VE - Last letter : Livret 1
Ann Magnolia et son dix-neuvième anniversaire
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Traduction : Raitei
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Il y avait un certain nombre de choses que je devais faire en ce jour spécial qu’était aujourd’hui. Je me levais en cette matinée en partant vérifier la météo. Comme si un conte commençait, je tirais les rideaux et regardais par la fenêtre.
La lumière éclatante du jour m’aveuglait.
Aujourd’hui, il faisait beau. Le savoir me rendait heureuse.
Heureuse de m’être réveillée dans un bain de soleil.
Heureuse de ne pas avoir à m’inquiéter que ma lettre soit trempée par la pluie. C’était comme si la simple véracité de ces faits bénissait cette journée.
—— Je suis heureuse.
Très heureuse.
Je ne disais pas cela d’ordinaire, mais aujourd’hui, j’en avais l’envie, alors je murmurais la chose suivante en me rallongeant : « Bonjour ».
Enrouée par le sommeil, ma voix résonna dans la chambre silencieuse. Je flânais, à la recherche de quelqu’un à qui adresser ce « bonjour ». Mais je ne trouvai personne pour l’entendre, et mes mots se dissipèrent en vain, quelque part.
Lorsqu’on est seul, les mots meurent aussitôt qu’ils naissent. C’était une vérité de ce monde. Tels des fleurs fanées avant même de changer de couleur, tels des oisillons incapables de supporter le froid mordant de l’hiver, mes mots mouraient aussitôt. Car ces derniers sont des outils permettant aux gens de communiquer leurs intentions. S’il n’y a personne pour les recevoir, ils meurent. C’était une évidence.
Personne ne me répondrait par un « bonjour ». Il n’y avait personne dans cette maison pour échanger une salutation matinale. Que cela sonne comme une évidence pour autrui, sûrement. Mais dans mes souvenirs, une voix que j’avais oubliée me répondait. Dans une voix douce et chaleureuse, qui devait être celle de ma mère, les mots me revenaient.
— Bonjour, Ann.
—— Bonjour.
— C’est un jour spécial, n’est-ce pas ?
—— Je sais. Je les ai comptés sur mes doigts.
— Ton anniversaire tant attendu.
Je hochai la tête et me redressai. Aujourd’hui, j’avais dix-neuf ans. Douze années s’étaient écoulées depuis que j’avais été laissée seule, à l’âge de sept ans. Je réfléchissais profondément à cette réalité, seule, avec fierté. Je quittai ma chambre toujours vêtue de mon déshabillé, me dirigeant vers l’escalier en colimaçon. Des portraits étaient suspendus en enfilade le long du mur.
— Eh bien, tu sors habillée ainsi parce que tu es à la maison ?
Ce mur décoré de tableaux de famille me terrifiait quand j’étais enfant, mais cela avait changé une fois que ma mère y avait été ajoutée. Je montais et descendais ces marches je ne sais combien de fois chaque jour, mais la seule peinture vers laquelle mon regard se posait quelques secondes était celle de ma mère et de moi enfant. Si, par hasard, quelque chose appelée « amour » avait une force, pensai-je, si une énergie résidait dans la chose, cette image ne commencerait-elle pas un jour à se mouvoir ? Puisque c’était la seule que je regardais avec tant de nostalgie…
Je finissais par me bercer de telles illusions.
— Je ne changerai pas, peu importe combien de fois tu me regardes. D’ailleurs, tu ne trouves pas que mon teint est un peu terne sur ce portrait ? J’aurais dû demander qu’on y ajoute plus de peinture.
Bien sûr, j’inventais cette discussion.
Après avoir descendu les marches, je me rendis à l’entrée, dont la porte était un peu usée. Il fallait que je fasse appel à un réparateur. Cette maison était un être vivant, tout comme moi, et puisqu’elle était déjà assez vieille, elle se cassait toujours quelque part.
— Je voudrais aussi que tu prennes soin du jardin. Quand as-tu tenu un balai pour la dernière fois ?
En sortant, le paysage s’offrit à moi dans son intégralité. Il n’y avait que des prairies verdoyantes et des allées bordées d’arbres. Cette vue idyllique était affreusement monotone, mais par-dessus tout, elle était belle. Si l’on formait un cadre avec ses doigts, on obtenait immédiatement une carte postale.
Dans tout le secteur, aucune autre maison n’était en vue. Évidemment. Ce domaine appartenait aux Magnolia. Ce panorama m’appartenait donc, à moi, l’héritière de la famille. Tant que je ne vendais ou ne cédais pas ce domaine, ce paysage ne changerait jamais. Et, comme les chefs de famille précédents, je ne souhaitais pas qu’il change.
Je ne souhaitais pas non plus quitter cet endroit. Même si j’étais seule.
— Ann, allons voir dans la boîte aux lettres.
Je jetai un œil à l’intérieur. Peut-être parce qu’il était encore tôt, elle était vide.
— Cela ne saurait tarder.
Aujourd’hui était le jour de ma naissance, moi, Ann Magnolia. Chaque année pour mon anniversaire, je recevais des lettres de ma mère défunte. Des lettres de ma mère, qui désormais n’existait plus que dans un portrait, me parvenaient.
