VE - Last letter : Livret 11
Dietfried Bougainvillea — Et si
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Traduction : Raitei
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Aux confins de sa solitude, une certaine bête sauvage avait trouvé l’espérance. L’espérance la plus intensément forte, et pourtant d’apparence si fragile, qu’elle ait jamais perçue chez un être vivant.
L’espoir de la bête, Dietfried Bougainvillea, était ce genre d’homme.
Il usait d’un langage dur, se comportait avec arrogance envers les inconnus. Son esprit était semblable à la lame d’un sabre tiré de son fourreau. Il avait des aspects attachants, mais possédait cette maladresse qui le poussait à tout gâcher de lui-même.
La bête avait trouvé cet homme. Ces deux êtres terriblement inaptes aux relations humaines ne s’entendaient pas, et pourtant, ils avaient fini par se rapprocher.
Puisque le combat était la seule chose que la bête savait faire, elle avait englouti bien des ennemis de l’homme dans la mer. Ce dernier lui avait alors accordé une vie humaine, et était devenu son gardien. Aucun contrat n’avait été passé entre eux, et pourtant, c’est ainsi qu’ils avancèrent.
Durant ce laps de temps, quelque chose pouvant s’apparenter à des sentiments avait commencé à germer dans le cœur de cet homme impitoyable. Une chose dangereuse, qui affaiblissait ceux qui la portaient.
Cette émotion était superflue. Il fallait s’en défaire. Il valait mieux rester éloigné de la bête. C’est ce que l’homme pensait. Mais la bête, elle, refusa. Était-il capable de s’éloigner d’elle ? Ou non ?
La bête et l’homme se heurtèrent violemment sur ce seul point. Mais en fin de compte, ce fut l’homme qui céda. Il devint incapable de se détacher de la bête, qui le suppliait de ne pas la laisser seule. Résigné au fait de ne pas l’avoir abandonnée quand il l’aurait dû, il se résolut à faire d’elle un être humain.
Mais que fallait-il, pour qu’une personne devienne humaine ?
***
Le navire était en flammes.
Des étincelles jaillissaient à la surface de l’océan, au cœur des ténèbres. Les cris furieux des hommes de la marine, chargés de la défense des mers, se mêlaient au fracas des vagues. Inadaptées à la beauté de cette nuit, leurs clameurs se perdaient dans le grondement des explosions et se dissolvaient dans la mer. Dans les batailles navales, à la différence des affrontements terrestres, les débris disparaissaient presque entièrement à la vue.
— FEU À VOLONTÉ !
Car les vagues emportaient tout. La panique, la tristesse, ceux qui s’étaient trouvés là, le temps en lui-même, rien de tout cela n’avait de poids face à l’abîme. La mer effaçait tout. Jusqu’à son fond. Telle était la froideur insondable de l’océan : il engloutissait tout, sans distinction.
— NE RECULEZ PAS ! RIPOSTEZ ! RIPOSTEZ !
La Guerre Continentale s’intensifiait. Les soldats étaient désormais contraints de combattre non seulement sur terre, mais aussi sur mer.
— ÇA VA SECOUER AU NIVEAU DE LA COQUE ! ACCROCHEZ-VOUS !
— BOUGEZ AU LIEU DE RESTER PLANTÉS LÀ ! SI VOUS VOULEZ VIVRE, BOUGEZ !
— COMMENCEZ LE TIR !!
Les navires de guerre de Leidenschaftlich, fierté de cette nation militaire, étaient sous le feu nourri des vaisseaux ennemis.
— L’ENNEMI TIIIRE !!
À en juger par la situation, Leidenschaftlich allait probablement remporter cette bataille navale au prix d’une victoire amère, et le navire actuellement en flammes parviendrait un jour à rallier la capitale Leiden. Mais ce n’était pas cette partie de l’histoire qu’il fallait raconter.
— PRÉPAREZ-VOUS À L’IMPACT !!!
Ce qu’il fallait raconter, c’est qu’un homme, en pleine urgence, n’avait pas réussi à appeler le nom d’une jeune fille. Au cœur de cette bataille maritime extrêmement violente, le capitaine Dietfried Bougainvillea cherchait désespérément du regard son outil, une fille soldat. À la limite de son champ de vision, un tir ennemi était sur le point d’être lancé.
―― Elle est trop légère… Elle va être projetée par le souffle !
Effectivement, Dietfried aperçut son corps s’élever dans les airs au cœur du navire en feu. Et un cri muet s’échappa de sa gorge. Bien sûr. Ce qu’il aurait voulu crier, son nom, n’existait pas. Il ne l’avait jamais appelée autrement que « toi ».
— Je finirai bien par lui en donner un. Je peux le faire plus tard…
En pensant ainsi, il en était arrivé là sans jamais l’avoir nommée.
―― Tu es ma… Ma quoi, au juste ? Tu es ma…
Son outil ? Son monstre ?
―― Tu es ma…
Les mots ne suivaient pas. Seul le sentiment d’horreur à l’idée de la perdre se propageait sans fin. Et dans sa chute, la jeune fille croisa les yeux émeraude de Dietfried. Ils n’étaient pas très doués pour communiquer, mais Dietfried eut la nette impression qu’elle avait dit quelque chose, à cet instant. Comme : « Je n’ai pas peur d’être abandonnée. » Alors Dietfried se mit à courir.
— Tu te fiches de moi ?! Attrape ma main !
