VE - Last letter : Livret 5
Amy Bartlett et la lumière printanière filtrée à travers les feuilles
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Traduction : Raitei
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Et ainsi vint midi.
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— Une journée nuageuse, avec une brise légère.
En moi, il n’y a que des matins précoces et des nuits tardives. Le midi, je ne le connais presque pas.
Le matin, tandis que je me lève sans entrain, je m’efforce de vivre avec l’espoir que quelque chose commencera. Il n’arrive jamais rien, mais malgré tout, je vis en pensant ça « Aujourd’hui, c’est sûr, quelque chose va se produire. » En général, mes journées se déroulent ainsi.
Le midi, c’est littéralement une oraison funèbre dans ma vie. C’est l’instant où je suis heureuse d’être entourée, où je m’amuse, où je voudrais que ce moment dure pour toujours, à jamais, en priant presque : « Ô temps, suspends ton vol. Tout est si beau, si précieux. »
La nuit, je suis en détresse. Tout ce que mes yeux croisent m’agace, et j’ai envie de tout détruire. Je ressens une irritation profonde, un désir de ruine. J’ai envie d’en finir avec cette vie, de disparaître comme une bulle éclate. « Toi, et toi aussi — disparaissez », je me surprends à penser.
Ma vie, c’est le matin et la nuit. Le midi, je ne l’ai goûté qu’une poignée de fois. Ma vie, depuis le début, a été faite de hauts et de bas violents. Je n’ai jamais eu de père depuis ma naissance, et ma mère a été assassinée par un voyou. Moi, petite créature faible qui aurait dû être protégée, j’ai grandi sans aucune protection… Jusqu’à ce que mon corps soit entièrement formé, un corps que l’on ne pouvait plus considérer comme celui d’un enfant. Après tant et tant de nuits répétées, je suis devenue ce que je suis.
Amy Bartlett.
Isabella York.
Et maintenant, j’ai encore hérité d’un autre nom de famille.
En moi, il n’y a que la nuit. Ma vie comme mes émotions sont en pagaille.
Jamais je n’ai cherché à leur donner une forme propre.
Ce monde si cruel envers moi, j’aimerais qu’il disparaisse.
Mais… Une fois que j’ai goûté au midi, je me suis surprise à penser que peut-être, un jour encore, j’aurais l’occasion de me baigner dans la lumière du soleil. Peut-être que je vivrai encore un moment de beauté.
Quelle idiote je fais. Je suis certaine que cela n’arrivera plus jamais.
Voici mes pensées du matin, tandis que j’attends, que vienne le midi.
***
— Vent fort sifflant, ciel dégagé.
Je me suis habituée à écrire dans ce journal, mais en y repensant, je n’ai jamais noté la raison pour laquelle j’ai commencé à l’utiliser. Il faut aussi que je consigne des choses à relire un jour, quand je serai devenue une vieille femme.
J’ai reçu un journal avec un cadenas pour mon anniversaire. Recevoir un journal intime en cadeau m’a laissée un peu perplexe. Peut-être parce que mes sentiments envers la personne qui me l’a offert étaient plutôt… ambigus.
Qui est cette personne ? Celui qui joue le rôle de mon époux bien sûr : mon honorable mari.
Paraît-il, il était profondément désolé d’avoir oublié mon anniversaire.
L’homme qui incarne ce rôle d’époux est issu d’une famille digne d’accueillir une « Isabella York ». C’est censé être un mari sérieux et réfléchi, doté d’une éducation de haut niveau, et bien plus âgé que moi.
Cela mis à part… est-ce qu’il est idiot ?
Je me pose souvent cette question à propos de ce vieil homme, et j’en ris moi-même, malgré tout.
Mon anniversaire, c’était il y a deux mois, cher mari. Tu es bien trop en retard.
Et puis, je ne suis pas du genre à tenir un journal avec assiduité. Si tu me connaissais mieux, tu n’aurais pas choisi un tel cadeau.
Voyons… Si ça avait été ma petite sœur, elle m’aurait offert des fleurs sauvages, pleines de couleurs. Cela n’aurait pas rempli mon estomac, mais les voir aurait suffi à me réconforter.
Si cela avait été ma fleur, ma violette, elle m’aurait sans doute offert des rubans pour attacher mes cheveux. Elle les coiffait toujours pour moi, avec ses doigts artificiels, avec tant d’aisance… Elle était si habile.
Honnêtement, si je recevais quoi que ce soit des deux seules femmes que j’ai jamais aimées, même un simple brin d’herbe cueilli quelque part, je serais comblée.
Le fait que ce soit lui qui m’ait offert ce journal est probablement la raison pour laquelle je n’ai pas pu m’en réjouir sincèrement. C’est ce que j’ai compris en analysant ce sentiment diffus.
Mais bon… il n’avait pas de mauvaises intentions. Offrir un journal joliment relié, faute de savoir quoi donner à une épouse bien plus jeune que lui, c’était une tentative louable. Il m’avait déjà offert vêtements et bijoux lors de notre mariage, et il a dû penser que cela conviendrait à une fille taciturne toujours enfermée dans sa chambre. En vérité, j’aurais préféré un livre.
Mon honorable époux ne joue son rôle que lorsqu’il s’en souvient soudainement. En un sens, il doit ressentir une certaine obligation de m’avoir prise pour épouse.
