THE TOO-PERFECT SAINT T3 - CHAPITRE 2

Vers le royaume de Dalbert

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Traduction : Calumi
Correction : Opale
Harmonisation : Raitei

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Le prince Osvalt, Erza, Mammon et moi nous étions réunis dans la cour de mon manoir. Il était midi, exactement une semaine après le délai de réflexion qu’Erza nous avait accordé. Sous le soleil ardent du début d’été, le prince Osvalt et moi nous apprêtions à annoncer notre décision.

Erza écarta ses longs cheveux d’un geste.

— Puisque vous êtes venus sans faire d’histoires, j’imagine que vous avez décidé d’aller à Dalbert. C’est rassurant.

Elle avait raison. Nous avions pris cette décision six jours plus tôt, car l’église mère de Cremoux se trouvait à Dalbert.

Pour maintenir le Grand Cercle de Purification pendant mon absence, j’avais infusé davantage de magie dans les Piliers de Lumière. Alice, la Sainte qui me remplacerait à Parnacorta, était elle aussi capable de créer un Grand Cercle de Purification, mais je préférais lui épargner une telle responsabilité si possible.

— Oui, nous avons décidé de partir pour Dalbert, confirmai-je.

Mammon utiliserait son sort de déplacement dimensionnel pour nous y transporter.

— Bonne nouvelle. C’était la bonne décision. Merci d’avoir accepté d’y aller.

Cependant, je devais être honnête avec Erza quant au véritable but de notre voyage à Dalbert. Cela risquait de la contrarier, mais je tenais à tout lui dire clairement dès le départ.

— Erza, je ne me rends pas à Dalbert pour devenir Pape, mais pour convaincre l’église mère de Cremoux de me laisser rester à Parnacorta. Le prince Osvalt et moi souhaitons qu’ils comprennent que je ne devrais pas être le prochain Pape.

— J’accompagnerai Dame Philia et demanderai que ses vœux soient respectés, déclara le prince Osvalt.

Je n’étais vraiment pas la personne qu’il fallait pour ce rôle, et j’étais certaine de pouvoir l’expliquer clairement. Je devais espérer que l’église m’écouterait.

— J’ai déjà essayé, répondit Erza, — Mais peu importe ce que je disais, ils ont affirmé que c’était impossible. La volonté du Pape est absolue. Ils ont dit qu’il n’existait aucun moyen d’annuler sa décision.

Le postulat selon lequel la volonté du Pape était absolue constituait un principe fondamental pour tous les fidèles de la foi de Cremoux. On ne pouvait tout simplement pas y contrevenir ni l’ignorer. Je le comprenais parfaitement.

Pour nous, croyants de Cremoux, le Pape était le représentant de Dieu, un être divin. Désobéir à ses paroles revenait à se dresser contre Dieu lui-même. Et en tant qu’institution suprême de cette foi, l’église mère de Cremoux ne pouvait tolérer une telle chose.

— Je suis désolée pour vous. Vraiment. Alors, Sainte Salvatrice, acceptez donc la papauté, et je ferai en sorte que tous vos vœux soient exaucés dans la mesure du possible. Ne vous accrochez pas à de faux espoirs. Je détesterais vous voir déçue.

Comme je le pensais, Erza était vraiment une personne bienveillante. Je comprenais qu’elle ait rejeté notre vœu par inquiétude pour nous. Mais nous n’étions pas prêts à abandonner l’espoir. Le mot « abandonner » ne faisait même pas partie de notre vocabulaire.

Pendant un bref instant, un silence si complet s’abattit que l’on n’entendît plus que le bourdonnement et le chant des insectes. Erza ne détourna pas un seul instant son regard accusateur de moi.

Je répétai mes intentions.

— Même si cela s’avère réellement impossible, je pense que ce n’est pas vain de se battre. Je crois que si nous pouvons faire entendre notre voix, cela peut infléchir ce qui nous attend. Vivre dans ce royaume aux côtés de Son Altesse est mon plus cher désir.

— Pourquoi persistez-vous dans cette entreprise insensée ? Il n’existe aucune autre issue !

Je souhaitais passer ma vie de femme mariée avec le prince Osvalt dans notre royaume bien-aimé, et continuer à le servir en tant que Sainte. Pour ce futur-là, je pouvais m’accrocher à la moindre possibilité, si mince fût-elle. Qu’importe ce que les autres disaient, tant qu’il restait une once d’espoir, notre détermination ne vacillerait pas.

— Erza, votre raisonnement, c’est que ce que dit le Pape est absolu, donc sa volonté l’est aussi. C’est bien cela ?

— Oui. Pourquoi dites-vous une chose aussi évidente ?

— Et si un décret provenait de quelqu’un d’autre que Son Éminence ? Il ne devrait pas avoir un tel pouvoir contraignant.

— Hein ? Qu’est-ce que vous racontez ? Vous êtes en train de dire que vous pensez que quelqu’un d’autre aurait rédigé le testament de Son Éminence ?

— Oui, c’est exactement ce que je dis.

C’était là le cœur du problème. C’était la raison pour laquelle je doutais du contenu du testament du Pape, et pourquoi j’étais convaincue de ne pas être la bonne personne pour lui succéder.

— Mais… c’est impossible…

— Le testament a peut-être été falsifié.

Erza en resta sans voix, abasourdie.

Oui, j’étais prête à miser sur cette possibilité. Le testament du défunt Pape constituait le seul fondement de ma nomination en tant que prochain Pape, mais il était probable qu’il ait été falsifié. Si Son Éminence ne m’avait pas réellement désignée comme sa successeure, alors le mandat me nommant Pape devenait nul. Et pour ce qui était des preuves, j’avais trouvé des pistes.

— Le testament du Pape aurait été falsifié ? Vous êtes folle ? Vous avez le moindre fondement pour affirmer cela ? Si vous comptez avancer une telle chose, vous feriez bien d’être en mesure de l’étayer.

Il était naturel qu’Erza exige des preuves à l’appui d’une telle accusation. Qui aurait pu imaginer qu’une chose pareille soit possible ? Le testament du Pape s’apparentait à une révélation divine. Le modifier relevait du blasphème. Et cela ne profitait à personne. Il n’était donc pas étonnant que tout le monde ait présumé, sans le moindre doute, de son authenticité.

— Tout d’abord, dis-je, — Si Son Éminence avait réellement eu l’intention de me désigner comme successeur, je doute qu’il l’aurait annoncé aussi brusquement. Pour éviter toute confusion, il l’aurait fait savoir de son vivant. Il aurait au moins laissé entendre qu’il envisageait de me confier la papauté lorsqu’il m’a accordé le titre de Sainte Salvatrice. Cela relèverait à la fois du bon sens et de la courtoisie.

C’était précisément ce qui m’avait frappée en premier lieu. Même si les décisions du Pape étaient absolues, s’il avait en tête une successeure aussi inhabituelle, plutôt que de choisir parmi les Archevêques, il aurait dû consulter d’autres personnes et les préparer à cette éventualité.

Sachant que j’étais la Sainte de Parnacorta, Son Éminence aurait pris ses dispositions de son vivant en m’informant de ses intentions… ou du moins, c’est ce que l’on aurait été en droit de penser. J’avais entendu dire que le défunt Pape était un homme d’une grande intégrité et d’un jugement sûr. Quelle que soit la manière d’aborder la situation, il paraissait difficile d’imaginer qu’un tel homme ait laissé aux hauts dignitaires de l’église mère le soin d’interpréter son testament après sa mort.

— Vous marquez un point, admit Erza. — Mais l’Archevêque Henry a forcément reçu le testament directement de Son Éminence. Si quelqu’un l’a modifié, c’est forcément lui.

Elle avait raison. L’implication sous-jacente était que le seul coupable possible était l’Archevêque Henry. Dans mon esprit, cela ne faisait aucun doute.

L’ancien évêque de Parnacorta avait reçu le testament de Son Éminence et l’avait réécrit pour faire de la Sainte de Parnacorta le prochain Pape. Une histoire aussi tordue que lourde de sens.

— C’est exactement comme vous l’avez dit, Erza. Je pense que c’est l’Archevêque Henry qui a réécrit le testament.

Lorsque j’exprimai franchement ma théorie, Erza parut bouleversée.

— Quoi ? J-je n’arrive pas à y croire !

Il était en effet impensable d’imaginer Henry, un Archevêque, commettre un tel acte. Mais plus j’y réfléchissais, plus j’en arrivais à la conclusion que c’était bien lui qui avait falsifié le testament.

— Je comprends votre stupeur, dit le prince Osvalt à Erza. — J’ai ressenti la même chose lorsque Dame Philia m’a fait part de cette théorie.

Son Altesse avait eu la même réaction qu’Erza, ce qui était parfaitement compréhensible. Imaginer que l’Archevêque Henry ait pu falsifier le testament du Pape tenait de l’absurde.

— J’avais supposé que Son Éminence avait confié son testament à Henry parce qu’il allait être son successeur, déclara Mammon. — De cette manière, personne ne pouvait le modifier. Dans l’histoire, de nombreux Papes ont remis leur testament à leur successeur.

— Oui, c’est une hypothèse tout à fait plausible.

— Mais même si j’ai été surprise d’apprendre que vous seriez le prochain Pape, ajouta Erza. — Je n’ai jamais pensé une seule seconde que l’Archevêque Henry aurait pu falsifier le testament. Vous comprenez pourquoi, n’est-ce pas ?

Tout comme Mammon, Erza semblait croire que le fait que l’Archevêque Henry ait reçu le testament de Son Éminence signifiait qu’il devait être son successeur. C’était précisément cette idée qui rendait inconcevable, à ses yeux, qu’il ait pu le modifier.

— Est-ce si difficile d’imaginer qu’il ait refusé cette nomination ? Qu’il soit allé jusqu’à remplacer son propre nom par le mien dans le testament ?

— Et qu’aurait-il eu à y gagner ?

Devenir Pape revenait à diriger la foi de Cremoux et à devenir la personne la plus puissante du continent. Il n’était donc pas étonnant qu’Erza considère que l’Archevêque Henry n’avait aucune raison de rejeter cette charge.

— Ce qu’il aurait à y gagner ? Je n’ai pas encore parfaitement saisi ses motivations, répondis-je, — Mais il doit bien y avoir une raison qui l’a poussé à un tel acte. J’en suis persuadée.

— Une raison ? Vous croyez vraiment qu’il aurait préféré vous désigner comme prochain Pape à sa place ?

— Oui, je le crois. J’aimerais pouvoir l’entendre de sa bouche, mais cela ne sera sans doute pas chose facile, n’est-ce pas ?

Le plus grand obstacle à la vérification de ma théorie résidait dans l’établissement du mobile de l’Archevêque Henry. Si j’avais raison, alors il avait fait quelque chose de parfaitement insensé. Et si j’en faisais l’affirmation, on me demanderait inévitablement pourquoi il aurait fait cela. Tant que le mobile de l’Archevêque ne serait pas clair, personne ne croirait à ma version.

— Enfin, peu importe. Mon travail, c’est de vous emmener à Dalbert. Si vous croyez que l’Archevêque Henry a falsifié le testament, libre à vous. Je n’y vois pas d’inconvénient.

