VE - Last letter : Livret 12

La nuit étoilée et les deux solitaires

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Traduction : Raitei
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―― Effacer la solitude de ce monde, ne serait-ce qu’un instant.

Les lettres apportaient du bonheur à ceux qui les recevaient. Le fait que l’autre personne ait choisi ces mots-là pour eux. Le temps passé à sélectionner avec soin le papier à lettres et les enveloppes. Même le simple fait de se rendre au bureau de poste pour envoyer le courrier avait quelque chose de touchant.

Le simple fait qu’une lettre existe la rendait déjà spéciale.

Ces petites merveilles arrivaient presque chaque jour dans « notre » foyer. Des enveloppes scellées à la cire, arborant le vénérable blason d’une maison royale. Un papier délicat, d’une grande beauté, sûrement choisi en fonction du caractère du destinataire. Parfois même, des lettres rédigées par des enfants qui venaient tout juste d’apprendre à écrire.

— Celle-ci vient de Lady Charlotte de Flügel. Je lui ai jadis rédigé des lettres d’amour en tant que poupée de souvenirs automatiques…

— J’en ai entendu parler. Si je ne me trompe pas, elle est issue de la noblesse, n’est-ce pas ?

— Oui, elle est désormais reine.

— Tu as un cercle de relations vraiment impressionnant.

La plupart étaient adressées à elle, celle qui vivait à mes côtés.

— Et celle-là, c’est un nouveau livre de M. Oscar, le romancier, accompagné d’une lettre.

— Oh, celle-là me fait plaisir. J’aime beaucoup ses livres aussi.

— Il paraît qu’une de ses œuvres a été adaptée en pièce de théâtre, alors il a inclus deux billets. L’un est pour vous, Major.

— Je suis touché. Allons la voir ensemble, veux-tu ?

— La lettre de remerciement portera nos deux signatures.

Les âges des expéditeurs étaient variés, avec probablement quasiment autant d’hommes que femmes.

— L’écriture de Miss Taylor… s’est améliorée.

— C’est vrai. Et elle a bien écrit le nom de la rue, cette fois. Il n’y avait pas quelqu’un d’autre parmi tes correspondants ? Bartlett… ? Non, c’était « York », non ?

— Oui. Nous avons pour habitude d’échanger à chaque changement de saison.

Peut-être était-ce plus rare que notre boîte aux lettres reste vide un jour. Cela prouvait qu’elle avait vécu des instants précieux avec d’autres personnes au fil de son existence. J’en étais parfois jaloux, mais le plus souvent, j’en étais fier. Cela me faisait sentir concrètement que la personne que j’aimais était aimée à son tour par beaucoup d’autres.

— Major, je vais aller dans ma chambre pour répondre à quelques lettres.

— Aah, prends ton temps.

C’était ce que je pensais, au fond. Cependant, il m’arrivait de m’interroger sur ceux avec qui elle échangeait si fréquemment. Et parfois, lorsque je la voyais, elle, dont le visage restait habituellement si impassible, accueillir une lettre avec tant de joie, je ne pouvais m’empêcher de me demander quelle était sa relation avec son correspondant. Je veillais à ne pas la déranger lorsqu’elle écrivait, mais il m’arrivait aussi de fixer la porte close, en silence, en espérant qu’elle en sorte vite.

En somme, j’étais un peu jaloux de ses lettres.

Beaucoup de choses s’étaient passées entre nous avant que nous puissions enfin nous retrouver et vivre sous le même toit. Le temps passé séparés, sans savoir ce que faisait l’autre, avait été long.

Et si cela avait duré si longtemps, c’est parce que je m’étais volontairement éloigné d’elle car je l’aimais trop. Alors je ne pouvais pas me permettre de lui parler à la légère des liens que j’avais tissés loin d’elle. Je n’en avais ni le droit, ni le culot.