Au moment de tomber, la jeune fille attrapa par réflexe la main tendue vers elle. Dietfried faillit basculer dans les flots sombres, mais cette fois, un de ses subordonnés le retint par la taille, lui permettant de rester sur le pont. Bien qu’elle soit capable d’abattre plusieurs ennemis à elle seule, le corps de cette fille soldat était trop menu et léger. En la serrant contre lui, Dietfried resta un long moment sans bouger, paralysé par la peur.
— Hah… hah…
La peur de perdre cet outil lui donnait des tremblements.
Il devait se relever. La guerre n’était pas encore terminée. Pour ne pas perdre cette fille, ni sa vie, Dietfried, en tant que commandant, devait aller de l’avant.
Mais son corps refusait encore de bouger.
— Capitaine.
Leurs regards se croisèrent de nouveau. Cette fois, les yeux de la jeune fille disaient clairement : « Ne me lâchez pas. » Alors même qu’un instant plus tôt, elle avait choisi la mort. Sans détour. Cette volonté dépassait de loin l’égoïsme. Elle donna à Dietfried une envie furieuse de l’étrangler. Mais au lieu de cela, il la serra dans ses bras. Leurs battements de cœur se rejoignirent.
Ce fut là un tournant. Pour elle. Pour lui.
Et pourtant, à partir de cet instant, il fallut des années à Dietfried pour donner un sens à ce tournant. Entre-temps, la Grande Guerre, aussi appelée Guerre Continentale, avait suivi une évolution rapide et s’achevait peu à peu. L’existence particulière de cette fille soldat devint floue aux yeux du monde.
Mais Dietfried, lui, continua de lui confier des missions comme à un simple outil.
Il expliquait cela autour de lui par un manque de temps lié à la gestion d’après-guerre. Mais en vérité, jamais l’idée de s’en séparer ne lui avait traversé l’esprit. Il allait de soi, à présent, qu’ils agissent toujours ensemble, où qu’ils soient, quoi qu’ils fassent. Loin du champ de bataille, la jeune fille s’était mise à apprendre le langage, à acquérir une éducation générale, à étudier la stratégie militaire et était devenue en un rien de temps une secrétaire compétente.
— Capitaine, le manoir dont vous m’aviez parlé a déjà été vendu. Il nous reste deux ou trois autres options, mais la lumière du soleil de l’après-midi, à laquelle vous tenez tant, y est trop faible. Je pense donc qu’elles ne sont pas adéquates. Le budget étant conséquent, il serait peut-être préférable d’en construire un.
— Et ça, c’est encore une idée qui vient de toi, hein ?
Elle qui, aujourd’hui, ne pouvait plus être considérée comme une simple fille-soldat…n’avait toujours pas de nom.
Tous deux étaient assis sur un lit du dortoir du quartier général Marine. C’était le matin. Comme Dietfried n’était pas encore prêt, la jeune fille coiffait ses cheveux avec application.
— Lord Gilbert a dit qu’il voulait vous céder une propriété des Bougainvillea. Et Lord Hodgins propose de vous présenter un architecte renommé de Leiden.
— Tu veux que je prenne un terrain appartenant à mon petit frère ?
Sa spécialité était de nouer, en un dernier geste soigné, les tresses qu’elle avait rapidement formées de ses doigts pâles. Une fois la coiffure décidée, le reste allait de soi. Tranquillement, la jeune fille préparait Dietfried à sa journée.
— Selon Lord Gilbert, Capitaine, vous avez renoncé à tout héritage familial. Il voulait au moins vous laisser cela.
— Ton Lord Gilbert, hein ?
— Votre Lord Gilbert.
— Et tu lui as répondu quoi ?
— Que cela risquait fort de vous mettre en colère.
Le silence.
— Mais Lord Gilbert a insisté. C’est pour cela que je vous en fais part.
Dietfried la foudroya du regard. Cela faisait des années qu’ils se côtoyaient.
Le simple fait qu’elle évoque une telle proposition était une erreur. Elle le savait. Et pourtant, elle en avait parlé. Son regard à lui disait : « Pourquoi ? »
— Et maintenant que je suis en colère, comme tu l’avais prévu… tu comptes faire quoi ?
— Aujourd’hui, j’ai déjà réservé une bouteille de vin qui sera mise en vente dans une boutique de la ville. C’est celle que vous disiez vouloir boire mais introuvable, durant la guerre. Je compte aller la récupérer plus tard.
Le silence.
— Il paraît qu’elle est enfin de retour en circulation. Et j’ai aussi découvert qui était l’auteur de ce tableau que vous regardiez l’autre jour. Il est décédé, mais sa famille conserve certaines de ses œuvres. Nous pourrons les voir lors de notre prochain jour de repos.
Après avoir enfilé sa veste, Dietfried se retourna vers elle. Il parla, non pas sur un ton irrité, mais d’une humeur morose :
— Hé, toi. Ne décide pas toute seule de ce que l’on pourra faire durant un jour de repos.
— Mais Capitaine, vous aviez dit que la perte de tant d’œuvres pendant la guerre vous avait bouleversé. Vous n’avez jamais pu acquérir de tableau de cet artiste. Sa famille vit dans la pauvreté. Elle disait que plutôt que de les vendre à quelqu’un d’insensible à l’art, mieux valait transmettre les œuvres à une personne dotée d’un sens esthétique incontestable, pour le bien des générations futures…
La jeune fille s’interrompit Car Dietfried avait pressé l’extrémité de sa tresse contre ses lèvres, sans un mot. Il avait oublié depuis longtemps quand ce petit jeu avait commencé, mais chaque fois qu’il lui disait de se taire, il faisait ainsi. Cela faisait partie de leur routine. Les yeux de la jeune fille, d’un bleu plus profond que celui de la mer, clignèrent lentement, fixant Dietfried.
