé. Rien de mal.

—— C’est moi, en fait, qui lui ai donné une réponse trop vague. Assez vague pour qu’elle se méprenne.

Alors, cette fois, je lui répondis franchement.

— Ce n’est pas possible non plus. Ma famille est déjà partie.

C’était une histoire bien connue pour ceux m’ayant fréquenté. Les sœurs, elles aussi, devaient le savoir. J’avais eu une femme. J’avais eu une fille. Toutes deux avaient rendu l’âme. Quand la première fut partie, la seconde suivit, toutes deux frappées par la maladie. Elles avaient vécu avec courage jusqu’à la fin.

Elles étaient si admirables qu’il semblait presque indécent qu’elles aient été ma famille. C’est parce qu’elles étaient si extraordinaires que j’ai longtemps souffert de leur perte, incapable de me relever. Pendant un temps, j’ai été cet écrivain devenu ermite, rejeté par la société. Mon cœur était malade. J’ai supplié Dieu à maintes reprises : « Fais-moi mourir, je vous en supplie. Laissez-moi partir ».

Le livre que j’avais lu aujourd’hui aux enfants, je l’avais écrit durant cette période de gouffre. Et c’est Violet Evergarden qui m’a aidé à le faire.

— Votre famille est partie ?

Je me retins pour que mon visage ne se déforme pas.

— Oui. Il y a longtemps déjà. Elles ont été emportées par une maladie.

Ma voix avait baissé sans que je le veuille. Ce n’était pas pour l’effrayer, mais cela m’était venu ainsi.

— Je vois… Moi non plus, je n’ai pas de famille. On est pareils, alors ?

J’avais du mal à contrôler le tremblement de mes mains.

— Alors… pourquoi je ne peux pas devenir votre fille ?

Une douleur aiguë me traversa la poitrine. Instinctivement, je posai ma main ridée sur le torse, comme si cela pouvait apaiser quelque chose.

— Ma famille est partie, mais j’en ai encore une.

Le dire à voix haute fut d’une tristesse inouïe. Je me retins pour que mes yeux ne se couvrent pas d’un voile de larmes. Mais au fond de moi, j’avais honte. Malgré tout, en tant qu’adulte, je voulais expliquer les choses correctement à cette enfant, si malmenée par la vie.

— Elles sont toujours avec moi. C’est pour cela que je n’ai pas besoin d’une nouvelle famille.

—— Je voudrais faire quelque chose pour toi. Mais je ne peux pas. Parce que je lutte déjà trop pour tenir debout moi-même. Je n’ai pas la force de sauver qui que ce soit.

Je m’agenouillai, afin qu’elle ne pense pas que je la rejetais, afin qu’elle ne croie pas que je lui répondais ainsi parce qu’elle me déplaisait.

— Tu sais, une famille, ça ne se remplace pas. Ce n’est pas comme arroser une fleur. C’est parce que c’est cette personne-là, et pas une autre, que c’est une famille.

— Mais moi, ce que je veux… c’est devenir votre famille, Monsieur Oscar.

— Ce n’est pas possible…

— Angela.

— Ce n’est pas possible, Angela.

— Pourquoi ?

— C’est comme ça… Je suis désolé.

Elle ne semblait pas satisfaite. Peut-être qu’un homme plus simple, plus généreux que moi aurait pu éluder cette question avec tact. Mais l’impossible restait impossible. Je ne voulais pas d’une nouvelle famille. Même si, au fond de ma poitrine, une rose de solitude fleurissait et que ses pétales m’étouffaient, je ne voulais pas.

—— Parce que ce serait une trahison envers elles.

Angela et moi nous regardâmes en silence, tous deux embarrassés.

— Mais, vous savez, M. Oscar… je crois que vous avez besoin de moi.

— Tu es tenace, dis donc.

— Alors… est-ce que je peux, au moins, vous écrire des lettres ?

— Pourquoi donc ?

— Parce que vous en aurez besoin… quand vous serez seul.

—— N’est-ce pas toi, la plus seule de nous deux ?

Céder à l’émotion du moment est une faiblesse d’adulte, je le sais bien.
Mais quel adulte aurait le cœur de refuser une enfant voulant simplement écrire des lettres. Peut-être qu’il en existe. Mais cela n’aurait rien d’humain. Alors, c’est avec le visage fatigué que j’avais fini par accepter. Mais seulement l’échange de lettres.

