THE TOO-PERFECT SAINT T3 - CHAPITRE 1

Un nouveau pape

—————————————-
Traduction : Calumi
Correction : Opale
Harmonisation : Raitei

———————————————–

 

— Oh ! Il y en a ici aussi. Hé ! Dame Philia ! Par ici ! Il y a plein de ces herbes dont vous parliez ! lança le prince Osvalt en sortant de l’ombre.

Ses cheveux blond doré semblaient briller sous la lumière du soleil filtrant à travers les arbres.

— Il y en a autant ? C’est tout ce qu’il me faut.

— Parfait ! Dans ce cas, l’ascension jusqu’ici en valait la peine.

Son Altesse et moi nous nous trouvions en montagne pour cueillir des herbes servant à la fabrication d’un nouveau remède. Au départ, j’avais prévu d’y aller avec Lena et Leonardo, comme à mon habitude, mais Son Altesse m’avait dit qu’elle pouvait se libérer pour m’accompagner, alors nous avions décidé de partir ensemble. Depuis nos fiançailles, il nous arrivait plus souvent de sortir ainsi tous les deux.

— Maintenant, je peux vous inviter quand bon me semble.

Il avait lancé cela sur le ton de la plaisanterie, si bien que je n’avais pas imaginé qu’il le ferait vraiment. Comme il était étrange que même une simple cueillette d’herbes puisse devenir une expérience aussi heureuse en sa présence.

— Je ne savais pas que des herbes si précieuses poussaient sur cette montagne, dit-il.

— Celle-ci n’est pas très efficace seule contre les inflammations, elle n’est donc pas très utile. Mais si on la fait sécher, qu’on la fait bouillir avec d’autres herbes, qu’on la refroidit rapidement, puis qu’on l’écrase sous une plaque de fer chauffée pendant environ une heure…

— Il faut vraiment beaucoup de travail pour mettre au point une nouvelle formule, hein ?

— Oui, c’est exact. Une fois rentrés, je vais la faire sécher au soleil immédiatement.

Grâce au prince Osvalt, j’avais pu cueillir largement assez d’herbes médicinales. Il ne me restait plus qu’à préparer un prototype selon la formule que j’avais imaginée la veille. Si je parvenais à perfectionner ce remède, il sauverait encore plus de vies. Je considérais la mise au point de nouveaux médicaments comme une part essentielle de mes devoirs de Sainte.

— Eh bien, et si nous redescendions ?

Il était déjà midi passé, et puisque j’avais accompli ce que j’étais venue faire, je proposai à Son Altesse que nous entreprenions la descente. Autrefois, ces montagnes grouillaient de monstres. Grâce au Grand Cercle de Purification, elles étaient désormais paisibles. Le prince Osvalt hocha la tête.

— Oui, il est temps. Même si les monstres se montrent rarement à présent, il vaut mieux éviter de s’attarder. Mais, Dame Philia, si cela ne vous dérange pas, que diriez-vous d’atteindre le sommet ? Il nous faudrait grimper encore un peu.

Atteindre le sommet ? Y avait-il quelque chose d’intéressant là-haut ? Je ne comprenais pas bien son intention, mais n’ayant aucune raison particulière de refuser, j’acceptai sa proposition.

— Si c’est ce que vous souhaitez, Votre Altesse, comment pourrais-je m’y opposer ? Grimpons jusqu’au sommet.

— Merci. Vous ne le regretterez pas… enfin, je l’espère. J’espère que cela vous plaira.

Sur ces mots, nous gravîmes le reste de la montagne. Nous n’étions pas chargés, et la pente n’était pas si raide et c’est ainsi que nous atteignîmes le sommet sans grande difficulté. Debout, l’air satisfait, le prince Osvalt observa les environs.

— Voilà, on y est. Cela faisait longtemps que je n’étais pas monté ici.

C’était la première fois, me dis-je, que je gravissais une montagne sans raison particulière. Certes, j’avais apprécié discuter avec Son Altesse tout au long de l’ascension, mais cette expérience avait quelque chose de nouveau pour moi.

— Regardez, Philia. La vue est magnifique d’ici.

— La vue ?

Le prince Osvalt m’invita à m’asseoir près de lui sur un rocher. Lorsque je le fis, le paysage s’étendit sous mes yeux. Le feuillage verdoyant des arbres débordait de vie, et le décor tout entier semblait enchanté. J’en restai muette, le souffle coupé.

— …C’est splendide.

— Je suis venu ici une fois avec mon père et mon frère. Mon père m’a dit qu’un jour, si je rencontrais quelqu’un de spécial, je devrais l’amener ici pour lui montrer cette vue. Mais ce n’est pas pour cette raison que je vous ai conduite ici… Disons plutôt que ce paysage m’avait profondément marqué. J’ai eu envie de le partager avec vous.

Tandis que le prince Osvalt évoquait ce souvenir, nous contemplions ensemble le panorama. Je ne m’étais jamais imaginé que Sa Majesté puisse avoir un côté si sentimental. En tant que roi de Parnacorta, il m’avait toujours paru si sévère et sérieux.

— Sa Majesté serait-elle un incorrigible romantique ? fis-je remarquer.

— Ha ha ! C’est étonnant, n’est-ce pas ? Moi-même, j’ai été surpris d’entendre Père dire une chose pareille. Quoi qu’il en soit, cette fois, nous avons choisi un endroit qu’il m’avait recommandé… alors, la prochaine fois, pourquoi ne pas chercher ensemble un lieu à nous, que nous aurons envie de revoir un jour ?

C’était une proposition que j’accueillis avec joie.

— Oui, J’aimerais découvrir de nombreux endroits avec vous.

Le paysage était splendide, mais si je l’avais contemplé seule, ma réaction aurait été toute autre. Peut-être ne m’aurait-il pas autant impressionnée. La vue qui s’offrait à mes yeux me paraissait d’autant plus vive que je l’avais atteinte avec l’homme que j’aimais.

Son Altesse sourit, visiblement de bonne humeur.

— Vraiment ? Je suis ravi de l’entendre !

Le prince Osvalt m’apprenait sans cesse de nouvelles choses. Le temps paisible que nous partagions m’était infiniment précieux.

— D’ailleurs, pour changer de sujet… vous avez beaucoup écrit ces derniers temps. À qui adressez-vous toutes ces lettres ? Je ne veux pas m’immiscer dans votre vie sociale, bien sûr, mais je suis un peu curieux.

Le prince Osvalt avait dû me voir rédiger mes lettres dans la calèche et ailleurs. Il est vrai que j’écrivais plus souvent, mais cela n’avait rien d’important.