C’est pourquoi je ne dis rien, non plus, lorsque, à la fin d’un certain été, une lettre arriva d’un jeune explorateur.

 

 

— Celle-ci vient de Maître Leon Stephanotis, de Iustitia.

La lettre provenait de la région où se trouvait le célèbre Observatoire Astronomique de Shaher. L’expéditeur semblait être l’un de ses anciens clients. C’était apparemment grâce à lui qu’elle avait appris à nommer les étoiles lorsqu’elle levait les yeux vers le ciel.

— Il raconte ses aventures, ses voyages, et des histoires liées aux étoiles. Il était autrefois basé à l’Observatoire de Shaher, mais désormais, il parcourt le monde à la recherche de livres sur des sites archéologiques.

— C’est fascinant. C’est quel genre d’homme ?

— Un homme attentionné

Ce mot-là, dans sa bouche, était rare.

— « Attentionné », dis-tu…

— Il me demandait si j’avais froid, lorsque nous levions les yeux vers le ciel nocturne. Ce genre de personne.

Il était certain qu’ils avaient partagé de beaux instants. Elle chérissait ce souvenir. Elle parlait rarement de « moments agréables », donc celui-ci l’avait été sans le moindre doute.

— Je vois. C’est vraiment quelqu’un de bien, n’est-ce pas.

— Oui. Il m’a beaucoup appris sur les étoiles. Iustitia est une région magnifique, Major. J’aimerais vous y emmener un jour. Est-ce que l’observation du ciel nocturne vous intéresserait… ?

— Je connais le nom de quelques étoiles. Cela dit… je ne connais que les plus célèbres.

À ces mots, elle esquissa un lent sourire.

— Alors Major, les étoiles vous intéressent aussi, n’est-ce pas ? dit-elle en pressant la lettre contre sa poitrine, comme pour l’enlacer.

— Tu aimes les étoiles ?

— Oui. Parce que le ciel ne s’arrête jamais.

— Aah… Je vois.

Je crois que nous ne parlions pas tout à fait de la même chose, mais pour l’instant, je me contentai d’acquiescer.

―― En y repensant, elle me cite souvent les noms des étoiles lorsque nous nous promenons le soir.

Une fois de plus, j’apprenais quelque chose qu’elle appréciait. Celle que j’aimais se passionnait pour les étoiles.

— Ainsi, nous partageons un centre d’intérêt, Major. Quel honneur.

La voir sourire éteignit aussitôt la petite flamme de jalousie en moi. Elle était heureuse. C’était tout ce qui comptait.

— C’est un honneur pour moi aussi. Dis-moi… Tu m’annonces toujours lorsqu’une lettre arrive… Mais si jamais tu voulais en garder une secrète, tu sais que tu peux, non ?

— Major, je n’ai rien que je souhaite vous cacher.

— Vraiment ?

Je lui avais presque arraché cette réponse. Mais elle n’était pas du genre à mentir, alors je ne pouvais que la croire. Tout en savourant ce bonheur, comme si je me parlais à moi-même, je décidai que moi aussi, je devais lui être sincère.

— Je vous rapporte tout… parce que je voulais partager, ne serait-ce qu’un peu… tout ce que j’ai vu, tout ce que j’ai ressenti, et tous mes souvenirs avec ceux que j’ai rencontrés.

J’en fus sincèrement surpris. J’étais persuadé qu’elle faisait simplement cela par réflexe, comme une habitude militaire.

―― Elle voulait partager ses souvenirs avec moi… ?

— Les endroits où tu es allée, les personnes que tu as rencontrées, ce que tu as ressenti, les histoires dont tu as été témoin… Je m’y intéresse aussi. Merci. Tu essayais de me les transmettre, n’est-ce pas ?