Depuis ce jour, des lettres d’Angela me parvinrent plusieurs fois par mois. Elle en envoyait tant que je me demandais si elle n’essayait pas plutôt de correspondre par télégramme. Les sœurs de l’orphelinat lui avaient apparemment demandé d’en envoyer moins, de peur que cela ne m’importune, mais elle ne semblait pas leur prêter la moindre attention.

Ses lettres étaient souvent enfantines : elle y racontait sa vie à l’orphelinat, ce qu’elle avait mangé, les vêtements d’occasion qu’elle avait reçus. Rien de bien profond, et pourtant, j’en venais à les attendre. Les enveloppes portaient toujours de jolis paysages dessinés. Il était facile de les reconnaître. C’était sûrement fourni par l’orphelinat.

Monsieur Oscar, votre nouveau livre est arrivé à l’orphelinat. J’ai été la première à le lire. J’arrive à le comprendre toute seule maintenant. Vos mots ouvrent mon cœur, comme si je les avais vécus moi-même. Monsieur Oscar, décidément, vous avez besoin de moi.

Angela, merci d’avoir lu mon nouveau livre. Je suis heureux qu’il t’ait plu. Tu t’exprimes avec beaucoup de justesse. Peut-être pourrais-tu devenir écrivaine. Essaye d’écrire une histoire un jour. À bientôt. »

Mes réponses étaient toujours brèves, mais elle continuait de m’écrire avec obstination.

Monsieur Oscar, j’aime beaucoup un passage de votre nouveau livre. Celui qui dit que la solitude fleurit dans la poitrine, devient une fleur et empêche de respirer. Je l’aime vraiment beaucoup. Je comprends tout à fait. Pourquoi est-ce qu’on se sent étouffé quand on est seul ?

Angela, tu as encore lu encore et toujours, n’est-ce pas ? Merci bien pour ça. Quant à la question… Peut-être parce que le cœur se situe justement dans la poitrine. Enfin… j’imagine.

Malgré la différence d’âge, une forme d’amitié était née entre nous, dans ces lettres.

Monsieur Oscar, avez-vous vu la fleur séchée que j’ai glissée dans ma dernière lettre ? Elle ne sent déjà plus très bon, mais c’était la plus jolie que j’aie trouvée. Je l’ai choisie parce que je trouvais qu’elle vous allait bien. Elle vous a plu ?

Angela, tu as beaucoup de goût. C’était une violette, n’est-ce pas ? C’est ma fleur préférée. Je ne l’aimais pas dans ma jeunesse, mais à l’âge adulte… elle m’a semblé pure, sincère, et pourtant pleine de noblesse.

Monsieur Oscar, si vous deviez me comparer à une fleur, laquelle je serais ? Les enfants ici me trouvent étrange, alors ils ne me parlent pas trop. Ma peau et mes cheveux sont blancs comme du papier. Et j’aime dessiner. Ils disent que c’est effrayant, que je dessine tout le temps et que je ne réponds pas quand on me parle. Mais les gens sont comme ça quand ils sont concentrés, non ? Vous aussi, Monsieur Oscar, n’est-ce pas ?

Angela, quand je suis absorbé, j’en oublie même de manger. Beaucoup d’amis m’ont quitté à cause de cela. Nous nous ressemblons un peu, toi et moi. Si je devais te comparer à une fleur… peut-être au lotus ? Tu en as déjà vu un ? Ils sont magnifiques, flottant à la surface de l’eau.

Que je sois en voyage ou chez moi, je pris l’habitude d’ouvrir ses lettres et d’y répondre.

Monsieur Oscar, j’ai cherché la fleur de lotus. Il y avait un guide illustré dans le livre que vous m’aviez offert. C’est une très belle fleur. Merci. Je pense que vous êtes un tournesol, Monsieur Oscar. Grand, élancé, et on dirait qu’il peut me regarder pour toujours. Je me trompe ?

Angela, je ne suis pas aussi bien que ça. Mais bon… tu es une précieuse lectrice et ma correspondante, alors je veux bien faire ce genre de choses encore un peu. Mais n’en attends pas trop. Au fait, je vais faire envoyer le livre que tu voulais lire via la compagnie postale CH. Lis-le à l’occasion.

