VE - Last letter : Livret 4
Isabella York et la pluie de fleurs
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Traduction : Raitei
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Seigneur. Et ainsi, j’en vins à comprendre ceci : « … »
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Je me réveillai dans une chambre encore plongée dans l’obscurité. Il pleuvait, probablement. Les gouttes frappaient les vitres comme pour me supplier de les ouvrir. Le vent aussi semblait fort. Quiconque s’aventurait déjà dehors à cette heure relevait du saint. C’est ainsi que je priai.
—— Ô Seigneur de pacotille, je vous en supplie. Je ne redoute pas d’être une pécheresse, mais je refuse simplement de me lever.
J’aimais le son de la pluie, mais je détestais devoir me rendre au pensionnat sous l’averse. Ma jupe se collait à mes collants, mes chaussures se gonflaient d’eau, et mes cheveux prenaient l’allure d’une fleur toute retournée. Je n’aimais pas les matins pluvieux. Aujourd’hui, cela allait car j’avais des vêtements de rechange. Mais à l’époque où j’étais pauvre, mes souvenirs de la pluie étaient tous pénibles. Pour de multiples raisons, comme on pouvait s’y attendre, je n’aimais pas la pluie.
Afin de lutter contre l’envie de tout détruire qui me prenait régulièrement, j’enfonçai mon visage dans l’oreiller et tentai de retenir ma respiration. Une sorte de suicide lent, en somme. Mais comme je respirais normalement, c’était inutile. Si l’on me demandait si je voulais mourir, je répondrais que non. Mais si l’on me demandait si le monde devait s’effondrer, alors oui. Ce genre de pensée n’avait rien d’étrange. J’étais adolescente, j’allais à l’école, et mon avenir me réservait sans aucun doute un mariage avec un homme inconnu.
Cela me paraissait sans espoir. Je n’avais donc jamais envie que le matin arrive.
Ce quotidien n’était qu’un sursis avant d’être mise en vitrine comme un produit. Je devenais une marchandise, un peu plus chaque jour.
Je savais que j’étais un accessoire, une propriété appartenant à quelqu’un d’autre. J’en étais consciente dès la conclusion du marché, et je vivais en l’acceptant. Je devais donc poursuivre mon existence dignement, sans jamais me plaindre de ces choses.
—— Aaah, Seigneur, vous êtes lamentable.
Et pourtant, l’être humain ne parvenait pas à se contenter de cela. Je n’avais d’autre choix que de lutter contre la réalité. Je jetai mon oreiller et promenai mon regard sur la pièce, ma vision encore floue. Une silhouette bougeait dans la pénombre. Je ne portais pas mes lunettes, et sa forme m’apparaissait floutée, mais je savais qui c’était. Elle portait déjà l’uniforme, et préparait une tasse de thé pour moi. Chaque mouvement s’accompagnait d’un léger crissement. J’en reconnaissais la source, ce qui apaisa un peu mon humeur acérée.
Elle était réveillée. Ma fleur, ma violette. Ma poupée infiltrée s’était levée pour moi.
Violet Evergarden, ma servante, produisait ces grincements mécaniques. Pour être exacte, cela venait de ses bras : des prothèses. Qu’elle se les fût tranchés elle-même, ou qu’on les lui ait arrachés, je l’ignorais. Mais c’étaient les seules parties artificielles de son corps. Et même si cette jeune fille semblait incarner à elle seule le silence… ses pièces mécaniques, elles, faisaient du bruit. Bien qu’elles fussent des parties artificielles de son corps, je les trouvais étrangement humaines… et infiniment précieuses.
— Êtes-vous réveillée ?
Ma servante s’approcha de mon lit. Lorsqu’elle se pencha pour observer mon visage, son expression me parut légèrement inquiète. Hier encore, j’avais eu une crise. Et j’avais toussé sans discontinuer ensuite. Ces derniers temps, je passais de longues heures à vouloir dormir sans y parvenir. Mais puisque je venais de me réveiller, c’était donc que j’avais fini par m’endormir à un moment donné.
Lorsque je lui demandai à quel instant cela s’était produit, elle me répondit :
— Vous avez pu respirer normalement pendant que je vous caressais le dos.
Et lorsque je fis remarquer que ni elle ni moi n’avions suffisamment dormi, elle rétorqua :
— Nous avons dormi assez pour pouvoir fonctionner.
Ses réponses étaient si mécaniques qu’on n’aurait pas cru converser avec un être humain. Ma servante était probablement une personne très, extrêmement, infiniment étrange. D’ailleurs, ce n’était pas vraiment une servante. Elle était en réalité une professionnelle, employée comme poupée de souvenirs automatiques dans une compagnie postale d’un pays du sud. Le simple fait qu’elle ait des bras artificiels suffisait déjà à l’entourer d’un voile de mystère. À vrai dire, tout son être avait quelque chose… d’un peu poupée.
Entre les mèches de sa chevelure dorée, ses yeux bleus luisaient comme des gemmes fascinantes, éclatantes même dans l’obscurité. Sa voix évoquait le chant d’une alouette, et chacune des parties qui composaient son corps semblait ciselée avec une minutie d’orfèvre. En tant que fille moi aussi, je ne pouvais m’empêcher d’envier sa beauté.
— Violet.