— Merci beaucoup, Erza. Vous êtes vraiment aimable.

— Ne vous imaginez pas que je m’attendris. Mammon, prépare-toi.

Au moins, Erza n’émettait aucune objection à ce que nous cherchions à découvrir si le testament avait été modifié. J’étais reconnaissante pour sa bienveillance.

— D’accord, d’accord. Eh bien, Grande Sœur, on dirait que tu perds un peu ton sang-froid. Ce n’est pas dans tes habitudes.

— Qu’est-ce que tu viens de dire ? lança Erza.

— Wow, du calme ! Je suis anti-violence ! Permets-moi d’escorter nos deux invités. Prochaine destination ? Dalbert !

Mammon taquinait Erza, mais dès qu’elle s’énervait, il levait aussitôt les mains en signe de reddition. Peut-être était-ce là leur manière à eux de détendre l’atmosphère. Il concentra sa magie, et une porte de téléportation ornée de motifs inquiétants apparut. Ses talents étaient véritablement impressionnants.

Alors que la porte s’ouvrait, le prince Osvalt me tendit la main.

— Alors, Dame Philia, y allons-nous ?

— Oui, Votre Altesse.

Je pris la main de Son Altesse, et nous franchîmes le seuil ensemble.

Dalbert était-il déjà devant nous ? C’était le royaume le plus vaste et le plus puissant du continent. Comme il abritait également l’église mère de Cremoux, de nombreux fidèles y faisaient pèlerinage.

L’idée que nous étions en route pour ce royaume me rendit soudain nerveuse. Y aller pour révéler la vérité semblait être une cause juste, mais cela reviendrait à défier l’église mère, ce qui n’était pas chose aisée.

Mais le prince Osvalt était avec moi. Erza et Mammon étaient aussi à mes côtés.

Une lumière aveuglante nous enveloppa. L’instant d’après, un paysage encore inconnu s’étendait devant nous.

Nous étions arrivés à destination, le royaume de Dalbert.

* * *

Situé à l’extrémité ouest du vaste continent de Sedelgard, Dalbert était le royaume le plus vaste de tout le continent, avec une population plus de deux fois supérieure à celle de Parnacorta.

Dalbert était la terre natale de la Sainte Salvatrice Fianna. En raison de sa longue histoire, le royaume figurait dans de nombreux mythes et légendes.

Selon l’un d’eux, le Royaume Démoniaque, le Ciel et la Terre avaient jadis été reliés. Notre monde, la Terre, le monde de la surface, avait alors servi de champ de bataille à des guerres par procuration entre le Ciel et le Royaume Démoniaque.

La légende racontait qu’un dieu, voyant que si ces combats féroces et prolongés se poursuivaient aucun monde ne survivrait, avait séparé les trois royaumes. Le seul dieu à être resté sur Terre était Hadès, le dieu présidant à la vie et à la mort. On disait qu’Hadès sommeillait depuis lors dans un sommeil long et profond, ici même, dans la Terre Sainte de Dalbert.

Cette séparation avait délivré notre monde de l’influence du Royaume Démoniaque, à l’exception des éruptions d’activité démoniaque connues sous le nom de Cycles Démoniaques. Mais elle signifiait aussi que les humains étaient désormais coupés des dieux, réfugiés au Ciel, et que le seul dieu resté sur Terre, Hadès, dormait.

C’est ainsi qu’était née la religion de Cremoux, une foi enseignant que les hommes pouvaient, par la prière, entrer en contact avec la puissance et la protection divines.

Ces pouvoirs sacrés comprenaient notamment la magie curative, capable de soigner blessures et maladies, et la magie de purification, permettant de repousser les démons. Les prêtres de Cremoux apprenaient ces arts par un long entraînement, et les mettaient au service de leurs fidèles. Puis, avec l’avènement de Fianna, capable de canaliser le pouvoir divin sous une forme plus pure qu’aucun être avant elle, un nouveau rôle était né au sein de la foi de Cremoux : celui de Sainte.

Autrement dit, pour les croyants de Cremoux, il n’était pas exagéré d’affirmer que Dalbert était le lieu où tout avait commencé.

Depuis le début de mon apprentissage, bien avant de devenir une Sainte, j’avais toujours rêvé de faire un pèlerinage vers cette Terre Sainte. Aujourd’hui, ce rêve se réalisait, mais au vu des circonstances, je ne pouvais guère m’en réjouir pleinement. D’autant plus qu’à Girtonia, j’avais promis à Mia que nous viendrions ensemble. Je me sentais un peu coupable d’avoir visité ce lieu avant elle.

— Cela faisait longtemps que je ne l’avais pas vue, mais la capitale de Dalbert est toujours aussi prospère, remarqua le prince Osvalt, qui s’y était déjà rendu par le passé pour diverses cérémonies.

Tandis que nous contemplions les rues animées, force était de constater que la ville était bien plus vivante que Parnacorta ou mon pays natal, Girtonia.

— C’est l’heure du déjeuner, dis-je, — Mais j’imagine que les restaurants doivent être bondés.

— Par ici, il y a beaucoup de restaurants qui servent des plats dalbertiens aux touristes, dit Erza. — Regardez, là-bas, une démonstration de découpe de dragon. Saviez-vous que la viande de dragon est souvent utilisée dans la cuisine de Dalbert ?

Je suivis la direction qu’elle indiquait et aperçus un homme massif maniant un grand couteau de boucher, découpant habilement un dragon installé sur un présentoir. Il s’agissait clairement d’un spectacle destiné à divertir les passants, et Son Altesse comme moi ne pûmes nous empêcher de regarder.

— J’ai entendu parler de l’usage de la viande de dragon dans la gastronomie de ce royaume, dit le prince Osvalt. — On trouve d’ailleurs de nombreux établissements servant de la cuisine dalbertienne à Parnacorta. Mais la préparation des ingrédients semble très complexe. Et puis, il paraît que la viande de dragon a une odeur extrêmement forte. Les cuisiniers doivent utiliser des dizaines d’épices pour la rendre comestible.

— Leonardo m’a dit la même chose. Il m’a confié qu’il relèverait volontiers le défi.

La viande de dragon dégageait une odeur plus forte encore que celle du gibier comme l’ours ou le sanglier. Si on la cuisinait comme une viande ordinaire, son odeur métallique et sanguine la rendait immangeable, ruinant tout le plat. Un livre que j’avais lu comparait le goût de la viande de dragon mal préparée à celui d’une chaussure en cuir sale qu’on garderait en bouche pendant plusieurs jours.

Il fallait une grande maîtrise et une certaine expérience pour rendre la viande de dragon savoureuse. De plus, comme l’assaisonnement devait être dosé avec une extrême précision, le chef devait posséder un odorat très fin. Et pourtant, Leonardo voulait s’essayer à la cuisine du dragon. Je pouvais vraiment tirer une leçon de son engagement dans ses loisirs et de sa volonté d’affronter les défis.

— Pensez-vous qu’il finira un jour par vouloir ouvrir son propre restaurant ? demanda Son Altesse.

— Si jamais il le fait, je serai triste de le voir partir, mais je suis certaine que ce serait un véritable succès.

Son Altesse rit.

— Ça, c’est sûr. Ce serait le genre d’endroit qu’on aurait envie de fréquenter tous les jours.

Leonardo répétait toujours qu’il n’était qu’un majordome, et qu’il n’avait aucune intention de devenir chef professionnel. Mais s’il décidait un jour d’ouvrir son propre établissement, je le soutiendrais de tout cœur.

Son Altesse et moi continuâmes à discuter tout en observant le spectacle de découpe de dragon. Toutefois, nous ne pouvions pas nous attarder trop longtemps.

— Vous êtes prêts à y aller ? demanda Erza. — Si vous comptez rester ici un moment, vous aurez tout le loisir d’assister à ce genre de spectacle. Mais avant toute chose, je dois vous conduire à l’église mère de Cremoux.

Erza se proposa immédiatement de nous y mener. Nous allions enfin visiter le cœur de notre foi, ce qui ne manqua pas de m’angoisser. En tant que Sainte, j’avais une certaine connaissance des affaires ecclésiastiques, mais il existait encore bien des domaines qui m’échappaient, comme les exorcistes dont Erza faisait partie. L’église mère conservait encore de nombreux mystères que je n’avais pas percés.

Je devais, avant tout, veiller à ne pas paraître impolie. Je serrai les poings et pris une profonde inspiration.

— Une chose me vient à l’esprit, dit Son Altesse. — Nous allons à l’église mère à pied. Y a-t-il une raison pour laquelle nous n’utilisons pas directement le portail de téléportation de Sir Mammon ?

Sa question, toute simple, me prit de court. À bien y réfléchir, il avait raison. Comme c’était ma première visite à Dalbert, j’étais captivée par le paysage inconnu, mais la remarque du prince Osvalt me ramena à la réalité.

La magie de téléportation de Mammon était une forme de magie extrêmement utile, lui permettant de se rendre n’importe où dans le monde. C’était grâce à ce type de sort que les exorcistes pouvaient garder leur existence secrète. Grâce aux portails de téléportation, ils opéraient en toute discrétion pour intervenir sur les manifestations démoniaques, préservant ainsi leur anonymat.

— Se pourrait-il que l’église mère soit protégée contre la téléportation des démons comme Mammon ? Afin que le bastion des exorcistes ne puisse jamais être infiltré par une entité démoniaque ?

— Cela ne m’étonne pas que vous ayez deviné, Sainte Salvatrice. Vous avez l’habitude d’ériger des barrières pour protéger le royaume des monstres, alors j’imagine que cela vous semble naturel.

Erza appartenait à une organisation secrète d’exorcistes au sein de l’église mère de Cremoux. Il allait de soi qu’ils aient pris des précautions pour empêcher les démons d’envahir leur quartier général aussi facilement. Comme mesure préventive contre une attaque surprise, ils devaient avoir mis en place un dispositif empêchant l’usage de la magie de téléportation.

— Tu te souviens du moment où le Seigneur Asmodeus t’a piégée dans les Limbes ? dit Mammon. — C’est exactement le même principe. Les Archevêques qui protègent l’église mère utilisent leur magie pour m’empêcher d’y ouvrir un portail de téléportation.

Je me rappelai les explications de Mammon lorsque nous étions prisonniers des Limbes. À l’époque, la magie d’Asmodeus nous avait piégés dans son royaume au moment où nous avions tenté de fuir. Il semblait que l’église mère utilisait le même procédé pour bloquer les intrusions.

— L’église mère de Cremoux se trouve par ici, indiqua Erza. — Suivez-moi.

— On dit que la cathédrale de Dalbert est la plus grande œuvre d’art du continent, déclara le prince Osvalt, — Mais je ne l’ai encore jamais vue de mes propres yeux.

— Moi aussi, j’ai entendu dire que sa beauté est telle qu’elle laisse sans voix quiconque la contemple. J’ai hâte de la découvrir.

Nous suivîmes la voix d’Erza dans la rue. Après quelques minutes de marche, nous arrivâmes devant la cathédrale de Dalbert, la plus vaste œuvre d’art du monde.

— C’est vraiment…

— C’est incroyable ! J’avais entendu dire que c’était immense, mais je ne pensais pas être aussi bouleversée en le voyant en vrai !