J’étais moi aussi un homme seul. Et peu à peu, je m’étais mis à m’inquiéter pour cette enfant qui m’écrivait si souvent.

Monsieur Oscar, des acheteurs sont venus pour moi aujourd’hui. Mais quand ils ont appris que j’avais été rendue trois fois, ils ont abandonné. Les sœurs sont méchantes. Elles n’auraient pas dû le dire. Si j’étais partie, l’orphelinat aurait touché de l’argent.

Angela, on ne parle pas de ses futurs parents comme de « clients ». Je ne crois pas que les sœurs soient méchantes. Si tu te comportes bien, je suis sûr que de bons parents viendront pour toi.

Monsieur Oscar, vous êtes quelqu’un de gentil, n’est-ce pas ? Je crois que j’ai besoin de quelqu’un comme vous. Mais si ce n’est pas le cas, est-ce que cela veut dire que quelqu’un d’autre, quelque part, a besoin de moi ? Je compterai les jours sur mes doigts jusqu’à ce que je le rencontre.

Angela, je te l’ai déjà dit, non ? Tu es une lectrice précieuse pour moi. Et une excellente correspondante. Tu es nécessaire. Je viendrai te voir un jour, promis. En attendant, étudie bien, et écoute ce que disent les sœurs.

Vraiment ? Je compterai les jours sur mes doigts alors. J’espère que ce ne sera pas un jour où je dois nettoyer le jardin. Je vous ferai un dessin. Quel genre de dessin vous plairait ? On dit que je dessine bien.

Monsieur Oscar, quelles sont vos couleurs préférées ?

Angela, j’aime les couleurs des feuilles d’automne.

Monsieur Oscar, quels plats aimez-vous ?

Angela, tout ce qui est fait maison.

Monsieur Oscar, si Dieu vous le permettait, quelle bêtise auriez-vous envie de faire ?

Angela, voyons… Je dirais, taguer les murs de la maison d’un grand critique.

Monsieur Oscar, quelle est votre saison préférée ?

Angela, l’automne. C’est une saison envoûtante.

Monsieur Oscar, vous avez un type de femme ? Moi, j’aime celles aux cheveux noirs.

Angela, dommage que tu n’as pas les cheveux noirs. Moi, je dirais… des femmes en bonne santé, peut-être.

Monsieur Oscar, que faites-vous quand vous êtes triste ?

Angela, j’attends que ça passe. C’est triste, n’est-ce pas ?

Monsieur Oscar, quand vous êtes heureux, avez-vous quelqu’un à qui le dire ? Moi, non.

Angela, fais-toi des amis. Et si tu n’y arrives pas, alors fais-le-moi savoir.

Monsieur Oscar, me répondrez-vous encore une fois adulte ?

Angela, peut-être que tu te lasseras de moi en grandissant.

Je continuerai à vous écrire, même adulte. Promis.

Honnêtement, au bout d’une dizaine de lettres, je m’en étais rendu compte. Ce à quoi j’étais aveugle jusque-là, c’était au charisme d’Angela.

Elle était incroyablement intelligente, lisait des romans, comprenait la poésie… mais restait une enfant. Si elle avait été la fille d’un ami, je lui aurais dit : « Elle a du talent. Si un jour cela devient trop compliqué, confie-la-moi. » Nous n’étions pourtant que des correspondants sans aucun lien. Mais je commençai à penser que laisser une enfant aussi brillante seule était une perte immense pour ce monde. (J’étais aussi, il faut l’admettre, un correspondant très attendri.)

Si, par exemple, je pouvais la confier à quelqu’un d’autre et n’avoir qu’à l’aider financièrement… je pouvais le faire. Même sans vivre avec elle. Je n’étais pas certain que nous puissions devenir une famille. Mais garder une fille aussi vive d’esprit dans un orphelinat me semblait absurde. Elle avait clairement un talent littéraire. Je me mis à penser à Angela tout le temps, en travaillant, en mangeant, en me lavant.