« Il n’est pas de lettre qui n’ait pas besoin d’être délivrée, jeune maîtresse. ». Plus précisément, des lettres empreintes des sentiments de ma mère, dictées à une poupée de souvenirs automatiques, m’étaient envoyées. C’était une histoire étrange, mais bien réelle.
« Poupée de souvenirs automatiques ». Bien du temps s’était écoulé depuis que ce nom avait fait sensation. L’inventeur en était un éminent spécialiste des poupées mécaniques, le professeur Orlando. Son épouse, Molly, était romancière, et tout avait commencé lorsqu’elle avait perdu la vue. Il avait alors créé une machine pour écrire à la place de sa femme bien-aimée, et l’avait baptisée Poupée de Souvenirs Automatiques.
Aujourd’hui, les personnes exerçant ce métier d’écrivain public portaient aussi ce nom.
Quand j’avais sept ans, ma mère, gravement malade, avait fait venir à notre manoir une magnifique poupée de souvenirs automatiques aux orbes bleus. Elle lui avait dicté plusieurs lettres, puis engagé une société postale pour les livrer même après sa mort. Elle avait préparé en secret plusieurs décennies de lettre d’anniversaire pour sa fille chérie.
La personne à l’origine de cette demande était excentrique, mais ceux qui l’avaient acceptée l’étaient tout autant. Ne s’étaient-ils pas demandé si quelqu’un finirait par abandonner cette mission ? Avaient-ils accepté un contrat aussi lourd et contraignant sans jamais décliner parce qu’ils étaient de piètres commerçants, ou simplement trop bons ?
Ayant grandi pour devenir une jeune femme respectable avec une certaine compréhension du monde, je m’interrogeais. C’était sûrement parce qu’ils étaient de bonnes personnes. Grâce à eux, même si je n’avais plus aucun parent aujourd’hui, au moins le jour de mon anniversaire, je pouvais me rappeler ce que cela faisait d’être aimée.
Ainsi, je restais plantée là, fébrile, devant la boîte aux lettres. Les yeux fermés, je dépoussiérais la boîte de mes souvenirs.
—— Je me souviens. Elle était venue. Elle était là, silencieuse, en train d’écrire des lettres. Je me souviens de cette personne, et du sourire de ma mère. C’est gravé en moi, jusqu’à ma mort…
Ce court moment m’avait profondément marquée. À l’époque…
À l’époque, cette Ann Magnolia avait les cheveux à la texture ondulée et encore courts. Elle était capricieuse et faisait semblant d’être plus grande. C’était une enfant sans défense. Une toute petite fille. Quel âge avait-elle ? Sept ans. Un âge où l’on désire encore sa mère. Sa mère était son monde. Si elle mourait, elle ne pourrait même plus respirer. C’était ce genre d’enfant. Elle savait que ses émotions étaient instables, et qu’elle avait tendance à agir de manière un peu excessive.
La plupart des gens me traitaient avec bienveillance, et s’arrêtaient là. D’autres, attirés par ma fortune, tentaient de se rapprocher, mais dès qu’ils comprenaient que je ne me laissais pas faire, ils disparaissaient aussitôt.
Cette personne…cette personne… Violet Evergarden. Cette poupée de souvenirs automatiques était différente des autres, pensais-je… Chaque fois que je me demandais en quoi elle était différente, je me retrouvais à réfléchir.
À cette époque, la petite Ann Magnolia que j’étais tomba amoureuse d’une étrange jeune fille apparue soudainement. Un amour enfantin, né de l’admiration. Elle aimait et détestait à la fois cette poupée de souvenirs automatiques qui lui avait volé le temps avec sa mère.
—— Qu’est-ce que j’aimais chez elle ?
Elle était taciturne et peu sociable. Une poupée de porcelaine silencieuse. Elle paraissait très adulte. Mais rétrospectivement, elle réagissait souvent comme une enfant ignorante. Même lorsque je lui donnais des poupées, elle ne savait pas comment jouer. Elle ne comprenait pas les énigmes. Même quand je lui faisais toucher des insectes, elle ne fuyait pas comme ma mère ou notre domestique. Quand je l’invitais à tourner en se tenant la main, nous le faisions encore et encore.
— Fufu…
C’était une personne étrange. Oui, étrange.
Les enfants observent les adultes et les jugent : sont-ils effrayants ou idiots ? Alliés ou ennemis ? Donnent-ils des bonbons ou non ?
Ils les fixent très intensément, et évaluent. Elle… cette magnifique poupée de souvenirs automatiques… Violet Evergarden… n’était pas une adulte.
—— Oui, elle était… comment dire ? Elle était Violet Evergarden tout simplement.
C’est pourquoi je m’étais blottie contre elle, car elle était ma semblable. Comme deux chats qui se blottissent l’un contre l’autre, pensai-je.
C’était une jeune fille magnifique. Une créature sublime.
J’aimais son étrangeté tant elle me paraissait formidable.
Où était-elle, et que faisait-elle ? Je me le demandais bien.
J’ai dix-neuf ans maintenant, mais à l’époque, elle devait être encore plus jeune que je ne l’étais aujourd’hui. Le fait qu’elle ait des bras mécaniques laissait aisément imaginer ce qu’elle avait vécu durant cette période où la guerre venait tout juste de se terminer… Mais il ne faisait aucun doute que sa vie avait connu bien plus de hauts et de bas que je ne l’imaginais.