— Depuis le Sommet des Saintes, nous avons pris l’habitude, entre Saintes de différents royaumes, d’échanger des informations. Nous nous sommes dit qu’un partage de connaissances pourrait être utile si des incidents aussi mystérieux que les disparitions venaient à se reproduire.

— Je vois. Je me souviens que le Grand Cercle de Purification s’était effondré un moment, à cette époque. Mais Dame Mia et Dame Emily l’ont recréé, et tout s’est bien terminé. C’est effrayant de penser à ce qui aurait pu se passer si vous n’aviez pas partagé vos connaissances.

Comme Son Altesse le disait, si je n’avais pas appris aux Saintes à créer un Grand Cercle de Purification durant la crise, les ravages causés par Asmodeus auraient été inimaginables. Il était possible que le prince Osvalt et ses hommes ne soient pas parvenus à me secourir ce qui aurait causé ma perte. C’est pour cette raison que, désormais, nous nous efforcions d’échanger les informations les plus récentes dès que possible. Nous avions fait vœu de coopérer non seulement pour faire prospérer nos propres royaumes, mais aussi pour favoriser l’essor du continent tout entier. On pouvait dire que ce changement d’état d’esprit constituait la principale avancée du Sommet des Saintes.

— Maintenant que toutes les Saintes peuvent invoquer le Grand Cercle de Purification, dis-je, — Et que le dernier cycle démoniaque est terminé, je pense que nous pouvons goûter un peu de paix.

Le prince Osvalt hocha la tête avec satisfaction.

— En trois mois à peine, vous avez déjà accompli des merveilles. Et pourtant, en vous voyant toujours aussi assidue dans votre entraînement, je ne peux m’empêcher de penser que vous ne vous reposez jamais sur vos lauriers.

Mon entraînement était devenu une routine rassurante. Même si je n’avais plus à craindre les monstres, changer mes habitudes me rendait mal à l’aise, alors je veillais à ne jamais manquer une seule séance. Et puis, cela contribuait à mon bien-être. En vérité, ces derniers temps, je m’entraînais surtout pour des raisons personnelles.

— Grâce à mon entraînement, dis-je au prince Osvalt, — Je peux désormais maintenir le Grand Cercle de Purification pendant environ une semaine sans avoir besoin d’être présente. J’y parviens en insufflant un surplus de magie dans les Piliers de Lumière.

— Incroyable ! Cela signifie que vous n’avez plus besoin de rester en permanence près du centre du royaume ? C’était le gros inconvénient lors de l’incantation du cercle, n’est-ce pas ?

En repensant à mon enlèvement par Asmodeus et à mon séjour dans les Limbes, cette idée m’était venue. Le défaut majeur du Grand Cercle de Purification était qu’il devenait inefficace si la Sainte qui l’avait invoqué s’éloignait au-delà d’une certaine limite. Après de nombreux essais, j’avais fini par mettre au point une méthode pour contourner ce problème. À présent, même si je devais être enlevée, le cercle tiendrait bon. Et…

— Nous pourrons partir en lune de miel, ajoutai-je.

À ces mots, Son Altesse se figea, stupéfait, le visage soudain immobile. Avais-je dit quelque chose qu’il ne fallait pas ? Je craignais qu’améliorer mes compétences dans le but égoïste de voyager soit jugé indigne d’une Sainte.

— Votre Altesse ?

— Ah ha ha ha ha !

Alors que je commençais à m’inquiéter de ce silence inhabituel, il éclata tout à coup de rire. Avais-je dit quelque chose de drôle ?

— Je ne m’attendais pas à vous entendre prononcer ce terme de « lune de miel » !

— Vraiment ? Mia m’a dit que les jeunes mariés partaient souvent en voyage après leur mariage, alors j’ai pensé que vous souhaiteriez faire de même.

Lorsque j’avais écrit à Mia pour lui annoncer mes fiançailles, elle m’avait proposé de dresser un Grand Cercle de Purification à Parnacorta à ma place pendant ma lune de miel. Mais je n’avais pas voulu abuser de sa gentillesse, alors je m’étais empressée de trouver une solution par moi-même.

Finalement, ce qui avait surpris Son Altesse n’était pas que j’aie amélioré le Grand Cercle de Purification dans le but de partir en lune de miel, mais bien le fait que j’en parle tout court. Je ne m’étais pas attendue à une telle réaction.

— Non, pardon de m’être moqué. C’est juste que… je ne m’y attendais pas du tout.

— Était-ce si étrange de parler de notre lune de miel ? Je suis désolée. Ai-je été trop directe ?

— Non, Dame Philia, ne vous excusez pas. Vous venez de m’expliquer tout le travail que vous avez accompli pour que nous puissions partir ensemble. Qui ne trouverait pas cela romantique ?

Avant même que je ne m’en rende compte, le prince Osvalt me prit la main, un air de bonheur éclairant son visage. En sentant la chaleur de sa peau contre la mienne, je commençai à entrevoir ce que serait notre vie à deux.

Jamais je n’oublierais cette vue que nous avions contemplée ensemble. Je voulais que nous vivions encore de nombreux instants comme celui-ci dans les jours à venir. Autrement dit, nous vivrions pour demain.

Car, après tout, le ciel d’un bleu limpide de Parnacorta veillait sur nous.

 

* * *

 

Plus tard, nous redescendîmes la montagne pour rentrer chez nous. Le soir était déjà tombé, et à notre arrivée au manoir, ce sera l’heure du dîner.

— À propos de lettres, repris-je, — J’ai reçu récemment un message d’Alice de Dalbert. On a diagnostiqué une maladie grave au pape. Il ne lui reste plus beaucoup de temps à vivre.

— Comment ? …Je vois. Je suis désolé d’apprendre que Son Éminence ne sera bientôt plus parmi nous.

En tant que plus haute autorité de l’Église de Crémoux, le pape supervisait toutes les églises du continent. Son autorité surpassait même celle des monarques de chaque royaume, bien qu’il l’exerçât rarement, préférant ne presque jamais s’immiscer dans les affaires politiques. Le pape était considéré non seulement comme le chef suprême de l’Église, mais aussi comme le plus vertueux de ses fidèles. Une personne ayant enfreint notre code moral ne pourrait jamais, au grand jamais, être nommée pape.

— C’est regrettable, mais il est âgé à présent. Il a eu une longue vie.

— J’espérais pouvoir le rencontrer au moins une fois, mais j’imagine que ce ne sera pas possible. Et qui va lui succéder ?

— En principe, c’est l’un des archevêques qui est nommé. Ils sont tous basés à Dalbert, donc je n’ai encore rencontré aucun d’eux.