Elle hocha la tête pour confirmer. Un petit mouvement enfantin, semblable à celui d’autrefois. Mais auparavant, elle était incapable d’exprimer ses sentiments ou ses expériences à quiconque. C’était le genre de fille qui, si on la laissait seule, ne disait pas un mot, pas même quand elle avait faim ou si quand elle était blessée. Une fille soldat mécanique, se contentant d’exécuter les ordres.

— Cela n’est pas désagréable pour vous… ?

Elle n’était plus cette enfant-soldat. En me regardant, elle me posa cette question avec une légère hésitation. Ma main se tendit d’elle-même.

— Pas du tout. Ça me rien bien heureux, au contraire… Ne crois pas que tu m’ennuyais ou quoi que ce soit.

Je lui caressai doucement la tête, puis, sans m’en rendre compte, j’enroulai une mèche de ses cheveux autour de mes doigts. Ses beaux cheveux évoquaient des vagues dorées.

— J’ai… Est-ce que j’ai… mal agi ?

Peut-être étais-je allé trop loin, à la traiter comme une enfant alors qu’elle était devenue une jeune femme admirable. Mais c’était un geste qui m’était venu naturellement. Je n’avais pas eu beaucoup d’occasions de le faire, autrefois, lorsqu’elle était une bête sauvage, blessée.

Nous étions deux adultes, désormais, mais peut-être essayions-nous de combler, tant bien que mal, les trous béants de nos cœurs. Et nous espérions que l’autre pardonne cela.

— Tu n’as rien fait de mal. Rien du tout.

Être pardonné nous apportait un certain soulagement. « Il m’est encore permis de vivre auprès de cette personne », pensions-nous alors. Cela pouvait sembler exagéré, mais les paroles bienveillantes d’un être cher avaient ce pouvoir-là.

— Je serais heureux si tu continuais à le faire à l’avenir. Et je ferai de même. Au fait… tu n’as pas un papier à lettres avec des étoiles en décor et des enveloppes assorties ?

— Si. Je dois en avoir.

— Que dirais-tu de lui répondre sur celui-là ? Puisqu’il vient de Shaher, cela lui ferait sans doute plaisir, non ?

Ses longs cils dorés frémirent, et ses yeux bleus brillèrent.

— Quelle excellente idée. Il sera sûrement ravi. Merci beaucoup, Major.

— C’est moi qui te remercie. Merci de m’avoir fait découvrir ces lettres si précieuses.

À cet instant, ses sentiments innocents purifièrent ma jalousie. Une jalousie aussi laide… ne m’était jamais arrivée auparavant.

***

Je parvins à clore cette histoire sans jamais trahir la moindre trace de cette jalousie que j’éprouvais envers l’aventurier. Pourtant, mon tourment ne s’arrêta pas là. Par la suite, je la surpris à relire à maintes reprises la lettre de ce Leon Stephanotis. La première fois, je n’y prêtai pas attention. Je me dis qu’elle devait réfléchir à la manière d’y répondre, ou quelque chose de cet ordre. La seconde fois, j’en fus impressionné, me disant que son contenu devait être vraiment remarquable. La troisième fois, comme on pouvait s’y attendre, je posai la question :

— Tu fixes encore cette lettre ?

Peut-être à cause de l’expression compliquée que je portais au visage en parlant, elle marqua un court temps d’arrêt, l’air songeur, puis répondit avec une attitude qui trahissait une sélection soigneuse des mots :

— Oui. J’ai envie de la lire jusqu’à la connaître par cœur.

Ce qui me plongea dans un tourbillon de perplexité.

— « Jusqu’à la connaître par cœur » ?

— Oui, au point de la mémoriser.

Existait-il donc une telle manière de lire une lettre ?

―― Moi aussi, j’ai relu jusqu’à mémoriser les lettres que j’avais reçues d’elle, après nos retrouvailles.

Cela signifiait-il qu’elle ressentait pour la lettre de Monsieur Leon Stephanotis les mêmes émotions, la même ferveur… ?