Si elle ne montrait pas beaucoup ses émotions, était-ce parce qu’elle portait une blessure au fond du cœur ? Elle était pourtant si belle et avait sûrement conquis le cœur de quelqu’un de merveilleux, à présent…
Je secouai la tête de gauche à droite. Je ne devais pas nourrir de soupçons infondés à son sujet. Je ne devais pas remuer le passé, celui d’Ann Magnolia à cette époque, et le salir. Même si je n’étais qu’avec moi-même, je ne devais pas faire cela. Car toutes les joies et les peines de ce temps-là appartenaient à mon ancienne moi, celle qui avait traversé ces jours. À présent adulte, je ne devais pas m’immiscer dans le paysage mental de celle que j’étais auparavant, comme une étrangère.
Ayant grandi, j’observais les terres qui m’appartenaient, s’étendant à l’infini. L’odeur de l’herbe et des fleurs qui frémissaient doucement au gré du vent, le gazouillement des oiseaux, les nuages qui se déplaçaient lentement dans le ciel bleu. Tout semblait pouvoir rester ainsi encore cent ans.
— Ce n’est pas encore arrivé, hein. Allons prendre le petit-déjeuner.
Le facteur ne se montrait pas, je n’avais donc pas d’autre choix que de retourner à l’intérieur du manoir.
Ces derniers temps, je travaillais depuis la maison. Autrefois, étudiante, je sortais pour profiter du monde, mais j’avais fini par comprendre que ce que j’aimais le plus, c’était de rester chez moi. Peut-être que le fait d’être casanier était un trait de la lignée des Magnolia.
Quant à mon travail à domicile, j’offrais des services de conseil juridique. Enfant, j’avais été mêlée à des querelles entre mes proches à propos de moi et de mes biens. C’était sans doute la raison.
Ma mère m’avait laissée aux soins d’un conseiller juridique compétent. Une personne d’une intégrité remarquable, qui veillait encore aujourd’hui sur moi.
Petite, j’étais douée pour attraper des insectes inconnus, mais je n’avais aucun moyen de me défendre contre ceux qui voulaient à tout prix me prendre ce domaine. J’avais commencé à travailler dans un centre d’information juridique de la ville, grâce au conseiller qui m’avait prise sous son aile, et tout récemment, j’étais devenue indépendante. Vivre en ville m’avait permis de réaliser bien des choses.
Qu’il existait beaucoup de personnes non protégées, contrairement à moi. Et que ce n’était pas par choix, mais en raison de l’environnement dans lequel elles avaient grandi.
L’essor du métier de poupée de souvenirs automatiques s’expliquait par un contexte similaire. Certains enfants travaillaient comme des adultes sans pouvoir aller à l’école. Devenus grands, ils ne savaient même pas écrire leur propre nom pour signer un document. Les personnes élevées dans des environnements où personne ne les aidait n’étaient pas rares. On disait que le taux d’alphabétisation augmentait, mais il fallait encore longtemps pour que cela devienne une exception.
Comme pour le métier d’écrivain public, la loi permettait aussi de devenir l’allié de quelqu’un. Je croyais que cela était particulièrement nécessaire pour les enfants rejetés comme moi, et pour les jeunes qui s’apprêtaient à entrer dans le monde adulte. Car en acquérant du savoir, ils pouvaient changer radicalement leur avenir.
« La loi est une arme », disait mon conseiller juridique. Je partageais ce point de vue. Mon patrimoine avait été protégé à maintes reprises grâce à ça. Certains disaient que c’était l’éducation qui faisait office d’arme, mais les situations où on pouvait l’utiliser étaient trop limitées. Les armes prenaient tout leur sens quand il fallait se défendre face à une injustice ou une attaque.
Si possible, je voulais être quelqu’un capable de protéger autrui. Je voulais dire à ceux qui étaient perdus et qui n’arrivaient même plus à avancer : « Tout va bien, je serai votre alliée ».
Car j’aurais voulu que quelqu’un me dise cela, lorsque j’étais seule. Ma motivation, quelque peu prétentieuse, à choisir le droit, venait de ce genre de pensée. Comme je travaillais à la maison, mes revenus étaient modestes. Honnêtement, beaucoup pensaient que c’était un passe-temps de riche héritière et cela me convenait bien ainsi. Les personnes qui venaient jusqu’à ce lieu reculé étaient en général dans des situations critiques. Ils n’avaient plus rien. Ceux qui possédaient quelque chose allaient en ville. Là-bas, ils baissaient la tête devant des spécialistes réputés, recevaient un thé raffiné… et engageaient une conversation des plus distinguées en le sirotant.
Si possible, j’aurais aimé me rapprocher des gens, comme elle. Comme cette poupée de souvenirs automatiques qui m’avait dit, ce jour-là, que j’avais le droit de pleurer. Même si ce n’était que pour ma propre satisfaction.
D’ailleurs, pensai-je en regardant le calendrier, aujourd’hui était mon anniversaire, donc je n’avais rien prévu à part attendre le facteur, mais un client venait demain. Je devais au moins nettoyer un peu le salon.