Le prince Osvalt et moi ne pouvions retenir notre émerveillement devant la grandeur et l’élégance de la cathédrale de Dalbert. Il n’était nullement exagéré de dire que son extérieur, méticuleusement conçu dans un style architectural ancien, incarnait la beauté à l’état pur.

Et sa taille ! Elle dépassait même celle des palais de Girtonia et de Parnacorta. Les architectes et bâtisseurs de cette merveille n’avaient fait aucune concession sur les ornements, d’une complexité presque infinie. Je restai figée sur place, fascinée par tant de splendeur. Il était impossible d’en saisir toute la richesse d’un seul regard.

— Et ce n’est pas que l’extérieur qui en jette, commenta Mammon. — Attendez de voir l’intérieur. Grâce à cette cathédrale, je n’ai jamais eu de mal à trouver un lieu de rendez-vous galant depuis quelques siècles.

— Je comprends ce que vous voulez dire, répondis-je. — Il n’existe sûrement aucun lieu aussi romantique, et l’on ne s’en lasserait jamais…

— C’est trop mignon comme vous prenez tout au sérieux, Dame Philia. Le prince Osvalt a bien de la chance. Bref, maintenant que je vous ai escortés jusqu’ici, j’ai un rendez-vous, alors je vous laisse.

Après nous avoir recommandé de visiter aussi l’intérieur de la cathédrale, plutôt que de nous contenter de sa façade, Mammon nous fit un signe de la main et s’éloigna. Comme Erza ne fit aucun commentaire, je me demandai s’il avait réellement affaire ou s’il était parti pour une raison plus… personnelle.

Quoi qu’il en soit, nous poursuivîmes notre route à trois vers l’intérieur de la cathédrale.

— Je vais vous mener auprès de l’Archevêque Aurustra, expliqua Erza. — C’est lui qui m’a ordonné de vous conduire ici, Sainte Salvatrice.

— L’Archevêque Aurustra ? s’étonna le prince Osvalt. — Je pensais pourtant que c’était l’Archevêque Henry qui avait donné cet ordre.

L’Archevêque Aurustra était l’un des trois Archevêques en poste, et le plus âgé d’entre eux.

Comme Son Altesse, j’avais supposé qu’Erza et ses collègues agissaient sur les ordres de l’Archevêque Henry. Cette révélation nous prenait au dépourvu.

— Bien sûr, l’Archevêque Henry souhaitait aussi votre venue, mais ce n’est pas mon supérieur direct, précisa Erza.

— Votre supérieur direct ? Dis-je, alors que tout devenait clair. —
 …Je vois. Vous voulez dire que c’est l’Archevêque Aurustra qui dirige les exorcistes comme vous, Dame Erza ?

Lorsqu’Erza affirma ne pas être sous l’autorité directe de l’Archevêque Henry, il devint évident pour moi qui était le véritable commandant des exorcistes.

Erza hocha lentement la tête.

— Exactement. Officiellement, il n’est connu des fidèles de Cremoux que comme un Archevêque, mais dans l’ombre, il joue un autre rôle. C’est lui qui commande les exorcistes comme Klaus, Alice, et moi- même.

Je n’aurais jamais imaginé qu’un Archevêque dirige les exorcistes. À l’image d’Alice, qui était à la fois Sainte et exorciste, il semblait que de nombreux membres de l’église mère endossaient plusieurs fonctions.

— Quel genre d’homme est l’Archevêque Aurustra ? demandai-je. — J’ai entendu dire qu’il s’était entraîné de façon intensive pendant des décennies, mais on ne sait presque rien de son passé en tant que prêtre ou évêque.

Tout comme l’Archevêque Henry, l’Archevêque Aurustra était une figure entourée de mystère. Son parcours et ses antécédents avant d’accéder au rang d’Archevêque étaient complètement inconnus. Les seuls éléments enregistrés faisaient état d’un long entraînement rigoureux pour obtenir l’aval du Pape.

— Oui, l’Archevêque Aurustra a été exorciste actif pendant un bon moment. Il est devenu Archevêque grâce à ses accomplissements, mais les détails sont restés confidentiels. Même aujourd’hui, alors qu’il approche la soixantaine, il est encore au sommet de sa forme, sans aucun doute.

— Je vois, acquiesçai-je, songeuse. — Donc, il a été exorciste, il a gravi les échelons, et à présent il dirige les exorcistes.

Erza travaillait au sein de l’église mère et connaissait la réalité de l’intérieur ; elle semblait penser qu’il était un bon choix pour encadrer les exorcistes.

— Dame Erza, l’Archevêque Aurustra s’est-il opposé à ce que Dame Philia devienne le prochain Pape ? demanda le prince Osvalt après avoir entendu ce qu’était Aurustra.

Cela me fit réfléchir. Ce sentiment était-il partagé au sein de l’église mère ? À part l’Archevêque Henry, d’autres membres du clergé désapprouvaient-ils ma nomination sans pouvoir exprimer ouvertement leur opinion ?

— Il n’a jamais eu le moindre intérêt pour la papauté, si c’est ce que vous voulez savoir. Il pensait que l’Archevêque Henry deviendrait le prochain Pape, alors il a dû être aussi surpris que tout le monde lorsque vous avez été choisie, répondit Erza.

Apparemment, l’Archevêque Aurustra n’aspirait pas à cette fonction.

Nous continuâmes à marcher tout en admirant la décoration mystique et fastueuse des lieux. Finalement, Erza s’arrêta devant une porte.

— Nous y sommes. Attendez ici. L’Archevêque Aurustra va vous recevoir sous peu.

Je priai intérieurement pour qu’il accepte de nous soutenir.

Suivant Erza, nous pénétrâmes dans la pièce.

* * *

Après nous avoir introduits, Erza nous laissa nous installer sur un canapé tandis que nous attendions l’arrivée de l’Archevêque Aurustra. Les Archevêques étaient les plus hauts dignitaires de l’église après le Pape et résidaient ici, au sein même de l’église mère. Ni Mia ni moi n’en avions jamais rencontré un, et même ma maîtresse, Hildegarde, n’en avait jamais vu.

Nous patientâmes quelques minutes. Puis, la porte s’ouvrit doucement et un vieil homme entra, les cheveux longs et blancs, attachés en arrière. Bien qu’avancé en âge, il se tenait droit, une lueur vive brillait dans ses yeux, et son apparence était d’une irréprochable élégance. Il était évident que cet homme n’avait rien d’ordinaire.

Peut-être… Non, aucun doute possible : c’était l’Archevêque Aurustra.

— Archevêque Aurustra, comme vous me l’avez demandé, j’ai conduit ici la Sainte Salvatrice. L’accompagne son fiancé, le prince Osvalt, second fils du roi de Parnacorta.

Nous nous levâmes tandis qu’Erza nous présentait. Peut-être était-ce présomptueux de ma part, mais je pensai devoir me présenter avant Son Altesse.

— Enchantée de faire votre connaissance, Archevêque Aurustra. Je suis Philia Adenauer, Sainte de Parnacorta. C’est un honneur de vous rencontrer.

— Je suis Osvalt de Parnacorta, second prince du royaume. Fiancé à Dame Philia, je me suis joint à elle pour me présenter à vous.

Une fois nos présentations faites, l’Archevêque Aurustra s’approcha lentement de nous. Je pouvais sentir qu’il possédait une puissance magique supérieure à la mienne, et même à celle d’Erza. Il avait exercé longtemps comme exorciste, et son pouvoir n’avait en rien décliné avec l’âge. Voilà sans doute le fruit de son long entraînement en tant qu’Archevêque.

Il me tendit la main et s’adressa à moi d’une voix douce :

— Soyez la bienvenue, et merci d’avoir fait tout ce chemin. Sainte Salvatrice Philia, j’ai entendu beaucoup de choses à votre sujet par Erza, Klaus et d’autres encore. J’avais souhaité vous rencontrer au moins une fois, mais je ne m’attendais pas à ce que ce soit dans de telles circonstances. Je vous remercie également, prince Osvalt, d’être venu.

Ainsi, il avait entendu parler de moi par des subordonnés comme Erza et Klaus ? Lorsque je serrai la main qu’il me tendait, je fus surprise par sa fermeté et sa vigueur.

— Maintenant que les présentations sont faites, dit Erza, — Archevêque, pourriez-vous demander à Sa Majesté de veiller à ce que ce couple puisse vivre ensemble en toute quiétude ?

Erza… Ce n’est pas un peu brusque de formuler une telle requête ?

J’avais bien du mal à imaginer le roi de Dalbert accéder aux demandes égoïstes de deux étrangers fraîchement arrivés d’un autre royaume.

…Attendez, quoi ? Est-ce qu’Erza venait de dire que le prince Osvalt et moi allions vivre ensemble ? Peut-être étais-je simplement prise au dépourvu, n’ayant encore reçu l’aval d’aucune autorité. Ou peut-être n’étais-je pas encore prête, mentalement. Dans tous les cas, j’étais nerveuse. Et puis, Erza n’avait pas besoin d’intercéder en notre faveur, nous n’avions nullement l’intention de demander un traitement particulier.

— Cela ne posera aucun problème. L’église a déjà mis à disposition un manoir pour Dame Philia. Elle a également reçu l’approbation de Sa Majesté pour l’utiliser à sa convenance, il n’y aura donc aucune objection quant à la personne avec qui elle choisira d’y vivre.

Je ne m’étais pas attendue à ce que l’église se donne autant de mal pour me préparer un logement aussi somptueux. Malgré tout, certaines choses me manquaient déjà, comme le thé de Lena, la cuisine de Leonardo ou mes conversations avec Himari. Sans même m’en rendre compte, leur présence était devenue une part naturelle de mon quotidien.

— Même si cela arrive un peu tard, toutes mes félicitations pour vos fiançailles, Dame Philia et prince Osvalt. Et vous, prince Osvalt, soyez assuré que je conseillerai Sa Majesté afin qu’un poste digne d’un membre de la royauté parnacortane vous soit attribué.

Le protocole concernant l’accueil d’un prince étranger devait déjà être complexe, mais cela l’était d’autant plus que Son Altesse ne se trouvait pas ici dans le cadre d’un mariage diplomatique ou d’une demande d’asile. J’ignorais quel type de fonction le royaume de Dalbert allait lui proposer, ni dans quelle mesure elle serait appropriée. Quoi qu’il en soit, il semblait évident que nous serions reçus avec tous les égards.

— Attendez, je vous en prie. Archevêque Aurustra, je ne veux pas vous causer d’ennui.

— Seriez-vous en train de faire preuve de modestie, prince Osvalt ? Il serait inconcevable que l’église mère traite le futur époux de Dame Philia, notre prochain Pape, avec autre chose que la plus grande considération. Laissez-nous nous en charger.

L’Archevêque Aurustra semblait interpréter les paroles de Son Altesse comme un simple geste de retenue, mais ce n’était pas ce que ce dernier voulait dire. Bien sûr, nous avions d’autres raisons de refuser une fonction permanente dans ce royaume.

— Mon intention est de retourner à Parnacorta avec Dame Philia, précisa Son Altesse. — Ce séjour a pour but de faire connaître nos intentions.

— Qu’avez-vous dit ? Serait-ce une manière de dire que Dame Philia refuse sa nomination en tant que nouveau Pape ?