Dans la religion de Crémoux, on appelait le pape « le parent du divin par le sang ». Il buvait le sang divin, le véritable sang des dieux, au sens littéral et exerçait la fonction de chef de l’Église de Crémoux jusqu’à sa mort. En signe de compassion envers l’humanité, les dieux avaient offert leur sang divin à l’humain dont l’âme était la plus pure. Cet humain était devenu le premier pape de Crémoux. La légende racontait qu’après avoir reçu ce sang divin, le premier pape accomplit de nombreux miracles et soulagea les souffrances du peuple. Car le sang divin possédait le pouvoir d’amplifier la magie des humains. Dans le même temps, le premier pape enseigna aux démunis, pleins d’espoir, qu’ils pouvaient puiser leur force dans la prière.  

Et ses enseignements se répandirent peu à peu. La prière elle-même était un rituel permettant d’emprunter la puissance divine. C’est en priant que nous, Saintes, pouvions canaliser notre magie et lancer des sorts. Lorsque le pape mourait, le sang divin retournait dans le Saint Graal que le premier pape avait reçu divinement et dans lequel il avait bu. Celui qui devenait le nouveau pape héritait officiellement de son rôle en buvant à son tour dans le Graal. C’est par cette longue lignée que les enseignements de la religion de Crémoux s’étaient propagés à travers tout le continent.

— Un archevêque, hein ? fit Son Altesse en hochant la tête. — Ça se tient.

Il connaissait sûrement les usages.

Parmi le clergé de Crémoux, les trois archevêques, tous rattachés à la grande église de Crémoux, à Dalbert, étaient les plus hauts dignitaires après le pape. Pour devenir archevêque, il fallait soit faire preuve d’une grande force en endurant un entraînement rigoureux, soit accomplir une œuvre missionnaire remarquable. Dans tous les cas, être reconnu par le pape constituait un accomplissement majeur.

Il allait de soi que le successeur du pape serait choisi parmi les archevêques, et personne n’avait jamais remis en cause cette tradition. Penser à la grande église de Crémoux me rappela Erza et Mammon, mes anciens gardes du corps, qui y travaillaient. Je me demandai comment ils allaient. Je me souvins aussi de ce que m’avait confié l’évêque Bjorn lors de ma visite à l’église le mois dernier. Je le mentionnai au prince Osvalt.

— Au fait, je suis allée voir l’évêque Bjorn. Il m’a dit que l’un des archevêques avait été évêque à l’église de Parnacorta avant lui.

Son Altesse avait dû converser avec le prédécesseur de l’évêque Bjorn, car il réagit aussitôt :

— Hein ? Vous parlez de l’archevêque Henry ? Oui, je le connais. Il…

L’archevêque Henry. Oui, c’était bien son nom. Tandis qu’il se remémorait l’archevêque de Parnacorta, Son Altesse prit soudain une mine sombre. Je voyais rarement pareille expression sur son visage. En y repensant, la dernière fois remontait à ce jour où Julius avait exigé que je retourne à Girtonia.

— …Votre Altesse ?

— Ah, ha ha, pardon. J’étais ailleurs. Je crois que nous approchons de votre manoir, alors assurez-vous de n’avoir rien oublié.

— Oui, bien sûr. Je crois que j’ai tout.

— On ne sait jamais. Vous êtes sûre d’avoir bien pris toutes ces herbes importantes ?

— Oui. Je pense que tout est là.

Il évitait manifestement le sujet. Même quelqu’un d’aussi peu sensible aux subtilités des émotions humaines que moi pouvait percevoir que le prince Osvalt ne voulait pas parler de l’archevêque Henry. Ce n’était pas dans ses habitudes d’esquiver ainsi une conversation, ce qui me donna envie de lui demander s’il s’était passé quelque chose dans le passé.  Mais je ne voulais pas le forcer à évoquer ce qu’il préférait taire. Après tout, le prince Osvalt n’était pas le genre d’homme à dissimuler des informations importantes. En tant que fiancée de Son Altesse, quelle était la meilleure attitude à adopter dans une telle situation ? Peut-être devais-je attendre qu’il prenne lui-même la parole, avant d’essayer de lui remonter le moral. Il avait encore cet air si grave. Mais comment le réconforter ? Quelle serait la meilleure manière ?

— Tout va bien ? Vous n’avez rien oublié ?

— Oui, tout est bon. Euh… Votre Altesse, si cela ne vous dérange pas, souhaiteriez-vous dîner avec moi ce soir ?

Je l’invitai ainsi à passer chez moi. Nous avions cueilli de bons légumes, et j’attendais avec impatience de découvrir tous les plats que Leonardo allait préparer avec soin. J’étais certaine que Son Altesse apprécierait ce repas.

— Le dîner ? Je meurs de faim. Ce soir, faisons un vrai festin !

Cette dernière me gratifia alors de son sourire habituel, juste au moment où notre calèche s’arrêtait devant mon manoir.

Dieu merci, il avait accepté !

Prenant la main du prince Osvalt, je descendis de la calèche, et nous franchîmes ensemble le portail.

 

* * *

 

Alors que je rentrais chez moi en compagnie du prince Osvalt, Leonardo vint à notre rencontre.

— Bon retour, Dame Philia. Oh, mais que vois-je ? Vous avez fait venir Son Altesse avec vous.

— Leonardo, je suis désolée de ne pas vous avoir prévenu plus tôt, mais serait-il possible que Son Altesse dîne avec nous ce soir ?

Je lui expliquai que j’avais invité le prince Osvalt à partager notre repas. Apparemment, nous avions toujours un bon stock d’ingrédients, aussi ne m’inquiétais-je pas de manquer de quoi que ce soit pour accueillir un invité.

— Bien entendu. C’est avec le plus grand plaisir que je m’apprête à servir un repas fait maison à Son Altesse !

Tout excité à l’idée de cuisiner pour le prince Osvalt, Leonardo fit jouer ses biceps avec enthousiasme. À ma grande joie, il semblait ravi de la venue imprévue de Son Altesse. Il allait sans nul doute nous concocter quelque chose de délicieux.

— Ha ha… Leonardo n’a pas changé, remarqua le prince Osvalt en le regardant s’éloigner vers la cuisine, un sourire aux lèvres. Il avait l’air de passer un bon moment.

— Pour l’art culinaire, personne n’est plus passionné. C’est grâce à lui que j’ai appris à apprécier les plaisirs de la gastronomie.

L’autre jour, Leonardo avait affronté pour la troisième fois le majordome de Grace, Arnold, dans un concours de cuisine. À ma grande surprise, il avait un véritable esprit de compétition. Il mettait tout son cœur et toute son âme dans ses plats. Sa cuisine était empreinte d’amour, et elle apaisait toujours mon esprit.

— Ah, Votre Altesse ! Vous tombez à point nommé !