— Dis, Ann. C’est ton anniversaire, tu ne veux pas sortir avec des amis et partager un bon repas ?
Je devais balayer le sol, retirer les déchets du tapis et enlever la poussière des meubles.
— Même manger quelque chose de bon suffirait, Ann.
Oui, je me devais de préparer des petits gâteaux pour le client de demain. Ce serait aussi une façon de fêter mon anniversaire.
— Ann, tu ne te sens pas seule, toute seule ?
Si je ne me trompais pas, cette personne avait mangé avec plaisir les gâteaux que j’avais faits la première fois. Il avait un faible pour les sucreries. En repensant à l’image de ce jeune entrepreneur, gêné, mais ravi en les dégustant, un sourire me vint naturellement.
Parmi ceux avec qui j’étais en contact actuellement, il était peut-être celui dont je guettais la visite avec le plus d’attente. Je pensais que les hommes étaient des êtres renfrognés et grognons, mais lui était attendrissant.
Je retroussai mes manches avec un petit « bon, allons-y » et me dirigeai vers la cuisine.
— Livraison.
La sonnette retentit, suivie de la voix d’un visiteur. Je lâchai précipitamment le bol et le fouet et me mis à courir. Voilà ce qui arrive quand on faisait la cuisine pendant une heure à moitié impliquée. J’étais couverte de farine et en tenue peu convenable pour me présenter devant quelqu’un, mais tant pis.
- J’arrive !
J’ouvris la porte avec entrain. Devant moi se tenait un postier vêtu de l’uniforme du bureau de poste de la ville, que je connaissais bien. Ma déception fut telle que même moi, je trouvais cela puéril. Sans remarquer mon expression, il me demanda de signer pour la livraison express, sans un regard. Mon attitude en devint involontairement impolie.
—— Ce n’était pas CH…
Les lettres d’anniversaire de ma mère étaient conservées par la compagnie postale CH, une société basée à Leiden, la capitale de Leidenschaftlich, ancienne nation militaire du Sud. Si une autre entreprise se présentait, cela signifiait que le courrier ne venait pas de ma mère.
— Merci beaucoup.
J’avais reçu trois colis. Une pendule de table envoyée par mon conseiller juridique. Les deux autres contenaient des accessoires et une longue robe en vogue en ville, offerts par des amies.
À dix-neuf ans, certaines personnes se mariaient et avaient des enfants. Toutes mes amies proches s’étaient mariées rapidement. Au fond de moi, je pensais qu’à l’ère des femmes actives, se replier sur soi était un gâchis, mais une part de moi enviait tout de même qu’elles aient trouvé quelqu’un si tôt.
— Tu n’as pas besoin de te presser. Si tu ne veux pas, tu n’as pas à le faire.
J’avais perdu ma mère, hérité de cette vaste terre et de ce manoir bien prestigieux. Je ne pouvais m’empêcher de penser qu’avoir une famille serait peut-être une bonne chose.
—— Une famille… une famille, hein ?
En voulais-je vraiment une ? Était-ce un vrai désir ?
Cette question, née d’un élan sincère, fut la première à émerger. Avoir une famille, c’était aussi accueillir la vie d’un autre en soi. Un choix lourd de sens, qu’on ne pouvait prendre à la légère.
« Pour le meilleur et pour le pire », beaucoup prononçaient ces mots à la légère. Mais combien en comprenaient vraiment le sens ? Mes amies mariées.
Les passants croisés en ville. Les couples, les familles du monde entier… Tous. Comprenaient-ils vraiment ?
La plupart ne voyaient que les jours heureux. Alors, quand survenait l’épreuve, la douleur inattendue… étaient-ils prêts à y faire face ? Ne finissaient-ils pas par penser qu’il aurait mieux valu ne jamais aimer ?
— Les humains sont faits pour aimer, Ann, c’est ainsi qu’ils cherchent le bonheur.
D’après mon expérience, ayant déjà vu partir la personne la plus chère à mon cœur, la vérité était que je ne voulais plus jamais revivre cela. Qu’on me demande de le faire une seconde fois était au-delà de mes forces. Même vingt ans plus tard, la douleur restait douleur.
Je sortis de mes pensées et revins à la réalité.
Des rubans colorés, de somptueux papiers d’emballage, de splendides présents… Mon esprit sociable commençait à fléchir, mais ces personnes étaient précieuses à mes yeux. Il me fallait leur écrire des lettres de remerciement sans tarder. Dans ce genre d’attention, la promptitude est gage de sincérité. Je devrais regagner ma chambre, retrouver mon papier à lettres et mes enveloppes. Ils étaient là, quelque part.
— Ann.
—— Ah, mais était-ce un joli papier à lettres ?
Peut-être devrais-je en choisir un autre, plus digne de ces merveilleux présents.
— Ann, écoute-moi.
Ils avaient sûrement été choisis avec soin, alors je devais leur répondre avec la même délicatesse. Il y avait tant de détails à prendre en compte. Je devais me dépêcher et vite.
— Je t’en prie, écoute.
Personne ne le ferait à ma place. C’était à moi de le faire. Quoi qu’il arrive, je me devais de le faire. Goûter la joie et la peine toute seule, et tout achever rapidement.
Parce que j’étais seule. Vite. Il fallait que je le fasse vite.