L’Archevêque Aurustra parut stupéfait. Il n’avait sans doute jamais envisagé que nous soyons venus ici dans l’idée de contester les décisions de l’église. Sa réaction soulignait à quel point notre démarche pouvait sembler insensée.

— Je comprends que vous soyez surpris, Monseigneur. Cependant, je ne souhaite pas devenir Pape. Je veux demeurer une Sainte, plus précisément, la Sainte de Parnacorta, pour le reste de ma vie.

Sans la moindre hésitation, j’exprimai clairement ma volonté devant l’Archevêque. Jamais je n’aurais imaginé pouvoir dire une chose aussi audacieuse, presque égoïste, en face d’un supérieur. Il m’arrivait encore d’être troublée par ce que j’étais devenue, mais j’avais appris à accepter cette nouvelle version de moi-même. Grâce à toutes les personnes qui m’avaient affirmé m’aimer telle que j’étais, j’avais, moi aussi, appris à m’aimer.

Et surtout, faire marche arrière était hors de question.

— Le testament du défunt Pape est absolu. Il est sans doute douloureux de quitter un lieu auquel vous vous étiez attachée, mais la volonté de Son Éminence ne peut être remise en question.

Une telle réponse était tout à fait naturelle venant d’un Archevêque. Après tout, il était tenu de faire respecter la volonté du Pape, autorité suprême de l’église de Cremoux. Il était impensable qu’un Archevêque, le second dans la hiérarchie ecclésiastique, accepte aussi facilement de remettre en cause ce mandat.

— Archevêque Aurustra, ce n’est qu’une hypothèse, mais… et si quelqu’un avait réécrit le testament de Son Éminence ?

— Que dites-vous ? Le testament aurait été réécrit ? Dame Philia, vous avez des idées pour le moins fascinantes. Mais qui aurait fait une telle chose, et pourquoi ? L’Archevêque Henry a gardé ce testament en lieu sûr. Personne n’aurait pu y toucher.

Je m’attendais à ce que l’Archevêque Aurustra trouve ma théorie irrationnelle. Je ne comptais pas convaincre tout le monde d’emblée, et je comprenais parfaitement que l’on puisse rejeter mes soupçons comme de pures élucubrations.

— Comme je l’ai expliqué à Erza, je soupçonne que c’est l’Archevêque Henry lui-même qui a réécrit le testament. Permettez-moi de vous exposer mes raisons.

Je lui rapportai alors les éléments que j’avais partagés avec Erza. L’Archevêque Aurustra ponctua mon récit de quelques « hmm » ou « je vois », mais il m’écouta jusqu’au bout sans m’interrompre. Lorsqu’il eut tout entendu, il poussa un léger soupir.

— Hmm. Présentée ainsi, votre théorie tient en partie debout, mais il reste encore des zones d’ombre. Pour commencer, l’Archevêque Henry n’a aucune raison de refuser la papauté.

Comme Erza, l’Archevêque Aurustra soulignait qu’Henry n’avait aucun intérêt à décliner cette charge. De fait, les motivations de l’Archevêque Henry étaient la clé de tout ce mystère. Sans mobile crédible, je ne pourrais convaincre personne qu’il ait pu falsifier le testament.

Mais ces six derniers jours n’avaient pas été vains.

— Quant aux raisons qui auraient poussé l’Archevêque Henry à agir ainsi… j’ai une idée.

Durant le délai de réflexion qui m’avait été accordé, j’avais longuement médité sur les intentions possibles de l’Archevêque. J’avais même demandé à Himari de rassembler des informations pour moi, et j’avais élaboré plusieurs hypothèses à partir de ses recherches. L’une d’elles me paraissait plausible.

— Un instant ! Sainte Salvatrice, vous connaissez la raison ? Alors dites-la-moi !

— Je peux le faire, mais ce n’est encore qu’une hypothèse. Mon intention était de rencontrer directement l’Archevêque Henry afin de confirmer mes soupçons auprès de lui.

De toute manière, mes explications restaient encore trop floues. J’aurais pu formuler une démonstration plus solide après avoir rencontré l’Archevêque en personne et mieux cerné qui il était réellement. C’est pourquoi je choisis, pour l’instant, d’interrompre là mon récit.

— L’Archevêque Henry doit se trouver en Terre Sainte pour préparer les funérailles de Son Éminence, dit l’Archevêque Aurustra. — Si j’arrive à entrer en contact avec lui, je suis certain de pouvoir organiser une entrevue après la cérémonie. Je ne pense pas qu’il refusera de vous recevoir.

— Vous pouvez donc arranger une rencontre ?

— J’ai encore du mal à croire que l’Archevêque Henry ait pu faire une chose pareille, mais si vous en êtes convaincue, je prendrai les dispositions nécessaires.

— Merci infiniment.

— Je vous en prie. C’est moi qui vous suis redevable.

Dieu merci. Grâce à l’aide de l’Archevêque Aurustra, il semblait que j’allais pouvoir rencontrer l’Archevêque Henry.

Saisissant que nous venions de franchir une étape, le prince Osvalt tourna les yeux vers moi. Je soutins son regard, et nous échangeâmes un léger hochement de tête.

— Erza, veuillez conduire Dame Philia et Seigneur Osvalt jusqu’à leur nouveau manoir.

— Bien, Monseigneur. Il n’est pas très loin d’ici, nous irons à pied. Je ferai venir une calèche pour demain.

Sous la conduite d’Erza, nous nous dirigeâmes vers le manoir que l’église avait préparé pour nous. En effet, il se trouvait tout près de la cathédrale de Dalbert, si bien qu’une calèche n’était nullement nécessaire.

* * *

 

— Oh, Dame Philia ! Dame Philia ! Bon retour parmi nous !

— L-Lena ? m’écriai-je. — Que fais-tu ici ?

— C’est bien toi, Lena ? Voilà qui est inattendu. Que se passe-t-il ?

Lena se tenait à l’entrée du manoir, prête à nous accueillir. Le prince Osvalt et moi ne pouvions cacher notre surprise en la voyant accourir vers nous.

Deux autres voix familières se firent également entendre.

— Dame Philia, Votre Altesse, vous devez être épuisés. J’ai préparé un dîner pour deux.

— Dame Philia, je ne détecte aucune présence suspecte dans les environs. Soyez rassurée, je resterai en alerte.

Leonardo et Himari étaient là, eux aussi. Que pouvait-il bien se passer ?

— J’ai demandé à Mammon d’obtenir l’autorisation pour que vous puissiez employer du personnel au manoir, expliqua Erza. — Ensuite, je lui ai demandé d’aller chercher ces trois-là. Je me suis dit que ce serait plus facile pour vous de vous adapter si votre cadre de vie ressemblait le plus possible à celui que vous aviez à Parnacorta.

Pourquoi suffisait-il que j’entende leurs voix pour que mon cœur se sente soudain apaisé ? C’était étrange. Ce n’était pourtant pas vraiment Parnacorta. Mais peut-être que ces amis si chers, venus à ma rencontre, avaient emporté avec eux un peu de mon foyer.

— Je voulais au moins que vous vous sentiez un peu chez vous.

— Merci, Erza.

— Permettez-moi de vous remercier aussi, ajouta Son Altesse. — Dame Erza, Dame Philia a raison. Vous êtes vraiment quelqu’un de très attentionné.

— Moi ? Pas du tout. Je n’aime simplement pas me balader avec quelque chose sur la conscience, c’est tout.

Le visage d’Erza devint tout rouge, et elle détourna les yeux. Elle ignorait à quel point sa gentillesse m’avait aidée. Je ne saurais jamais assez la remercier.

— Hé, je rentre d’une longue journée de travail, et qu’est-ce que je vois ? Grande Sœur qui fait une tête aussi mignonne… Oups ! Grande Sœur, arrête ! Non ! Tu ne peux pas me couper la tête ici !

Mammon héla Erza, mais dès qu’il vit l’expression agacée sur son visage, il leva aussitôt les mains en signe de reddition.

Qui aurait cru que je me sentirais aussi détendue en terre étrangère ?

C’est ainsi que notre nouvelle vie à Dalbert commença.

* * *

Tôt le matin de mon deuxième jour à Dalbert, je m’adonnais à mes exercices quotidiens de concentration mentale dans le jardin de mon nouveau manoir. La première fois que j’avais vu mon manoir à Parnacorta, j’avais été stupéfaite par sa taille, mais celui-ci était tout aussi vaste. Je ne me serais pas sentie à l’aise à vivre seule dans une demeure aussi grande. Grâce à l’attention d’Erza, toutefois, Lena, Leonardo et Himari étaient ici. Cela me permettait aussi de suivre ma routine habituelle.

— Bonjour, Dame Philia. Vous êtes debout de bonne heure, comme toujours. Vous faites vos exercices de concentration mentale ?

— Bonjour, Votre Altesse. Oui, en effet. Je ne me sens pas tranquille si je ne les fais pas chaque jour. C’est aussi naturel pour moi que de me laver le visage le matin.

Revêtue de ma Robe de Lumière, j’offrais mes prières au ciel afin d’accroître la magie en moi. Tel était mon exercice matinal. En m’habituant à ce processus, je pouvais, au moment décisif, absorber rapidement la magie présente dans la nature environnante.

— Si j’avais emporté ma lance, nous aurions pu nous entraîner ensemble. Mais je me suis dit que ce n’était pas une bonne idée de me promener en ville avec une arme dangereuse.

— Et puis, il s’agit d’une affaire qu’on peut résoudre par la parole, n’est-ce pas ?

— Tout à fait. Autant que possible, mieux vaut régler les choses de manière pacifique, dit le prince Osvalt.

Cette fois, notre adversaire n’était ni un monstre ni un démon, mais un être humain. En discutant, en cherchant à nous comprendre mutuellement, nous pouvions sans doute nous accorder. Après tout, ce n’était pas comme si nous avions affaire à une créature incapable de comprendre le langage humain.

— Au fait, ajoutai-je, — Erza a dit qu’elle nous ferait visiter la capitale aujourd’hui.

— Oui, j’ai hâte. Jusqu’à présent, tout ce qu’on a vu, c’est ce spectacle de découpe de dragon.

— Cela dit, c’était quelque chose.

— C’est vrai, répondit Son Altesse avec un sourire. — Quand j’en ai parlé à Leonardo, il était jaloux. Il a dit qu’il aimerait s’essayer lui aussi à la découpe de viande de dragon.

Nous bavardions tranquillement, portés par la brise fraîche du petit matin. Évidemment, nous n’étions pas venus ici pour nous amuser ou faire du tourisme, mais il restait un peu de temps avant les funérailles de Son Éminence. C’est pour cela que le prince Osvalt avait proposé que nous en profitions pour visiter la capitale. Erza avait convenu que cela serait meilleur pour notre équilibre mental que de rester là à fixer le vide, et s’était proposée pour nous faire visiter.

Après avoir terminé mes exercices mentaux et pris mon petit-déjeuner, un visiteur arriva.

— Dame Philia ? Votre Altesse ? Cela fait un moment.

C’était Klaus, le subordonné d’Erza, qui avait servi de garde du corps à Grace et à ses sœurs au plus fort des mystérieuses disparitions.