Que pouvait bien contenir cette lettre ? Il me semblait qu’elle avait mentionné des récits de voyage et des histoires d’étoiles. Était-elle accompagnée d’un poème bouleversant ou de quelque chose du même acabit ?  Mais le visage qu’elle faisait en la lisant n’était pas celui de quelqu’un dont le cœur aurait été ému par de l’art. Comment dire… Elle avait plutôt l’air d’étudier un sujet académique.

Incapable d’en saisir le sens, je vécus quelques jours aux côtés d’une Violet totalement captivée par cette lettre.

***

— Major, je sollicite l’autorisation de sortir tard cette nuit. Puis-je aller observer une comète ?

Le mystère fut éclairci avec une rapidité surprenante. Après tout, ma bien-aimée me posa cette question dès mon réveil, portant un bagage si imposant qu’on aurait dit qu’elle s’apprêtait à gravir une montagne. Au début, j’avais pensé qu’elle allait participer à une sorte de marche militaire.

— Une comète ?

Je venais tout juste de me réveiller, mon esprit était encore embrumé. D’autant plus que je l’avais vue lire la lettre de ce Leon Stephanotis juste avant de se coucher, ce qui m’avait empêché de trouver le sommeil.

Pourquoi faisait-elle cela même au moment de s’endormir ? Et pourquoi l’avoir emmenée dans notre chambre ?

— Oui. Maître Leon a prédit que je pourrais l’observer si le ciel restait dégagé aujourd’hui. Il a écrit en détail quel type de colline je devrais chercher, et ce que je devais emporter… au cas où je sortirais pour voir la comète, m’informa-t-elle avec un léger enthousiasme, inconsciente de mes états d’âme.

Sa voix était plus vive que d’ordinaire.

Et puis le silence.

— Puis-je y aller ? demanda-t-elle à nouveau, bien qu’elle n’ait nul besoin de ma permission.

Je commençai enfin à rassembler les pièces du puzzle.

— Tu avais donc… prévu d’observer une comète… ?

Elle avait étudié. Assimilé les enseignements de celui qu’elle considérait comme un mentor, à propos des étoiles.

— Oui. Heureusement, le temps semble dégagé aujourd’hui. Si cela reste ainsi jusqu’à ce soir, on pourra l’apercevoir à l’œil nu. Je m’y suis préparée.

C’était donc probablement pour cela qu’elle portait ce bagage si lourd. Honteux de moi-même, je me couvris le visage de mes mains.

— Major ?

— Bien sûr, tu es libre de faire ce qu’il te plaît…

— Merci beaucoup, Major.

Sa voix débordait de vie. Elle s’était préparée tout ce temps, jusqu’à aujourd’hui, simplement parce qu’elle voulait voir les étoiles. C’était une personne au cœur pur. Quel imbécile j’avais été. Cela signifiait que ma jalousie reposait sur une méprise complète.

— Ce sera pour ce soir, n’est-ce pas ? Laisse donc ces sacs au sol pour l’instant…

— Oui, Major.

Je présentai dans ma tête mille excuses à Monsieur Leon Stephanotis. Leur relation était saine, et j’étais le seul fautif, à cause de mes soupçons injustifiés. Si une autre lettre de sa part arrivait un jour, je lui enverrais un bon vin en guise d’excuse, joint à notre réponse.

— Major, votre visage est un peu rouge… quelque chose ne va pas ?

— Non, ce n’est rien…

— Mon Dieu. Vous avez de la fièvre…

―― Ce n’est pas ça, ma chérie.

— Ça va, ne t’en fais pas. Plutôt, nous n’avons pas de télescope. Et si nous allions en ville en acheter un ?

 Elle n’avait pas encore vérifié ma température, mais je m’étais assuré de la regarder droit dans les yeux. Je lui murmurais cela par bribes, après avoir écarté sa main de mon visage. Je voulais lui offrir un moment agréable, ne serait-ce qu’un peu.

— Non, un télescope, c’est un budget.