Pourtant, je n’arrivais pas à bouger.
— Ann.
J’étais en train de faire des gâteaux et écrire des lettres de remerciement nécessitait un peu de préparation. Et surtout, je ne pouvais me calmer tant que la lettre de ma mère n’était pas arrivée. Je multipliais les raisons, les excuses pour ne pas me lever.
— Ann… ce n’est pas grave.
Je me sentis soudainement épuisée. Tout me semblait pénible. Mes mains encore couvertes de farine, toujours en tablier, je me laissai tomber sur le canapé, roulée en boule. Malgré les merveilleux cadeaux reçus, le bonheur ne durait pas. Même si c’était quelque chose qui aurait dû me mettre de bonne humeur pour toute la journée, ce bonheur ne durait pas.
Il ne durait pas.
— Ann, ce n’est pas grave.
Aujourd’hui était un jour comme ça.
— Ann, ne force pas. Je suis désolée.
—— Je suis désolée.
— Désolée…
—— Je suis désolée.
— Ann, je suis désolée…
Pour moi, mon anniversaire était…
— …le jour où je t’ai laissée, alors que tu étais si petite.
…ce n’était pas mon jour. C’était celui de ma mère.
—— Maman. Pourquoi ? Pourquoi, hein ? Pourquoi, maman ? Pourquoi es-tu morte avant les mères des autres enfants ? Qu’est-ce qui n’allait pas ? Ma naissance t’a-t-elle causé du tort ? Si c’est le cas, alors je n’aurais pas dû naître.
Je t’aimais, maman. Tu le savais ? Je t’aimais tellement, tellement fort. Tu en avais marre de l’entendre ? Mais tu ne le savais pas, pas vrai ? Même si tu le savais, tu ne mesurais probablement pas à quel point je t’aimais. J’en suis sûre.
Quand je m’en suis rendu compte, je passais plus de temps à te voir dans une tombe qu’ailleurs. Mais tu es partout dans notre maison. Sur le canapé où tu t’asseyais souvent. Dans la musique que tu aimais. Dans le lit qui garde encore ton parfum. En moi, qui te ressemble de plus en plus chaque jour.
Maman, maman, maman, tu me rappelles sans cesse combien je t’aimais. Petite, tu étais mon tout.
Maman. Tu m’aimais, je le sais. Mais moi aussi, je t’aimais. C’est moi qui… c’est moi… j’étais… j’étais celle qui…
Ah, maman. Il y a tant de choses que je voudrais te dire. Mais si je ne devais choisir qu’une chose, ce serait celle-ci :
Maman, tu es partie sans jamais savoir à quel point je t’aimais, n’est-ce pas ?
Je t’aimais bien plus que tu ne l’aurais imaginé. Ta mort m’a plongée dans une douleur si vive que j’en avais le souffle coupé. On dit souvent que le temps guérit toutes les blessures. Mais je hais cette phrase. Ce n’est pas la guérison… c’est l’oubli, n’est-ce pas ? Les voix, les visages, les souvenirs… tout finit par s’effacer. « Ah oui, maman aimait ça. » « Ah oui, maman détestait ça. »…
Finalement, je me blâme énormément de les avoir oubliés en me disant : « Comment as-tu pu oublier ? Elle était tout pour toi ». « Comment as-tu pu oublier ? Elle était ta seule famille. »
Ce cycle de remords n’a pas de fin.
Je t’adorais, maman. Je t’aimais. Je t’aimais… Et c’est justement parce que je t’aimais que mon cœur semble se briser.
Il se brise à chaque anniversaire.
Il se brise. C’est douloureux, et je n’y peux rien.
Des larmes coulaient sur mes joues alors que j’étais allongée sur le côté. J’attendais cette journée avec tant d’impatience que je ne savais plus quoi faire de moi-même, et pourtant, encore une fois cette année, je me retrouvais à pleurer. Ça aurait été si bien si j’avais pu accueillir cette journée avec le sourire.
Un anniversaire est un jour spécial.
Pour le monde, ce n’était qu’un jour comme un autre. Mais pour moi, c’était un jour spécial. Parce que… Parce que c’est le jour où j’avais l’impression que maman revenait vers moi.
Je l’attendais avec tant d’enthousiasme que je ne me contrôlais plus. Et en même temps, j’étais accablée d’une tristesse immense. Parce que l’absence de ma mère me sautait aux yeux plus que jamais. Parce que la réalité de son absence me frappait de plein fouet.
Le destin me parlait. Ou peut-être Dieu lui-même :
— Hey… Ta maman n’est plus. Combien de temps vas-tu encore pleurer ? Lève-toi. Tant que tu es en vie, lève-toi.
Le monde étant si impitoyable, je ne pouvais qu’acquiescer de la tête avec un « Oui, oui, c’est vrai ».
En me jetant à corps perdu dans l’agitation, je parvenais encore à tenir debout, comme si c’était ce que le destin, ou Dieu attendait de moi. Je ne me sentais pas vraiment seule. Je ne pleurais pas. Après tout, douze années s’étaient écoulées. Pleurer encore aujourd’hui… c’était étrange, non ?