— Je suis désolé, Dame Erza a été appelée pour une mission. Puis-je me charger de vous faire visiter la capitale à sa place ?

Quoi ? Erza ne pouvait pas nous accompagner ? Par « mission », voulait-il parler d’une affaire impliquant des démons ? C’était, après tout, le domaine des exorcistes. Erza était une professionnelle. Une amatrice comme moi ne devait sans doute pas s’en mêler. Pourtant, je ne pouvais m’empêcher de m’inquiéter à l’idée qu’un démon aussi puissant qu’Asmodeus puisse à nouveau être en action.

Peut-être avais-je raison de m’en soucier…

— Est-ce que quelque chose de grave est arrivé ? demanda le prince Osvalt.

— Ah, non, rien de grave. C’est juste que l’Archevêque Aurustra a découvert que Dame Erza avait négligé de classer ses dossiers. Elle va sûrement passer la nuit à rattraper son retard.

Nous restâmes sans voix. Se pouvait-il qu’Erza ait accumulé du retard dans son travail parce qu’elle passait son temps à s’occuper de nous ? Le prince Osvalt, dont le visage trahissait une certaine gêne, pensait probablement la même chose.

— Dame Erza repousse toujours la Paperasse à plus tard. Je ne compte plus le nombre de fois où j’ai dû l’aider. Ah, mais ne vous en faites pas. Ce n’est pas à cause de vous qu’elle ne parvient pas à se concentrer. Ce n’est pas le genre de personne à rejeter la faute sur les autres.

— Vous en êtes sûr ? Erza a vraiment fait beaucoup pour nous.

— Ce n’est pas dans ses habitudes. C’est bien la première fois que je l’entends se montrer gentille envers qui que ce soit.

J’étais soulagée d’apprendre qu’Erza n’était pas occupée à combattre des démons. Mais en même temps, entendre Klaus dire qu’il était étrange de la voir faire preuve de gentillesse me faisait prendre conscience que j’ignorais encore beaucoup de choses à son sujet.

— Laissez-moi donc vous guider dans la capitale aujourd’hui, poursuivit Klaus. — Je vais vous faire découvrir quelques lieux incontournables.

— D’accord, nous comptons sur vous, répondit le prince Osvalt.

— Oui, merci encore de vous en charger, ajoutai-je.

Fier comme un coq, Klaus frappa son torse du poing avant de nous conduire jusqu’à une calèche. Ainsi commença notre visite de la capitale.

— La première étape incontournable : le parc commémoratif Fianna Aesfill. Il y a là-bas une grande fontaine. La tradition dit que si un couple lui tourne le dos et y jette une pièce, il connaîtra le bonheur éternel.

— Une superstition locale, hein ? Dame Philia, on essaie ?

— Oui, pourquoi pas ? J’aimerais beaucoup voir le parc dédié à Dame Fianna.

Klaus nous expliqua que cette superstition se transmettait à Dalbert depuis plusieurs siècles. Il n’était donc pas étonnant que tant d’amoureux aient afflué vers le parc au fil des âges. C’est vrai… Dame Fianna était la Sainte patronne de l’amour dans ce royaume, n’est-ce pas ? Il me restait encore tant à découvrir.

— Faites simplement attention à ne pas jeter trop de pièces. La rumeur dit que les couples qui en lancent plus de trois seront maudits. Plus ils en jettent, plus la malédiction serait lourde.

— Une malédiction ? Voilà qui fait peur.

— L’explication la plus courante de cette malédiction vient d’une histoire ajoutée plus tard. Il paraît qu’un vaurien venait à cette fontaine avec une femme différente à chaque fois, pour y jeter des pièces. Cela aurait mis Dame Fianna en colère. Enfin, ce genre de chose ne vous concerne pas, vous deux.

Apparemment, Dame Fianna ne tolérait pas l’infidélité. Mais pour qu’un homme ait fréquenté la fontaine avec tant de femmes que sa réputation soit encore colportée des siècles plus tard, cela devait être quelque chose.

— Entre nous, murmura Klaus, — Je pense que ce vaurien, c’était Mammon.

— Voilà qui expliquerait bien des choses, répondit le prince Osvalt en hochant la tête.

— Mammon est en vie depuis bien longtemps, observai-je.

Il y a quatre cents ans, lorsque Dame Fianna combattait les démons en tant que Sainte, Mammon était déjà là, assistant les ancêtres exorcistes d’Erza. Plus encore, le fait qu’il ait reconnu en moi l’âme de la Sainte Salvatrice Fianna prouvait qu’il vivait depuis fort longtemps. Tout de même, il était impressionnant de songer qu’il était si ancien que l’on inventait des légendes le tenant pour responsable de malédictions transmises depuis des générations à Dalbert.

— Nous sommes arrivés. Bienvenue au parc commémoratif Fianna Aesfill.

Descendant de la calèche aux côtés de Klaus, nous pénétrâmes dans le parc dédié à Dame Fianna. Comme il l’avait dit, une grande fontaine trônait en son centre. De nombreuses personnes s’y reposaient paisiblement.

— Ouah ! Quelle splendeur ! s’exclama Son Altesse. — Même les jardins royaux de Parnacorta ne sont pas entretenus aussi soigneusement.

— C’est magnifique, oui… Regardez là-bas, Votre Altesse. Est-ce une statue de bronze de Dame Fianna, juste devant le hall commémoratif ?

Pour moi, l’élément phare de ce lieu était ce bâtiment, le hall commémoratif, un manoir dans lequel Dame Fianna avait vécu durant ses dernières années. Il avait été conservé tel qu’à son époque et ouvert au public comme musée. Sa beauté était telle qu’on aurait pu le confondre avec un palais, et en le voyant, une chaleur douce monta en moi. Peut-être l’âme de Dame Fianna, qui vivait en moi, ressentait-elle de la nostalgie en voyant s’éveiller les souvenirs de son passé.

Nous nous approchâmes de la statue de bronze de Fianna. Le prince Osvalt lut l’inscription.

— « Fianna Aesfill, première Sainte Salvatrice. » Le mot « première » a- t-il été ajouté après que Dame Philia ait reçu ce titre ?

Klaus s’avança devant la statue pour répondre.

— Oui. Avant cela, il était simplement inscrit « Sainte Salvatrice ». Beaucoup pensaient que ce titre ne serait plus jamais accordé.

J’étais la seule, après Dame Fianna, à avoir reçu ce titre. Naturellement, j’avais été saisie de stupeur face à un tel honneur. Je ne m’en sentais pas digne, et voilà qu’on voulait en plus faire de moi le prochain Pape. Jamais je n’aurais cru que recevoir des titres puisse être une telle source de pression.

— Cela me fait penser à quelque chose, dit Klaus. — L’Archevêque Henry était présent lorsque le défunt Pape a annoncé que Dame Philia recevrait le titre de Sainte Salvatrice. Dès qu’il a entendu ça, son visage s’est assombri.

— Vraiment ? Vous voulez dire que l’Archevêque Henry ne souhaitait pas que Dame Philia reçoive ce titre ?

— Il n’avait pas l’air heureux du tout. Et pourtant, l’Archevêque Henry a bel et bien loué les mérites de Dame Philia. Mon supérieur, l’Archevêque Aurustra, l’a fait aussi. Même l’Archevêque Lucia, pourtant connue pour ne pas garder sa langue dans sa poche, l’a félicitée. C’est bien pour ça que je n’ai pas compris pourquoi il avait l’air contrarié.

Comme je m’en doutais, l’Archevêque Henry avait bel et bien des réserves à mon sujet. Le meilleur moyen de résoudre cette affaire était encore de comprendre ce qui se passait dans son esprit, et ce que Klaus venait de raconter m’était très utile.

— Quand Dame Erza m’a dit que vous soupçonniez l’Archevêque Henry d’avoir falsifié le testament de Son Éminence, ajouta Klaus, — Ça m’a rappelé l’expression qu’il avait ce jour-là.

— Dame Philia, avez-vous une idée de ce que l’Archevêque Henry pourrait vous reprocher ? demanda le prince Osvalt.

— Oui. Cela doit être parce que je suis la Sainte de Parnacorta…

Arrivée à ce point, je m’interrompis sans y penser. Si je ne me trompais pas, l’Archevêque Henry portait en lui un chagrin profond. Je n’étais pas certaine qu’il soit approprié d’en parler ici.

Avant même que je m’en rende compte, le prince Osvalt avait passé un bras autour de mes épaules. Lorsque je tournai la tête vers lui, il secoua doucement la tête, en silence.

— Votre Altesse… ?

— La Sainte de Parnacorta ? dit Klaus. — Maintenant que j’y pense, j’ai entendu dire que la sœur cadette de l’Archevêque Henry était elle aussi une Sainte de Parnacorta.

— Vous voulez parler de Dame Elizabeth. Elle était la fiancée de mon frère, ainsi qu’une Sainte. C’était aussi la cousine de Dame Grace.

— Je vois. Je l’ignorais. L’Archevêque Henry parle très peu de lui- même.

À l’instant où le prince Osvalt mentionna qu’Elizabeth avait été la fiancée du prince Reichardt, Klaus sembla mal à l’aise. Le prince Reichardt avait aimé Elizabeth, et il l’aimait encore aujourd’hui.

— Personne n’aime parler de choses tristes, dit le prince Osvalt.

— Vous avez raison… c’était déplacé de ma part… Ah, au fait ! Est-ce que vous voudriez essayer ? proposa brusquement Klaus.

— Essayer quoi ?

— La fontaine ! Que diriez-vous de jeter une pièce ? J’en ai justement une sur moi. Tenez, une pièce de cuivre, pour faire un vœu.

Dans un effort pour alléger l’atmosphère, Klaus sortit une pièce de sa bourse et nous la tendit. Puisque nous étions venus jusqu’ici, autant profiter de cette superstition locale pour espérer un bel avenir ensemble.

— Votre Altesse, accepteriez-vous de jeter cette pièce avec moi ?

— Bien sûr. Moi aussi, je souhaite porter chance à notre avenir.

Main dans la main, Son Altesse et moi nous approchâmes de la fontaine. D’une certaine manière, même un geste aussi simple semblait prendre une signification particulière lorsque nous le faisions ensemble. Goûtant à la douceur de cet instant, nous formulâmes un vœu pour un avenir paisible à deux, tandis que je lançai la pièce étincelante dans la fontaine. Exactement une semaine après notre visite de la capitale avec Klaus, les funérailles du défunt Pape eurent lieu à Loukmabatos, la Terre Sainte de la foi de Cremoux. Le Saint Graal, contenant le sang divin, était exposé dans la salle funéraire, et des délégations des royaumes voisins s’y étaient rassemblées pour rendre hommage. Le prince Osvalt, Erza et moi entrâmes ensemble dans la salle.

— J’ai toujours voulu visiter la Terre Sainte… mais je ne pensais pas m’y retrouver dans de telles circonstances.

— Oui, répondit Son Altesse. — C’est exactement comme l’a dit l’évêque Bjorn. Dès qu’on est arrivés ici, l’atmosphère a changé du tout au tout. Je ne sais pas comment l’expliquer, mais j’ai l’impression d’une sensation électrique, comme si quelque chose me suivait en permanence.