Elle était la seconde personne de ma vie en qui j’avais trouvé digne de concentrer toute ma passion. La première avait été ma petite sœur. Toutes deux occupaient une place éternelle dans mon cœur.
— Et si on dormait encore un peu ensemble… ?
Je saisis son bras. Puis, rassemblant un peu de force, je la tirai vers moi. Elle avait l’air si fragile, et pourtant, elle ne bougea pas d’un millimètre. Comment dire… sa solidité ne pouvait s’expliquer par un simple tronc robuste.
— Il est l’heure.
Cette servante ne comprenait pas le cœur d’une enfant perdue, révoltée contre le monde, qui aimait son lit.
— Faisons semblant que je sois malade, et profitons-en pour nous reposer ensemble.
— Vous ne vous sentez pas bien ?
J’avais grandi avec la fougue des fleurs sauvages qui s’épanouissent dans les champs, et maintenant que l’on avait pris soin de moi, mon corps débordait de vitalité.
— J’ai envie de dormir, blottie contre toi sous les couvertures, juste un peu, pour trouver le courage de me lever.
— Afin de trouver le courage de vous lever, vous souhaitez faire quelque chose qui accentue la somnolence ?
Son visage trahissait son incompréhension totale. Sans attendre, elle me retira mes couvertures.
— Pardonnez-moi, Milady. Mais vous n’êtes pas autorisée à être en retard.
Elle ignora mon cri indigné. Et alors que je pensais qu’elle allait simplement s’approcher de moi dans ma nuisette… elle tendit les bras. Elle les passa derrière mon dos et sous mes cuisses avec une fluidité maîtrisée, puis me souleva dans ses bras, façon princesse. Était-elle en train de me forcer à me lever physiquement, puisque je n’en avais pas le courage ?
—— Violet, tu ne réalises pas à quel point tu es attirante. Si tu fais ça… même le cœur d’une fille qui avait décidé de mourir renoncera à tout et se mettra à vivre à fond.
— Violet, Violet !
—— Elle se lèvera. Rien que pour passer un peu de temps avec toi.
— Oui ?
— L-Lâche-moi…
Ma voix était à peine un souffle. Je ne pensais pas pouvoir parler ainsi. Violet se pencha, observant mon visage de tout près.
—— Non. Pas si près. Je ne veux pas que tu me voies comme ça, juste après le réveil…
— Si je vous lâche, vous allez fuir, Milady.
Je cachai mon visage entre mes mains, morte de honte.
— C’est pour ça qu’on t’appelle la « Lady chevalier »…
Violet, indifférente à ma résistance acharnée, me transporta jusqu’au lavabo, tel un prince.
Situé au sommet d’une chaîne de montagnes, ce pensionnat était, littéralement, un jardin de femmes. Celles qui le fréquentaient étaient soit des jeunes filles destinées à être cédées à des acheteurs comme de simples marchandises après leur diplôme, comme moi, soit des jeunes femmes dont l’avenir était déjà tout tracé. Les autres femmes présentes n’étaient que des enseignantes, des employées ou des domestiques autorisées à nous accompagner pour une durée déterminée après notre admission.
Même s’il y avait tout un contexte derrière notre relation, Violet et moi arborions publiquement les rôles de maîtresse et servante. Mais en vérité, il serait plus juste de dire qu’elle était un mentor, et moi la sauvageonne qui devait devenir une lady. Elle n’était qu’une domestique temporaire. Tôt ou tard, elle disparaîtrait de mon champ de vision. Ces derniers temps, j’étais de plus en plus consciente du moment où elle devrait partir, alors je m’efforçais de créer des souvenirs avec elle. L’avait-elle remarqué ? Je l’ignorais.
Même lorsque je me pelotonnais contre elle comme un chaton réclamant la tendresse d’une mère, elle ne me repoussait jamais. Elle n’était pourtant pas du genre à apprécier le contact physique. C’était sûrement par pure gentillesse qu’elle me laissait faire. Ce jour-là, Violet et moi arrivâmes tout juste à temps à l’école, et pour une raison que j’ignorais, l’atmosphère y était différente de l’ordinaire. Comment le dire… Tout le monde paraissait agité, comme excité.
Mon regard, plutôt aiguisé, me permit de le remarquer immédiatement.
Mais comme je ne parlais à personne en dehors de Violet, je ne compris la raison de cette exaltation généralisée qu’après la fin des cours.
— Violet, regarde. Il y a des hommes.
Devant le portail principal, seule entrée et sortie du pensionnat, de nombreuses calèches s’étaient alignées. Les cochers étaient des hommes.
L’un d’eux descendit de son siège et fit signe à une élève qui semblait l’attendre. Certains ressemblaient à des pères, d’autres à des frères aînés… En tout cas, ils avaient l’air proches des filles. On se creusa la tête pour deviner qui était qui. J’avais été informée lors de mon inscription : les seuls hommes autorisés à pénétrer ici étaient les membres de la famille ou ceux qui deviendraient nos futurs fiancés. À part cela, tout le monde était de sexe féminin.
Faire entrer un homme extérieur était strictement interdit. C’était, semblait-il, une mesure de protection car il n’était pas admissible que des jeunes filles, promises à être gérées comme des biens, perdent de leur valeur marchande en ayant des aventures, en tombant amoureuses d’un homme de rang inférieur, ou d’autres choses que je comprenais mal. Mais l’amour entre filles, ça, c’était permis ? Je me posais souvent la question.