Elle secoua la tête.

— Les comètes, on n’en voit pas tous les jours, n’est-ce pas ?

— Celle-ci s’appelle la comète Fin. Apparemment, elle est visible tous les douze ans.

— Douze ans, hein…

―― Si nous parvenons à rester en bonne santé jusque-là, sans tomber malade…

Alors nous pourrons la revoir ensemble. Mais cela dépendait du destin. Rien n’était certain.

— Je pense que nous devrions acheter un télescope. Si tu veux bien, puis-je t’accompagner dans cette aventure ?

Elle ne secoua pas immédiatement la tête pour décliner.

— C’est un grand honneur, Major, que vous me consacriez votre temps si précieux… Alors, si cela vous intéresse, venez avec moi. Je vous en saurais gré.

Il semblait qu’elle avait souhaité, depuis le début, que je l’accompagne.

— Il n’y a pas de temps plus précieux pour moi que celui que je passe à tes côtés. Il faut que je prépare aussi mes affaires…

— En vérité… j’ai déjà préparé un bagage pour deux.

— Ah bon ? Voilà qui m’arrange.

Le silence.

— Qu’y a-t-il ?

— Depuis le début… j’espérais que vous viendriez avec moi.

Elle baissa les yeux. Ses joues, habituellement d’un rose pâle sur sa peau blanche, s’étaient teintes d’un rouge profond.

— Cela me suffit, puisque vous avez accepté tout de suite…

Elle se montrait d’une pudeur peu coutumière.

— J’ai honte d’avoir tiré des conclusions hâtives, même s’il est trop tard maintenant.

— Ça n’a rien de honteux.

— Si, c’était stupide de ma part. Je regrette d’avoir profité de votre bienveillance.

— Tu n’as pas à le regretter. Moi, ça me rend heureux. Et puis… tu avais hâte d’observer cette comète, non ?

— Oui. Dans le passé, Maître Leon m’avait appris ce qu’étaient les comètes, et j’en avais vu une pour la première fois. Si un jour j’avais l’occasion d’en revoir une, je voulais tout faire pour assister à la scène.

— Je vois… Moi aussi, j’ai hâte. Cela m’enchante vraiment que tu aies voulu la voir avec moi.

Je lui adressai un sourire.

Cette fois, ce fut elle qui se couvrit le visage avec ses mains. Ses prothèses émirent un petit grincement. Je lui caressai la tête et attendis que le rouge de ses joues s’estompe. Puis, elle baissa les mains et déclara avec résolution :

— Maintenant que nous en sommes là, Major, je serai votre escorte, afin que vous profitiez pleinement de cette sortie.

— C’est à moi qu’il revient de veiller sur toi, surtout la nuit, murmurai-je comme pour la réprimander tendrement.

***

À la fin, alors qu’il faisait encore jour, nous achetâmes un télescope recouvert de poussière, endormi au fond d’un magasin général de la ville, puis nous nous préparâmes pour la nuit. Comme pour exaucer son vœu, le ciel resta dégagé toute la journée, et peu à peu, l’ambre du jour se changea en crépuscule.

Nous sortîmes tous les deux au moment où, d’ordinaire, nous nous apprêtions à dormir. Dans un ciel aussi clair, il aurait été possible d’observer la comète depuis notre maison, mais apparemment, Monsieur Stephanotis avait écrit dans sa lettre qu’il valait mieux le faire depuis un endroit sans toit. Nous nous dirigeâmes donc vers une petite colline à proximité.

En y repensant, nous n’avions peut-être jamais partagé ce genre de sortie nocturne ensemble. Malgré mon âge, j’étais un peu trop ravi. Nous allions observer une comète, rien de plus. Et pourtant, j’étais aussi excité qu’un enfant. J’avais l’impression qu’elle aussi était de bonne humeur.

— Major, je peux porter les sacs.

— Non, je veux le faire moi-même.

