VE - Last letter : Livret 6

Le tailleur et la poupée de souvenirs automatiques

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Traduction : Raitei
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C’était une jeune fille à la beauté indomptée, contenue, presque sauvage. Ses cheveux dorés semblaient avoir été teints dans une poudre d’étoiles venues du ciel nocturne. Ses orbes bleus évoquaient des joyaux d’une qualité si pure qu’on les aurait crus sertis dans une couronne royale. Des matières nobles, sans aucun doute. Pourtant, elle ne portait aucun maquillage, elle s’était simplement réveillée, avait lavé son visage, enfilé ses vêtements, et s’était présentée ainsi. Sa tenue semblait le confirmer.

Elle portait des habits qui avaient sans doute été choisis pour elle par des aînés. Les tissus étaient de bonne qualité, mais ce n’était en rien élégant. Une robe droite, d’une simplicité presque désuète, comme si un couple de grands-parents l’avait choisie pour leur petite-fille. Cela lui allait, certes. Mais cette fille-là méritait quelque chose de plus audacieux.

Mon client régulier, Claudia Hodgins, était déjà venu ici avec diverses dames. J’en avais vu passer tant que l’envie me prenait parfois de lui prodiguer quelques conseils francs sur ses fréquentations… Mais c’était la première fois qu’il se présentait avec quelqu’un qui me laissait sans repères pour tisser le fil de cette rencontre.

Une enfant perdue, venue se réfugier dans mon château, « Canaria Tailor ». Une novice en matière de mode, qui ne semblait même pas comprendre ce que signifiait « s’habiller ». Et pourtant, la broche d’émeraude qui brillait sur sa poitrine, tout autant que son apparence saisissante, m’avaient instantanément happés.

— Enchantée de faire votre connaissance. Je suis Violet Evergarden.

Elle s’était présentée ainsi, un après-midi.

***

Mon atelier, « Canaria Tailor », était une boutique de confection haut de gamme établie à Leiden, capitale de Leidenschaftlich. Je la dirigeais seul, sans femme ni enfant. Malgré tout, j’avais acquis une certaine renommée, suffisante pour me maintenir. Durant la guerre, pourtant, j’avais connu une véritable traversée du désert. Mon commerce était au plus bas.

Heureusement, mes anciens clients étaient peu à peu revenus. J’avais recommencé à manger à ma faim et à faire connaître les modèles que je rêvais de créer. Mes clients se réjouissaient de mon retour à l’activité. Claudia Hodgins, à la tête d’une grande entreprise fondée à Leidenschaftlich, était l’un d’eux. Je le connaissais depuis qu’il m’arrivait à peine aux genoux. J’étais à peine sorti de mon apprentissage quand j’ai rencontré ce gamin aux pas chancelants. Lorsqu’il devint soldat, j’avais repris la boutique de mes parents et étais devenu un homme accompli. Après la guerre, lorsqu’il quitta l’armée pour créer son entreprise, j’avais enfin été reconnu officiellement comme le propriétaire de cet atelier.

Malgré notre différence d’âge, nos parcours s’étaient croisés à chacun de nos tournants de vie, liés par le fil de nos métiers, lui comme moi, au service du client. Et qu’il me confie à présent la garde-robe des poupées de son entreprise, cela m’avait touché droit au cœur.

C’était un enfant que j’avais vu grandir sans jamais avoir de fils. Je pouvais le lire dans ses gestes : cette fille n’était pas l’une de ses conquêtes. Il l’avait engagée comme poupée de souvenirs automatiques pour la compagnie postale qu’il avait fondée, m’avait-il dit.

— Vous étiez soldat, n’est-ce pas ?

À cette question, elle, qui attendait debout à l’intérieur de la boutique, immobile comme une poupée de porcelaine, battit lentement des paupières.

— Vous arrivez à le deviner ? murmura-t-elle.

Sa voix était belle, froide comme un cristal de neige.

— Je peux. À votre démarche, à votre posture. Leidenschaftlich est une nation militaire, nombre de mes clients sont soldats. Ces choses-là vous marquent à vie, n’est-ce pas ?

Une fille soldat. Cette idée me semblait encore irréelle. Elle avait porté des armes, couru sur les champs de bataille… Et pourtant, en prenant ses mesures, j’ai découvert qu’elle portait des prothèses. La réalité de ce qu’elle avait vécu s’imposa brusquement.

—— Des bras artificiels, massifs.

Les prothèses n’étaient pas rares. Une grande guerre venait de s’achever. Ceux qui en portaient étaient souvent mes clients les plus assidus, car ils avaient besoin de vêtements sur mesure. On en croisait dans la rue qui marchaient à peine. Mais une fille aussi jeune…

— C’était un excellent élément, déclara Hodgins, comme pour clore le sujet. — Mais maintenant… c’est l’une de mes employées. N’est-ce pas, Petite Violet ?

Nous nous étions assis à la table pour discuter des modèles, mais elle parlait à peine. Était-ce le manque d’intérêt ? Ou bien n’avait-elle jamais appris à s’en soucier ?

— Président Hodgins, je vous laisse choisir, déclara-t-elle.

Elle semblait ailleurs. Son regard balayait la pièce, revenait sur sa broche d’émeraude, et puis repartait de plus belle.

—— Elle ne montrait aucun intérêt.

Elle ne s’intéressait ni aux vêtements ni au fait d’en porter. Son esprit était tourné vers autre chose. Était-ce impoli, en présence de celui chargé de confectionner sa tenue ? Peut-être.

— Cette demoiselle porte-t-elle toujours des vêtements comme celui-ci ? demandai-je en désignant la robe qu’elle portait.