Il enferme sa femme dans le manoir et laisse librement entrer chez lui une maîtresse qu’il fréquente depuis avant notre mariage. Sa conscience, aussi ténue soit-elle, a sans doute fini par lui peser.
Tu n’as pas à t’en faire pour moi. Je ne me soucie pas de toi non plus.
Nous avons tous deux vendu nos âmes en échange de quelque chose. Lui, il a gagné une lignée noble et des relations. Moi, j’ai obtenu les moyens de protéger la petite fille que j’aime plus que tout au monde. Nous avons conclu un contrat parce que nous avions chacun quelque chose à obtenir.
Si je devais le formuler ainsi, nous sommes un duo qui a consenti à tout perdre pour saisir ce qu’il désirait. Nous avons ce point commun. Mais nous ne nous aimons pas.
Nous ne pourrons jamais former un couple. Cela, nous le savons déjà.
Je l’appelle « le vieux » dans ma tête, et lui doit probablement me surnommer « la sale gamine » dans la sienne. On ne s’entend pas. On a grandi dans des mondes différents. On ne se comprend pas quand on parle. En nous croisant, nous avons mutuellement confirmé nos intentions. Du genre : « Il ne semble pas que nous finirons par nous apprécier. Dans ce cas, jouons simplement à faire semblant. »
Pas besoin de nous aimer. Il suffisait de coexister. C’était notre unique point d’accord. Mais… peut-être que les hommes de la noblesse ont ce besoin de sauver les apparences. Le résultat de ce qu’il a imaginé comme cadeau pour son épouse et associée, c’est un journal intime.
Le Vieux, il y avait sûrement mieux… Un livre, par exemple. Un livre aurait été parfait. Quoi qu’il en soit, j’ai grandi dans la pauvreté jusqu’à un certain âge, et je déteste le gaspillage. Alors me voilà, enfermée dans ma chambre, un stylo à la main. Il m’a aussi offert une plume de paon. Ça, je l’aime bien. L’encre est d’un bleu superbe.
Un bleu profond. Un bleu comme celui des yeux d’une certaine beauté. Ma couleur préférée.
Tiens, ça fait un bon moment que je ne lui ai pas écrit, non ?
Violet. Violet Evergarden.
Écrit à l’encre bleue, son nom devient encore plus magnifique.
Ma fleur, ma Violette. Ma servante. Ma poupée de souvenirs automatiques secrète. Mon amie.
Elle m’a probablement déjà oubliée. Je suis dans un état lamentable. Je n’arrive pas à lui écrire.
Même si c’est à mon tour, je ne lui ai pas répondu, alors plus aucune lettre de Violet n’arrive.
Depuis mon mariage, je ne sais pas quoi lui raconter.
Peut-être parce que je ne veux pas qu’elle découvre ce que je suis devenue.
Bien sûr que non. Je ne veux pas que la fille que j’aime sache comment se déroule ma vie conjugale. Je ne veux pas qu’elle apprenne que j’ai épousé quelqu’un que je n’aime pas ni que je souffre.
« Salut, Violet. Je vais affreusement mal. », qu’est-ce que je gagnerais à lui écrire ça ?
Aah… Taylor. J’aimerais tant te voir.
Mais c’est impossible, n’est-ce pas ?
Je le sais bien.
***
— Journée douce, brise légère.
Cela faisait un bon nombre de jours que je n’avais rien écrit ici. Je me sens légèrement amusée chaque fois que je relis ce carnet, alors je suppose que je vais continuer à le remplir encore un peu.
Aujourd’hui, j’ai essayé de sortir dans le jardin.
En général, je ne quitte pas ma chambre. Je demande même qu’on m’apporte mes repas ici. Quand mon mari passe me voir, nous dînons parfois ensemble pour préserver les apparences, mais l’atmosphère entre nous est celle d’un père et de sa fille, séparés depuis de longues années, qui tenteraient maladroitement de raviver des souvenirs communs, alors nous nous évitons.
Il faisait chaud, et le vent était agréable. Ce n’est pas aussi splendide que la roseraie du pensionnat, mais le jardin du manoir est tout de même très beau.
Je me suis soudainement souvenue que je menais une existence où je n’avais même plus besoin de toucher la terre, alors j’en ai timidement pris une poignée entre mes doigts. Je me serais peut-être mise de meilleure humeur si personne ne m’avait adressé la parole à ce moment-là… mais alors que je fixais les massifs de fleurs depuis un petit moment, le jardinier est apparu.
« Madame, contemplez à votre guise. S’il y a quoi que ce soit qui ne vous plaît pas, je m’en occuperai », dit-il d’un air sérieux, presque nerveux.
Peut-on vraiment trouver un défaut à un jardin ? Il est très bien tel qu’il est.
Le silence devenait pesant. Je lui avais posé une question au sujet d’une fleur qui m’intriguait, et peut-être cela l’a-t-il réjoui, car il s’est aussitôt lancé dans une explication passionnée et digne d’un spécialiste. Mince, me suis-je dit. C’est un bavard.
C’est dans ce genre de moment que je me rends compte à quel point je n’aime pas le contact avec les gens. Quand quelqu’un parle sans s’arrêter, j’ai l’impression d’être utilisée comme un exutoire. Je devrais simplement écouter et profiter un peu de la conversation. Mais au lieu de cela, je me sens oppressée, et j’ai juste envie de fuir.