— Voilà. C’est bien. Silence.
Le silence.
— Je ne veux pas du terrain des Bougainvillea. Tu vas revoir Gil, pas vrai ? Alors dis-lui en face de ne plus jamais répéter ça. Si c’est possible, je veux bien acheter ce vin chaque fois qu’il revient en rayon. Négocie avec le vendeur pour mettre ça au nom de Dietfried Bougainvillea. Quant à notre prochain jour de repos…
Le silence.
— Où vit cette famille du peintre ?
Le silence.
— Hé. Dis-le-moi.
La jeune fille, sans un mot, désigna la tresse toujours pressée contre ses lèvres.
— À Lontano. C’est en territoire national, donc nous pourrons faire l’aller-retour dans la journée. Pour ce qui est du transport…
— J’y vais avec ma voiture neuve. Et n’oublie pas de demander au tailleur de chez Canaria si la veste et le pantalon que j’ai commandés sont prêts. S’ils le sont, j’irai demain pour les retouches. Je compte les porter à notre prochaine permission. Évidemment, tu viens. Ne prévois rien avec Gilbert.
— Entendu. J’ai tout mémorisé.
Et lorsqu’elle disait cela, c’était toujours vrai : elle retenait mot pour mot tout ce que Dietfried lui avait dit. La seule chose sur laquelle il ne la contredisait jamais, c’était sur ce qu’il avait effectivement dit, ou non.
―― Vraiment, elle est brillante à en faire froid dans le dos.
Il lui arrivait encore d’avoir des souvenirs désagréables de certaines de ses phrases répétées, récitées dans une voix mécanique. Il s’en doutait vaguement, mais ce perroquet, non, cette fille, qu’il avait un jour recueillie était d’une intelligence remarquable. Au début, elle ne savait ni parler correctement, ni lire, ni écrire. Mais pour ne pas être rejetée par Dietfried, elle avait tout donné. Ses progrès avaient été fulgurants. Aujourd’hui, elle était devenue un élément indispensable à Dietfried.
— Tu me raconteras plus tard leur arbre généalogique. Tu n’as aucun goût pour les cadeaux, alors je m’en chargerai.
Les domaines dans lesquels Dietfried pouvait encore surpasser cette fille se comptaient sur les doigts d’une main. Côté combat, lui, dont la force déclinait avec l’âge, atteignait tout juste son niveau, elle qui était en pleine jeunesse. Selon les circonstances, il se faisait même battre à plate couture.
— Oui. Je n’ai pas cultivé de connaissances dans ce domaine, répondit-elle aussitôt, sans chercher le moins du monde à rivaliser.
— Parce que tu as zéro sens artistique.
— C’est exact, Capitaine.
Même si elle était devenue essentielle à son quotidien, ils en étaient toujours là : il ne lui avait jamais donné de nom. D’après ses calculs, la jeune fille allait bientôt avoir quatorze ans.
Lui confiant ses tâches habituelles, Dietfried quitta le dortoir et se rendit au ministère de la Marine. Arrivé à son bureau, il ouvrit un tiroir et en sortit un carnet. Les coins étaient élimés, comme feuilletés des dizaines de fois. C’était sans doute un objet qu’il avait commencé à utiliser non après la guerre, mais pendant ses fonctions. À l’intérieur figurait la date de son entrée en service.
Les couloirs étant silencieux, il estima qu’on ne le dérangerait pas. Il ouvrit alors le carnet. Sur les premières dizaines de pages figurait une liste de noms possibles. Des prénoms féminins, mais aussi quelques neutres. On comprenait alors que ce n’était pas par simple entêtement qu’il l’appelait toujours « Toi », mais bien parce qu’il y réfléchissait sérieusement et qu’il n’avait pas encore tranché.
―― Aucune idée de ce qu’elle aimerait.
Dietfried était un perfectionniste du genre encombrant. Certains noms étaient entourés. À côté figuraient des notes : la raison du choix, l’origine du mot, parfois même des légendes ou des récits folkloriques associés. Peu d’hommes, même parmi ceux qui attendaient la naissance de leur enfant, auraient été aussi méticuleux.
―― Aucun ne lui va.
C’était à force de rejeter tous les choix qu’ils en étaient arrivés là. Il ne pouvait se résoudre à lui proposer un nom tant qu’il n’était pas sûr. Voilà quel genre d’homme il était. Et c’est ainsi que, parti de chez lui, il avait disparu sans laisser de traces et qu’en devenant un officier accompli, le fossé entre lui et sa famille s’était creusé au point de devenir irréversible. Son père était mort entre-temps. Un perfectionniste à problème, voilà ce qu’était Dietfried Bougainvillea.
―― Je devrais peut-être la laisser choisir.
Dans le travail, il savait se montrer décisif.
―― Non, je ne peux pas faire ça, pas après y avoir tant réfléchi. C’est à moi de lui donner ce nom.
Mais lorsqu’il s’agissait de sentiments, il ne savait rien faire à moitié.
―― Je peux au moins faire ça pour elle.
Il n’avait même jamais su faire les choses correctement pour son frère cadet, qu’il chérissait pourtant plus que quiconque. Non par pudeur, mais parce qu’il était tordu.
Son éducation familiale avait joué un rôle majeur dans la manière dont il s’était construit. Mais s’il n’avait toujours pas nommé la jeune fille qu’il avait recueillie, même après tant d’années, c’était sans doute à cause de ce poison qu’il portait en lui. Et elle, fidèle à elle-même, ne s’était jamais plainte d’être appelée « Toi ».