— Mais… je ne porte rien.

Je continuai à marcher, lui ayant volé tous les sacs, bien qu’elle ait proposé de les porter. Lorsque je levai les yeux vers le ciel, la Lune brillait d’un éclat paisible.

— Dans ce cas, prends ma main libre. Et mène la marche. C’est toi qui as choisi la destination, après tout, dis-je en lui tendant la main.

— Mais dans ce cas, ne serais-je pas la seule à être heureuse, et vous le seul à être désavantagé ?

— Te tenir la main pendant que nous marchons me rend heureux. Ce n’est en rien un désavantage. Porter les affaires de la personne que j’aime me stimule aussi. Je n’en serais pas capable si tu n’étais pas là.

Elle prit ma main comme si elle s’y résignait.

— Je comprends. La route est dangereuse la nuit. Je veillerai sur vos pas.

— Merci. Je compte sur toi.

Au final, c’est bien elle qui m’escorta, mais elle me laissa porter les sacs, alors cela allait. Elle était si prévenante que, livrée à elle-même, elle me traiterait presque comme une princesse. Si je ne m’obstinais pas, elle finirait par tout faire toute seule. Cela m’émouvait profondément, me rappelant celle qu’elle avait été autrefois.

―― Tu es devenue capable de tout faire seule, hein.

C’est moi qui avais provoqué les circonstances qui l’y avaient poussée.

―― Et pourtant, aujourd’hui, nous sommes ensemble.

C’était ce que j’avais désiré.

―― Quel idiot je fais.

En marchant, je serrai fort sa main, privée de chaleur humaine. Je ne pouvais plus imaginer la lâcher un jour.

 

 

Une fois arrivés sur la petite colline, nous découvrîmes qu’il y avait plusieurs groupes de personnes avec des télescopes, tout comme nous. Comme il faisait nuit, nous nous saluâmes en silence.

— J’ai installé des couvertures ici, veuillez vous asseoir. Ce n’est pas une nuit froide, mais le vent souffle, j’ai donc également apporté des plaids.

— D’accord. Viens t’asseoir par ici.

— Ici ?

Après l’avoir fait asseoir, je me plaçai derrière elle de façon à la couvrir. Ainsi positionnés, nous pouvions nous blottir confortablement.

— Penche-toi contre moi si ta nuque commence à te faire mal.

Le silence.

— En fait, tu peux déjà te pencher.

Quand je tirai doucement sur son épaule, elle laissa maladroitement reposer sa tête contre ma poitrine.

— Faire de mon Maître un siège… et m’appuyer contre lui…

— Je ne suis plus ton Maitre, et c’est une loi de la nature que les plus grands protègent les plus petits, du fait de leur différence de corpulence.

— Une loi de la nature…

— Une loi de la nature, oui.

Elle n’avait pas l’air tout à fait convaincue, mais l’expression « loi de la nature » semblait fonctionner. Peu importe le temps qui passait, elle avait toujours un petit quelque chose de cette bête sauvage de jadis. C’est pourquoi une logique terre-à-terre fonctionnait mieux avec elle qu’un long discours.

— Est-il acceptable que je me laisse dorloter par vous de la sorte, Major, si cela relève de la loi de la nature ?

Je lui caressai la tête, sans retenue. Cette position était parfaite pour cela.

— J’ai envie de te choyer même sans aucune raison.

À ces mots, elle s’abandonna davantage encore contre moi. Je souris. Nous n’aurions pas pu faire cela en plein jour, à cause du regard des autres. Mais la nuit, personne ne pouvait voir que mon visage était rouge. C’était une chance.

— Cela donne une drôle de sensation, pas vrai ? murmurai-je en levant les yeux vers le ciel. — Est-ce que Monsieur Stephanotis regarde le même ciel que nous, puisqu’il t’a parlé de la comète ?

— Oui, je pense qu’il doit l’observer depuis ce vaste observatoire.