Au cœur de l’immense étendue sauvage au sud de la capitale dalbertienne se trouvait un lieu où la végétation poussait en abondance, telle une oasis isolée dans le désert. Ce lieu, où l’on percevait une puissante vitalité, était appelé la Terre Sainte. C’est là qu’un petit sanctuaire abritait les sépultures des Papes qui s’étaient succédé. Tous ceux qui s’y rendaient disaient ressentir cette même présence mystique que celle évoquée par le prince Osvalt.

— La concentration de mana ici est incroyablement dense, dis-je. Encore plus que dans les Limbes.

La sensation étrange que Son Altesse éprouvait dans l’air provenait sans doute du mana. La capacité à percevoir les flux subtils de magie dans la nature constituait le fondement de la magie ancienne. Il était difficile d’acquérir ce sens sans entraînement, mais dans ce lieu, le mana était au moins dix fois plus dense que la normale. Avec une telle concentration, il n’était guère étonnant que même des personnes non initiées ressentent une différence dans l’atmosphère.

— Je ne m’y connais pas vraiment en mana, dit Erza, — Mais un dieu sommeille ici, dans la Terre Sainte de Loukmabatos. Ce n’est pas étonnant que l’endroit déborde d’énergie mystique.

— La légende du dieu qui sommeille à Loukmabatos, n’est-ce pas ? Elle figure à la première page des Écritures, alors bien sûr que je la connais.

— Moi aussi, ajouta le prince Osvalt. — Je pense que tout le continent la connaît.

La légende du dieu endormi à Loukmabatos se trouvait en ouverture de nos Saintes Écritures, et elle était même racontée aux enfants à travers des livres illustrés. De nombreux dieux vivaient dans les cieux, c’est pourquoi nos prières s’élevaient vers le haut. Mais comme certains dieux dormaient aussi sous la terre, il était de coutume de leur adresser également des prières tournées vers le monde souterrain.

— Oh, mais ce dont je parle, précisa Erza, — Ce n’est pas une légende. C’est un fait.

— Les gens appellent cela une légende, mais moi aussi, je crois que c’est vrai, approuvai-je.

— Peut-être parce que vous êtes une Sainte… Mais savez-vous quel est ce dieu endormi ? Dans quel état il se trouve actuellement ? Que croyez-vous à son sujet ?

— Que voulez-vous dire ?

Certes, certaines personnes ne considéraient pas les récits mythologiques de nos Écritures comme des faits avérés, mais moi, j’y croyais, et j’adressais mes prières en conséquence. Était-ce cela qu’Erza entendait par sa question sur ce en quoi je croyais vraiment ?

— Il y a très, très longtemps, expliqua Erza, — le Ciel, la Terre et le Royaume Démoniaque étaient tous reliés. Le Ciel et le Royaume Démoniaque se livraient bataille en utilisant notre monde comme champ de guerre.

— En effet. C’est écrit dans nos Écritures, répondis-je. — Les dieux se sont retirés de notre monde, ne laissant derrière eux qu’un seul dieu. C’est mentionné dès la première page des Saintes Écritures de Cremoux.

— Oui, c’est exact. Mais ce que je vais vous raconter relève de l’histoire des exorcistes. Ce n’est pas une légende, c’est un fait. Notre ordre est plus ancien encore que la foi de Cremoux, vous savez.

Erza s’apprêtait à relater un récit très ancien, celui des origines des exorcistes.

Comme les techniques d’exorcisme ressemblaient fortement à la magie ancienne, je supposais qu’elles avaient une longue histoire. Mais je n’aurais jamais imaginé que leurs racines remontaient aussi loin.

— La guerre entre le Ciel et le Royaume Démoniaque a duré plus de cent ans. Un dieu, voyant que notre monde allait être entièrement détruit si le conflit persistait, a décidé de séparer le Ciel, la Terre et le Royaume Démoniaque, les rendant indépendants les uns des autres. Ainsi, la guerre prit fin. Mais les autres dieux ont délibérément abandonné celui qu’ils considéraient comme le plus dérangeant d’entre eux. Même parmi les dieux, il était rejeté comme un hérétique.

— Un dieu considéré comme gênant et laissé derrière ? Serait-ce le dieu dont on dit qu’il dort dans la Terre Sainte ?

— Oui. Il est aussi mentionné dans les Écritures. Il s’agit d’Hadès, le dieu qui préside à la vie et à la mort, incarnation du chaos et divinité redoutée.

Ainsi donc, Hadès s’était retrouvé endormi dans la Terre Sainte. Je connaissais la légende du dieu endormi, mais j’étais surprise de voir qu’Erza semblait en connaître des détails que je n’avais jamais entendus, notamment la manière dont il s’était retrouvé ici. Pourtant, en tant que Sainte, je fréquentais les textes sacrés chaque jour. Je n’aurais jamais cru que même parmi les dieux, l’un d’eux avait été traité comme un être à part.

— La légende dit qu’Hadès est une divinité redoutable, capable de ressusciter les morts et de faucher les âmes des vivants à volonté, dis-je. — J’ai aussi entendu dire qu’il était vénéré et scellé ici, dans la Terre Sainte, précisément à cause des pouvoirs dangereux qu’il possède.

— Oui, exactement. Jusqu’à ce jour, Hadès est scellé profondément sous terre.

Hadès possédait des pouvoirs qui renversaient les fondements mêmes de la vie et de la mort. Si un tel dieu venait à s’éveiller, ce monde sombrerait dans le chaos. L’église mère de Cremoux veillait sur la Terre Sainte pour maintenir son sceau. Et pendant ce temps, nous poursuivions notre foi, aimant, et parfois craignant, nos dieux.

— Le sceau d’Hadès est solidement gardé, n’est-ce pas ? Seuls quelques élus au sein de l’Église mère doivent connaître la magie permettant de le briser. Enfin, moi, je n’en sais rien.

— Si vous devenez Pape, vous pourriez peut-être l’apprendre. Cela dit, même dans ce cas, la magie d’éveil fait partie de ce qu’on appelle les sortilèges divins. Très peu de gens sont capables de les invoquer, donc cela n’aurait pas grand intérêt.

Comme son nom l’indiquait, la magie d’éveil servait à réveiller les dieux. Il s’agissait apparemment de l’un de ces sortilèges divins, une magie utilisée par les dieux eux-mêmes. On disait que seuls quelques êtres dans toute l’histoire avaient pu la manier, notamment Dame Fianna, première Sainte, et Sainte Salvatrice, ainsi que le tout premier directeur de l’Institut de Recherche Magique du royaume de Gyptia. Quant à moi, je ne maîtrisais pas la magie divine, et je n’avais même jamais songé à essayer.

— Un sort divin… murmurai-je. — Pour commencer, il est extrêmement difficile de générer cette magie par soi-même.

— La magie divine est-elle si différente de la magie ordinaire ? Demanda le prince Osvalt.

— La magie divine est exactement ce que son nom suggère : la magie des dieux. Pour qu’un humain puisse l’utiliser, il doit amplifier sa propre énergie magique jusqu’à atteindre un niveau divin. Ensuite, il doit la comprimer et en accroître la densité pour la manier librement.

Son Altesse n’en avait pas fini.

— Hmm. C’est vraiment si difficile que ça ?

— Sublimer l’esprit et le corps consomme une quantité immense de force vitale, expliquai-je. — De plus, la magie divine exige une manipulation extrêmement précise de l’énergie magique. La moindre erreur peut entraîner la mort.

Les sortilèges divins étaient encore plus complexes à maîtriser que la magie ancienne, et pouvaient facilement être mortels. Les risques étaient tels que presque personne n’osait s’y essayer.

Mourir à cause d’un sort mal lancé rendait l’apprentissage complètement vain, il n’y avait donc aucun avantage à aller aussi loin pour les maîtriser.

— Alors, il n’y a vraiment personne qui puisse utiliser ce genre de magie ? Je veux dire… si vous-même ne pouvez pas le faire, il est peu probable que d’autres en soient capables.

— Je ne sais pas. J’ai essayé, un tout petit peu, mais j’ai vite renoncé. Sans un entraînement rigoureux, le risque de mort reste constant, et cela m’a fait peur. Sans parler de mon mentor qui m’a sévèrement réprimandée.

— Évidemment. C’est insensé de risquer sa vie simplement pour satisfaire sa curiosité.

Comme le disait le prince Osvalt, il était absurde de s’essayer à des sortilèges divins extrêmement périlleux par simple curiosité. Si mon objectif était de servir mon royaume en tant que Sainte, je ne voyais aucun avantage à m’y aventurer. C’était ainsi que je considérais les sortilèges divins. La magie ancienne était, de toute façon, bien plus utile au quotidien.

— Je pose la question en tant que profane, mais supposons qu’une personne parvienne à utiliser cette magie d’éveil pour réveiller un dieu. Ne risquerait-elle pas de s’attirer la colère des cieux ?

— Bien sûr que si, répondit Erza. — Cela s’est déjà produit, sur un autre continent. Apparemment, il y a très longtemps, un royaume qui avait provoqué leur courroux fut anéanti en un instant.

— Un royaume tout entier, rayé de la carte ? C’est terrifiant. Même Asmodeus n’a jamais causé autant de destruction.

— C’est justement pour cette raison que, par mesure de précaution, la Terre Sainte détient le Bâton du Serviteur Sacré. C’est un artefact divin capable d’apaiser la colère des dieux et même de les forcer à obéir, expliqua Erza.

Les artefacts divins, également appelés reliques des dieux, étaient des objets dépassant l’entendement, un tapis volant recelant un pouvoir colossal, une épée capable de trancher n’importe quoi, et bien d’autres. Chaque royaume considérait ses artefacts divins comme des trésors nationaux.

— Seul le Pape peut manier le Bâton du Serviteur Sacré, précisa Erza. — C’est la règle.

— Je vois. Ces objets ne devraient effectivement pas être confiés à n’importe qui.

— Pour utiliser le Bâton du Serviteur Sacré, il faut aussi maîtriser la magie divine. Et puis, personne n’a jamais été assez insensé pour tenter la magie d’éveil. En réalité, le Pape se contente de le garder. Personne ne s’en est jamais servi.

Puisque ces artefacts appartenaient autrefois aux dieux, il allait de soi qu’il fallait de la magie divine pour en tirer parti. D’après Erza, aucun Pape dans toute l’histoire n’avait jamais utilisé ni la magie d’éveil, ni le Bâton du Serviteur Sacré.

Une annonce résonna.

— La cérémonie funéraire du Pape Irmuska va commencer !

— Oh, c’est sur le point de commencer.

— Oui, allons nous asseoir.

Les funérailles du défunt Pape débutèrent sur une note solennelle. Lorsque son cercueil fut placé sur un piédestal, les évêques et les prêtres utilisèrent une magie d’extraction pour prélever le sang divin du corps de Sa Sainteté et le restituer au Saint Graal. Le liquide d’un blanc laiteux contenu dans le Graal se mit à émettre une lueur mystérieuse, signe que le Pape avait accompli sa mission sur cette terre.

La cérémonie de succession papale n’était considérée comme achevée que lorsque le prochain Pape buvait le sang divin. En attendant, le Graal serait conservé sous haute surveillance.