Les autres, eux, l’appelaient « Ondine ». Sa réputation, celle de l’Ondine de Leidenschaftlich, capable de faire sombrer les navires ennemis, s’était largement répandue dans les rangs militaires. Beaucoup croyaient même que c’était son vrai nom. Gilbert, son cadet, et Hodgins, son ami, lui disaient à chaque rencontre de lui donner enfin un nom. Et pourtant, eux aussi l’appelaient Ondine, ou petite Ondine.
Elle avait été une arme sans nom enregistrée dans l’armée. Mais à un moment donné, elle était devenue le « Poing des Bougainvillea ». Jamais elle ne donnait son nom à l’extérieur. Quand elle passait commande pour du vin ou contactait la famille inconnue d’un artiste, elle se présentait simplement comme la secrétaire de Dietfried Bougainvillea.
C’était un mensonge que Dietfried lui avait appris. Un moyen de ne pas avoir à parler à certaines personnes, ou de les faire fuir. Elle en avait fait un art. Elle parlait d’une voix douce, comme un carillon au vent, et avant même que l’interlocuteur ne réalise au bout du fil qu’il ignorait son nom, la conversation était déjà terminée. Pour tout le monde, elle restait simplement « la secrétaire ». Elle n’avait ni ami ni amoureux. Car pour Dietfried, elle était un de ses éléments indispensables.
Elle ne s’en plaignait jamais. Le seul à ressentir un malaise à propos de ce nom manquant, c’était lui.
Ce jour-là, à ce moment-là, sur ce navire en feu…
Dietfried n’avait eu aucun nom à crier. Et si elle était morte, qu’aurait-il mis sur sa tombe ?
« Toi ». « Sale Gamine ». « Elle ». « Le Monstre ». « L’Anonyme ». Aucun de ces mots ne convenait à une vie qu’il avait pris sous son aile en jurant de ne jamais la rejeter. Dietfried s’effondra sur son bureau et poussa un long soupir, chose rare. Il était temps qu’il se décide. Même si cela devait mal finir pour lui. Environ dix jours plus tard, il parvint enfin à obtenir un jour de repos où il pouvait sortir librement. Dietfried et la jeune fille se levèrent tôt ce matin-là et prirent la voiture pour se rendre dans une ville de Leidenschaftlich nommée Lontano,
Lontano était une cité artistique. Elle abritait des musées, des théâtres dédiés au spectacle ou à l’orchestre, ainsi que des marchés de livres anciens. Elle avait été conçue pour que ceux qui aimaient ces choses-là puissent flâner et y prendre plaisir, peu importe la rue où ils se situaient. La ville s’articulait autour d’un château central, encerclé de maisons. La demeure de l’artiste que Dietfried était venu voir se trouvait dans la périphérie. Une simple résidence principale où pouvaient vivre deux ou trois personnes tout au plus. Rien, dans cette maison, ne semblait lié à l’effervescence artistique de la ville. C’était l’impression qu’elle donnait dès qu’on y entrait.
— Autrefois, nous étions au service du château, au centre. Le propriétaire n’est plus là, alors… Depuis que tout est devenu une attraction touristique, la ville est devenue bizarre, vous voyez.
Celle qui les accueillit ainsi était la mère de l’artiste. Dietfried eut envie de réagir à ce terme « bizarre », que la femme employait pour qualifier l’état actuel de la ville, pleine de vie et de visiteurs, mais il se ravisa. Le développement de Lontano avait commencé à l’époque moderne. Pour une famille installée là depuis toujours, cette version actuelle de la ville devait ressembler à une trahison.
Lorsque la dame les guida jusqu’au sous-sol, ils purent enfin découvrir les œuvres. La pièce, faisant office d’entrepôt, était faiblement éclairée et chargée d’une odeur tenace.
Apparemment, elle y avait rangé toutes les œuvres de feu son fils. Les regarder était devenu trop douloureux. Avant même de s’en rendre compte, Dietfried avait prononcé ces mots : « Je veux en emporter autant que possible ».
Il ne pouvait se résoudre à ce que ces toiles, qui l’avaient marqué si profondément, finissent par moisir dans ce sous-sol. Rien que d’y penser, un sentiment irrépressible l’envahit. C’était comme sauver quelqu’un à l’agonie. Il choisit en priorité celles qu’il voulait sauver, et pendant que la jeune fille qu’il avait amenée pour porter les toiles s’en chargeait, la dame, d’une voix faible, s’adressa à lui :
— Capitaine Bougainvillea…
— Inutile de m’appeler par mon grade, madame, répondit Dietfried aussi doucement qu’il le put.
Il n’était pas jeune, mais pas vieux non plus. La femme baissa les yeux, un peu embarrassée qu’un homme tel que Dietfried, dont émanait le charme viril de l’adulte, la nomme ainsi.
— M. Bougainvillea… Je ne comprends pas ce que vous trouvez… dans les œuvres de mon fils.
Dietfried répondit exactement ce qu’il aurait dit à l’artiste lui-même :
— En dehors de sa technique et de l’usage des couleurs, ce qui me touche, c’est son individualité unique.
— Il était vraiment si bon que ça ?
— Brillant, même.
Le silence.
La femme n’avait pas l’air convaincue. Mais après tout, chacun jugeait une œuvre selon sa propre sensibilité, ses goûts, ses impressions. On ne pouvait pas blâmer quelqu’un avouant ne pas comprendre. Peut-être qu’avec des explications, elle aurait fini par voir autrement. Mais Dietfried n’en avait pas envie. Ce qu’il voulait, c’était prendre le temps d’admirer ce qu’il aimait, pas argumenter avec quelqu’un dont la vision des choses lui était étrangère.