J’opinai du chef, arborant un sourire crispé, quand le vieux majordome chargé du manoir m’offrit une échappatoire : mon thé était prêt.
Le jardinier avait l’air dépité. Il était jeune, sans doute espérait-il qu’on le félicite pour son travail. Je suis retournée dans ma chambre, j’ai bu le thé qui avait été préparé pour moi, et j’ai fini par me dire : J’aurais dû le complimenter un peu plus.
C’est probablement cela, mon véritable rôle ici. Après tout, en apparence, je suis la dame de ce manoir.
Et pourtant, malgré cette personnalité difficile et peu engageante, cette fille a passé trois mois entiers avec moi.
Après avoir terminé mon thé, j’ai décidé de danser seule une valse, juste un petit moment.
***
— Vent étouffant, ciel couvert.
J’ai revu mon mari. Apparemment, il était venu récupérer quelques bagages. Plutôt que dire que je l’ai « revu », je devrais dire qu’il a fait irruption, puisque j’étais dans ma chambre.
Il m’a demandé si j’allais bien. J’ai répondu : « Je suis en vie. »
Il m’a demandé si je voulais rentrer à la maison. J’ai dit : « Non. »
Il m’a demandé si je comptais aller à la réception de mes anciennes camarades du pensionnat. J’ai répondu que non.
Il m’a demandé si j’avais besoin de quelque chose. J’ai dit que non.
Quand il m’a demandé quelle était ma couleur préférée, j’ai pensé aux yeux de Violet. J’ai répondu que c’était le bleu.
Il m’a demandé pourquoi. J’ai dit que c’était la couleur des yeux de la personne que j’aimais. Mon mari a alors essayé de me serrer de force dans ses bras. J’ai farouchement résisté.
Comme il avait agi si soudainement, j’ai fini par tousser, et tout ce que j’avais mangé dans l’après-midi est remonté. Ce n’est qu’à ce moment-là qu’il a enfin retrouvé ses esprits.
« Si tu t’approches encore, je t’en balance dessus. » — Cette phrase aussi a eu son petit effet.
Il semblerait que mon mari se soit disputé avec sa maîtresse. Mais fallait-il vraiment qu’il tente de poser la main sur quelqu’un avec qui il avait convenu mutuellement de ne pas tomber amoureux ? Après que nous avions tous les deux décidé de vivre nos vies comme bon nous semblait ? C’est ce genre de chose que je ne comprends pas chez les hommes.
…Non. Ce n’est pas une question d’hommes. C’est cette personne, en particulier, qui est irrécupérable.
Il est comme je l’étais, autrefois, à croire qu’on peut se permettre de blesser les autres sous prétexte qu’on est malheureux.
Aah, que ça m’agace.
Se tourner vers une autre femme juste parce que votre maîtresse vous fait la tête, je déteste ce genre de comportement.
Ce n’est pas de l’amour. Il n’a aucune foi en la personne qu’il aime.
Je plains cette femme.
Mon mari a encaissé sans broncher pendant que je lui disais toutes sortes de choses désagréables, puis il a quitté la pièce.
Quant à moi, je me suis mise à pleurer en nettoyant ce que j’avais vomi.
Je veux voir Taylor.
Je veux voir Taylor.
Je veux voir Taylor.
Je ne veux passer mon temps qu’avec une personne que je peux aimer de tout cœur.
***
— Pluie après une journée nuageuse, sans vent.
Il pleut, aujourd’hui. Comme c’est un jour de pluie, j’aurais dû brosser les cheveux de Taylor avec soin, du bout des doigts. Ses boucles sont magnifiques, mais c’est un vrai problème les jours comme celui-ci.
J’étais si fatiguée. Mais il y avait des choses à faire, alors je n’avais pas de temps à perdre ce matin. Il fallait que je me lève et que je brosse les cheveux de Taylor. C’est ce que je pensais… quand j’ai ouvert les yeux.
Pendant un instant, j’ai cherché cette petite fille aux boucles brunes, mais je ne l’ai pas trouvée. Je suis stupide. Je l’ai vraiment cherchée. Pendant trente secondes entières. Et si elle était sortie toute seule ? Si un ravisseur la trouvait, elle serait perdue, je devais faire quelque chose, me disais-je en sautant hors du lit. C’est alors que je me suis souvenue.
Taylor n’est pas ici.
Es-tu idiote, Isabella ? Tu es Isabella, maintenant, pas vrai ? Tu n’es plus Amy. Et Taylor n’est plus avec toi. Cela fait si longtemps qu’elle n’est plus là… alors pourquoi as-tu pensé à elle ? Pourquoi l’as-tu cherchée ? Même à moitié endormie, ce genre de chose ne devrait pas arriver.
Incapable de faire quoi que ce soit contre ce vide et cette tristesse que je ne peux confier à personne, j’ai frappé mon oreiller de toutes mes forces.
« Ugh… ah… aaah… uuuugh… » Je l’ai frappé encore et encore, très fort.
« Ugh… ah… ugh… » À chaque coup, mes larmes éclaboussaient les draps.
Ça m’arrive parfois. J’ai l’impression que les gens qui ne sont plus là… et les paysages que je ne peux plus voir… sont encore présents, tout près.
Comme une illusion. Les souvenirs gravés dans mon corps me faisaient chercher ma toute petite sœur.