En résumé, je devais veiller à ce que tout soit résolu avant la cérémonie de succession. Et pour cela, j’étais sur le point de rencontrer quelqu’un.

Après les funérailles, le prince Osvalt et moi observâmes les fidèles quitter lentement le sanctuaire. Nous restâmes sur place, comme Erza nous l’avait demandé. L’Archevêque Aurustra avait réussi à organiser un entretien pour moi après la cérémonie.

— Désormais, l’âme de Sa Sainteté pourra reposer en paix, fit remarquer le prince Osvalt.

— Oui. Nous sommes désormais prêts à inscrire ses accomplissements dans le sang divin afin de les transmettre à la génération suivante.

Les expériences des Papes précédents étaient gravées dans le sang divin.

Cette lignée de succession permettait de se souvenir du passé tout en avançant vers l’avenir. C’était grâce au Pape, qui liait le passé au présent, que nous pouvions apprendre de nos prédécesseurs.

— Il ne reste plus que la cérémonie de succession, déclara Erza. — Si tout se passe bien, vous hériterez du sang divin contenu dans le Saint Graal.

— Je le sais, mais comme je l’ai dit à maintes reprises, je suis venue ici pour empêcher cela. Erza, je vous suis reconnaissante de m’avoir aidée dans cette affaire.

— Ce n’est rien. Moi aussi, je suis curieuse à présent. Pourquoi cet homme voulait-il que vous deveniez le prochain Pape ?

Une fois que j’aurais accompli les rites de la cérémonie de succession, je deviendrais Pape à vie. Il me fallait donc prouver au plus vite que cette nomination n’était qu’un simulacre. Et pour cela, une certaine personne devait reconnaître ses actes.

— Je n’ai pas vu l’Archevêque Henry depuis les funérailles de Dame Elizabeth, dit Son Altesse. Mais— sachez qu’il est très têtu. Ce jour-là, lui et mon frère…

— Votre Altesse, prince Osvalt. Cela faisait longtemps. Qui aurait cru que nous nous reverrions en un tel lieu ?

Une voix grave résonna derrière moi, surprenant Son Altesse. Nous nous retournâmes pour apercevoir un homme aux cheveux bleu foncé et portant des lunettes qui s’avançait vers nous.

Ma première impression fut qu’il avait l’air si jeune. En tant qu’aîné de l’évêque Bjorn, il devait être d’une dizaine d’années mon aîné. Et pourtant, il semblait avoir notre âge, à moi et au prince Osvalt, un jeune homme dans la vingtaine.

— Archevêque Henry, dit l’Archevêque Aurustra, — Je suis désolé de vous avoir fait venir jusqu’ici. Voici ma nouvelle supérieure. Je vous la confie.

— Ne vous en faites pas. J’attendais cette rencontre avec impatience. C’est à moi de vous présenter mes excuses pour vous avoir fait attendre.

L’Archevêque Henry me regarda avec le sourire. Il dégageait une aura calme et bienveillante, si bien que l’on avait spontanément envie de sympathiser avec lui. Il avait un vague air de ressemblance avec ses cousines Grace et Emily ; sa douceur leur était commune.

Le prince Osvalt et moi le saluâmes à notre tour.

— Je suis Philia Adenauer. Enchantée de faire votre connaissance.

— Archevêque Henry, cela faisait longtemps. Je suis heureux de vous revoir en bonne santé.

Nous nous étions donné rendez-vous ici après les funérailles, donc tout se déroulait comme prévu jusqu’à présent.

— Dame Philia, dit l’Archevêque Henry, — C’est véritablement un honneur de pouvoir rencontrer le nouveau Pape. Je suis certain que feu Sa Sainteté se réjouirait de voir une Sainte aussi talentueuse et parfaite que vous lui succéder.

L’Archevêque Henry, tout sourire, déclara attendre avec impatience mon avenir en tant que nouveau Pape. J’avais entendu dire que les fidèles de Cremoux l’adoraient, et je comprenais pourquoi. Il semblait honnête, sincère. Je n’arrivais tout simplement pas à imaginer un homme comme lui falsifier le testament de Sa Sainteté. Peut-être m’étais-je lourdement trompée.

— Je suis encore bien loin d’être parfaite, mais je vous remercie pour vos éloges.

L’Archevêque Henry eut un petit rire.

— Quelle humilité. Ce manque d’arrogance fait partie de vos vertus, sans doute, mais vous devriez avoir davantage confiance en vous. On dit de vous que vous êtes la plus grande Sainte de tous les temps, et vous avez même été nommée Sainte Salvatrice. Quel autre mot que « parfaite » conviendrait-il pour vous désigner ?

— Je ne me sens pas digne d’un tel excès de louanges.

— Quelle modestie… En plus de vos dons remarquables, vous avez une personnalité admirable. J’aimerais tant vous prendre pour modèle. Vous êtes vraiment un exemple pour le clergé. J’espère qu’en tant que nouveau Pape, vous continuerez à guider les fidèles sur la voie d’un avenir radieux.

Ces éloges devenaient un peu trop appuyés. L’expression de l’Archevêque Henry n’avait pas changé, mais la tournure de ses paroles me mettait mal à l’aise. Souhaitait-il vraiment autant que je devienne Pape ?

Je soupçonnais qu’il dissimulait quelque chose derrière son sourire doux et bienveillant, mais il était trop tôt pour en tirer des conclusions. Je devais continuer à l’observer.

— Maître Henry, votre véhicule va arriver sous peu.

— Quelle est cette présence ? m’exclamai-je, saisie.

Derrière l’Archevêque Henry se tenaient deux hommes massifs, encapuchonnés de noir, le visage partiellement dissimulé. Je reconnaissais l’aura qu’ils dégageaient. Ce n’était ni humain, ni monstrueux. Ces deux-là… se pourrait-il que… ?

— Vous êtes accompagné de démons ?

Je n’avais aucun doute. Les deux hommes dégageaient une énergie semblable à celle de Mammon, Satanachia et Asmodeus.

Incroyable. L’Archevêque avait des démons à son service. Et qui plus est, ces derniers possédaient une magie puissante et pouvaient communiquer avec les humains. Comme le dirait Mammon, il s’agissait certainement de démons de haut rang.

— Je suis impressionné que vous l’ayez deviné d’un seul regard. Je tente une nouvelle approche. Les démons sont robustes et puissants. Ils peuvent se révéler utiles de bien des manières. Exploiter les démons n’est pas l’apanage des seuls exorcistes. Si cela peut être utile aux fidèles, pourquoi s’en priver ? Je suis prêt à utiliser tout ce qui peut les aider.

— Cela peut se concevoir, mais… n’est-ce pas dangereux ?

— Ne vous en faites pas. Ils sont liés à moi par contrat. Ils obéissent au doigt et à l’œil.

Ils lui obéissaient entièrement ?

Entre Erza et Mammon, il existait visiblement une forme de confiance mutuelle. Tandis qu’entre l’Archevêque Henry et ses démons, la relation semblait froide et impersonnelle. Mais puisqu’il ne transgressait aucune règle, je choisis de ne pas insister sur ce point.

— Sainte, exorciste, poursuivit l’Archevêque en s’adressant à nous deux. — Je suis convaincu que le pouvoir est indispensable pour améliorer ce continent, et même le monde entier. À l’instar de vous deux, je compte acquérir une puissance considérable pour bâtir un monde idéal.

À première vue, ses propos ne me paraissaient pas déplacés. Après tout, pour accomplir de grandes choses, il fallait une force à la mesure de ses ambitions. Pourtant, il y avait dans la formulation de l’Archevêque quelque chose d’inquiétant. On aurait dit qu’une vague d’émotion sombre avait jailli en lui.

— Dame Philia, que ferez-vous une fois devenue Pape ? Ne souhaitez-vous pas, vous aussi, rendre ce monde encore plus merveilleux ?

Je n’avais jamais vraiment réfléchi à ce que je ferais si je devenais Pape. Mais l’Archevêque Henry semblait, lui, déterminé à transformer le monde à tout prix.

— Avec le pouvoir, vous pouvez devenir un grand héros, dont le souvenir perdurera dans les mémoires. Tandis que les souvenirs des faibles s’effacent, écrasés par ceux des plus forts, les gens seront irrémédiablement attirés par la force.

La magie de l’Archevêque Henry n’atteignait pas le niveau d’Asmodeus. Son aura restait indéniablement humaine. Et pourtant, l’énergie que je perçus de lui à cet instant précis me sembla plus étrange encore que celle d’Asmodeus.

Durant une fraction de seconde, son expression changea. Son regard, jusqu’ici calme et amical, se teinta d’une émotion bien plus complexe. J’y lus de la tristesse, mais aussi une forme de compassion. Et c’est précisément ce mélange qui me fit peur.

Je n’avais jamais rencontré quelqu’un comme lui, mais mon instinct me soufflait qu’il ne serait pas aisé à affronter.

— Eh bien, nous sommes restés debout à discuter un bon moment. Que diriez-vous de visiter ma demeure ? Permettez-moi de vous offrir le dîner.

Sa voix était redevenue douce. L’aura énigmatique que j’avais perçue auparavant s’était entièrement dissipée. Mais laquelle de ces facettes reflétait sa vraie nature ? Et si ce bref instant d’étrangeté révélait en réalité le véritable Henry ?

En tant qu’êtres humains, j’avais foi en la possibilité de nous comprendre par le dialogue. Pourtant, cet échange, aussi court fût-il, avait ébranlé ma confiance. La communication s’annonçait bien plus ardue que prévu.

Comblant le silence à ma place, le prince Osvalt répondit :

— Puisque nous sommes déjà ici, autant accepter votre invitation. Dame Philia, cela vous conviendrait aussi, n’est-ce pas ?

— Euh… oui, bien sûr.

— Merci d’avoir accepté. Dans ce cas, je ferai de mon mieux pour vous recevoir dignement. Par ici, je vous prie.

L’Archevêque Henry allait nous accueillir à dîner dans sa demeure. Mais quand devrais-je aborder mes soupçons sur la falsification du testament du défunt Pape ?

Je me posai cette question, parmi d’autres, tandis que le carrosse cahotait sur la route. Quelques heures plus tard, nous arrivâmes à la résidence de l’Archevêque Henry, aux abords de la capitale.

Le prince Osvalt et moi partagions le dîner avec l’Archevêque Henry, notre hôte pour la soirée. Erza était déjà rentrée chez elle, si bien que nous n’étions que trois à table. Les serviteurs démoniaques de l’Archevêque restaient postés derrière lui pendant tout le repas.

— Votre utilisation du Grand Cercle de Purification m’a surpris, fit remarquer l’Archevêque. — Même l’église mère ne savait comment gérer la recrudescence de monstres. N’oubliez pas que j’étais encore nouveau ici à l’époque.

J’étais arrivée à Parnacorta à peu près au moment où l’Archevêque Henry en était parti, comme si nous nous étions remplacés l’un l’autre. Autrement dit, il n’était lui-même à Dalbert que depuis peu. Et pourtant, en ce laps de temps, il était devenu Archevêque, avait engagé des démons, et s’était attiré la confiance du Pape au point de se voir confier son testament. Il avait manifestement la main dans bien des affaires.