— J’ai une connaissance à Leiden qui dirige une galerie d’art. Je peux vous la présenter. On pourra y organiser une exposition hommage. J’emporterai les œuvres qui m’intéressent, mais je les lui prêterai pour l’événement. Si cela fonctionne, les œuvres de votre fils traverseront les générations.
En entendant cela, le visage de la femme se crispa.
— Cela ne vous plaît pas ? demanda Dietfried, surpris.
Il était convaincu qu’elle se réjouirait. Elle ouvrit la bouche plusieurs fois sans réussir à parler. Finalement, elle finit par dire, d’une voix lente et hachée :
— Vous ne pensez pas… que c’est trop tard ?
Ses mots résonnèrent dans la pièce souterraine, creux et suspendus. Ils étaient en train de faire le tri dans les affaires d’un mort. Il était normal que cela la bouleverse, pensa Dietfried, l’acceptant avec calme.
— Non. Il n’est jamais trop tard pour faire ce qu’il y a de bien.
Il songea alors à ce qu’il n’avait pas encore accompli, lui aussi, puis remit cette pensée de côté.
— Léguer les œuvres de votre fils à la postérité, c’est la bonne chose à faire. Même maintenant, il n’est pas trop tard.
— Mais… je n’ai jamais eu le moindre intérêt pour ce que faisait cet enfant…
Ces mots, de la part d’une mère, étaient d’une violence rare.
— Est-ce que… j’ai vraiment le droit, moi, d’essayer de transmettre ses œuvres à la postérité ?
Apparemment, ce fils n’avait jamais été celui qu’elle espérait. Elle avait voulu un enfant joyeux, sportif, vif. Et il lui était né un garçon introverti, qui aimait écrire, peindre. À ses yeux de mère, c’était un fils un peu décevant.
Au départ, elle avait cru qu’il changerait en grandissant. Qu’il deviendrait ce qu’elle voulait. Mais plus elle insistait, plus son fils se refermait. La distance entre eux s’était accrue.
Elle ne comprenait pas ce qu’il pensait. Et lui, bien qu’aimant s’exprimer, n’avait jamais su se le faire devant ses parents. Elle avait fini par renoncer. « Ce n’était pas le fils que j’avais souhaité ». Et cela s’était arrêté là.
Heureusement, elle avait d’autres enfants. Alors elle avait reporté sur eux ses désirs. Ces pensées avaient sûrement atteint son fils, même sans être dites.
Et ce fils, qu’elle considérait comme un échec, une fois parti de la maison… n’était presque jamais revenu.
Elle ignorait tout du métier qu’il faisait. Il lui avait un jour dit fièrement qu’il peignait entre deux boulots, qu’il commençait même à vendre. Mais comme cela ne l’intéressait pas, elle lui avait répondu sèchement. Ce fut leur dernier échange. Elle se souvenait encore du regard qu’il lui avait lancé, comme s’il attendait… qu’elle le félicite.
Puis la Guerre Continentale s’était intensifiée. La ville où vivait son fils avait été bombardée. Elle avait cherché dans les ruines de sa maison. Attendu, des jours durant. Mais il n’était pas revenu. Ils étaient nombreux, à avoir vécu ce genre d’histoire pendant la guerre alors cela n’avait rien d’exceptionnel.
La dame avait tenté de se raisonner. « Ce sont les horreurs de la guerre, après tout ». En larmes, elle avait rapporté chez elle ses œuvres, comme autant de reliques. C’était tout ce qui lui restait. Mais les regarder lui serrait la gorge. Ces toiles semblaient lui crier : « Regarde-nous ». « Nous avons de la valeur ».
« Nous ne sommes pas rien ». « Pourquoi refuses-tu de nous voir ? ».
Elle avait l’impression que son passé, son échec avec son fils, était exposé là, en pleine lumière. Cela lui faisait peur. Alors elle les avait jetées à la cave, sans plus y penser. Même si c’était elle qui les avait apportées. Dietfried, lui, qui n’avait jamais connu de liens familiaux harmonieux, ne trouva pas cette histoire particulièrement triste.
— J’aurais dû… essayer de le comprendre…
―― Des histoires de famille, il y en a partout.
C’est la seule chose qui le traversa. S’il avait imaginé son propre père à la place de cette femme… il se serait mis en colère. Il lui aurait peut-être dit : « C’est un peu tard, non ? »
―― Que dire à une femme restée prisonnière de son foyer ?
Dietfried savait que sa propre mère avait été bien plus enchaînée à leur foyer que lui, bien plus traitée comme un objet. La femme qui se tenait devant lui était un peu plus jeune que sa mère, mais puisque, malgré tout, elle restait une mère, il ne pouvait se résoudre à la traiter froidement.
— Même dans une famille, il est difficile de se comprendre lorsque les modes de vie diffèrent. Madame, vous pouvez déjà être fière d’avoir mené vos enfants jusqu’à l’indépendance en temps de guerre.
C’était quelque chose que Dietfried pouvait se permettre de dire, parce que parmi tous les membres de sa famille, il n’avait jamais eu de mauvaises relations avec sa mère. Mais depuis qu’il avait quitté la maison, ils s’étaient à peine parlé.
— Mais… son art en tant que tel avait de la valeur, n’est-ce pas ? Il avait du talent ?
— Oui.