Est-ce que Taylor voit cette pluie, elle aussi ?
Est-ce qu’il pleut aussi, là où elle vit ?
Je me demande où elle vit, maintenant.
Est-ce qu’elle prend un petit déjeuner, là-bas ?
Est-ce qu’on lui donne à dîner, aussi ?
Est-ce que quelqu’un brosse les cheveux de Taylor, les jours de pluie ?
Mes larmes continuaient de couler tandis que je regardais par la fenêtre.
Un coup de tonnerre retentit. Il me fit sursauter et je tombai, les fesses sur le tapis.
La foudre aurait mieux fait de s’abattre ici. Si elle avait frappé cette maison et causé d’immenses dégâts, je me serais sentie un peu mieux.
Cette pensée m’a accompagnée toute la journée.
***
— Air humide, nuages après temps clair.
J’ai eu mal au ventre aujourd’hui, alors j’ai passé ma journée aux toilettes. À chaque fois que j’ai mes règles, je me fais la même réflexion : pourquoi ce mécanisme doit-il être aussi cruel ? Si j’étais Dieu, celui qui a créé toutes choses, est-ce que j’aurais conçu un tel procédé ? En plus, je ne suis même pas sûre d’en avoir besoin. Probablement pas. Quelqu’un pourrait-il me l’enlever ? Mais en vérité, cette idée me terrifie.
En tout cas, je n’aime pas la douleur. Je n’y résiste pas bien. Je pleure déjà rien qu’à force de tousser sans arrêt. Ça fait si mal que je ne peux pas m’en empêcher. Je ne voulais pas faire le lien avec mes règles, et pourtant… je ne peux m’empêcher de penser à l’héritier. Ce problème qu’on nous a imposé, à nous, couple factice. C’est un dossier qu’on laisse traîner.
Si seulement mon père mourait, on pourrait sans doute berner tout le monde avec un enfant que mon mari aurait avec une autre. Il suffirait de faire croire que je l’ai mis au monde, ou bien de l’adopter.
Les options ne manquaient pas.
J’aime les enfants, alors je suis persuadée que je pourrais même élever celui d’une autre avec tendresse. Mais je plaindrais cet enfant. Il vaut mieux, après tout, qu’il grandisse auprès de sa vraie mère. Je ne suis pas nécessaire pour ce genre de chose. Mais je suis indispensable dans le plan de vie de mon mari. Il n’y aura donc pas de divorce. En écrivant tout cela, j’ai soudain été prise d’effroi en réalisant que je pensais à un enfant comme à un « dispositif ».
Stop. Arrête. Il faut rejeter toutes ces pensées. Des personnes comme moi existent justement parce que leurs parents n’ont pas pensé à elles. Qu’aurais-je à gagner, moi, la victime, à devenir bourreau à mon tour ?
Oui, décidément, laissons ce problème en suspens.
Même si mes jours ne sont faits que de matins, peut-être que le midi finira par venir. Deux femmes dans ma vie me l’ont appris.
Un jour, tout finira peut-être par s’arranger.
Aah…
Si seulement je n’étais pas humaine… mais autre chose.
Quelque chose qu’on pourrait diviser, fractionner.
Si j’étais un objet, dont les sentiments n’interféreraient pas avec la reproduction. Si cela ne représentait pas un fardeau aussi lourd, physiquement, peut-être que j’y songerais.
Tch… L’agression de mon mari l’autre jour m’a laissée plus marquée que je ne le pensais, hein.
« Ça va. C’est supportable. » C’est ce que je me suis répétée.
Mais en réalité, non.
Rien dans le fait de souffrir n’est acceptable.
***
— Jour de croissant de lune, ciel couvert et vents violents.
J’ai passé un moment affreux. Existe-t-il quelqu’un pour trouver une quelconque joie dans ce genre de choses ? Moi, je n’y prends aucun plaisir
Comment dire… Les scandales, les rumeurs. Ce genre de choses. Ce qui s’est passé n’avait rien à faire dans une demeure aussi tranquille que celle-ci. Alors, que s’est-il passé ? Il paraît que le jardinier de la propriété et l’une de mes femmes de chambre se sont embrassés dans la chambre de mon mari. Comme il laissait libre accès à sa maîtresse et ne revenait que rarement ici, ils avaient sûrement baissé leur garde.
J’y suis déjà entrée une ou deux fois : c’est une pièce à l’atmosphère particulière, un ameublement intégralement noir, très, très raffiné, avec des trophées de chasse placés ici et là, semblant attendre le retour d’un maître qui ne reviendra jamais. Ce n’est sans doute pas l’endroit rêvé pour un rendez-vous secret entre jeunes, et pourtant… L’ambiance s’y prêtait. Il y avait une sorte de plaisir coupable dans l’air. Ils ont probablement pris goût à ces rendez-vous interdits dans la chambre du maître de maison.
Je ne peux pas dire que c’était bien. Ça, c’est certain. Mais ils avaient presque le même âge que moi. Trop jeunes. J’aurais aimé qu’il se contente d’un blâme sévère et les laisse repartir. Mais au vu du résultat, mon mari a vu rouge et s’est emporté.
Il paraît qu’il est rentré à l’improviste et qu’il est tombé sur leur petite scène. Les hurlements de colère ont résonné jusqu’à ma chambre. J’ai aussi entendu des meubles se briser. C’était terrifiant.