Elle m’avait écrit qu’elle avait été renvoyée par trois familles adoptives. Qu’est-ce qui avait bien pu se passer ? N’avaient-ils pas supporté sa légère arrogance ? Mais les enfants sont comme ça, non ? Cela fait partie du lot. Pourquoi avait-elle été blessée trois fois ? Était-ce à cause de son apparence ? Sa peau, ses cheveux ?

Tristement, bien des gens jugent encore sur cela. Mais ce n’est pas un animal de compagnie. C’est une enfant. Ce genre de regard n’a rien à faire dans l’éducation d’un être humain. J’aimais son esprit empreint de poésie. Mais même si elle n’avait pas eu cela, elle restait une enfant merveilleuse. Vraiment douce, vraiment intelligente. Si j’avais dit ça à l’homme que j’étais avant de la connaître, il m’aurait ricané au nez. Mais à présent, cette petite correspondante était la seule au monde à se soucier de moi, à chaque instant. Une fille pleine de douceur à n’en point douter.

Je m’arrêtai net, saisi par un élan intérieur : si tel était le cas, peut-être devrais-je inviter ma correspondante à venir vivre chez moi sans tarder. Certes, je pensais qu’il nous serait impossible de devenir une famille, si cela impliquait de la considérer comme ma propre fille. Mais pour l’instant, nous étions amis. Et si tel était le lien qui nous unissait, n’était-il pas naturel que des amis s’entraident ? C’est à cela que sert l’amitié, après tout. Je n’avais nul besoin d’une excuse pour tourner autour du pot.

***

Mais peu de temps après cette résolution, ses lettres cessèrent d’arriver.
Une sœur m’apprit qu’elle avait été adoptée. Je restai figé, debout à l’entrée de l’orphelinat, les bras chargés de cadeaux.

— Ah… je vois. C’est dommage. Nous ne nous reverrons plus.

—— Elle avait promis d’écrire pour toujours, pourtant…

— C’est juste que je ne recevais plus ses lettres… je me suis inquiété.

—— Tu es partie dans un endroit où tu pourras être enfin heureuse ?

— Voici les cadeaux. Donnez-les aux autres enfants.

—— Un endroit où l’on t’aime plus que moi ?

— A-t-elle dit quelque chose à mon sujet ?

—— Un endroit où l’on saura que ta gentillesse vient de ta solitude ?

— Je vois…

—— Un endroit où l’on te protégera, quoi qu’il arrive ?

— D’accord…

—— Angela, est-ce qu’on prendra soin de toi, là-bas ?

Ce jour-là, le soleil était éclatant.

La chaleur ? Accablante.  

Dans ma tête, un bruit sourd résonnait, comme si quelque chose y était consumé.

***

Sur le chemin du retour, une migraine terrible me frappa.
Mais je n’avais rien de cassé, alors la douleur s’estompait dès que je me reposais. Pendant un temps, je ne mangeais plus, ne buvais plus. Je restais là, les yeux fixés sur une boîte aux lettres vide. Et puis, avec le temps, j’ai recommencé à manger. Et ainsi… petit à petit, les choses commencèrent à changer. Je cessai de feuilleter les livres pour enfants en librairie. Je détournai le regard chaque fois que je voyais une fleur de lotus. Je n’achetai plus de joli papier à lettres. Peu à peu, je devenais plus irritable.

Chaque fois que je voyais des parents se promener avec leurs enfants, un poids invisible s’abattait sur ma poitrine. Les jours passaient, et je restais cloîtré chez moi, sans voir personne. J’ai fini par ranger toutes les lettres d’Angela dans une boîte en fer-blanc que j’ai enfermée dans un placard. Les lettres de cette petite fille si brillante à mes yeux ne viendraient plus. Le temps passa, sans même que j’aie la force de protester auprès de Dieu. Et cela devint, peu à peu, ma routine quotidienne. Le temps est véritablement une chose impitoyable.

Lorsque j’avais perdu ma femme et ma fille, j’avais compris : plus rien d’aussi précieux ne croiserait plus jamais ma route. Alors, quand elle avait aussi disparu, j’avais perdu quelque chose de grandiose une fois de plus. Sauf que cette fois, ma faute fut de ne pas m’en rendre compte avant qu’il ne soit trop tard. Et ce n’est pas parce que cette prise de conscience fut tardive que mes cicatrices en furent moins profondes.