— Et pourtant, moi… je ne l’ai pas félicité de son vivant… C’est trop tard… Trop tard. Recevoir de l’argent de votre part… et entendre quelqu’un d’autre me dire que mon fils était un grand artiste, alors que je ne l’ai jamais compris… c’est juste trop…
Ses mots se brisèrent là. Mais Dietfried devina la suite :
— « Hypocrite » ?
La femme sursauta légèrement face à la justesse de ce mot. Et pourtant, c’est sans doute ce qu’elle voulait qu’il dise à sa place.
— Oui… hypocrite. Bien trop hypocrite envers mon fils… Ses sanglots commencèrent à se profiler.
Dietfried hésita un instant, puis murmura d’un ton doux, chose rare chez lui.
— Si je peux me permettre de parler de ma personne, j’étais moi aussi en froid avec mes parents.
— C’était… pareil, chez vous ?
— Oui. Mes proches étaient tous… un problème.
Le silence.
— Ma famille ne m’était pas nécessaire. Ou plutôt : elle n’était pas nécessaire à ma vie. Alors je me suis enfui. C’était ma vie. Je voulais la vivre à ma manière. Et pendant ce temps, mon père est mort.
Il souriait. Mais ce sourire ne touchait que ses lèvres.
— C’était lui… celui qui me comprenait le moins dans toute la maison.
Mais pour ceux qui le connaissaient bien, il était facile de voir…
— Je ne regrette toujours pas d’avoir quitté la maison.
…que le visage de Dietfried, en cet instant, était celui d’un homme seul.
— Mais j’en suis venu à penser… que même après être parti, même après que nos chemins se soient séparés, nous aurions peut-être pu faire un pas l’un vers l’autre.
La jeune fille, restée tout ce temps à ses côtés, l’écoutait en silence.
Elle le regardait parler à une autre de ces choses douces et enfouies qu’il ne confiait jamais.
— Si je pouvais revenir en arrière, je ferais sans doute quelques concessions. Même si ça ne devait pas nous réconcilier totalement… Et si ça n’aboutissait à rien, eh bien… tant pis. Les familles, après tout, ne sont qu’un agglomérat d’étrangers. Il vaut mieux garder un peu de distance. Mais… vous comme moi, nous avons des regrets, alors…
Dietfried, comme la femme devant lui, ne trouvait pas les mots justes. Il porta une main à son front, comme pris d’un mal de tête, puis reprit :
— Même si cela vous semble sentimental, il vaut mieux agir que ne rien faire. Dans dix ans, vous regretterez probablement de ne pas l’avoir fait maintenant.
Le silence.
— Tout ce que nous pouvons faire, à présent… c’est continuer à faire des choix. Des choix qui, peut-être, ne nous laisseront pas de regrets.
— Continuer à faire des choix… ?
— Oui. Il ne s’agit que de cela. De faire, jusqu’à la fin, les choix qui ont du sens, jusqu’à ce que nous puissions retrouver ceux qui sont partis.
C’est tout ce que l’on peut faire.
Peut-être que ses derniers mots l’atteignirent : la femme se recroquevilla, et un nouveau sanglot s’échappa. La jeune fille, qui tenait toujours les nombreuses toiles dans ses bras, observait en silence. Elle ne lui tendit pas de mouchoir. Mais ce n’était ni de l’indifférence ni de l’ingratitude.
— Toi. Dehors.
Elle savait simplement que dans ce genre de moments, c’était son maître qui agissait. Alors elle ne fit rien d’inapproprié.
— Bien, Capitaine.
Elle s’exécuta docilement et quitta la pièce. Mais avant de partir, Dietfried la vit poser une main discrète dans le dos de la femme, comme si elle réconfortait sa propre mère. Une légère expression, différente de son visage habituellement inexpressif, s’afficha.
Elle ferma un instant les yeux, comme pour repousser l’émotion qui l’envahissait, puis gravit les marches. Et retourna vers un monde de lumière.
Les œuvres récupérées par Dietfried furent mises en exposition permanente dans une galerie d’art de Leidenschaftlich. Elles devinrent rapidement des pièces phares, attirant de nombreux visiteurs.
La Guerre Continentale avait laissé à tous des souvenirs douloureux. L’artiste y avait perdu la vie. De plus, il comptait aussi parmi les jeunes écrivains de Leidenschaftlich, ce qui faisait que son histoire résonnait particulièrement dans les cœurs, en ces temps de reconstruction d’après-guerre.
Pour la mère, cette soudaine mise en lumière était une forme de reconnaissance… compliquée. Mais elle avait fini par l’accepter. Car c’était toujours mieux que de laisser ces œuvres dans l’oubli. Il y avait des limites, disait-elle, à ce que les vivants pouvaient faire pour les morts.
Dietfried avait cru que leur relation s’arrêterait là, à cette visite, à cette transaction. Mais, contre toute attente, elle se prolongea.
Chaque fois qu’ils se croisaient lors des réunions liées à l’exposition, la femme venait lui poser des questions, tentant avec insistance de se familiariser avec le monde de l’art. Et lui, contre toute attente, prenait le temps de lui répondre.
Leur lien se limitait à cela. Mais pour quelqu’un comme Dietfried, qui ne souhaitait tisser de lien avec personne, c’était déjà exceptionnel. Peut-être, au fond, avait-il voulu faire un jour ce genre de chose avec sa propre mère.
Avec les années, cet homme autrefois froid, dur avec tous, semblait peu à peu s’adoucir.
Et s’il fallait chercher d’où venait cette influence, c’était surtout… de la jeune fille sans nom.