Les cris d’homme font partie des choses que je déteste. Et la violence, encore plus.
Et ça ne s’est pas arrêté là.
Au bout d’un moment, le silence est revenu. Puis j’ai entendu le bruit de la grille qu’on ouvrait. Je me suis approchée de la fenêtre. Le vent de la nuit était glacial.
Pourtant, on venait de les chasser dehors sans même leur laisser le temps de récupérer leurs affaires. La grille s’est refermée sans la moindre pitié, les laissant là, tremblants, figés devant la demeure.
Mon mari devait être furieux. Je peux comprendre. Se dire qu’on a souillé sa chambre, ce n’est pas facile à avaler. Je n’aurais pas aimé ça non plus. Mais je n’ai pas pu me mettre à sa place.
Même si chasser les deux amants apaisait sa colère, qu’allaient-ils devenir ? Que fait-on de ceux qu’on met à la porte sans un sou en poche ? Devront-ils mendier ? Voler ? Mourir sous les coups de brigands ? Peut-être qu’ils en viendront à vendre leur corps pour survivre.
Il était incapable d’imaginer ce genre d’avenir. Et même s’il y arrivait, il s’en fichait. Évidemment. Mon mari n’a jamais connu la misère.
Je voulais lui faire payer.
C’était ce que j’avais en tête, sans trop savoir pourquoi. Ce n’était pas tant dirigé contre mon mari, mais plutôt contre… le destin, Dieu, ce monde, tous ceux qui s’étaient donné le mot pour me faire sombrer, comme toujours.
La dernière fois que j’ai été en colère au point de ne plus pouvoir me contenir… qu’ai-je fait ? J’ai pris une petite fille, qui aurait dû être la plus heureuse du monde, et je l’ai adoptée comme ma petite sœur.
C’est pour ça que je me suis mise en mouvement.
Je n’ai vraiment hésité qu’un instant. Et juste après m’être détournée de la fenêtre, je me suis rendue dans le quartier réservé au personnel pour y faire sortir les affaires du couple. Tout le monde semblait sous le choc de voir la mystérieuse nouvelle épouse, celle qui n’avait quasiment jamais adressé la parole à personne, prendre soudain une telle initiative.
Une fois les bagages rassemblés, je ne suis pas passée par la grande grille, mais par la porte de derrière, et j’ai longé un petit sentier étroit dans l’obscurité pendant un moment. Comme je m’y attendais, je les ai retrouvés là, perdus, pleurant à voix basse.
« Qu’est-ce qu’on va faire ? »
« On n’aurait jamais dû… »
Ils pleuraient en se tenant la main. Ce n’était pas du théâtre. Ce n’était pas un couple ivre de sa propre tragédie.
C’était vraiment… une scène tragique.
***
— Hé, vous deux. Vous avez oublié ça. Voilà, les appelai-je en leur tendant leurs bagages.
— Madame… c’est vous ?
— C’est bien moi.
— Hum, nous sommes profondément désolés pour…
— Je n’attends pas d’excuses.
J’aurais sans doute dû leur donner un peu d’argent, mais malheureusement, je n’en avais pas sur moi. Alors je leur ai offert l’ornement capillaire finement ciselé que je portais, un cadeau de mariage, ainsi que les bijoux cousus à mes vêtements. J’ai même arraché les jolis boutons. En les vendant, ils pourraient sans doute rassembler de quoi payer leur voyage.
Ils restèrent stupéfaits.
— Hum… c’est vraiment vous, Madame ? »
— Ne me posez pas deux fois la même question.
— Pourquoi faites-vous cela ? demandèrent-ils. Je haussai les épaules.
— Je me suis dit que vous en auriez besoin.
— Même après ce qu’on a fait… dans votre maison ?
— En effet, ce que vous avez fait n’était pas malin. Mais la manière dont on vous a jetés dehors… c’est inhumain.
— Mais…
— Vous n’avez tué personne, que je sache. Alors je peux au moins vous rendre vos affaires. Je présente mes excuses à la place de mon mari, dis-je d’un ton égal, et pourtant, le garçon se mit à pleurer à chaudes larmes.
Mais il y avait une autre raison. Oui, à vous, pauvres âmes tourmentées… il y avait une autre raison pour laquelle je vous avais tendu la main. Pourquoi avais-je fait cela ? Eh bien…
——Parce que personne ne viendra jamais me sauver.
Personne ne le savait, probablement. Mais j’avais toujours voulu être sauvée. Vraiment, toujours. C’était la vérité. J’avais besoin qu’on me tende la main. Sinon, un jour, je finirais par me pendre. Il fallait que quelqu’un me sauve avant que cela n’arrive.
—— Quelqu’un, sauvez-moi. Quelqu’un, sauvez-moi. Quelqu’un, sauvez-moi.
J’étais seule, brisée, au bord de l’abîme. Mais personne ne viendrait me tendre la main. Personne ne me guiderait sur ce chemin plongé dans l’obscurité.
Alors, je ferais pour les autres ce que personne n’avait jamais fait pour moi. Absolument tout. C’était ma logique. Ma vengeance contre le divin.
Cela faisait longtemps que j’agissais ainsi. Dans le passé, j’avais recueilli une petite fille. Je l’avais faite mienne. Ma sœur. Je ne le disais pas à voix haute, mais au fond de moi, j’hurlais. Tendre la main à deux amants imprudents, c’était un acte d’encouragement que seule une fille ayant connu la pauvreté pouvait accomplir.