Je n’étais plus une enfant. Je ne devais pas pleurer trop souvent. Ce ne serait pas bien. Pas digne d’une fille appelée à devenir la cheffe de la famille Magnolia. Je devais devenir qui rendrait fière ma mère, là, depuis son portrait. C’était la seule façon que j’avais de prouver ma valeur.
N’est-ce pas ?
Mais ce jour-là, le jour où j’ai compris que ma mère m’aimait vraiment… je n’étais plus rien.
Je m’étais effondrée.
La petite Ann Magnolia de sept ans, était revenue. Elle disait tout.
Elle finissait toujours par dire les choses. Encore et encore.
Elle disait ce que je gardais enfoui au fond de moi.
— Je me sens seule.
Il y avait autant de façons de passer un anniversaire qu’il y avait d’années. Il y avait sûrement des millions de gens dans le monde dont l’anniversaire tombait aujourd’hui. Comment passaient-ils leur journée ? Dans l’épanouissement ?
Il y en avait aussi, c’était certain, qui vivaient sans connaître ou sans se rappeler leur date de naissance. Alors non, je n’étais pas malheureuse. Je ne me comparais pas aux autres. Pas du tout. Parce qu’il y avait sûrement, quelque part dans le monde, des gens qui se sentaient aussi seuls que moi.
J’avais appris une autre chose en travaillant en ville : la solitude n’était pas propre à moi. Beaucoup de gens venaient au cabinet pour parler de leurs problèmes. Tout le monde portait ses propres fardeaux et se retrouvait un peu seul, d’une manière ou d’une autre.
Ce n’était pas que moi. Alors je ne me sentais pas seule, car il y avait cette personne-là, cette personne-ci et celle-là encore. Tout le monde, à sa façon, était animé d’une tristesse.
— Il faut que je me lève.
Par réflexe, j’avais appris à ne plus me laisser engloutir par cet océan de tristesse. Il s’agitait dans ma tête comme un fléau… et pourtant, il avait quelque chose de rassurant. Il me berçait doucement, me noyant dans une tendresse triste tournée contre moi-même.
Mais je savais qu’il ne fallait pas m’y attarder trop longtemps. Si j’allais trop loin, je ne pourrais plus jamais remonter à la surface. La peine, aussi profonde soit-elle, n’allait pas faire à manger ou préparer des pâtisseries pour les invités. Alors je pris une grande inspiration, et commençai à dresser la liste de ce qu’il me restait à faire. Préparer les gâteaux. Nettoyer la maison. Découper mes vieux tabliers en chiffons.
Et puis… et puis…
— Mlle Magnolia, vous êtes là ?
Un événement réel m’extirpa aussitôt de ma rêverie. Je me précipitai jusqu’à la porte d’où provenait la voix. Lorsque je l’ouvris d’un geste brusque, mes pas résonnèrent lourdement sur le sol, bien loin de l’élégance à laquelle j’aspirais. Deux visiteurs se tenaient là.
— Hein ?
L’un d’eux était… Ah, enfin. Un facteur vêtu de l’uniforme CH. Il tenait sous le bras une lettre et un colis, très probablement le cadeau prévu par ma mère pour aujourd’hui.
— Ah, excusez-moi. Allez-y d’abord.
L’autre visiteur n’était autre que le client attendu pour le lendemain. Un jeune entrepreneur aux allures de nomade. Ses vêtements, élégants, mais visiblement pas taillés sur mesure, semblaient choisis par nécessité plus que par goût.
S’était-il trompé de jour ?
— Heu, donc…
Ils s’étaient sans doute croisés près de la grille, tous deux venus pour moi.
Chacun avait dû proposer à l’autre de passer en premier, dans un échange de politesses. Le facteur de la CH, ayant finalement obtenu passage, il s’avança vers moi. Le visage légèrement tendu, il me tendit la lettre et le paquet avec une courtoisie mesurée.
— Je suis de la compagnie postale CH. J’ai en effet une livraison… Vous en avez sûrement assez d’entendre ce message chaque année, mais joyeux anniversaire, Mlle Magnolia.
Je ne l’avais jamais vu auparavant. Ce n’était pas le même que l’an dernier.
— A-assez ? Non, je ne m’en lasserai jamais.
Mais le fait qu’il dise ces mots montrait que les instructions de ma mère étaient toujours suivies et respectées par cette entreprise. C’était tout.
— Merci beaucoup. Vraiment… pour toutes ces années. Transmettez bien mes remerciements à votre président.
— O-Oui ! Notre président adore recevoir les retours de ses clients, alors je ne manquerai pas de le lui dire !
Je n’avais jamais rencontré le président de la compagnie postale CH, mais pour que quelqu’un d’aussi jeune parle de lui de manière aussi familière, c’était sûrement une personne remarquable.
— J’accuse réception du colis.
Je signai le bon. Le facteur esquissa un sourire, visiblement soulagé. Moi aussi, apaisée, je levai enfin les yeux sur lui. C’était un jeune homme, sans doute de mon âge. Son visage, constellé de taches de rousseur, paraissait encore plus juvénile lorsqu’il souriait.
— Je m’occupe de ce secteur maintenant. C’est une grande région, alors je me suis un peu perdu… Je vous ai fait attendre, n’est-ce pas ?
— Hein, non, pas tant que ça.