— C’est vrai… C’est étrange. Se pourrait-il qu’il y ait eu… un incident quelconque ? Je vais me renseigner, alors veuillez patienter un instant.
Je dois m’assurer que rien ne présente un danger pour vous.
— Eh, pas la peine. Si c’est juste poser une question, je peux m’en charger.
— J’agis ici en tant que votre domestique, Milady. Il serait donc étrange que ce soit vous qui posiez la question.
— Nan, nan. Et si jamais… hein ? Qu’est-ce que tu ferais ?
— À quel sujet ?
— Si jamais un cocher tombait amoureux de toi ? Tu as une jolie voix, tu sais. Il pourrait bien tomber amoureux rien qu’en t’entendant parler.
Tu es à moi pour l’instant, alors je ne te permets pas ça. Et je veux pas non plus qu’on voie ton visage. Tu restes ici.
— Milady, il est parfois difficile de vous comprendre.
— C’est pas grave. Reste juste ici. ordonnai-je en trottinant vers les calèches alignées.
Il n’y avait qu’une seule route menant au pensionnat, si bien que la manière dont les calèches étaient alignées en file indienne avait de quoi impressionner. Je m’adressai à un cocher qui semblait s’ennuyer en fumant un cigare :
— Excusez-moi… puis-je vous poser une question ?
À ce stade, j’avais déjà assimilé une bonne partie du savoir-vivre et des manières d’une lady, que Violet m’avait enseignés. J’étais donc parfaitement capable d’adopter une attitude polie et élégante. Pris de court, le cocher cacha aussitôt son cigare derrière lui et se redressa vivement :
— Q-Qu’y a-t-il… heu, milady ?
Lorsque je lui demandai pourquoi cette file s’était formée, il me répondit aussitôt. Je fis alors demi-tour, retournant auprès de Violet, qui m’attendait sagement, comme je le lui avais demandé. Au départ, je marchai d’un pas gracieux… qui se transforma peu à peu en course légère, puis en véritable sprint. Je finis par me jeter dans ses bras. Violet était habituée à mes excentricités. Elle avait déjà entrouvert les bras pour me réceptionner.
— Milady.
— Quoi ?
— Que signifie donc ce rassemblement ?
Trop absorbée par le plaisir d’être nichée contre elle, j’en avais oublié ma question initiale.
— Aah… un festival, paraît-il.
— Un festival…
— Il y a une ville au pied de la montagne, non ? Ils vont y organiser un festival local aujourd’hui. Apparemment, il y aura des troupes de théâtre, des acrobates, et ce genre de choses.
Ce pensionnat était conçu, en somme, pour nous garder en captivité dès notre admission jusqu’à notre diplôme. Même celles qui avaient des proches ou des fiancés ne pouvaient pas les voir. Il semblait donc qu’on ait fixé un jour où les élèves pouvaient passer du temps avec ceux qui leur étaient chers, comme mesure de divertissement. Cela ne me concernait pas. Personne ne viendrait me rendre visite, de toute façon. Mais je venais de réaliser quelque chose.
— Alors… devrions-nous y aller ? Votre état s’est stabilisé, mais vous toussez encore de temps à autre. Je vous recommande de vous reposer aujourd’hui…
Si je laissais passer cette journée, alors sans doute…
— Milady, que se passe-t-il ?
…Je ne connaîtrais peut-être jamais un festival de toute ma vie.
— Violet.
Et puis, j’avais ma chère servante à mes côtés, ne serait-ce que pour un moment. Si j’allais au festival avec elle, alors j’en garderais sûrement le souvenir toute ma vie.
— Dis, Violet.
Quoi qu’il m’arrive par la suite, aussi douloureux que ce soit, je pourrais me dire : « Ce jour-là, j’ai été heureuse. »
— Violet… on peut prendre notre journée, pas vrai ?
Je savais que je m’en souviendrais. Et rien que d’y penser… la retenue s’évapora de mon esprit comme un souffle balayé par le vent.
— Oui… Nous pouvons revoir les leçons plus tard. Mais sachez qu’il est plus judicieux d’en profiter pour se reposer. Une fois pleinement remise, vous aurez de meilleurs résultats.
— Tu as une façon de parler vraiment sinistre. Enfin bref, on est libres, pas vrai ?
— Nous… le sommes.
Il semblait que Violet avait perçu quelque chose d’inquiétant dans l’air. Je lui adressai un sourire satisfait.
— Allons-y, nous aussi. Au festival.
Je serrai les poings, prête à la convaincre si nécessaire.
— On dirait que seules les élèves dont les parents en ont fait la demande ont l’autorisation de sortir. Mais s’il y en a autant qui quittent le campus, les professeurs chargés de la surveillance ne pourront pas tout gérer.
Violet resta silencieuse.
— Tu vois, si on s’approche de la file des calèches comme si on cherchait ma famille, comme tout le monde, les surveillants à la grille ne diront rien. Et si on dérive doucement sur le côté pour entrer dans les bois, personne ne nous trouvera, pas vrai ? Il n’y a qu’une seule route jusqu’au pied de la montagne. Si on la suit, ça devrait être facile de s’échapper.
Violet resta de nouveau silencieuse.