— Vous avez un endroit où aller ?
— Je pensais rentrer chez moi avec elle.
— Et les billets de train ?
— Si on vend ce que vous nous avez donné… on pourra sûrement…
— Les revendeurs rachètent à vil prix. N’allez pas vendre ça sans demander un juste tarif. Écoutez-moi bien. Vous allez la protéger. Si quelqu’un vous attaque, même si c’est terrifiant, vous ne devez jamais tourner le dos à cette fille.
— Madame… qui êtes-vous ? » demanda-t-il, effrayé.
Je souris dans l’obscurité.
— Je suis Isabella York. Même si je porte un autre nom désormais.
Nous avions discuté de bien des choses. Et ce fut la fin.
Je me demande si ces deux-là avaient réussi à rejoindre leur ville natale en toute sécurité.
***
— Vent humide, pluie.
Aujourd’hui, le soleil a fini par atteindre le domaine.
Amy Bartlett est devenue Isabella York, Isabella a pris un autre nom de famille, et après avoir beaucoup changé depuis ma naissance jusqu’à maintenant, j’en suis arrivée à celle que je suis aujourd’hui. Mais une chose, au moins, n’a jamais changé : mes bronches sont toujours aussi fragiles.
Pendant mes traitements, je songe souvent au paradis et à l’enfer. Ce sont essentiellement des lieux différents, mais peut-être finissent-ils par se ressembler une fois qu’on s’y est habitué. Bien sûr, les attributs qu’on leur prête et la façon dont on les perçoit sont diamétralement opposés. Mais ce que je veux dire, c’est que, lorsqu’on s’habitue à quelque chose, l’esprit finit par s’émousser, et l’on accepte cette réalité.
C’est cela, la résistance. L’un des dons accordés à l’humanité. Et quel don, vraiment.
Pourquoi pensais-je à cela ? Parce que le médecin du domaine m’a fait la leçon.
— Lady Isabella, veillez à ne pas prendre trop de médicaments.
Le médecin qui me prescrivait toujours mes remèdes contre les bronchites m’a parlé de la résistance aux médicaments. Apparemment, si l’on continue de prendre toujours les mêmes, le corps finit par s’y accoutumer, et le traitement cesse de faire effet. Il m’a dit que je ne devais jamais faire de surdosage, ni en prendre par simple anxiété alors que je me sens bien. J’étais si honteuse que je n’ai pas pu le regarder dans les yeux, alors je fixais la peluche accrochée à son pull pendant tout le sermon.
— Vous ne devez pas en devenir dépendante.
Ses paroles, cinglantes à mes oreilles, n’en finissaient pas.
— Vous êtes la seule à pouvoir guérir votre corps. Le médicament n’est là que pour vous aider. Il est courant que les personnes atteintes de maladies pulmonaires sombrent dans la dépression…
—— Taisez-vous, je vous en prie.
— Sortez prendre l’air, promenez-vous, assistez à quelques salons de vos anciennes camarades, Lady Isabella. Rester enfermée nuit à votre santé.
—— Vous ne savez rien. Vous ne comprenez rien.
— Vous avez obtenu votre diplôme, vous êtes à présent une épouse accomplie : profiter de votre statut social pour élargir votre cercle vous ferait du bien.
—— Arrêtez ça. Ce corps restera à jamais une prison.
— Si vous continuez ainsi, vous ne vivrez pas longtemps.
—— Qui a dit que je voulais vivre longtemps ?
Qui a dit que je voulais vivre longtemps ? Je ne l’ai jamais affirmé, pas une seule fois. Mais si quelqu’un me disait de mourir maintenant, je me mettrais à pleurer. Le médecin n’avait rien fait de mal, et pourtant je l’ai maudit intérieurement, faute de mieux, faute d’avoir quelqu’un d’autre contre qui diriger ma colère. Peut-être cela s’est-il vu sur mon visage. J’en étais sincèrement désolée.
Pour lui exprimer ma reconnaissance, et mes excuses, je suis sortie dehors pour le raccompagner. Cela faisait bien longtemps que je n’étais pas sortie du manoir. Entre cette histoire avec le jardinier, qui avait été renvoyé, et la tentative d’agression de mon mari, j’étais trop bouleversée pour faire ne serait-ce qu’un pas hors du domaine.
Après avoir vu le médecin monter dans sa calèche, je suis rentrée aussitôt dans le manoir… mais, pendant un instant, j’ai cru apercevoir au loin quelqu’un aux cheveux blonds qui ressemblaient à ceux de Violet, et mes jambes se sont figées.
Ce n’était vraiment qu’un instant, une illusion. Et le charme se dissipa vite. En regardant de plus près, ce n’était qu’un homme. J’ai alors esquissé un sourire moqueur envers moi-même, pour avoir réagi de manière si disproportionnée… simplement parce que ses cheveux étaient blonds.
***
— Brise discrète, temps froid puis chaud.
On m’a dit que ne pas s’exposer au soleil pendant la journée était mauvais pour le corps, alors j’ai décidé de sortir, faute de mieux. Mais je ne voulais pas que les gens du coin me voient. Cachant mon visage sous une ombrelle, je suis allée dans des endroits peu fréquentés pour observer les fleurs de saison et la verdure naturelle. Je ne ressentais que de la tristesse lorsque j’étais enfermée dans le manoir, alors cela m’a un peu soulagée.