Je portai aussi un regard vers les autres groupes, dont je distinguais à peine la silhouette dans l’obscurité.

— Eux aussi, d’ailleurs. Rien qu’en apprenant qu’une comète passerait ce soir, nous sommes liés. C’est étrange, n’est-ce pas ? Nous vivons des vies si différentes, et pourtant ce soir, tous, nous regardons le ciel pour la même raison.

Était-ce une forme de communion silencieuse ? Éclairée par la lune dans l’obscurité nocturne, elle esquissa un sourire.

— Le ciel ne s’arrête jamais, après tout.

J’avais déjà entendu cette phrase, pensai-je.

— Tu me l’as déjà dit, non ?

— Oui. Peu importe où je vais, le ciel s’étend toujours. Quand je ne pouvais pas vous voir, je pensais parfois que, même si nous ne pouvions pas vivre les saisons ensemble, peut-être regardions-nous le même ciel nocturne. C’est grâce à Maître Leon, qui m’a appris l’observation des astres, que j’ai pu entretenir ce genre de pensée.

Le silence.

— Peut-être, Major, que les personnes que vous connaissez regardent aussi le ciel, en ce moment.

— Mon frère, sûrement pas.

— Je me le demande. Il avait l’habitude de lever les yeux vers le ciel depuis le pont de son navire.

— Ah bon ?

— Oui. Il aime les belles choses.

Nous poursuivîmes cette conversation sans queue ni tête, en attendant que la comète Fin se montre enfin.

— Les personnes qui vous ont écrit vous regardent peut-être aussi.

Alors, nous nous surprîmes à imaginer. Ce que faisaient en ce moment ceux qui avaient croisé notre chemin un jour, mais vivaient désormais d’autres vies, ailleurs.

— Peut-être bien.

La princesse, mariée à un royaume verdoyant lointain. Le romancier, vivant une solitude paisible tentant de préserver sa renommée. Les sœurs qui autrefois vivaient ensemble.

— Oui, peut-être, Major.

Ils étaient tous sous ce même ciel étoilé.

— On dit que cela a quelque chose de romantique.

À en juger par tout cela, Monsieur Leon Stephanotis avait été un très bon professeur pour Violet. Et, comme toujours, la jalousie me rattrapa.

— Major.

— Qu’y a-t-il… ?

Alors qu’elle regardait enfin le ciel nocturne, elle se tourna vers moi. Ses yeux bleus brillaient d’un éclat vif même dans l’obscurité.

— Je suis avec vous en ce moment. Nous sommes rien que tous les deux.

Autrefois, ces yeux-là me terrifiaient.

— Oui.

— Et pourtant… soudainement, vous me manquez. Plus que lorsque je suis seule.

Je redoutais cette petite chose vivante. Parce que je sentais qu’elle venait d’un monde de chaos, et qu’une morsure de sa part aurait suffi à me tuer.

— Je suis à vos côtés, vous me donnez même votre chaleur, et pourtant, je me sens seule, tout à coup.

Mais je ne pouvais pas la laisser. C’est ce que m’avaient appris les bruits de ses pas qui me suivaient et le souffle haché de sa course. Que si un jour elle devait me tuer, tant pis. Mon rôle était de créer un lieu où cette petite bête sauvage puisse exister, et de la protéger.

— Je me demande bien pourquoi.

Et, avec le temps, j’ai fini par me maudire. Nous nous blottissions l’un contre l’autre pour combler nos manques respectifs. C’était grave, et sûrement mauvais. Alors, même si elle m’était chère, je n’avais pas le droit de le dire. Car c’était moi qui avais instauré cette relation entre nous.

— Comme je m’y attendais… ne pas te voir avait été une torture pour moi.

Il aurait mieux valu que nous soyons séparés pour toujours.

— Mais quand je fais des choses qui comblent ce vide… ma solitude s’apaise un peu, comme une mer qui se calme.