— Le vrai souci, c’est l’argent, hein. Je n’ai rien sur moi. Bon, même juste regarder, ce serait déjà sympa, non… ? Allez, on peut y aller, hein ? J’ai fait beaucoup d’efforts jusqu’à aujourd’hui. Et toi, bientôt… tu retourneras à ton travail d’origine. Et puis il n’y a pas cours demain. Alors faisons une pause… juste pour une journée.
Violet…
— On pourrait… arrêter d’être une lady et sa servante, et juste s’amuser… comme deux filles ordinaires, tu ne crois pas ?
…restait silencieuse.
Avec le temps, j’avais compris quelque chose à force de vivre à ses côtés :
quand elle se taisait, c’était souvent parce qu’elle réfléchissait sérieusement à ce qu’on venait de lui dire. Elle ne répondait jamais à la légère. Elle traitait les mots, les pesait, puis formulait une réponse rigoureuse, logique, et inébranlable. C’était ça, Violet.
Je me dis que plus le silence durait, plus la contre-argumentation serait longue. Mais après trois allers-retours de ses yeux entre la grille et moi, Violet sortit un petit sac de sa besace. Au lieu d’un sermon, elle me glissa à voix basse, comme si elle partageait un secret :
— J’en ai un peu plus dans la chambre… mais voici tout ce que j’ai sur moi.
Il y avait quelques pièces à l’intérieur. Une petite somme, mais suffisante pour ne pas se retrouver dans une situation problématique.
— Si nous retournons maintenant, la surveillante du dortoir retiendra nos visages. Il serait possible de redescendre ensuite par la fenêtre, mais il est plus judicieux de partir maintenant, tant que personne ne se doute de rien.
La jeune fille aux orbes bleus me lança un regard sérieux.
— Que souhaitez-vous faire, Milady ?
Ma bouche s’ouvrit toute seule.
Je n’aurais jamais cru que la fameuse Violet Evergarden serait d’accord pour ce genre de chose. J’étais tellement surprise que je lâchai un petit rire :
— Heh… Héhé…
Mon cœur se réchauffa, et quelque chose déborda lentement. Probablement un mélange d’affection, de reconnaissance, et d’un sentiment indéfinissable,
un début d’amitié, ou peut-être… quelque chose d’encore plus précieux.
— Alors Violet… toi aussi, tu veux y aller, au festival.
— Milady, vous avez besoin de repos. Et ces derniers mois, j’ai appris que votre définition du repos diffère quelque peu de la mienne.
— Qu’est-ce que tu veux dire par là… ?
— Plutôt que de rester immobile, Milady… vous toussez moins quand vous faites quelque chose d’agréable. Et j’imagine que, pour vous, un festival fait partie de ces choses-là, n’est-ce pas ?
— Bien sûr que oui…
— Alors, allons-y.
Violet saisit ma main. Elle avait l’intention de m’escorter.
Naturellement, je la serrai fort en retour.
— Je ne suis pas douée pour ce genre de choses… mais je ferai de mon mieux. Protéger et accompagner votre vie scolaire fait partie de ma mission actuelle. En tenant compte de votre santé comme priorité… je vais faire une exception cette fois-ci.
— Violet sort s’amuser avec moi ! Cette journée est trop géniale !
— C’est un traitement médical pour votre esprit, pas un divertissement…
— Dis que tu t’amuses avec moi !
— Je vais m’amuser avec vous.
J’en étais consciente. Cette poupée était étonnamment vulnérable à la pression.
Nous passâmes la grille, puis nous cachâmes derrière les arbres, quittant le pensionnat perché dans la montagne en nous couvrant de feuilles.
Je ne parvenais pas à refréner mon sourire, grimaçant de bonheur tout le long du chemin.
Nous, qui d’habitude ne pouvions aller nulle part… allions cette fois vers une destination autre que le bâtiment des leçons de l’école. Juste pour aujourd’hui.
Nous allions simplement en ville. Rien de plus.
Rien que ça… et pourtant…
— Pff, je m’amuse déjà comme une folle. Alors qu’on fait que marcher !
— La ville n’est même pas encore en vue, et nous faisons littéralement que descendre une montagne.
— Mais moi, ça me plaît. Je vais aller au festival avec toi, tu sais ?
— Oui.
— Et ça… ça, c’est vraiment génial !
Je n’arrêtais pas de rire. Tout du long.
***
Lorsque nous arrivâmes enfin à la ville au pied de la montagne, le soleil penchait déjà légèrement dans le ciel. Mais cela ajoutait à l’ambiance du festival une lumière presque exaltante. Les gens, leur journée de travail terminée, mangeaient, buvaient, chantaient des airs populaires que je ne connaissais pas. Des enfants couraient dans tous les sens, couronnés de fleurs. Tous ceux qui avaient fini leurs tâches ou leurs leçons étaient réunis ici aujourd’hui. Et ils tentaient de profiter pleinement de la fête. Il régnait là une étrange forme de solidarité.
Alors que je me demandais de quel genre de festival il s’agissait, j’aperçus un panneau sur le tableau d’affichage de la ville. Il semblait que c’était une fête des fleurs. Un festival pour célébrer leur beauté en cette saison où les rosiers de l’école étaient en pleine floraison… cela avait tout son sens.
— Mesdemoiselles, arrêtez-vous donc un instant !
Interpellées tout à coup, Violet et moi sursautâmes et nous arrêtâmes aussitôt.