L’ombrelle manquait de s’envoler chaque fois que le vent soufflait en grondant. Le vent ne pouvait-il pas m’emporter avec lui ? Personne ne serait triste si je venais à disparaître.
Je veux m’évanouir quelque part.
***
— Air épais, température tiède.
Je n’ai cessé de penser à cette « résistance » dont m’a parlé le docteur, il y a quelque temps.
Que devient-on, quand on est dépourvu de résistance ? On meurt de froid en hiver, et de chaleur en été. On peut mourir d’une simple maladie, ou d’une minuscule blessure.
Ce que je veux dire, c’est que la résistance est probablement une faculté dont les humains ont été dotés afin de survivre dans tous types d’environnements.
Le bonheur comme le malheur deviennent banals lorsqu’ils s’installent dans le quotidien. Il y a bien des choses que l’on ne peut supporter sans résistance. Et en même temps, lorsque l’on en possède, on finit aussi par devenir insensible à tout un tas de choses.
Autrefois, je n’étais capable que d’éprouver de la joie ou de la tristesse selon ce que je recevais dans la journée. Mais lorsque la douleur que le monde nous inflige devient notre quotidien, nous finissons par croire qu’elle est immuable. Le bonheur, peut-être, fonctionne de la même manière. Lorsqu’un jour merveilleux devient une habitude, il se transforme en jour ordinaire.
C’est lorsqu’on se sépare de quelqu’un qu’on comprend enfin. Des choses comme : « Aaah, j’étais donc à plaindre ? » ou bien : « Aaah, j’étais donc chanceuse ? »
Ce n’est qu’une fois qu’on parvient à prendre du recul qu’on s’en rend compte. Ce sont des vérités qu’on ne peut discerner en plein tumulte. Car on y a développé une forme de résistance. C’est pourquoi… ce n’est qu’après être devenue Isabella York, puis avoir été retrait du nom des York pour devenir l’épouse d’une autre famille, que je l’ai compris.
— Aaah, ces jours-là étaient irremplaçables.
Ma vie s’achèvera probablement dans ce manoir. Mais si elle venait à défiler sous mes yeux lors de mes derniers instants, ce ne serait pas ce lieu que je reverrais. Ce serait ma petite sœur bien-aimée. Et la femme à qui j’ai avoué mon premier amour.
Je me rappellerais le potage aux épluchures de légumes que je partageais avec ma sœur, les nuits glaciales où je la serrais dans mes bras, et le fait qu’elle, qui n’arrivait qu’à baragouiner, m’appelait « Grande Sœur ». Juste ce genre de choses. Et aussi, le bal, où j’ai dansé avec la plus belle fille du monde. C’est tout.
En ces instants-là, en ces jours-là, j’étais incroyablement chanceuse. Et je ne m’en rends compte qu’à présent, bien longtemps après les avoir perdus.
En tout cas… c’est vraiment dur, ces derniers temps. J’ai l’impression que ma résistance faiblit. Ma résistance à la tristesse. Elle s’effrite. Tout est douloureux. Étouffant.
Je veux qu’on m’aide. Est-ce qu’on vit avec une solitude aussi pesante que celle-là ?
J’étais censée y être habituée, à cette tristesse. À cette solitude.
Quand ma mère est morte. Quand j’ai dû confier Taylor à d’autres. Quand j’ai fait mes adieux à celle que j’aimais. J’étais triste à chaque fois.
Tu as l’habitude, non ? Endure.
Donnez-moi de la résistance, Seigneur.
Je ne veux plus avoir d’émotions. Je n’ai pas besoin de sentiments.
Donnez-moi la force de continuer à vivre, même seule. Sinon… Seigneur, dites-moi au moins que Taylor est heureuse.
Si tu vous me dite juste ça, je tiendrai bon jusqu’à ma mort.
***
—— C’est si dur. Je suis si triste.
Aujourd’hui, il a plu.
—— Je me sens seule.
Aujourd’hui, le soleil rayonnait.
—— Je m’ennuie… tellement, tellement.
Aujourd’hui, le ciel était couvert.
—— Mes quintes de toux ont été affreuses, et j’ai craché du sang.
Aujourd’hui, il a fait beau.
—— Que personne ne me touche, que personne ne m’approche.
Aujourd’hui, il faisait beau… avec quelques averses.
—— C’est le matin, à présent.
C’était aussi le matin, en moi.
—— Le midi ne viendra pas.
Aujourd’hui, il a plu.
—— Et en moi aussi, il a plu.
Aujourd’hui était… aujourd’hui était… aujourd’hui était…
—— Et demain ?
Demain, et après-demain. Le jour suivant, et celui d’après.
J’allais rester seule à jamais, n’est-ce pas ?
Rien de bon n’arrivait jamais. Les rayons du soleil ne m’éclairaient pas. Le matin se prolongeait, sans fin.
À quoi bon, s’il n’y avait jamais de midi ?
Pourquoi étais-je en vie ?
Si c’était juste pour vivre ces matinées, à rêvasser sans rien atteindre, alors cela n’avait aucun sens.
Si aucun instant magnifique ne devait advenir, pourquoi vivre ?
Qu’est-ce qui me poussait à vouloir continuer ?
Qu’espérais-je contempler ?