Mon quotidien était dur précisément parce que je voyais le monde continuer à tourner, indifférent. Si j’étais triste, le monde devait l’être aussi, non ? Si je pleurais, le monde devait me répondre, ressentir ma peine. J’aurais voulu dire cela et m’effondrer. Mais à trop rester enfermé dans ces pensées, tout ce qui arrivait, c’est que le monde m’oubliait, me laissait derrière, et rien ne parvenait à combler ce vide. Alors, je n’avais d’autre choix que de bouger.

Continuer à vivre, comme pour enterrer tout cela. Et peu à peu, j’avais commencé à aller mieux. Allez savoir pourquoi, j’étais plus inspiré quand je traversais des épreuves. Peut-être que les écrivains deviennent plus lucides à mesure qu’ils sont blessés, plus brillants à mesure qu’ils sont seuls.

***

Ma deuxième séance de lecture à l’orphelinat eut lieu environ un an après que les lettres d’Angela avaient cessé d’arriver. J’étais hésitant, mais j’acceptai malgré tout. Ma conscience me hurlait qu’Angela aurait été heureuse que je fasse quelque chose pour les enfants de ce lieu. Certains enfants étaient toujours là depuis l’année précédente. D’autres étaient nouveaux. Pendant que je digérais lentement ma perte, le monde avait continué de tourner, et l’orphelinat avait changé, ne serait-ce qu’un peu.

Cette fois, la lecture ne se passa pas comme la précédente. Mon livre reçut des critiques de la part des enfants. Il était plus cérébral que ceux d’avant. Comme mes états d’âme influençaient mon écriture, je leur expliquai simplement que j’étais triste. Que quelque chose d’un peu douloureux m’était arrivé. Ce livre a été écrit à ce moment-là. Les enfants répondirent avec bienveillance qu’ils comprenaient si c’était le cas.

L’ouvrage était pourtant bien accueilli dans le monde entier, mais les enfants lui préféraient un autre livre pour la jeunesse que je leur avais offert, un titre à la mode. Cela m’avait blessé, mais c’était un détail. Je posai enfin une question que je m’étais toujours retenu de poser, malgré moi.

— Où est partie Angela ?

La vérité, c’est que je brûlais de la poser depuis longtemps. Mais je craignais que cela ne trahisse un doute, un jugement mal placé sur l’avenir d’Angela. Quelle que soit la merveilleuse famille qui l’aurait adoptée, j’avais peur de ne pas pouvoir m’empêcher d’être jaloux. De ne pas réussir à me réjouir sincèrement pour son bonheur. C’est pour cela que, ce jour où j’avais eu la tête en feu, j’étais reparti sans rien demander.

— L’adoption d’Angela a été un peu… compliquée…

Les paroles des sœurs ne me rassurèrent guère. Angela avait manifestement un talent artistique, et une œuvre qu’elle avait réalisée et exposée lors d’un bazar de l’orphelinat s’était bien vendue. Une riche famille, propriétaire d’une galerie, l’avait repérée et avait décidé de l’adopter, sous prétexte d’encourager une vocation artistique.

Mais ce que j’entendis me glaça : ce n’était pas une adoption. C’était une embauche. Ils avaient fait d’elle une sorte d’employée.

— Inquiètes, nous nous sommes rendues à l’adresse donnée… racontèrent les sœurs.

Angela leur a ouvert, couverte de peinture, un tablier noué à la hâte, et leur a dit : « Papa va me gronder, rentrez chez vous. », et c’est tout.

— Elle ne vous a pas écrit ? Aucune lettre ?

— D’après ce qu’on raconte… le chef de famille est un jeune homme avec un brillant avenir. Il a été élevé à l’écart du monde. On suppose qu’il lui interdit tout contact avec l’extérieur. Angela avait très peur de l’irriter. Il est possible qu’elle subisse des sévices. On lui a dit qu’elle pouvait revenir ici si elle souffrait… mais cet homme mettait en avant la compensation financière qu’il avait mise en œuvre pour l’orphelinat. Elle n’a peut-être pas osé nous décevoir. Angela était étrange, c’est vrai, mais…

—— …je sens ma tête qui brûle.

— …c’était une enfant très douce, vraiment…

—— Ma tête brûle… Ça brûle et ça fait mal.