Un vieil homme, portant un grand panier débordant de fleurs, nous faisait signe d’approcher. Nous n’avions aucune intention malhonnête, bien sûr, mais puisque nous étions sorties sans autorisation, notre tenue et notre allure trahissaient sans doute quelque chose. Violet se plaça devant moi, comme pour me protéger.
— Y a-t-il un problème ?
— Vous venez du pensionnat là-haut, pas vrai ?
— Oui.
— J’ai un cadeau pour vous, de la part de la ville… Vous préférez quoi ?
Les pensionnaires font toujours beaucoup d’achats une fois par an, alors on vous offre des couronnes de fleurs.
Violet et moi nous regardâmes dans les yeux. En réalité, de riches personnages influents avaient enfermé leurs enfants dans une prison dorée, mais aux yeux des habitants, nous étions perçues comme de bonnes clientes venues en visite régulière. Plutôt que de détromper quiconque, autant accepter la situation telle qu’elle était.
— J’en ai de toutes sortes. Vous aimez les roses ? Regardez : jaunes, rouges… choisissez ce qui vous plaît.
— Milady, laquelle désirez-vous ?
— Une avec des fleurs rouges, je pense…Ah, Violet, prends celle-là pour toi. Elle a des fleurs violettes. Monsieur, ce sont des violettes, n’est-ce pas ?
Les couronnes étaient si jolies qu’on se sentait presque coupable de les recevoir gratuitement. Mais d’autres que nous, bien plus fortunés, apportaient des bénéfices à la ville aujourd’hui alors ce petit geste ne ferait de tort à personne. Je posai sur la tête de Violet la couronne de fleurs que j’avais choisie pour elle. Puis, après l’avoir observée avec attention, je commençai à défaire ses cheveux sans lui demander son avis.
— Milady, pourquoi… ? Avez-vous l’intention de vendre mes cheveux ?
— Mais non. C’est juste que ça te va mieux comme ça. On n’a pas de miroir, donc on ne peut pas se voir… Dis, je n’ai pas l’air bizarre, moi ?
Ce fut alors au tour de Violet de toucher mes cheveux. Elle les contempla un instant, comme absorbée dans ses pensées.
— Vous êtes plus mignonne avec les tresses.
— H-Hein ? M-Merci…
Violet venait de dire que j’étais mignonne. Je baissai aussitôt la tête pour cacher ma gêne. Le sol était tapissé de pétales. Rien d’étonnant, pour un festival des fleurs.
— Nous ressemblons vraiment à deux petites filles.
Cette remarque murmurée de Violet me parvint tandis que j’observais les rues aux pavés encadrés de briques colorées. Il lui arrivait parfois de dire ce genre de choses, des mots dont on ne savait pas très bien à qui elle les adressait. Je relevai la tête et lui répondis :
— En fait, c’est ce que nous sommes, non ? Deux filles du même âge, à peu de chose près ?
— Oui.
— Violet, toi… qu’est-ce que tu penses être ?
— …outil.
Je n’entendis pas très bien. Devant mon regard perplexe, j’eus le sentiment que Violet remplaça ce qu’elle voulait vraiment dire par autre chose.
— Je suis un outil. Un bien appartenant à mon maître.
— Hein ? Un bien… ? Et ce « maître », c’est censé être moi ? Ou les clients qui font appel à toi ?
— Non, répondit Violet en secouant la tête. — Je suis… l’outil de mon maître. Jusqu’à aujourd’hui, je n’ai jamais pensé être une fille. Où que j’aille.
Tout comme je ne parlais pas beaucoup de mon passé, Violet ne parlait jamais du sien.
— Si l’on me demande ce que je suis… Eh bien, c’est cela. Je n’aurais jamais imaginé mener une vie comme celle-là. Et donc… j’ai été profondément émue qu’une telle chose soit possible, simplement parce que j’ai vécu assez longtemps.
— Ah oui ?
—— « Assez longtemps » ? Mais tu es encore dans l’adolescence. Alors tu as vécu jusqu’ici en pensant déjà à combien de temps il te restait…
— Mais tu es une fille.
Tout comme moi, il y avait en cette Poupée quelque chose de dangereux. Et puis… j’avais remarqué une chose. J’étais plutôt bonne pour ça à vrai dire.
——Dis, Violet. Pourquoi est-ce que tu caresses si souvent ta broche ? Dis, Violet. Tout à l’heure, tu as murmuré un prénom en regardant le vitrail de notre chapelle, non ? C’était qui ? Dis, Violet. Ton corps est couvert de cicatrices. Qui t’a fait ça ? Qu’as-tu dû traverser pour en arriver là ? Dis, Violet. Il y a quelqu’un que tu aimes, pas vrai ? Je t’observe tous les jours, alors même moi, je peux le sentir. Je suis jalouse de ce maître que tu as. Je le déteste. Cette fille pense tant à lui… Je me demande où il est, ce type, et ce qu’il fait en ce moment…
Je voyais beaucoup de nos pensionnaires dans les rues de la ville. La plupart étaient accompagnées de leurs tuteurs ou de leurs fiancés, mais un bon nombre de filles ne l’étaient pas. Toutes portaient des couronnes de fleurs.
— Elles sont descendues à pied, tu crois ?
— C’est plus probable qu’elles aient réservé des calèches à l’avance, avec demande de prise en charge du pensionnat. Nous avons pu sortir par nous-mêmes, donc si deux pensionnaires montaient dans un véhicule sans être accompagnées, cela passerait sans doute inaperçu.