Comme si je rêvais, aujourd’hui, demain, toujours. Toujours. Toujours. Toujours.
Le midi… ne viendrait jamais, n’est-ce pas ?
***
— Jolie journée ensoleillée, avec des vents tièdes.
Une lettre est arrivée.
C’est la première fois depuis longtemps que j’écris convenablement dans ce journal.
Ce merveilleux jeune homme. Celui aux cheveux blonds et aux yeux bleus, comme Violet. Il m’a apporté une lettre de Taylor. C’est un facteur de la compagnie postale CH, celle où Violet travaille. Violet ne m’a plus écrit depuis tout ce temps, et pourtant, elle se souvenait de moi… et de ma petite sœur. Elle se souciait encore de nous !
Cette enfant s’est enfuie seule de l’orphelinat, ai-je appris. Quelle surprise. Elle est déjà assez grande pour faire une chose pareille. Aah, de qui tient-elle cette témérité, hein ? Ce doit être de moi, évidemment.
Qu’est-ce que je fais ? Qu’est-ce que je fais ? Je suis déjà comblée rien qu’à l’idée qu’elle me cherchait.
Et pourtant… elle m’a écrit une lettre. Elle veut me voir. Penser qu’une chose aussi merveilleuse puisse m’arriver dans cette vie.
Aah, qu’est-ce que je fais ? J’écris tout en pleurant. Il y a des taches de larmes partout sur ces pages.
Je me demande si elle viendra me voir un jour, quand elle sera adulte.
On dirait que le temps était resté figé jusqu’à maintenant. Comme quoi, des choses belles peuvent arriver, n’est-ce pas ? J’ai résisté chaque jour, patiemment, obstinément.
Mon cœur était sur le point d’éclater, et j’étais prête à tout abandonner.
Aah, aah, mais…
Si je continue à vivre, alors peut-être qu’un jour… le midi reviendra, pas vrai, Taylor ?
***
Avec le temps, le monde vieillirait, et moi aussi.
Mon champ de vision, qui n’avait toujours observé le monde qu’avec un regard froid, finirait par changer de couleur, et petit à petit, le nombre de choses importantes pour moi augmenterait, tout comme celui des choses devenues superflues. Malgré tout, je porterais tout cela sur mes épaules et je vivrais. Je vivrais, vivrais, et vivrais encore.
Sur le chemin de ma vie, il y aurait des jours comme celui-ci.
D’après le facteur du bonheur, ce jeune homme aux cheveux blonds et aux yeux bleus, désormais parfaitement familier avec moi et occupant un poste clé dans sa compagnie, aujourd’hui était apparemment le jour où elle prendrait son indépendance. C’était sur son ordre qu’elle avait été chargée des livraisons destinées tout spécialement à moi.
Je lui en étais reconnaissante. Je lui devais une dette à vie. Ce serait bien si je pouvais la lui rendre un jour. Depuis que j’avais appris la nouvelle, je n’arrivais plus à rester en place, alors j’étais dehors depuis le matin. C’était le matin d’un paisible jour de printemps. Encore un peu frais. Avec un châle sur les épaules, je frissonnais. Derrière le manoir, j’attendais mon destin.
—— Toi, à part ma fleur violette, tu es la seule personne que j’ai envie d’attendre pour toujours.
Après un moment, au milieu de ce décor naturel resté inchangé, j’aperçus ta silhouette magnifiquement transformée. Juchée sur une moto, tu fis ton entrée avec prestance.
—— Aah, tu as tellement grandi… Tu es devenue si belle. Tu es devenue forte. On me l’a dit. Tu n’arrivais pas du tout à mémoriser le nom des villes, n’est-ce pas ? Et encore maintenant, on te gronde parce que ton écriture est illisible. Tu n’as toujours pas perdu l’habitude de trier les légumes que tu n’aimes pas, hein ? Est-ce que tu as déjà quelqu’un que tu aimes ? On m’a parlé du voyage que tu as fait avec tes amis. Ne cours pas si vite. Je ne vais pas m’enfuir. Je ne m’enfuirai pas d’ici. Alors ça va. Tu peux venir tranquillement. Merci… Merci d’être venue jusqu’ici pour me voir. Je t’ai attendue tout ce temps.
Avec un sourire éclatant comme le soleil, elle déclara :
— Voici votre courrier, Lady…
Elle faillit dire « Isabella » puis secoua la tête et se corrigea :
— Voici votre courrier, Lady Amy Bartlett.
Les mains tremblantes, j’apposai ma signature pour réceptionner la lettre. Et comme je m’y attendais, je fondis en larmes en écrivant.
— Tu ne devrais pas pleurer, Grande Sœur. »
Sa voix douce me caressa les oreilles. Nous nous saisîmes les mains en même temps.
— Oui, mais je suis si heureuse de voir que tu vas bien…
—— Aah, Seigneur…
— À partir de maintenant, c’est moi qui m’occuperai toujours de ce secteur. Je serai ta factrice exclusive, pour toujours, Grande Sœur.
—— Je vous ai toujours maudit. Je vous en ai toujours voulu.
— Oui, oui.
—— Mais pour aujourd’hui, laissez-moi vous remercier. Seigneur, je…
— Taylor, t’sais que…
—— …je vais essayer de vivre, encore un peu. Parce que je chéris ce monde dans lequel cette fille vit.