— Tu n’as rien de prévu demain, hein ?
Un jour, Dietfried interrogea la jeune fille sur son emploi du temps pour leur jour de repos.
— À partir du moment où vous me posez la question, Capitaine, tous mes plans s’envolent comme poussière au vent, s’il y en a.
— Tu sais répondre comme il faut, maintenant.
Elle avait, en réalité, toujours fait passer Dietfried avant tout. Sa réponse n’en était que plus exacte.
Lorsque leur jour de repos arriva enfin, Dietfried et la jeune fille partirent visiter un terrain situé à Leiden. Devant le manoir qui se dressait au bout d’un chemin bordé d’un vert luxuriant, Dietfried afficha un sourire satisfait.
— Jolie maison, pas vrai ?
La quête d’un foyer, entreprise par cet homme peu porté sur le confort domestique, après la guerre, avait trouvé sa fin peu après qu’ils eurent récupéré les peintures. Lors de ses visites fréquentes à la galerie pour contribuer à l’exposition, un marchand d’art qu’il connaissait l’avait mis en contact avec un riche propriétaire, lequel possédait une villa laissée vacante. Elle nécessitait des rénovations en profondeur, mais…
Elle remplissait parfaitement les critères que Dietfried avait posés.
C’était une vieille bâtisse, certes, mais habitable après restauration.
Son apparence extérieure était soignée, digne d’une demeure bourgeoise.
Son emplacement était idéal : non loin de la capitale, et entouré de verdure.
Un lieu qui aurait pu hanter ses pensées, autrefois, lorsqu’il rentrait du champ de bataille.
Dans le jardin, suffisamment spacieux pour accueillir potager et massifs de fleurs, se trouvaient deux balançoires en bois, vides. Des enfants avaient dû habiter ici. Dietfried ordonna à la jeune fille de s’asseoir. Pensant qu’il voulait tester la solidité du siège, elle s’exécuta sans poser de question. Mais, sans raison apparente, Dietfried s’assit lui aussi.
Le paysage qu’il découvrait depuis la balançoire était d’une quiétude presque dérangeante, trop paisible pour deux anciens militaires qui avaient longtemps vécu dans cette alternance de tuer ou être tués. Mais cette paix… était aussi quelque chose dont ils avaient besoin.
— Un manoir, hein…
Dietfried parlait d’une voix calme sans la regarder, les yeux perdus dans le paysage.
— Il est conçu pour que toi, moi, et pas mal d’autres puissions y vivre. Mais j’ai aucune intention d’y inviter qui que ce soit, à part Gil. Tu choisiras la chambre que tu veux. Si tu veux des meubles ou des décorations à ton goût, dis-le-moi avant. Sinon, je les choisirai moi-même.
— Je n’en ai pas.
— Je m’en doutais. Je les ai déjà choisis, de toute façon.
Le silence.
— J’aurais peut-être dû, au moins, te demander ta couleur préférée. Bah… Si ça te plaît pas, change tout à tes frais.
— Capitaine… C’est ici que nous allons rentrer, désormais ?
— Oui. C’est notre dernière demeure.
À ces mots, la jeune fille battit des paupières, surprise.
— Notre ?
Dietfried répondit d’un ton évasif :
— Je vais finir par faire de toi quelqu’un de présentable.
Chaque phrase qu’il prononçait semblait provoquer un changement en elle.
— Après tout, peu importe comment on regarde les choses… je mourrai avant toi.
Cette fois, le souffle de la jeune fille se bloqua.
— Je réfléchissais à ce que je pouvais te laisser.
Ses yeux, à présent, suppliaient silencieusement : « Ne dites pas ça ».
— Continue d’y vivre après ma mort.
Elle lui agrippa alors la manche, la serrant de toutes ses forces.
— Je ne veux pas.
Elle aurait sûrement pu apprécier la visite de cette maison… s’il ne lui avait pas parlé de cela. Elle, dont les pensées étaient souvent impénétrables, montrait pourtant des émotions, à sa manière. Et là, comme une enfant, elle secouait la tête en signe de refus.
— Capitaine… Je ne vous laisserai pas mourir.
Ses mots jaillirent comme arrachés de sa gorge.
Nul ne peut prévoir quand l’heure viendra. Mais entendre ainsi une prédiction voilée, même lointaine, de la mort de son maître…plongea la jeune fille dans le désarroi.
Elle qui, au combat, n’avait jamais prononcé le mot peur, tremblait à présent.
Car ce jour-là, on venait de lui offrir ce qu’elle n’avait jamais eu : un foyer.
Le domaine valait une petite fortune. C’était une récompense, un cadeau offert après une ère de conflits. Elle aurait dû en être heureuse. Mais elle ne l’était pas. Les biens matériels, l’argent, tout cela avait bien peu de valeur pour elle. Rien ne pouvait soulager sa solitude. Rien ne prouvait son existence. Rien ne pouvait lui donner d’ordres.
C’est pourquoi elle le préférait, lui, à tout le reste. C’était une bête sauvage, après tout. Un être humain encore incomplet. Et, à bien des égards, plus proche d’une machine. Un monstre qui ne connaissait pas l’amour.
— J’éliminerai tous vos ennemis.
Elle ne comprenait pas que ce que Dietfried tentait de lui offrir, là, maintenant… c’était de l’amour. Le maître de la bête se mit à rire doucement.
— On parle d’espérance de vie, là.
Il tendit la main. D’un geste naturel, il lui caressa la tête. Comme on apaise un animal effrayé. Jamais il n’aurait imaginé faire ça, autrefois. La toucher. Apaiser cette monstruosité.