Comme le dîner ne serait pas prêt avant un moment, nous nous rendîmes dans le salon des invités, où Lena nous servit du thé. La visite de Son Altesse tombait effectivement à pic, mais à quoi faisait-elle allusion exactement ?

— L’évêque Bjorn est passé un peu plus tôt pour nous apporter du gâteau, expliqua Lena. — Il a dit qu’il en avait fait trop. Attendez un instant, je vais vous en servir tout de suite.

Quelle délicate attention de la part de l’évêque Bjorn. Il avait pour passe-temps la confection de douceurs, et il m’offrait souvent des biscuits, des crêpes ou d’autres pâtisseries lorsque je lui rendais visite à l’église. Elles étaient étonnamment savoureuses. Il m’avait aussi offert un gâteau lors de ma toute première arrivée à Parnacorta, si bien que je l’associais désormais à des souvenirs doux et réconfortants. Dès la première bouchée du gâteau que Lena avait découpé pour nous, je ne pus m’empêcher de laisser échapper la première pensée qui me vint à l’esprit.

— Ce gâteau me ramène au jour où j’ai rencontré Son Altesse pour la première fois.

Je n’avais jamais oublié, pas une seule fois, cette conversation que j’avais eue avec le prince Osvalt ce jour-là.

— Ah ! Maintenant que vous le dites, c’est l’évêque Bjorn qui m’a présenté à vous, fit Son Altesse. — Je me souviens de l’expression de surprise sur votre visage.

— Bien sûr que j’étais surprise. Qui s’attendrait à ce qu’un homme qui ne parlait que d’agriculture et de légumes soit en réalité un prince ?

— Ha ha ha… C’est vrai que je ne parlais que de ça, à l’époque. Je reconnais que ce n’était pas très adroit. Je vous prie de m’excuser.

J’avais réellement été décontenancée. Jamais je n’aurais imaginé que l’homme qui, peut-être sentant mon malaise lors de la réception, m’avait abordée avec un sourire chaleureux pour me parler aimablement, soit en fait le second prince de Parnacorta. Mais ce qu’il avait dit ensuite m’avait laissée une impression encore plus vive.

— Ce qui m’a le plus marquée, Votre Altesse, c’est quand vous m’avez dit que vous feriez tout pour me faire aimer ce royaume. Je ne savais que répondre, à l’époque, mais je suis certaine que je n’oublierai jamais ces mots.

— Vraiment ? Je voulais simplement vous faire part de ce que je ressentais. Je ne pensais pas que ces paroles auraient plus de poids pour vous que je ne l’imaginais. J’espère ne pas vous avoir mise sous pression.

— Pas du tout, Votre Altesse. Ce jour-là, vos mots ont apaisé mon angoisse, sans que je ne sache pourquoi. Avec le recul, je pense que c’est grâce à eux que j’ai commencé à vous chérir.

Vendue à un royaume voisin, j’étais écrasée par l’angoisse. Mes fiançailles avaient été rompues, ma propre famille m’avait troquée, et j’avais été séparée de ma sœur bien-aimée. J’étais au bord du désespoir. La promesse du prince Osvalt m’avait donné le courage d’avancer.

— Dame Philia, on dirait bien que vous êtes tombée amoureuse de Son Altesse au premier regard, fit Lena avec un sourire malicieux.

— Allons donc, Lena, répondit le prince. — Ce ne peut pas être vrai.

— Et si, Lena a peut-être raison. Je ne m’en suis simplement pas rendu compte à l’époque.

— Dame Philia…

Comme le soleil, le prince Osvalt avait illuminé mon cœur, mais je ne savais pas, alors, que j’étais attirée par lui. Je ne comprenais même pas pourquoi. Avec le recul, peut-être que Lena avait mis le doigt dessus. C’était bien un coup de foudre.

— Votre Altesse, votre visage est tout rouge ! C’est sûrement parce que l’été approche, et qu’il fait assez chaud dans cette pièce.

— Lena, vous vous moquez de moi !

— Pas du tout ! Jamais ! Je suis simplement toute excitée à l’idée de pouvoir parler d’amour avec Dame Philia, ces derniers temps !

— C’est ça que vous trouvez amusant ? Sérieusement ?

Nous dégustâmes le thé et le gâteau, offerts par Lena et l’évêque Bjorn, en attendant le dîner que Leonardo préparait pour nous.

Il n’y a pas si longtemps encore, je n’aurais jamais imaginé combien il pouvait être précieux de passer un simple moment à discuter entre amis. Ce royaume m’avait appris la chaleur du contact humain, et c’est pour cela que je l’aimais. Plus encore, je comprenais à présent que j’étais aimée en retour. Pour toutes ces raisons, j’étais résolue à remplir mes devoirs avec fierté en tant que Sainte de Parnacorta.

— Le dîner est prêt, annonça Leonardo. — Je vous en prie, rejoignez la salle à manger.

Il avait mis plus de temps que d’habitude à cuisiner ; il devait donc avoir fourni un effort considérable. Anticipant quelque chose de spécial, nous suivîmes sa voix jusqu’à la salle à manger.

— Incroyable ! s’exclama le prince Osvalt en découvrant le somptueux festin dressé devant nous. — C’est à la hauteur de mes attentes… ou plutôt, comment dire ? Vous avez dit que la cuisine était un simple passe-temps pour vous. Mais j’ai l’impression que vous progressez à chaque fois !

— C’est précisément parce que c’est un passe-temps que je m’y consacre autant. Sans compter que, comme majordome, il est de mon devoir de veiller au confort personnel de Dame Philia. Et la nourriture, c’est la base de toute chose !

Il s’investissait à ce point parce que la cuisine était sa passion ? En y repensant, j’avais moi-même commencé à fabriquer des bijoux par plaisir, mais j’avais fini par imaginer des moyens d’y intégrer des fonctions magiques. Je comprenais à présent qu’on pouvait s’impliquer pleinement dans un art simplement parce qu’il nous intéressait, et non parce que c’était un métier.

— Hm, fit le prince Osvalt. — Peut-être devrais-je consacrer un peu plus de temps à l’étude des lances, comme un passe-temps. Jusqu’à présent, je ne me suis soucié que de leur tranchant.

— Dans ce cas, je pourrais me mettre à la forge, répondis-je.

— Attention, vous allez finir par en savoir plus sur les lances que moi.

Ainsi commença notre dîner animé, sur une discussion à propos des loisirs. Le prince Osvalt et moi ne manquions jamais de sujets de conversation, et il semblait que nous pourrions parler ainsi sans fin.

— Nous avons passé toute la journée ensemble, fit soudain Son Altesse.

— Je suis désolée de vous avoir détourné de vos obligations.

Je réalisai que j’avais monopolisé Son Altesse du matin au soir, depuis notre départ pour cueillir des herbes en montagne. On dit que le temps passe vite quand on s’amuse. Et pourtant, j’avais peine à croire que la journée s’était déjà écoulée.