— Mais vous avez accouru aussitôt ce qui témoigne de votre impatience.
— Oui.
En repensant aux visages surpris des deux jeunes hommes lorsque j’avais ouvert la porte, une vague de honte me submergea. En tant que cheffe de la famille Magnolia, j’aurais dû offrir une image digne et élégante. Mais j’étais couverte de farine, les cheveux en bataille à force d’être restée allongée, et mes pas avaient résonné comme ceux d’un géant. Portant la main à mes joues, que je sentais sans doute rougir, je murmurai :
— Je suis désolée de vous offrir un tel spectacle… Je suis toujours un peu fébrile, ce jour-là.
— Absolument pas. C’est moi qui m’excuse d’être arrivé si tard. J’ai mémorisé parfaitement le chemin, alors comptez sur moi l’année prochaine pour vous faire la livraison sans faute.
Il s’inclina avec un « à bientôt » et courut vers sa moto stationnée. Après l’avoir vu partir, je me tournai vers l’autre visiteur qui avait patienté. Lui aussi tourna doucement les yeux vers moi.
— Bonjour.
Le soleil du matin avait cédé la place à l’éclat franc de la lumière de midi. Je m’étais sans doute attardée longtemps, affalée sur le canapé. Derrière la vitre, la saison du vert tendre dessinait un paysage qui aurait dû sembler étranger à mon humeur… Et pourtant, il s’inscrivait avec une justesse troublante dans ce tableau intérieur.
— Bonjour.
Ma voix se fit un peu aiguë.
— Je n’ai pas de farine sur le visage ?
En disant cela tout en frottant mes joues avec la manche de ma robe, il sortit un mouchoir de sa veste et me le tendit. Sans faire attention à mon visage figé par la surprise, il s’exclama avec tout le sérieux du monde :
— Ici, juste là.
— Ah, d’accord.
— Et là aussi.
— Pardon. J’étais en train de faire des gâteaux…
Me nettoyant avec le mouchoir soigneusement plié, j’eus presque l’impression d’être redevenue une enfant. C’était la deuxième fois aujourd’hui que mes joues devenaient rouges.
— Alors… que me vaut votre visite ?
— Ah, oui. J’étais dans les parages et… hum, j’ai entendu dire par Monsieur Robert, celui qui m’a recommandé à votre cabinet, que c’était votre anniversaire aujourd’hui. Alors… même si c’est présomptueux de ma part, je voulais vous le souhaiter…
Robert, le conseiller juridique qui me protégeait depuis l’enfance. Maintenant qu’il le disait, je me souvenais que c’était bien lui qui me l’avait présenté. Le budget ne correspondait pas à l’affaire, alors elle m’avait été transmise.
—— « Dans les parages » ?
Trouvant quelque chose de bizarre dans une partie de son discours, je demandai timidement :
— Dans les parages… Mon domaine est pourtant très grand…
Le silence.
— Vous consultez également M. Robert en plus de ma personne ?
Il leva la main dans ma direction comme pour me demander d’attendre et détourna le visage, l’air embarrassé. Avais-je dit quelque chose de déplacé ?
— Je retire ce que j’ai dit.
— Très bien.
— J’ai menti… Je voulais, hum… passer du temps avec vous, voilà tout.
— Haah…
Peut-être incapable de me regarder dans les yeux, il garda le visage détourné, parlant en direction du surlendemain :
— M. Robert est un ami que je voyais souvent au café que je fréquentais… C’est là qu’il a parlé de vous pour m’aider dans mes affaires… Et j’ai appris par lui, l’autre jour, que c’était votre anniversaire aujourd’hui. En effet, je ne suis pas simplement passé dans les parages. Il est impossible d’arriver ici sans véhicule. Je n’ai pas beaucoup d’argent, alors j’ai fini par venir à pied jusqu’ici. Mais ce n’était pas une coïncidence. Je suis venu ici avec un objectif en tête.
À ma question…
— Quel objectif ?
Il retourna la paume de sa main, celle qui m’avait demandé d’attendre, et me la montra. Comme pour dire : « c’est vous ».
J’en fus déconcertée. Ce genre de chose ne m’était pas arrivé souvent. Et lorsque c’était le cas, c’étaient généralement des gens attirés par ma fortune. Il était normal que je sois quelque peu méfiante.
— Voulez-vous entrer ? Si ce n’est que pour le thé, alors…
Quoi qu’il en soit, en tant que cheffe de la famille Magnolia, je devais accueillir un invité comme il se doit.
Une fois cette pensée bien installée, une alarme retentit dans ma tête : et s’il prenait cela comme une invitation ?
Ce n’était pas mon intention, mais que faire s’il le croyait ?
—— Qu’est-ce qui m’arrive ? Je ne sais même pas si je suis heureuse ou effrayée.
Ah… Mes battements de cœur étaient si forts.
Mes joues étaient si brûlantes qu’on aurait dit qu’elles allaient s’enflammer.
—— Quoi qu’il en soit, je dois dire quelque chose.
— Hum.
Alors que j’hésitais à parler, il secoua la tête.
— Ah, non. Je vais revenir demain de toute façon, donc je vais rentrer. J’ai déjà accompli mon objectif.
— Vraiment ? répondis-je, légèrement à contretemps.