— C’est la dame de la famille Evergarden qui lui choisit ses tenues. Elle en a acheté beaucoup, et moi aussi je lui en ai envoyé… mais Petite Violet ne met que les plus simples.

— Les habits voyants font de vous une cible facile.

Je ne compris pas immédiatement. Puis je réalisai : elle parlait de se faire tirer dessus. Au combat.

— Tu ne risques plus d’être la cible de personne, protesta Hodgins.

Mais elle n’avait pas l’air convaincue. Je me suis surpris à penser :

—— Cette fille va découvrir le concept de s’habiller.

Tout s’éclairait. Tout prenait sens. L’impression qu’elle m’avait laissée s’inversait totalement.

— Et si on essayait plusieurs tenues ? proposai-je, comme poussé par un devoir intérieur.

Ses orbes bleus clignèrent lentement. Hodgins acquiesça. Prenant cela pour un signal, je saisis son bras artificiel sans ménagement et la tirai dans l’atelier.

— Quand vous dites « plusieurs tenues »… que suis-je censée porter ?

— « Plusieurs tenues » signifie… plusieurs tenues. Petite Violet, quand une personne devient un canari, je ne l’écoute plus. Allez, au diable les formalités, tu n’as pas le choix. Tu vas être une poupée que j’habillerai autant de fois que nécessaire jusqu’à satisfaction. Moi aussi, l’on me déguisait tout le temps, autrefois.

C’était une façon rude de le dire. Mais c’est ce que doivent faire les anciens : offrir aux jeunes cette forme d’encouragement, ce goût de la découverte. Il faut apprendre, dès la naissance, ce qu’implique le fait de « s’habiller ». C’est ce que j’avais rercherché toute ma vie. Le monde du vêtement est un monde merveilleux.

—— Si tu ne le connais pas alors je vais te le montrer et t’en apprendre les codes. Je veux que tu voies ça, voilà tout.

J’ouvrais les placards à vêtements un à un.

— Montre-moi ta volonté. Tu dois apprendre ce qui te met en valeur.

— Pourquoi ? demanda-t-elle.

Sa voix se fit vibrante. Pour y répondre, je haussai le ton à mon tour :

— Tu dis que les couleurs voyantes font de toi une cible facile. Tu sais par expérience ce qu’il faut porter au combat, n’est-ce pas ?

Un instant passa. Puis elle acquiesça.

—— Je ne veux plus que tu écoutes les échos du champ de bataille. Ce dont tu as besoin, ce sont les chants que murmurent les rubans, la soie, les volants.

— Alors tu dois découvrir ce que s’habiller signifie vraiment.

Elle eut une pile de robes dans les bras. Elle en sortit la tête, désemparée.

— N’est-ce pas suffisant de simplement porter des vêtements ?

Je n’ai jamais été d’un naturel tendre. Alors j’eus un ton tranchant.

— Non, pardi ! Quelle question ! Le métier que tu vas exercer existe depuis des générations, mais c’est un domaine où les femmes sont reines. Tes clients attendront de toi des lettres gracieuses, pleines de sincérité. Tu dois porter quelque chose à la hauteur. C’est une évidence.

Le silence.

— Tu veux savoir pourquoi ?

Elle me regarda droit dans les yeux.

— Oui. Dites-le-moi, je vous en prie.

—— Tiens donc. Je la pensais butée. Mais c’est une bonne enfant.

Je souris, posé, et déclarai :

— À partir de maintenant, tu vas livrer bataille sur un autre front.

Plus on vieillit, plus il est difficile de retenir les noms. Elle… oui, Violet Evergarden, ouvrit un peu plus les yeux à mes mots.

— Tu seras une poupée, n’est-ce pas ? C’est un métier ardu. Et dans ce genre de champ de bataille, qu’une femme soit belle à sa manière, qu’elle ait une allure juste… cela peut devenir à la fois une arme commerciale et une protection personnelle. Voilà pourquoi tu dois essayer de nombreuses « armes » pour trouver celles qui te conviennent. Je suis le guide sur cette voie, et je vais t’aider à choisir. Alors ? Prête ?

Elle me salua et répondit :

— Entendu.

Qu’ils soient célèbres ou non, tous ceux qui venaient chercher mes conseils n’étaient que des enfants perdus.

— Commençons donc par un modèle avec une jupe un peu plus bouffante.

Parfois, s’habiller faisait peur.

— Tu portes vraiment bien les tenues voyantes. Et ça, qu’en dis-tu ?

Mon rôle, c’était de les pousser dans le dos, de leur donner du courage.

— Essayons d’abord ce que l’on peut. Ainsi, l’ensemble que tu porteras réellement ne te paraîtra pas si extravagant.

Qu’ils soient gros, maigres, aux jambes courtes ou longues…

— Les bijoux de tête et les robes à tournure te vont aussi très bien… On me demande en ce moment de confectionner des costumes pour une pièce de théâtre, cela pourrait convenir. Tu veux les essayer ? J’ai besoin d’un point de départ. Il vaut mieux que tu donnes l’impression de venir d’un autre monde que celui-ci.

Par le vêtement, les gens pouvaient briller. Leur éclat devenait leur arme.

— Assieds-toi là, pose ta main sur la rambarde de la fenêtre… tourne juste le buste un peu, et regarde-moi.

Violet Evergarden.

—— Je vais t’offrir une arme qui attirera tous les regards, où que tu ailles. Le lieu où tu t’apprêtes à livrer bataille t’imposera des épreuves bien différentes de celles que tu as connues jusqu’ici. Mais ce n’est pas grave. Habille-toi avec éclat, et affronte-les avec détermination.

Je m’apprêtais à te remettre une armure façonnée pour épouser ta façon d’affronter le monde.

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