Autrement dit, cette enfant admirable s’était sacrifiée en prenant cette voie. Voilà sans doute pourquoi elle ne pouvait plus répondre à mes lettres. Pourquoi elle ne pouvait plus se tourner vers les sœurs.

— On voudrait faire quelque chose pour elle… mais Angela est déjà partie. Alors… on ne peut plus rien faire…

—— C’est irresponsable. C’est à cause de vous qu’une enfant souffre peut-être, en cet instant.

Je ravalai tout. Une colère sourde me dévorait. Mais je n’en dis rien. Même si je ressentais cela, je ne pouvais pas jeter ma frustration sur ces femmes qui faisaient de leur mieux, malgré un quotidien difficile, un manque de moyens, et tant d’enfants à charge.

— Pourriez-vous me dire où elle habite ?

Si je devais faire quelque chose, ce serait cela.

— Angela est mon amie. J’aimerais la revoir, une fois encore.

C’est ce qu’un ami, un peu plus âgé, se devait de faire. Dès qu’on me donna son adresse, je partis pour le manoir où Angela était retenue. Heureusement, il était situé dans l’enceinte même de la galerie appartenant à la famille. La galerie était ouverte à tout acheteur potentiel. En entrant, j’indiquai le nom d’une œuvre et celui de son artiste, ce qui attira l’attention du préposé. J’étais habillé comme n’importe quel homme fatigué d’âge mûr, alors il me fallait lui faire croire que j’avais de l’argent.

— Cette œuvre fait partie d’une série réalisée par une artiste qui a des liens étroits avec nous, dit-il, tout sourire, son attitude ayant radicalement changé.

Je guettais le bon moment pour évoquer Angela. Était-elle vraiment ici ? Elle devait avoir quoi, huit ans ? Qu’attendaient-ils d’elle, exactement… ? Et soudain, mon regard s’arrêta sur un tableau. Une toile encadrée d’enveloppes aux paysages minutieusement illustrés. Je m’en approchai, le cœur serré. Ce dernier vit et s’exclama :

— Ah, vous vous demandez sans doute pourquoi il y a des enveloppes ? Regardez-les bien : ce ne sont pas des impressions. L’artiste les a toutes peintes à la main, avec un niveau de détail remarquable. Bien sûr, il y a aussi le paysage sur la toile, mais cette bordure… n’est-elle pas sublime ? Si cette œuvre vous plaît, je peux vous montrer d’autres toiles du même artiste. Une jeune talentueuse, soutenue par notre mécène…

Je n’écoutais plus. Parce que ma tête brûlait. Parce qu’une douleur m’assaillait. J’avais reçu tant de ces enveloppes. Je les avais trouvées jolies, à chaque fois. Mais je n’avais jamais imaginé qu’une petite orpheline les avait peintes elle-même. Elle ne m’en avait jamais rien dit. Et là, sous mes yeux, le titre de l’œuvre était inscrit en lettres dorées sur une plaque. Ma vue se brouilla de larmes.

« Parce que je vous aime tout simplement ».

Cela avait dû lui prendre un temps fou. Et pourtant, Angela m’avait toujours envoyé ses lettres dans ces enveloppes-là.

L’orphelinat, qui peinait déjà à financer ses activités, devait fournir des fournitures très simples. Mais elle, elle avait voulu m’offrir un supplément d’âme. Elle m’avait révélé son talent, lettre après lettre. Et moi, je n’avais rien vu, trop absorbé par notre correspondance.

— Je souhaiterais acquérir cette œuvre. Serait-il possible de parler à un responsable ?

Le visage de la personne s’éclaira.

— J’ai de nombreuses relations et je peux faciliter bien des choses. Si possible, j’aimerais parler directement au propriétaire des lieux. Pour l’instant, j’achète cette œuvre. Cela prouvera ma bonne foi. J’aimerais aussi rencontrer l’artiste.

Je lui souris. Mais le fond de mon sourire n’avait rien à voir avec le sien.

— Pour être honnête, l’artiste est une amie à moi. Je la cherche depuis longtemps.

Cela allait être un combat de longue haleine. Mais j’étais prêt.

J’irais jusqu’au bout.

Et la migraine finit par s’éteindre.