— Ah, je vois. C’est malin.
Je me retins de dire : « On n’aura qu’à faire ça l’année prochaine. »
Violet ne serait plus là, l’année prochaine.
— Si nous trouvons une calèche au retour, faisons pareil. Vous ne devez pas trop vous épuiser pendant votre jour de repos.
— D’accord.
Je conservai mon sourire, mais la chaleur dans ma voix s’était un peu estompée. Comme Violet me fixait intensément, je me forçai à faire bonne figure. Elle suivait mes envies. C’était à moi de faire en sorte qu’elle n’ait plus besoin de se plier à mes caprices.
— Bon, alors… qu’est-ce qu’on fait ? On va voir quoi en premier ?
— Ce que vous désirez, Milady.
— Non. Il faut choisir quelque chose qu’on aime toutes les deux.
À partir de ce moment-là… on a vraiment juste joué. On a mangé de bonnes choses, on est restées bouche bée devant les acrobates et leurs techniques incroyables, on a dansé au milieu des gens, entraînées par leur musique.
On se tenait par la main, on tournait encore et encore, en oubliant toute règle de bienséance. J’eus l’impression que le monde s’était arrêté, un instant, pendant que l’on dansait. Ce moment avait existé. Il n’avait duré qu’une seconde, mais il avait bien eu lieu. Dans ce monde en rotation, sur fond de fête et de pluie de pétales, elle souriait.
« Comme si un simple sourire pouvait figer le monde — quelle bêtise. »
C’est ce qu’aurait dit mon ancienne moi.
Mais je n’étais plus cette personne. Car celle qui souriait… c’était Violet Evergarden. Ses expressions ne changeaient presque jamais. Il en émanait parfois quelque chose, oui, mais elle ne m’avait jamais souri ainsi. Et là, alors que nous étions toutes les deux au cœur de la foule, elle l’avait fait. Juste un instant. C’était incroyable.
Je ne savais pas ce qui, en elle, avait déclenché ce sourire. Ce n’était peut-être pas à cause de moi. Peut-être était-ce juste le décor qui l’avait touchée.
Mais si, d’une quelconque manière, elle avait ressenti la même chose que moi à cet instant…Alors ce serait vraiment…
— Dis, Violet.
…vraiment, vraiment…
— Oui ?
— C’est un festival merveilleux, pas vrai ?
…vraiment quelque chose d’extraordinaire.
— Oui. C’est un festival merveilleux.
Je me vis reflétée dans ses yeux. Et sans doute qu’elle était reflétée dans les miens. Il ne nous restait que peu de temps à passer aussi proches l’une de l’autre. Si le temps s’achetait, je l’aurais fait sans hésiter. Même au prix du regard des autres, je l’aurais fait. Parce que Violet me regardait.
Et penser que ce moment si merveilleux allait s’achever…
Aah… ce n’était pas vrai, n’est-ce pas ?
— Violet… hé.
Je ne pourrais plus la voir.
— Oui, Milady ?
Nous ne nous reverrions sans doute jamais. Nous vivions dans des mondes différents.
Je maudissais vraiment le divin. Tout aurait été plus simple si les sentiments étaient plus faciles à comprendre. Par exemple, si j’avais été un garçon, j’aurais pu recracher plus honnêtement ce tourbillon d’émotions que j’avais dans la poitrine. J’y serais arrivée. J’aurais réussi à le dire. Je l’aurais dit haut et fort. Mais là, tout ce que je pouvais faire, c’était m’accrocher au fait que nous étions deux filles, et tenter une déclaration … comme je pouvais.
— Je t’apprécie bien.
C’était tout ce que je pouvais faire. Une déclaration sans danger. Une affection qu’on range sous le nom d’amitié. Une phrase inoffensive, qui ne lui causerait pas de tracas. Mais en réalité, ce n’était pas vrai.
— Je t’apprécie vraiment.
— Oui.
Ce n’était pas vrai.
— Si seulement tu me disais que tu m’aimes bien toi aussi… aujourd’hui serait le plus beau jour de ma vie…
— Milady, vous accordez une grande importance aux mots, non ?
Ce n’était pas vrai.
— Une poupée ne penserait pas le contraire tout de même ? Les mots ont de l’importance, non ? On veut les dire. On veut les entendre.
— Oui.
Mais j’étais ici, en ce moment…
Ce n’était pas vrai.
— Je suis là, avec vous.
Ce n’était pas ça.
— À danser main dans la main…
Je l’appréciais vraiment beaucoup…
— …tournant en rond…
…beaucoup plus que ça.
— Milady, vous êtes très douée pour obtenir ce que vous voulez.
Mais si vous pensez que vous me forcez toujours la main, que vos demandes m’écrasent simplement parce que vous êtes convaincante…
alors vous vous trompez.
Je l’aimais. Vraiment, vraiment.
— Vous êtes le genre de personne qui cherche des violettes… juste pour en faire ma couronne de fleurs.
——Je t’aime.
— Le genre de personne qui dit qu’elle s’amuse juste en descendant la montagne avec moi.
——Je suis amoureuse de toi.
— Je suis un outil. Milady, je ne peux pas tout vous dire, mais je suis un outil.
——Je t’aime, je t’aime, je t’aime.
— Mais vous, vraiment…
——Je t’aime, Violet.