— Hé, pourquoi vous vous excusez ? Je me disais justement à quel point nous serons heureux, une fois mariés, à passer chaque jour ensemble comme aujourd’hui.

— Oh ? Euh, oui, balbutiai-je, — Vous avez raison. Une fois mariés, nous passerons tout notre temps ensemble, comme ça.

Les mots du prince Osvalt me firent perdre ma contenance. Je n’arrivais pas à le regarder dans les yeux, tandis qu’il me souriait, visiblement tout à l’idée du temps que nous allions partager. Mais un souci se profila soudain. Mon bonheur me semblait si naturel que je n’y avais pas réfléchi en profondeur, et pourtant, cette inquiétude était bien réelle.

— Qu’y a-t-il, Dame Philia ? Pourquoi cette mine si grave ?

— Je ne sais pas trop comment le dire, mais… soufflai-je en inspirant profondément. — Si je reste à vos côtés aussi longtemps, ne finirez-vous pas par vous lasser de moi ?

— Hein ?

— À force, nous n’aurons plus rien à nous dire, et je ne suis pas vraiment quelqu’un d’intéressant…

Même si nous nous voyions plus souvent qu’avant, cela restait limité à quelques rencontres par mois.

De ce fait, nous avions toujours de quoi discuter. Mais vivre ensemble au quotidien était une toute autre affaire, n’est-il pas ? L’idée de finir assis côte à côte, sans rien à dire, me troublait.

— C’est ça qui vous inquiète ? Toujours aussi sérieuse. C’est bien vous, ça. Mais au contraire, même les jours sans histoire, tant que vous êtes là, je ne m’ennuie jamais. N’est-ce pas bon signe pour notre avenir ?

— Que voulez-vous dire ?

— Eh bien, regardez. Ce soir, je vais rentrer au château, et je me sentirai un peu seul, parce que nous serons séparés. Mais une fois mariés, nous rentrerons au même endroit, et je ne ressentirai plus cette solitude. Que l’on parle beaucoup ou non, je serai heureux rien que d’être avec vous. Vous savez, tant que le cœur est en paix, on peut être heureux.

Le prince Osvalt balaya mes inquiétudes. Était-ce vraiment possible que l’amour suffise à surmonter l’ennui ou la monotonie ? J’en doutais encore un peu. Mais le sourire de Son Altesse, doux comme un rayon de soleil, me réchauffait le cœur et m’apportait un sentiment de sécurité.

Peut-être, comme il le disait, serais-je comblée rien qu’en étant à ses côtés. Et si lui-même éprouvait la même chose, je ne pouvais rêver mieux. Plus j’y pensais, plus je me sentais embarrassée, au point d’en rester sans voix. Tout ce que je pus faire fut de porter une cuillerée de soupe à mes lèvres.

— Eh bien, Dame Philia, merci de m’avoir invité ce soir. C’était très agréable. Leonardo, votre cuisine est excellente. Je reviendrai.

— Je suis désolée de vous avoir retenu aussi longtemps. J’ai moi aussi passé un moment merveilleux, dis-je.

— Vous me flattez, Votre Altesse, répondit Leonardo. — Je perfectionnerai encore mes talents pour vous éblouir davantage la prochaine fois.

Le prince Osvalt repartit au palais, le visage empreint de satisfaction.

Et comme il l’avait dit, une solitude que je n’avais jamais ressentie auparavant m’envahit au moment de notre séparation.

Une fois mariés, cette solitude disparaîtrait. La beauté de ses paroles m’apparut alors dans toute sa profondeur.

— Tiens, me dis-je à voix basse. — Pourquoi Son Altesse semblait-elle si contrariée, tout à l’heure ?

Alors que je laissais la solitude me gagner, je repensai à l’expression troublée du prince, juste avant que nous ne descendions de la calèche. Il avait semblé étrangement évasif lorsque j’avais évoqué l’archevêque Henry.

Mais puisque ce dernier appartenait à la grande église de Crémoux, et qu’il était même archevêque, il devait être un homme de grande vertu.

Lorsque je me rendrais à l’église demain, devrais-je demander à l’évêque Bjorn quel genre d’homme était l’archevêque Henry ? En apprenant à mieux le connaître, peut-être parviendrais-je à comprendre ce qui avait troublé Son Altesse.

Cette pensée me hantait tandis que la brise nocturne caressait doucement ma peau.

 

* * *

 

Le lendemain, je me rendis à l’église de Parnacorta. J’avais pris l’habitude d’y passer chaque semaine pour soigner les blessés à l’aide de ma magie curative. Avec un sourire chaleureux qui me rappelait la lumière du soleil filtrant à travers les arbres, l’évêque Bjorn me prépara du thé.

— Merci, comme toujours, Dame Philia. Ces derniers temps, j’entends dire que nos fidèles âgés souffrent beaucoup moins de maux de dos et de raideurs aux épaules. Ma magie curative ne suffit plus à répondre à la demande, alors votre aide est précieuse.

Les prêtres et les évêques de la religion de Crémoux suivaient un entraînement rigoureux, et nombre d’entre eux savaient utiliser la magie, y compris l’évêque Bjorn, qui maîtrisait la magie de guérison. Soigner les fidèles faisait partie de ses fonctions. En tant que Sainte, je lui prêtais main-forte.

— Merci beaucoup pour le délicieux gâteau que vous nous avez offert hier. Son Altesse est justement passé, et il a pu en goûter. Il lui a adressé les plus grands compliments.

— J’en suis honoré, même si je ne mérite pas tant d’éloges, répondit l’évêque Bjorn, visiblement ravi d’apprendre que Son Altesse, connu pour sa gourmandise, avait apprécié son gâteau.

Ce dernier m’avait offert une entrée en matière agréable pour notre échange, ce dont je lui étais également reconnaissante.

 — Au fait, repris-je, — J’ai entendu dire que la construction de la cathédrale avait enfin commencé.

— Oui, il semble que les plans soient enfin prêts. Cela a pris du temps, car il fallait reconstruire avec le plus grand soin. C’est tout de même le lieu où vous et Son Altesse célébrerez votre mariage, et par la suite, il deviendra un lieu sacré pour les prières. Mais l’attente en valait la peine. Les plans sont magnifiques. Souhaitez-vous les voir ?

— Oui, très volontiers.

La cathédrale détruite par Asmodeus allait enfin être reconstruite. Toutefois, en raison de son importance capitale pour le royaume, de nombreux facteurs devaient être pris en compte, et les travaux n’avaient pas pu avancer jusqu’à récemment, lorsque les plans furent enfin finalisés et le chantier lancé.