***

Devant une école d’une ville quelconque, un homme d’âge mûr se tenait, drapé dans une vieille cape. C’était un homme ordinaire, quelconque. Il avait les cheveux en bataille et portait des lunettes. Rien, chez lui, ne se distinguait vraiment. Son visage encore marqué par le sommeil, il ôtait ses lunettes à plusieurs reprises pour se frotter les yeux. Il n’était qu’un homme tout ce qu’il y a de plus banal.

Au bout d’un moment, la cloche retentit à l’intérieur de l’école, et des enfants se précipitèrent dehors. Garçons et filles en uniforme passèrent de chaque côté de l’homme d’âge mûr, quittant l’école dans un joyeux brouhaha. Finalement, une fillette sortit à son tour, seule. Elle avait la peau et les cheveux d’un blanc pur, et des yeux rouges. Dès qu’elle aperçut l’homme, cette enfant au charme presque irréel courut droit vers lui comme une flèche, avant de l’enlacer à ses pieds.

— Mes salutations, Angela.

— Je suis là, M. Oscar.

Le dénommé Oscar, souleva la fillette dont le nom signifiait « ange ». Ils se firent une longue étreinte, comme pour s’assurer qu’aucune distance ne les séparait. Puis, une fois rassasiés de cette proximité, ils hochèrent la tête l’un vers l’autre, et Oscar la reposa doucement au sol.

— On y va comme ça, M. Oscar ? demanda Angela, lui tendant la main.

Oscar la saisit sans la moindre hésitation. Il n’y avait là rien d’exceptionnel. On comprenait d’emblée que ce geste était pour eux une habitude.

— Oui. On peut marcher… ou tu veux qu’on prenne une calèche ?

— Je préfère marcher !

— Alors tu dois avoir faim. Tu veux quelque chose, n’est-ce pas ?

— J’ai une envie, mais ce n’est pas la faim, M. Oscar.

— Hm ?

— Vous êtes un solitaire, non ?

— Eh bien… on peut dire ça.

— Je me suis dit que ça vous ferait du bien, une promenade et quelque chose à manger.

— C’est vrai…

— Et puis, vous êtes toujours assis. Il faut marcher un peu. J’ai peur pour votre dos.

— Me faire sermonner par une gamine, c’est un peu humiliant.

Oscar ravala les mots suivants : Comment peux-tu me connaître aussi bien ?
Il savait que quoi qu’il dise, elle trouverait toujours une façon de retourner la situation à son avantage. Ils n’avaient aucun trait physique en commun, et pourtant, une parfaite harmonie régnait entre eux.

— Regardez, M. Oscar, un pigeon magnifique !

— C’est vrai, ses plumes sont encore plus jolies que celles des autres.

Aux yeux d’un passant, ils ressemblaient à un père et sa fille. Leur destination était un petit théâtre, que l’on pouvait louer, et où avait lieu une exposition. Il servait aussi bien aux pièces qu’aux conférences. Cette fois, c’était une exposition de peinture. Après l’accueil, ils prirent leur temps pour parcourir les œuvres.

— J’adore cette couleur. Elle est merveilleuse, non ?

— Elle est très belle. Moi aussi, je l’aime beaucoup.

Des jeunes artistes prometteurs jusqu’aux créateurs reconnus, les styles étaient variés. De quoi réjouir deux amateurs d’art. Ils finirent par atteindre une pièce entière dédiée à un seul artiste. Sans doute une exposition privée en l’honneur d’un lauréat récent.

Oscar et Angela se regardèrent… et éclatèrent de rire.

La salle était tapissée d’œuvres, des peintures, mais aussi des encadrements décorés de magnifiques enveloppes. L’une d’elles attira particulièrement le regard : une toile abstraite, immense, deux fois plus grande qu’un homme.

Devant cette œuvre, ils s’arrêtèrent en silence.

Le titre du tableau était :

« Nous »

Ce fut un instant suspendu pour eux deux. Tant de choses s’étaient passées avant d’en arriver là. Oscar fronça les sourcils, au bord des larmes.

— C’est magnifique.

La ville était pleine de monde, et cette exposition aussi. Tant de choses étaient arrivées dans la vie d’Oscar, cet homme à l’apparence si banale. L’on ne pouvait jamais deviner la vie d’un autre en le regardant. Le monde n’avait rien d’extraordinaire, et vivre faisait souvent mal. C’est pourquoi des instants comme celui-ci venaient doucement éclairer un chemin, ne serait-ce qu’un instant.