Peut-être que même ce présent que nous partageons était une erreur. Et pourtant, nous étions ensemble. Même si d’autres disaient que nous faisions fausse route, nous ne cesserions pas. Nous continuerions de nous blottir l’un contre l’autre, jusqu’à la mort.

— Major, vous ne vous sentez pas un peu seul aussi ?

C’était peut-être une relation étrange. Peut-être qu’il existait pour nous d’autres vies, plus simples.

— Si nous continuons ainsi, pensez-vous qu’un jour, je ne ressentirai plus de solitude ?

Mais même si tout était à refaire, je choisirais encore ce chemin.

— Violet.

―― Car une vie sans toi n’aurait aucun sens.

— Ce jour mettra du temps à venir, dis-je en murmurant à ma « fleur violette », des mots un peu cruels. — Nous sommes des êtres solitaires, par nature.

Elle afficha un air étrange, puis répéta doucement mes paroles :

— « Êtres solitaires… »

Elle les prononça comme si elle les assimilait. Ce simple mot, « solitude », sembla l’englacer. Alors je la pris dans mes bras, pour la réchauffer. Elle se laissa faire.

— Est-ce que cela ne concerne que nous deux ?

— Non…

―― Si nous étions seuls au monde, rien ne pourrait nous atteindre.

— Je crois que c’est pareil pour tout le monde. Surtout quand ils sont avec la personne qu’ils aiment… ils se sentent seuls, même en étant heureux. C’est étrange, n’est-ce pas ?

— Ils se sentent seuls parce qu’ils sont amoureux ?

— C’est ça. Mais cette solitude, elle s’atténue, petit à petit, quand on se tient ainsi l’un et l’autre.

— Mais elle ne disparaîtra jamais, n’est-ce pas ? Major, vous aussi… vous ressentez de la solitude, quand vous êtes avec moi ?

— Oui.

―― Je me sens seul tout le temps, Violet. C’est justement parce que je t’aime que le moindre de tes gestes me fait te désirer davantage. Mais… c’est cela, l’amour.

— Alors je veux que nous soyons seuls ensemble pour toujours.

Les mots de Violet me firent rire. C’était vraiment quelqu’un d’optimiste.

— Oui. J’ai l’impression que tu me manqueras encore, même quand je serai un vieux grand-père tout ridé.

— Je saurai combler ce manque.

— Ah oui ? Et comment donc ?

— Comme vous le souhaiterez…

Je posai mon front contre le sien. Elle sembla comprendre ce que je voulais faire.

— Pardonnez-moi, je n’y suis pas encore habituée, mais…

Bien que gênée, elle approcha son visage.

La comète allait apparaître sous peu. Mais avant cela, nous pouvions bien faire cela, juste un instant.

―― C’est pourquoi, ma chère, je veux que tu ne regardes pas les étoiles, rien qu’un moment. Même si cette comète est exceptionnelle et ne se montre que tous les douze ans, pour cette fois, regarde-moi. Ce souvenir-là se rejouera à jamais dans nos esprits.

J’eus l’impression que ma poitrine allait éclater.

―― Aah, Violet. Tu avais raison. Comme cette sensation de manque est poignante. Tant que je suis lié à toi, je ne cesserai jamais de me sentir seul.

— Major… vous ne vous sentez plus seul, maintenant ?

―― Même si tu es déjà une fleur qui n’appartient qu’à moi, tu me manques encore.

— Ce n’est pas encore assez.

―― Que je pense à l’avenir, au passé, ou même à cet instant présent… je souffre. Parce que je t’aime.

— Mais… la comète…

— La comète peut attendre.

— Elle ne peut pas.

— Elle peut. Juste un peu encore.

―― Je vous en prie. Faites que cette douleur cesse. Ferme les yeux, ne serait-ce qu’un instant, Violet. Car je veux effacer notre solitude.

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