— …vous montrez si franchement votre affection…
—— Même si on me dit que je n’en ai pas le droit, je suis amoureuse de toi.
— …sans artifice, sans calcul… que cela me donne envie de chercher et de vous offrir tout ce que je peux. J’ai envie d’exaucer tous vos souhaits.
—— Mon Dieu, je vous en supplie. Arrêtez le temps. Ici, maintenant.
Je pensai que c’était une manière de dire qu’elle m’aimait. C’était sûrement ça. Elle avait déjà quelqu’un dans son cœur, mais malgré cela… elle me rendait mon affection du mieux qu’elle le pouvait. Elle me trouvait attachante, en tant que fille, elle aussi. Je voulais que ce moment s’arrête.
Je voulais qu’il s’arrête là, maintenant.
— Oui, réalise-les tous.
Elle m’aimait. Je voulais figer cet instant. À jamais. Je voulais qu’elle pense à moi comme ça pour l’éternité. Car si nous devions un jour nous séparer, et ce jour approchait, alors je voulais au moins rester dans sa mémoire comme quelqu’un qu’elle avait aimé. Plutôt que comme une fille qui avait imposé ses sentiments, causé du tort.
— Exauce plein de mes vœux… jusqu’au bout, d’accord ?
— Oui.
Je croyais que c’était une forme d’amour.
Je repenserais sûrement à cette journée… encore et encore, tout au long de la longue vie qu’il me restait à vivre.
***
Je me réveillai dans une chambre encore plongée dans l’obscurité. Il pleuvait, probablement. Les gouttes frappaient les vitres comme pour me supplier de les ouvrir. Le vent aussi semblait fort. Quiconque s’aventurait déjà dehors à cette heure relevait du saint. C’est ainsi que je priai.
—— Ô Seigneur de pacotille, je vous en supplie. Je ne redoute pas d’être une pécheresse, mais je refuse simplement de me lever.
J’aimais le son de la pluie, mais je détestais devoir me rendre au pensionnat sous l’averse. Ma jupe se collait à mes collants, mes chaussures se gonflaient d’eau, et mes cheveux prenaient l’allure d’une fleur toute retournée. Je n’aimais pas les matins pluvieux. Aujourd’hui, cela allait car j’avais des vêtements de rechange. Mais à l’époque où j’étais pauvre, mes souvenirs de la pluie étaient tous pénibles. Pour de multiples raisons, comme on pouvait s’y attendre, je n’aimais pas la pluie.
Afin de lutter contre l’envie de tout détruire qui me prenait régulièrement, j’enfonçai mon visage dans l’oreiller et tentai de retenir ma respiration. Une sorte de suicide lent, en somme. Mais comme je respirais normalement, c’était inutile. Si l’on me demandait si je voulais mourir, je répondrais que non. Mais si l’on me demandait si le monde devait s’effondrer, alors oui. Ce genre de pensée n’avait rien d’étrange. J’étais adolescente, j’allais à l’école, et mon avenir me réservait sans aucun doute un mariage avec un homme inconnu.
Cela me paraissait sans espoir. Je n’avais donc jamais envie que le matin arrive.
Ce quotidien n’était qu’un sursis avant d’être mise en vitrine comme un produit. Je devenais une marchandise, un peu plus chaque jour.
Je savais que j’étais un accessoire, une propriété appartenant à quelqu’un d’autre. J’en étais consciente dès la conclusion du marché, et je vivais en l’acceptant. Je devais donc poursuivre mon existence dignement, sans jamais me plaindre de ces choses.
—— Aaah, Seigneur, vous êtes lamentable.
Et pourtant, l’être humain ne parvenait pas à se contenter de cela. Je n’avais d’autre choix que de lutter contre la réalité. Je jetai mon oreiller et promenai mon regard sur la pièce, ma vision encore floue.
L’ombre qui se déplaçait autrefois dans l’obscurité… n’était plus là.
Elle avait disparu.
L’ombre vêtue de l’uniforme du pensionnat, qui préparait du thé avant même que je me réveille, n’était plus là. Le petit bruit qui accompagnait ses mouvements n’était plus là non plus. Elle n’était plus là.
Ma fleur, ma violette. Ma poupée infiltrée. Violet Evergarden.
Ce grincement mécanique ne faisait plus partie de mon quotidien. Les jours passés au pensionnat semblaient désormais lointains, comme des bulles qui éclatent et s’effacent. Si je comparais les quelques mois passés avec Violet à la vie qui m’attendait désormais, à commencer par ce mariage forcé… alors oui, c’était comme un battement de cils.
Qu’allait-il advenir de moi ?
Était-ce vraiment ce qu’il y avait de mieux pour moi ?
J’aurais voulu poser la question à quelqu’un. Mais il n’y avait personne pour y répondre. Je n’avais jamais eu le choix, de toute façon.
— Grande sœur…
Je n’avais pas le choix.
Le mariage entre moi et l’homme qui avait décidé de m’acheter allait apparemment être un événement somptueux. Non, en vérité, ce serait une véritable exposition. Un spectacle à grande échelle. On m’avait présentée comme une jeune fille fragile, élevée dans le secret. Mais je doutais que tous les invités croient à cette mise en scène.