— Voici à quoi elle devrait ressembler une fois la construction achevée.

— Il semble que la cathédrale va être agrandie. Cela veut-il dire qu’elle pourra accueillir plus de fidèles qu’auparavant ?

— En effet. Vous pourrez inviter autant de monde que vous le souhaitez à votre mariage.

En contemplant la représentation de la cathédrale, mes pensées commencèrent à dériver vers la cérémonie, prévue dans six mois. Mia et Grace seraient là, c’est certain, mais qu’en serait-il d’Erza, et de tous les autres que j’avais connus ?

Lorsque j’étais fiancée à Julius, je n’avais prévu d’inviter que les membres du cercle familial des Adenauer. J’avais même envisagé de laisser à mes parents le soin d’établir la liste des invités. Mais en l’espace de peu de temps, mon cercle de relations s’était élargi. Rien que l’idée de revoir tout le monde dans six mois me remplissait d’enthousiasme. Après avoir consulté les plans, je rapportai à l’évêque Bjorn l’état du pape, pensant qu’il n’en avait peut-être pas encore entendu parler.

— L’autre jour, j’ai reçu une lettre d’Alice de Dalbert. Elle disait que la santé du pape déclinait.

À ces mots, une étrange expression traversa le visage de l’évêque.

— Je vois. Les rumeurs disaient donc vrai… Il ne lui reste plus beaucoup de temps.

Le pape était aimé de tous les fidèles de la religion de Crémoux, il était donc naturel que quelqu’un d’affilié à l’Église réagisse ainsi. Moi aussi, j’aurais aimé pouvoir rendre hommage à Son Éminence si l’occasion s’en présentait. Même lorsqu’il m’avait conféré le titre de Sainte Salvatrice, je n’avais pu le rencontrer en personne à cause du Grand Cercle de Purification, et toute la correspondance avait été menée par écrit.

Il semblait que, du fait de sa position, l’évêque Bjorn était lui aussi au courant de la mauvaise santé du pape.

— Évêque Bjorn, l’avez-vous déjà rencontré, Son Éminence ?

L’évêque réfléchit un instant.

— Quand j’étais jeune et encore novice, je me suis rendu une fois en Terre Sainte de Dalbert avec un aîné. J’ai pu parler à Son Éminence, mais très brièvement.

La Terre Sainte était réputée pour abriter le sommeil d’un dieu. C’était le lieu le plus sacré de toute la foi de Crémoux, et de nombreux fidèles y faisaient pèlerinage chaque année. Se pourrait-il que l’aîné dont il parle soit… ?

— Est-ce que l’archevêque Henry est l’aîné avec qui vous vous êtes formé à Dalbert ?

C’était logique : l’archevêque Henry était originaire de Parnacorta, et il avait été le prédécesseur de l’évêque Bjorn. Jusque-là, rien dans les propos de l’évêque ne m’avait paru suspect. Mais je n’arrivais pas à oublier l’expression de Son Altesse la veille au soir, et je voulais savoir si l’évêque Bjorn en savait davantage. Il m’avait affirmé entretenir des liens étroits avec l’archevêque, je l’avais cru sur parole. Mais quelle était exactement la nature de leur relation ?

— Oui, tout à fait. Henry, mon aîné devenu aujourd’hui l’archevêque Henry, m’a invité à venir me former avec lui sur le lieu de naissance de notre foi. J’ai donc étudié à Dalbert pendant environ six mois.

— Vous avez étudié à l’étranger ?

— Oui. Comme vous pouvez l’imaginer, j’étais un élève plutôt moyen, mais lui, c’était différent. Il impressionnait tant les gens que certains lui ont proposé de rester à la grande église pour y recevoir une formation complète, au lieu de revenir à Parnacorta.

D’après les paroles de l’évêque Bjorn, il était évident que l’archevêque Henry avait été, dès sa jeunesse, un individu exceptionnel. Le simple fait de faire partie de la grande église était déjà une distinction en soi. Alors y être invité était un immense honneur. Même à travers cette courte conversation, on sentait le profond respect que l’évêque lui vouait.

— Mais il est tout de même revenu à Parnacorta et a servi ici en tant qu’évêque, ce qui signifie…

— Exactement. L’archevêque Henry n’a jamais eu l’intention d’abandonner Parnacorta. Il disait vouloir se consacrer à soulager les fidèles de ce royaume, et il l’a mis en pratique de manière très concrète.

Il avait donc privilégié l’action au sein de son royaume natal plutôt que sa propre ascension. Mais à mon arrivée à Parnacorta, il n’y était déjà plus. Bjorn était devenu évêque, tandis qu’Henry avait été nommé archevêque à Dalbert. On pouvait raisonnablement supposer qu’Henry n’avait plus d’attaches ici. Mais l’histoire se révélait de plus en plus complexe.

— Alors, Dame Philia, vous devez vous demander pourquoi l’archevêque Henry a quitté le royaume.

— Mon visage était à ce point expressif ?

— Non. C’est juste qu’une personne aussi perspicace que vous devait forcément se poser la question. Et j’ai deviné que vous vous reteniez, parce que vous sentiez que le sujet était délicat.

— Oui. Je trouvais qu’il serait indiscret, de la part d’une étrangère comme moi, de poser des questions trop précises.

C’était exactement cela. Même si je soupçonnais que la situation concernait d’une manière ou d’une autre le prince Osvalt, je n’étais pas certaine d’avoir le droit de me mêler d’affaires qui ne me concernaient pas. N’ayant jamais rencontré l’archevêque Henry, pouvais-je vraiment me permettre d’interroger les autres à son sujet ? Cette pensée m’avait retenue.

— Dame Philia, vous n’êtes pas vraiment une étrangère.

— Oh ?

— L’archevêque Henry est le frère aîné de notre précédente Sainte, Dame Elizabeth. Son départ et votre arrivée sont tous deux liés à la disparition de cette dernière. Ce sujet n’est donc pas aussi éloigné de vous que vous le pensez.

Voilà qui était inattendu.

Sainte Elizabeth appartenait à la famille Elcrantz, une branche cadette de la maison Mattilas. Mais l’archevêque portait le nom complet de Henry Orenheim. S’ils étaient frères et sœurs, pourquoi ne s’appelait-il pas Henry Elcrantz ? Le nom Elcrantz n’apparaissait dans aucun de ses titres ni dans aucune mention officielle, si bien que je n’avais jamais fait le rapprochement.

— Lorsqu’il est parti à Dalbert, l’archevêque Henry a été adopté par le comte Orenheim, chef d’une grande famille noble de là-bas. Il n’est donc pas étonnant que vous n’ayez pas su qu’il était apparenté à Dame Elizabeth.