— Si vous ne m’aviez pas sauvée, M. Oscar… je n’aurais jamais pu peindre ça.

Sa voix, fragile, n’était qu’un murmure. Mais elle transperça Oscar. Il tenta de lâcher sa main pour essuyer ses larmes, mais Angela l’en empêcha. Elle ouvrit les bras, invitant d’un geste. Oscar la souleva aussitôt.

— Vous êtes un vrai pleurnichard, M. Oscar. Moi, je pleure rarement.

Et c’est elle, l’enfant, qui lui essuya les larmes du revers de sa manche, avec la tendresse d’une mère envers son nouveau-né.

— Dites, on peut parler un peu… de nous ?

—— Cette enfant ne ressemble en rien à ma fille.

— Quand on s’est rencontrés, vous aviez l’air bien seul.

—— Mais le poids que je ressens quand je la porte… Il est exactement pareil.

— Même votre façon de parler semblait solitaire. Mais vous étiez gentil. Vous m’avez semblé merveilleux pour moi. Je ne m’attache pas facilement aux adultes. Mais vous, M. Oscar, je me suis dit qu’on s’entendrait très bien.

—— Mon affection pour elle ne cesse de grandir.

— On est tous les deux des artistes, non ?

— Oui, c’est bien ça.

—— C’est peut-être un péché.

Oscar craignait cela plus que tout. C’est pourquoi il n’osait pas lui donner un autre nom que « amie » ou « correspondante ». Trop de choses s’étaient passées. Le temps qu’il passât avec sa nouvelle amie avait la douceur d’une vie de famille. Et pourtant…

—— …Un crime même ?

Une trahison envers sa femme et sa fille. Il avait juré de ne plus jamais vouloir de famille. Et voilà qu’il trouvait mille raisons pour rester aux côtés de cette enfant. Si ses proches l’entendaient, ne seraient-ils pas blessés ? Il n’osait pas penser qu’ils ne l’entendaient plus. Ils étaient peut-être tout près de lui. Il les reverrait peut-être après sa mort. Si c’était le cas, alors oui, c’était une trahison. Mais il n’arrivait pas à s’arrêter. Il ne pouvait plus lâcher ce poids, ce poids vivant, dans ses bras.

—— Parce que…

— M. Oscar. Quand vous vous sentez seul, comptez sur moi. C’est le minimum que je vous dois. Pour tout ce que vous avez fait pour moi. Non… même sans ça. Je vous aime tout simplement.

Incapable de soutenir le regard d’Angela, Oscar enfouit son visage dans son épaule et sanglota. Comme une mère, elle lui murmura doucement à l’oreille :

— Je veux qu’on reste ensemble. Parce que ce monde… est trop solitaire.

—— Parce que tu es devenue quelqu’un de précieux pour moi.

Tandis que la fillette au prénom d’ange lui caressait doucement la tête, Oscar régula lentement sa respiration. Il sentait en lui monter des mots qu’il avait jusqu’alors toujours repoussés. Ce qu’il s’apprêtait à dire pouvait être une trahison. Un jour, peut-être, on le lui reprocherait.

Mais il ne pouvait plus vivre seul. Il avait fini par rencontrer quelqu’un qu’il voulait garder auprès de lui. Le moment approchait, celui où il faudrait donner un nom à ce lien. Et à elle.

— Angela…

Peut-être que le destin les avait liés dès leur toute première rencontre.

— Est-ce que je peux… faire partie de ta famille ?

Le visage d’Angela s’illumina.

— Tu es…quelqu’un…

Et puis, des larmes commencèrent à couler.

Il ne manquait plus qu’un souffle… et Oscar aurait, lui aussi, son petit ange à chérir.

— Tu es quelqu’un de très précieux pour moi… alors, s’il te plaît, accorde-moi une raison de rester à tes côtés.

C’était une histoire pareille à une prière, tombée comme une pluie d’été, douce, légère, mais de celles qui font naître au creux du cœur un désir timide, un souhait muet, que quelque chose advienne lorsque le ciel se dégagera.

Ce fut le petit ange d’Oscar.

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