Les héritières n’apparaissent pas par miracle, après tout. Tout le monde savait que mon père était un homme à femmes. Ce n’était rien d’autre qu’une comédie. J’avais revu mon père pour la première fois depuis longtemps. C’était lui, le metteur en scène de tout cela. Il m’avait adressé deux ou trois phrases, puis plus rien. Penser que j’allais devoir marcher jusqu’à l’autel en tenant le bras de cet homme me glaçait le sang.
Ce serait bien si je ne le revoyais pas avant ses funérailles. Mais j’allais probablement devoir le croiser plusieurs fois par an.
S’il y avait une seule chose pour laquelle je lui étais reconnaissante, c’était pour mes lunettes. Qu’il ait contacté une connaissance du palais pour trouver un bon précepteur. Qu’il ait fait venir Violet Evergarden pour me former. Et qu’il était, sans doute, en train de tenir sa promesse de protéger ce que j’avais de plus précieux. J’allais respecter notre contrat. Tant qu’il honorait sa part du marché, j’en ferais de même.
C’était un pacte avec le diable. Avant de faire mon choix, j’avais entendu une voix dans ma tête. Elle disait que quiconque franchissait cette limite devait renoncer à toute espérance.
On m’habilla de ma robe de mariée. Mais je dus confier mes lunettes à quelqu’un. Je ne voyais plus grand-chose. Et si je ne pouvais pas me voir, alors je ne verrais pas non plus le visage de mon futur époux.
Ma vue s’était bien détériorée, ces dernières années. Comme je semblais mal marcher, le marié s’en inquiéta. Il était bien plus âgé que moi. À côté de lui, on aurait cru que j’étais sa fille.
Il me demanda plusieurs fois si j’allais bien. Et chaque fois, je répondis à cette silhouette floue dans mon champ de vision brouillé que oui, ça allait. Peut-être trouvait-il étrange que j’accepte cette situation avec tant de docilité, ou bien mon silence l’inquiétait-il, au point de croire que j’étais en train de perdre mes émotions.
Cette fois-ci, il me demanda si je me sentais bien. Tiens, c’était donc un homme plutôt gentil. Apparemment, il comptait me traiter comme un être humain. D’une certaine manière.
——Mais enfin, ça ne te regarde pas si j’ai des sentiments ou pas. Je ne suis pas celle que tu voulais. Pas Amy Bartlett. Ce que tu as acheté, c’est Isabella York, de la célèbre lignée des York. Tu as payé une grosse somme pour obtenir ce produit, alors inutile de t’inquiéter de son état d’âme. D’ailleurs, regarde : la cérémonie va commencer.
Alors que j’étais tranquillement exaspérée, le marié me souffla :
— Même si vous êtes épris de quelqu’un… je vous en prie, ne vous enfuyez pas. Pas maintenant.
— Je ne le ferai pas…
Aah. Il était vraiment du genre à trop parler.
— Une fois mariés, vous ferez ce que vous voudrez.
— J’apprécie, mais…
— Moi aussi, je ferai ce que je veux.
—— Je vois. Toi aussi, tu es un produit. Je me demande si ce mariage t’a été imposé. Si même un adulte de ton âge n’a pas droit à une vraie liberté… alors moi, je resterai une petite chose en cage toute ma vie. Eh bien. La vie, c’est l’obscurité.
— Vous n’avez… personne que vous aimez ?
— Pourquoi cette question ?
— Je suis juste… un peu sentimental. Si jamais…
—— Stop. Pas besoin de parler. À quoi bon ? Regarde, la cérémonie va commencer. Tais-toi, le vieux.
— Si vous n’avez jamais connu l’amour à votre âge, ce serait vraiment trop triste.
——Tais-toi.
— Mais ne vous inquiétez pas… j’ai aimé quelqu’un.
Le cantique commença à résonner.
—— Alors, le rideau peut se lever.
À ceux qui s’avancent au-delà de ce point : abandonnez tout espoir.
À ceux qui s’avancent au-delà de ce point : abandonnez tout espoir.
À ceux qui s’avancent au-delà de ce point : abandonnez tout espoir.
Le marié s’avança. La mariée souriante prit le bras de son père adoptif.
Les deux menteurs remontèrent l’allée.
Un clown, comme tous les clowns, devait jouer son rôle. Devait sourire comme s’il était heureux. Devait faire un numéro pour chaque chose.
——Tu peux le faire, Amy Bartlett. Tu peux le faire. Tu as acquis « l’éternité » en sacrifiant tout le reste. Même s’il n’y a aucun espoir à l’horizon, tu as reçu une cuillerée de courage. Un cadeau impensable, venu de Dieu. Tu peux t’en souvenir à tout moment. Regarde. La salle du mariage est pleine de fleurs. Une pluie de pétales tourbillonne. Elles sont si colorées, si jolies, hein ? Exactement comme ce jour-là Je ne l’ai pas oublié. Je m’en souviendrai pour toujours.
Encore et encore. Que tu étais là. Que tu as souri. Que nous avons tourné en rond, main dans la main. Que tu as posé une couronne de fleurs sur ma tête.
C’était presque comme une cérémonie de mariage, non ? Je me demande si tu t’en souviens. Ce jour-là, je l’ai dit. J’ai dit que je t’appréciais vraiment. Même si je l’ai caché sous le masque de l’amitié, la vérité, c’est que…
Violet Evergarden.
—— …j’étais amoureuse de toi. Et même si tu ne le découvres jamais, pour l’éternité… ce sera très bien ainsi.