— Je vois. Cela ferait de lui le cousin de Grace, mais elle ne m’en a jamais parlé une seule fois, alors j’ai été surprise.

S’il était le frère de la défunte Elizabeth, il était aussi le cousin de Grace. Et s’il n’était jamais mentionné, n’y avait-il rien de bon à dire à son sujet ?

— Vraiment ? Je ne suis pas étonné que la famille Mattilas n’évoque guère son nom. Henry, pardon, l’archevêque Henry, s’est toujours beaucoup inquiété pour la santé fragile de Dame Elizabeth. Il la chérissait profondément.

— J’ai entendu dire qu’elle tombait souvent malade.

— Oui, et c’est justement pour cela que l’archevêque Henry s’était farouchement opposé à ce qu’elle devienne une Sainte. Mais Dame Elizabeth avait fermement insisté, affirmant qu’elle était la seule dans ce royaume à pouvoir assumer cette charge. Alors, au final, il a soutenu sa décision.

On sentait combien l’archevêque Henry tenait à Elizabeth. Être Sainte était un rôle éprouvant, et je comprenais qu’il ait été inquiet pour sa sœur. Mais je comprenais tout autant que Dame Elizabeth ait ressenti le devoir d’assumer sa responsabilité envers le royaume.

— Dame Elizabeth était la seule personne de ce royaume à posséder une puissance magique suffisante pour être reconnue comme Sainte, et elle s’est donnée corps et âme pour remplir ses devoirs. Mais plus sa santé déclinait, plus la population de monstres semblait croître en proportion, et elle se retrouvait sans cesse blessée.

— C’est à cette époque que les premiers effets du cycle démoniaque ont commencé à se manifester. Ce n’est guère étonnant.

Parnacorta se trouvait au centre du continent. Sur le plan géographique, le royaume était entouré de montagnes souvent infestées de monstres, et l’approche cyclique du Royaume Démoniaque amplifiait ce phénomène. Les monstres avaient déjà ravagé la région avant même mon arrivée, alors le fardeau imposé à une Elizabeth si frêle et malade devait être inimaginable.

— Puis Dame Elizabeth est décédée, plongeant tout le royaume dans le désespoir. Deux semaines plus tard à peine, l’archevêque Henry partait pour Dalbert.

— Il est parti accablé de chagrin après la mort de sa sœur ?

— Il a simplement dit qu’il souhaitait retourner en Terre Sainte de Crémoux pour reprendre sa formation. Il semblerait qu’une fois sur place, il ait présenté sa candidature à la grande église, qui l’a accepté. Mais il ne m’en a parlé qu’après coup. Sur le moment, il est parti précipitamment.

Voilà donc comment l’archevêque Henry s’était retrouvé à la grande église de Dalbert. Pourtant, la première fois qu’on l’avait invité à y entrer, il avait préféré rester à Parnacorta. Bien sûr, les gens peuvent changer d’avis à tout moment… mais tout portait à croire qu’il avait voulu fuir les souvenirs liés à Elizabeth.

— Juste après les funérailles de  notre  chère Elizabeth, ajouta l’évêque Bjorn, — j’ai assisté par hasard à une dispute entre le prince Reichardt, son fiancé, et l’archevêque Henry. Je ne peux m’empêcher de penser que cela a peut-être contribué à son départ.

— Pourquoi se sont-ils disputés ?

Je savais que le prince Reichardt aimait profondément Elizabeth. Pourquoi donc l’archevêque Henry se serait-il querellé avec Son Altesse ?

— Ah ! Pardonnez-moi ! Je suis vraiment désolé. J’en ai trop dit, répondit l’évêque, visiblement embarrassé.

Mais il n’avait pas à s’en vouloir. C’était moi qui, mue par la curiosité, avais posé des questions sur l’archevêque Henry.

— Non, c’est moi qui suis en tort d’avoir posé des questions aussi indiscrètes.

— Dame Philia, personne ne vous trouvera déplacée de vous intéresser aux affaires de Parnacorta.

— Vous le pensez vraiment ?

— Bien sûr.

Je réalisai alors à quel point il me restait encore à découvrir sur Parnacorta.

Peut-être le prince Osvalt avait-il réagi ainsi à la mention de l’archevêque Henry parce qu’il connaissait les détails de cette dispute avec le prince Reichardt.

— Un peu plus de thé, Dame Philia ?

— Oui, je vous remercie.

Je décidai de ne pas insister davantage.

Tandis que je buvais mon thé, à présent refroidi, je me fis la promesse de ne plus remuer les souvenirs douloureux du prince Osvalt et du prince Reichardt simplement pour satisfaire ma propre curiosité.

 

* * *

 

Deux semaines après avoir pris le thé avec l’évêque Bjorn, je reçus une lettre.

— Elle vient d’Alice Aesfill de Dalbert.

— Merci, Himari.

Je pris la lettre des mains de Himari et l’ouvris aussitôt. Il s’agissait en substance d’un avis de décès : le pape s’était éteint.

— Il semble que tout le continent va entrer en deuil, murmurai-je.

— Serait-ce que Son Éminence est décédée ? demanda Himari.

Une fois ma lecture terminée, je lui expliquai le contenu de la lettre, et elle comprit aussitôt.

— En effet. Himari, je te prie d’informer tout le personnel du manoir. Dites-leur que nous observerons un mois de deuil à compter d’aujourd’hui.

— Bien compris.

Demain, la nouvelle se répandrait à travers le continent, et des périodes de deuil similaires seraient certainement observées dans les autres royaumes. Cependant, il me semblait que, nous qui avions été avertis avant le reste de la population, devions commencer le deuil sans attendre. Lena entra, tenant dans ses bras Alexander, le chaton que nous avions secouru d’un arbre.

— Dame Philia ! J’ai appris par Himari que Son Éminence, le pape, nous avait quittés. Alexander, tu dois bien te tenir pendant un moment, ok ?

Comme s’il comprenait les paroles de Lena, Alexander répondit d’un petit « Miaou ! ». Ce petit chaton avait bien grandi. Lena le couvrait d’affection, et son pelage luisait, parfaitement soigné.

— Allez, Alexander, tu viens dire bonjour à Dame Philia ?

— Mio… miaou !

— Attends ! Alexander ! Où vas-tu ?

Alexander sauta de ses bras et s’élança vers la cour. Ce n’était pourtant pas dans ses habitudes de fuir Lena. Quoi qu’il en soit, nous le poursuivîmes toutes deux jusqu’au jardin.

— Eh bien, voilà qui n’est pas très galant. Moi qui espérais un accueil chaleureux de la part de deux charmantes demoiselles.

— Miaou, miaou !

— Tu ne veux pas redevenir un simple chat ? Tu étais bien plus fréquentable comme ça.

Je ne pus cacher ma stupéfaction.