— J’ai également entendu parler de vos exploits lors du Sommet des Saintes. Vous avez vaincu Asmodeus, alors même qu’Erza n’avait pu rivaliser avec lui. Votre façon de combattre, sans peur et pleine de détermination, était digne d’une Sainte Salvatrice. Je ne peux que vous féliciter pour cela.

L’Archevêque Henry poursuivit en m’accablant d’éloges à un degré presque excessif. Je n’aurais su dire pourquoi, mais ses flatteries éveillaient en moi un sentiment familier. Impossible de me souvenir d’où cela venait.

J’étais pourtant complimentée… alors pourquoi mon cœur battait-il avec autant d’inquiétude ?

— Peu importe combien d’autres Saintes existent. Tant que vous êtes la Sainte Salvatrice, leurs hauts faits pâliront toujours en comparaison des vôtres. Il n’est pas exagéré de dire que vous avez changé le cours de l’Histoire.

Et soudain, je me souvenus. Cette sensation… c’était la même que lorsque Julius, peu après nos fiançailles, avait énuméré tous mes faits et gestes pour m’en couvrir de louanges. Il m’avait dit encore et encore combien j’étais merveilleuse. Pourtant, j’avais fini par apprendre qu’il m’en voulait précisément pour tout ce qu’il avait salué.

Peut-être étais-je troublée parce que je sentais les mensonges derrière les mots de l’Archevêque Henry. Il m’avait fallu du temps pour le comprendre, mais cette fausse sincérité tranchait profondément avec la manière qu’avait Julius de me rabaisser.

— Dame Philia, je suis heureux que vous deveniez le prochain Pape. Au nom des nombreux fidèles de Cremoux qui, j’en suis sûr, partagent ce sentiment, permettez-moi de vous poser une question. Pourriez-vous nous décrire le monde idéal auquel vous aspirez ?

— Non, je…

— Oh, c’est encore secret ? Quel dommage. Enfin, quoi qu’il en soit, vous avez eu bien de la chance depuis que vous avez été vendue à Parnacorta, n’est-ce pas ? Et tout cela grâce à la courageuse décision de la famille royale de Parnacorta d’acheter une Sainte venue d’un autre royaume.

— Archevêque Henry !

Alors que je peinais à dire quoi que ce soit, le prince Osvalt s’écria, le visage déformé par une colère que je lui voyais rarement. Lui aussi avait compris que l’Archevêque se montrait moqueur, et qu’il nourrissait à mon égard une certaine animosité.

— Voyons, Votre Altesse, pourquoi vous emportez-vous ainsi ? N’êtes- vous pas reconnaissante que Dame Philia soit venue à Parnacorta ?

— Bien sûr que si ! Tellement reconnaissant que je ne saurais l’exprimer avec des mots ! Mais il y a une manière correcte et une manière insultante de montrer sa reconnaissance !

— Je vous présente mes excuses si mes paroles ont été mal choisies. Mais après le décès d’Elizabeth, votre famille ne s’est-elle pas réunie pour décider d’acheter une nouvelle Sainte ? Vous avez assumé la responsabilité de ce choix en achetant Dame Philia, et vous prévoyez même de l’épouser. Le patriotisme de Votre Altesse est réellement touchant.

— C-ce n’est pas…

Impassible face au regard furieux du prince Osvalt, l’Archevêque Henry lui répondait avec calme, conservant son sourire tout du long.

Son Altesse s’était opposée à l’idée de m’acheter jusqu’à la toute fin. Et lorsqu’on m’avait envoyée à Parnacorta, il avait toujours veillé sur moi. L’Archevêque Henry n’avait qu’une vision biaisée de la situation, et je n’appréciais guère de l’entendre raconter mon arrivée à Parnacorta comme s’il s’agissait d’une sordide transaction. Mais si nous commencions à nous disputer sur ce point, nous ne ferions que tomber dans le piège tendu par l’Archevêque Henry.

— Votre Altesse, intervins-je, — Je suis reconnaissante envers Parnacorta. Je considère avoir eu beaucoup de chance de recevoir tant d’honneurs depuis mon arrivée ici. Il n’est pas nécessaire de débattre de ce qui est vrai ou non.

Je comprenais pourquoi le prince Osvalt était en colère, mais il était inutile de se disputer dans un tel contexte.

— Si c’est ce que vous dites, Dame Philia, alors je n’ai rien à ajouter. Archevêque Henry, je vous présente mes excuses pour m’être emporté.

Son Altesse s’excusa auprès de l’Archevêque Henry, puis croisa les bras et se tut.

— Son Altesse bouderait-il, à présent ? Dame Philia, vous disiez vouloir me parler, mais si vous êtes mal à l’aise, vous pouvez partir. Cela ne me dérange pas.

— Non, je ne partirai pas.

— Vraiment ? Dans ce cas, allons droit au but. Que vouliez-vous me dire ?

— J’accepte volontiers. Archevêque Henry, j’ai une question à vous poser : pourquoi avez-vous falsifié le testament de Sa Sainteté ?

Dès que je posai la question, le sourire de l’Archevêque s’effaça pour la première fois depuis notre rencontre. Était-ce là son vrai visage ? Au même instant, son regard s’aiguisa, et je sentis de nouveau en lui une forme de froideur.

Mais cela ne dura qu’un instant. Son sourire revint aussi vite qu’il avait disparu.

— Dame Philia, est-ce une tentative d’humour ? Heh heh… Je n’aurais jamais cru que quelqu’un d’aussi sérieux que vous se risquerait à faire une plaisanterie. Je suis désolé, c’était si inattendu que je n’ai pas su quoi dire. Quelle idée ridicule. Bien sûr que je n’ai pas changé le nom dans le testament, passant du mien au vôtre.

— Je ne plaisante pas.

Refusait-il vraiment d’entrer dans le vif du sujet ? Évidemment, je ne m’attendais pas à ce qu’il me dise « Oui, c’était moi » dès la première confrontation. Je ne faisais que poser les bases de l’enquête.

— Le défunt Pape vous estimait tant. Il disait que vous méritiez le titre de Sainte Salvatrice, car vous étiez la plus grande Sainte de tous les temps. Jamais je n’aurais pensé qu’une personne telle que vous m’accuserait à tort d’avoir modifié le testament de Sa Sainteté.

— C’est regrettable que vous considériez cela comme une accusation injuste, répondis-je. — Je me suis contentée d’exprimer ce que mes observations m’ont suggéré.

Il était vrai que je souhaitais vivre mes jours en tant que Sainte de Parnacorta. Mais cela ne signifiait pas que je remettais en cause le testament dans l’unique but d’imposer ma volonté. Je n’avais fait que suivre un enchaînement d’anomalies, les interpréter selon la logique, et exprimer la conclusion à laquelle j’étais parvenue. J’avais des raisons fondées de croire en cette hypothèse, et c’est en étant persuadée de sa pertinence que j’avais interrogé l’Archevêque Henry.

— Des observations ? répéta l’Archevêque Henry en riant. — Si j’avais été désigné comme le prochain Pape, j’aurais accepté cette nomination avec reconnaissance. Ce serait un grand honneur.

— Non, Monseigneur. Vous avez bel et bien été désigné comme successeur, mais vous avez réécrit le testament de Sa Sainteté pour tenter de me faire devenir Pape à votre place.

— Permettez-moi de le redire une fois encore : cessez donc ces accusations mensongères. Si vous, la Sainte Salvatrice, devenez le nouveau Pape, ce sera une source d’espérance pour tout le continent. Souhaitez-vous trahir les fidèles de Cremoux ?

Notre échange tournait en rond. Rien de ce que je disais ne semblait ébranler l’Archevêque. Si je voulais faire pâlir son visage, peut-être allais-je devoir employer des mots plus forts, assez puissants pour l’ébranler et le forcer à révéler la vérité.

— Quoi que vous disiez, reprit-il, — La cérémonie aura lieu dans une semaine. Vous boirez le sang divin contenu dans le Saint Graal, et vous deviendrez le nouveau Pape.

— Je n’ai aucune intention de devenir Pape. Je continuerai de contester la légitimité de cette nomination.

— Dame Philia, vous êtes une Sainte. Vous ne devriez pas tenir des propos aussi égoïstes. Sinon, vous allez causer du tort à votre chère Parnacorta, et à votre encore plus cher prince Osvalt. Est-ce ce que vous souhaitez ?

Avait-il glissé une menace, cette fois ? Il savait à quel point Parnacorta et le prince Osvalt m’étaient précieux. Je ne pouvais pas les sacrifier pour satisfaire un simple désir personnel.

— Si le testament était authentique, je ne le contesterais pas. Mais Monseigneur, vous mentez !

— Hmm. Je vois. Dame Philia, vous êtes bien entêtée. Si vous allez jusqu’à m’accuser de la sorte, c’est que vous avez une preuve que j’ai falsifié le testament ? Si oui, je serais curieux de la voir.

— Pas encore.

— Qu’entends-je là ? Vous m’attaquez avec tant d’assurance, sans avoir la moindre preuve ? Intéressant. Dame Philia, vous êtes encore plus singulière que je ne le pensais.

L’Archevêque haussa les épaules avec un petit bruit exaspéré, avant de sourire à nouveau, comme ragaillardi. Son air triomphant était évident.

— Hélas, cette discussion n’a plus aucun intérêt. Cela suffit, Dame Philia. Veuillez partir. Il n’y a rien de plus à dire.

— Attendez. Je n’ai peut-être pas encore de preuve, mais j’ai deviné votre mobile.

— Un mobile ? Comment pourrais-je en avoir un ? Quelle idée étrange.

Alors que l’Archevêque Henry s’apprêtait à mettre un terme à la conversation, je compris qu’il était temps d’abattre ma carte maîtresse. De quoi s’agissait-il ? Tout simplement de son mobile, la raison pour laquelle il avait réécrit le testament de Sa Sainteté de manière à faire de moi le prochain Pape.

— Le décès de votre sœur, Dame Elizabeth, pourrait-il y être pour quelque chose ?

Au moment même où je prononçai ce nom, la table vibra légèrement. La puissance magique de l’Archevêque monta en flèche, se faisant sentir avec intensité. Son visage bouillonnait de colère. Cette fois, son sourire ne reparut pas.

— Elizabeth n’a rien à voir là-dedans…

Sa voix, basse mais chargée de fureur, exprimait clairement son irritation.

Je n’aurais pas voulu évoquer Elizabeth si cela avait pu être évité, mais je ne pouvais pas repartir sans obtenir au moins un indice.

— Dame Philia, n’allons pas plus loin, intervint le prince Osvalt, voyant le brusque changement d’attitude de l’Archevêque. — Cela ne mènera à rien de bon.

Prenant en compte le conseil de Son Altesse, je baissai la tête.

— Veuillez me pardonner mon insolence. C’était irréfléchi de ma part d’avoir dit cela.

J’étais d’accord : il avait été déplacé de mentionner Elizabeth. Son Altesse avait eu raison de me réprimander.

— Non, non, ne vous en faites pas. Tout va bien, Votre Éminence.

Ainsi quittâmes-nous la demeure de l’Archevêque Henry sans preuve tangible. Mais une chose était certaine : c’était bien lui qui avait modifié le testament. C’était un tournant décisif. À présent que nous en étions convaincus, nous pouvions passer à l’action.

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