— Je combattrai aussi votre espérance de vie.
— Quand tu dis ça, on a vraiment l’impression que tu peux y arriver, et ça fait peur.
— Je peux.
— Dis pas de bêtises. Pense un peu à la réalité. Il y a des choses que l’on ne peut pas contrer, même avec toute la volonté du monde.
Tout en se moquant d’elle, Dietfried plissa les yeux, un éclat vague de bonheur au fond du regard.
— Mais bon…Quand je pense que c’est toi qui vas t’occuper de moi…je trouve ça plutôt agréable. J’ai hâte.
— Ce ne sera pas agréable.
La voix de la jeune fille tremblait à peine.
Il la rendait triste. Et malgré cela, Dietfried poursuivit.
— Ça me fait plaisir.
Ces mots la firent flancher.
— Parce que tu m’as toujours eu à l’usure.
Peu de gens, peu de choses, pouvaient la déstabiliser.
— Je veux que tu pleures à mes derniers instants et puis mourir.
Autrement dit : cela suffirait à prouver qu’il comptait pour elle. Dietfried était un homme terriblement tordu. Mais ses sentiments… étaient profonds. La main qui lui caressait la tête se posa à présent sur ses yeux pleins de larmes.
Il essuya les gouttes avec ses doigts, mais déjà, il n’allait pas assez vite. Les larmes coulaient plus vite qu’il ne pouvait les chasser.
— Si tu ne veux pas que j’aie le dernier mot, alors au moins, souris un peu en t’occupant de moi.
Après avoir tenté d’essuyer ses larmes, voyant qu’elles ne cessaient pas, Dietfried sortit délibérément un carnet de sa mallette. Il l’ouvrit sur leurs genoux, à tous les deux.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Des propositions de noms.
— De noms ?
— Tu l’as oublié, idiote ? Tu n’as pas de nom.
— Mais j’ai « Ondine »…
— Ça, c’est juste un surnom. Une médaille militaire, pas un nom.
Dietfried tourna les pages. Sur beaucoup d’entre elles figuraient des prénoms, tous soigneusement choisis. À cette vue, les larmes de la jeune fille cessèrent. Un rare éclat d’enthousiasme brilla dans son regard. Elle finit par tourner les pages elle-même. Sur la dernière page figurait un nom unique, entouré d’un large cercle. C’était un nom de fleur.
— Capitaine…
La jeune fille leva les yeux vers lui. Il désigna le jardin, redevenu un enchevêtrement brouillon de plates-bandes oubliées.
— C’est celle-là, ta fleur.
— Ma fleur…
— Je vais aussi planter des bougainvilliers. Parce que c’est ma fleur. À force d’hésiter, j’ai fini par choisir celle-ci. En visitant cette maison, je t’ai imaginée debout parmi ces fleurs. Alors je me suis dit que ça suffisait. Même avec mon nom de famille, ça sonne bien. Pas mal, n’est-ce pas ?
Le visage de Dietfried se pencha vers celui de la jeune fille. Et, comme pour se moquer gentiment, il murmura tout près :
— Linaria Bougainvillea.
Ce nom, prononcé avec tant de douceur, s’imprima aussitôt en elle. Linaria. Une fleur délicate. Associé à celui des Bougainvillea, nobles et anciens, il formait un bouquet véritable. Un lien jadis impensable venait de naître. Ce nom en était l’incarnation.
— Linéria…
— Quelle prononciation horrible. Recommence.
— Linaria. Linaria Bougainvillea est mon nom.
Les larmes débordèrent à nouveau de ses yeux. Et, en voyant cela, Dietfried rit. Il fut sincèrement heureux.
— Je ne sais pas quoi vous offrir en retour. Pour cette maison. Pour ce nom.
— Ne te fais pas d’idées. Je te notifie d’un emploi à vie, sans te demander ton avis.
— À vos ordres.
— Tu n’auras pas le droit de démissionner.
— À vos ordres.
— C’est un rappel pour que tu n’oublies jamais que je suis ton maître. Rien à voir avec de la gentillesse.
— Ce rappel me rend heureuse.
— C’est bien toi, ça. Une vraie plaie !
— Je suis à l’image de mon maître.
— Tu t’exprimes vraiment trop bien, maintenant.
— C’est vous qui m’avez façonnée ainsi, Lord Dietfried. Je suis une bête sauvage. Je me transforme selon le comportement de mon maître.
— Tu veux dire que j’ai beaucoup d’influence ?
— Une influence immense. C’est pourquoi… je vous en prie, vivez longtemps. Et restez mon maître.
La bête pleurait.
— J’y mettrai du mien.
En la voyant passer doucement les doigts sur son nom inscrit dans le carnet, Dietfried songea : Combien d’années me restera-t-il à la regarder ainsi ? Il lui faudrait trouver des personnes dignes de prendre soin d’elle après sa mort. Lui trouver des amis. Sans quoi ses chaînes se délieraient. Peut-être fallait-il la faire quitter l’armée. Mais pour faire quoi ? Des dizaines de pensées l’effleurèrent… puis s’évanouirent.
―― Pas encore.
Il n’était pas prêt. Pas encore. Pour l’instant, il voulait simplement rester là. Consoler cette bête en pleurs. Profiter de l’instant où il était nécessaire. Dietfried Bougainvillea… avait une manière d’aimer terriblement maladroite.
— Linaria… Même si tu dois un jour mourir dans la solitude,
avec ça…on reposera ensemble. Dans la même tombe.
C’est l’histoire d’un amour… qui aurait peut-être pu exister.