J’étais un peu, voire même très soulagée de sa réponse. Je l’observai, alors qu’il n’essayait même pas de me regarder. Ses mains tremblaient. Bien qu’il donnât une impression détendue, c’était le genre de personne incapable de dissimuler ce qu’il ressentait.
— Je suis vraiment venu uniquement pour vous souhaiter un joyeux anniversaire. Juste avant d’arriver, j’ai longuement hésité à venir… Et comme je n’ai pas de présent digne d’une dame comme vous, alors je voulais au moins vous dire ces mots.
Cette phrase me surprit encore plus. « Au moins », avait-il dit. Y avait-il des mots plus explicites pour me transmettre sa bienveillance ?
— Je suis désolé. J’aurais au moins dû préparer quelque chose pour vous, n’est-ce pas ? Vraiment, me présenter les mains vides et à l’improviste… Je m’excuse vraiment pour ça…
— Non, je n’ai pas besoin de choses matérielles… Je préfère ce sentiment… de vouloir fêter cela juste parce que c’est mon anniversaire… et c’est bien plus précieux…
Les mots se brisèrent en moi, suspendus à mi-parcours. Qu’est-ce qui m’arrivait ? Là, dans l’instant, douleur et joie se mêlaient, enserrant ma poitrine jusqu’à l’étouffement. C’était presque trop. L’amour silencieux de cette personne face à moi, sa gentillesse, sa sincérité… toutes ces choses douces, simples, mais lumineuses, venaient se nicher dans les endroits les plus solitaires de mon cœur.
Et je vacillais.
— Ann, tu m’entends ?
Je devais reprendre mes esprits. Demain, je retrouverais mon calme.
Je ne devais pas ouvrir mon cœur aussi facilement maintenant.
— Ann, je t’en prie, écoute-moi.
Car le monde était cruel. Même si je tombais amoureuse de lui, des choses tristes finiraient par arriver.
— Bon. Si tu m’écoutes…
Peut-être était-ce un amour calculé. Il pouvait très bien faire semblant, être en réalité un homme horrible. Non, je devais m’interroger à ce sujet. Il était bel et bien venu ici à pied. Ses chaussures étaient pleines de boue. De l’herbe y était collée, comme s’il avait emprunté un sentier.
- Saisis cette opportunité !
Ah, Maman. À partir de maintenant, dans ces moments-là, je te poserai sûrement encore et encore des questions dans mon esprit. « Maman, est-ce que c’est juste ? Est-ce le bon chemin que j’emprunte ? » Car tu es la seule à m’avoir donné de l’amour sans demander rien en retour.
Alors, s’il te plaît, donne-moi une réponse.
— Crois en toi, Ann. N’aie pas peur de l’amour.
Je suis sûre que le tableau de ma mère m’avait murmuré cela.
Je tendis la main.
Je la tendis et saisis l’ourlet de sa veste.
— Je suis en train de préparer des gâteaux. Comme c’est mon anniversaire, je n’ai rien prévu, alors si vous le voulez bien… on pourrait les manger ensemble dehors ? Je n’ai besoin de rien de plus. Si vous voulez vraiment me donner quelque chose, alors offrez-moi un peu de votre temps afin que l’on fête mon anniversaire ensemble.
— Merci.
Il ne rejeta pas ma main couverte de farine. Il la prit, son visage rougissant fortement.
— Ce serait avec joie, dit-il trois fois environ.
La phrase « j’aime les gâteaux » fut probablement répétée cinq fois.
Je… je trouvai cela si drôle que j’éclatai de rire.
Ce jour-là était un jour spécial pour moi, mais pour le reste du monde, ce n’était pas du tout le cas.
Mais j’avais fait un petit effort. J’avais tout de même tenté de le rendre spécial par moi-même.
Désormais, je continuerai sûrement à voir les choses comme ça.
Je le ferai.
J’étais seule dans ce manoir. Mais j’étais la fille la plus spéciale au monde pour une certaine personne.
Il était permis de se faire plaisir, au moins pour son anniversaire. C’est ce que je me redis en lisant plus tard la lettre de ma mère.
Ann, joyeux anniversaire pour tes dix-neuf ans.
Je n’arrive pas à imaginer à quoi tu ressembles à dix-neuf ans.
Je me demande sincèrement comment tu vas.
Est-ce que tu te portes bien ? Est-ce que tu ne manques de rien ?
Je me demande si tu es devenue une merveilleuse jeune femme.
Ah, comme j’aimerais te voir. J’aurais tellement voulu te voir.
Tu n’as aucune idée de combien je t’aime, n’est-ce pas ?
Tu sais, ta maman aime cette toi de dix-neuf ans…
Et elle t’aimera tout autant lorsque tu en auras cent.
Je ne peux pas te le dire les yeux dans les yeux, alors je l’écris ici, du mieux que je peux.
Je t’aime.
Quoi que les autres puissent dire, moi je t’aime.
Tu as le droit d’être aimée.
Ma Ann, sois libre.
Ma Ann, ris de bon cœur.
Ma Ann, sois heureuse.
Ma Ann,
N’aie pas peur de l’amour.
— Ta maman
« Il n’est pas de lettre qui n’ait pas besoin d’être délivrée, jeune maîtresse. »