— Mammon ! Et Erza aussi !

Mammon tenait Alexander dans ses bras. À ses côtés se tenait Erza. J’étais véritablement surprise de les revoir. Cela faisait environ quatre mois que nous nous étions séparés, après la bataille contre Asmodeus, et Alice n’avait rien mentionné dans sa lettre à propos de leur venue. En nous voyant accourir, Erza et Mammon nous lancèrent un salut.

— Ça fait longtemps, dit Erza.

— Salut, Lena, et toi aussi, Petite Dame Philia. Vous êtes toujours aussi adorables.

Je n’avais aucune idée de ce qu’ils faisaient à Parnacorta, mais cette réunion inespérée était plus que bienvenue. Le royaume était encore en proie au chaos lorsque nous nous étions quittés, si bien que je n’avais pas pu leur dire un vrai adieu. Cela dit, quelque chose clochait. Erza n’était pas du genre à se déplacer pour de simples visites de courtoisie.

— Notre visite soudaine n’a pas l’air si surprenante on dirait, fit Erza. — Toujours fidèle à cette personnalité à ce que je vois.

— Si, je suis surprise. Mais plus encore, je suis heureuse.

— Vraiment ? Quoi qu’il en soit, nous devons parler. Est-ce possible ?

— Bien sûr. Merci d’avoir fait tout ce chemin jusqu’ici. Si vous nous aviez prévenus, nous aurions pu mieux vous accueillir. Lena, pourrait-on avoir du thé ?

 

 

 — Oui, bien sûr. Oh, là là ! Qui aurait cru que nous reverrions Dame Erza et Mammon aujourd’hui ?

J’invitai Erza et Mammon à entrer dans le manoir pendant que Lena allait préparer le thé. Leur venue coïncidait avec l’annonce du décès du pape. Était-ce une simple coïncidence, ou bien étaient-ils venus pour une raison liée à cet événement ? Bien que de nombreuses questions me vinssent à l’esprit, je décidai de garder mon calme et d’écouter attentivement ce qu’Erza avait à dire.

— Lena, ronronna Mammon, — Ton thé est un pur chef-d’œuvre. Il faut absolument que je t’épouse.

— Hors de question, Mammon. Vous êtes toujours aussi charmeur.

— Tu me brises le cœur. Je ne suis pas le genre de démon à lancer des paroles en l’air. Ma demande est on ne peut plus sérieuse.

— Mammon, choisis : arrête immédiatement de flirter, ou je t’arrache la tête.

— Allons, Grande Sœur Erza. Ce n’était qu’une plaisanterie, voyons, une plaisanterie ! Évidemment que tu es la seule à qui je suis fidèle.

Erza et Mammon avaient déjà séjourné au manoir, si bien qu’ils reprirent vite leurs aises. Cela faisait un moment que je n’avais pas eu l’occasion d’assister à leurs échanges toujours aussi colorés. Après quelques instants de bavardage, j’en vins à l’essentiel.

— Alors, Erza, quel bon vent vous amène tous les deux ?

Connaissant Erza, il était peu probable qu’elle se soit déplacée pour le plaisir. Il était bien plus logique de penser qu’elle était envoyée par la grande église de Crémoux.

— Je suis venue féliciter le nouveau pape.

— Le nouveau pape ?

« Le nouveau pape ». C’était bien ce qu’Erza venait de dire. Avec le décès du précédent, il fallait bien qu’un successeur soit nommé… mais ce successeur se trouverait-il ici, à Parnacorta ?  Qui cela pouvait-il être ? Je n’en avais pas la moindre idée.

Tandis que j’essayais désespérément de trouver une réponse, Erza prononça alors quelque chose de tout à fait impensable.

— Félicitations pour cette nomination, Philia Adenauer.

— …Pardon ?

Avais-je bien entendu ? Que signifiait tout cela ? Avais-je réellement été choisie pour succéder au pape ? Non, c’était impossible. Une mauvaise blague, peut-être ? Mais Erza n’était pas du genre à plaisanter ainsi. Et pourtant, c’était la seule explication qui me venait à l’esprit.

— Euh, Erza… ai-je bien entendu ? Ou ai-je mal compris ?

— T’as bien entendu, confirma Mammon. — Petite Alice t’a sûrement écrit à ce sujet, non ? Le pape vient de casser sa pipe. Et dans son testament, il t’a désigné toi, Sainte Salvatrice Philia, comme successeur.

Je ne savais même pas qu’une chose pareille était possible. J’étais la Sainte d’un royaume. Si je devenais pape, il me faudrait quitter Parnacorta pour m’installer à la grande église de Crémoux, à Dalbert. Normalement, c’était l’un des archevêques qui devait être nommé. Pourquoi le défunt pape aurait-il enfreint la tradition ? Lena se leva d’un bond et ouvrit les bras comme pour me protéger.

— C’est hors de question ! Dame Philia est la Sainte de ce royaume ! Elle ne deviendra pas le nouveau pape. Elle doit rester ici, avec nous !

Son attachement sincère me toucha profondément. Moi aussi, j’aimais Parnacorta de tout mon cœur et j’étais fière d’en être la Sainte.

— Exactement. Je compte bien rester ici. Cela ne fait même pas un an que je suis devenue la Sainte de Parnacorta, mais j’ai appris à aimer ce royaume à ma manière. Quoi qu’il arrive, je ne peux pas l’abandonner, approuvai-je.

Je ne me voyais tout simplement pas partir. Il y avait sûrement quelqu’un de plus digne que moi pour devenir pape.

— D’ailleurs, sans moi, ce royaume serait à nouveau sans Sainte. Je ne pourrais pas permettre une telle crise.

J’étais la seule Sainte de ce royaume.  Parnacorta avait déjà tant souffert de la perte de Sainte Elizabeth. Je ne pouvais laisser cela se reproduire.

— Pas de problème. Alice sera envoyée à Parnacorta à la place. Elle fera une Sainte tout à fait convenable, non ?

— Alice a-t-elle donné son accord ?

— Tout ce que je peux dire, c’est qu’elle n’irait jamais à l’encontre d’un ordre de la grande église. Elle est à son service, après tout.

Erza avait peut-être raison : Parnacorta serait entre de bonnes mains si Alice en devenait la Sainte. Pourtant, je ne pouvais me résoudre à accepter cet arrangement. Et puis, Alice devait sans doute elle aussi être attachée à sa terre natale.

— Il y a autre chose, protesta Lena, évoquant le prince Osvalt. — Dame Philia est aussi fiancée à l’un de nos princes. Elle ne peut pas partir !

C’était vrai. J’imaginais sans peine la réaction de Son Altesse en apprenant cette nouvelle. Il m’aimait profondément, mais il ne pouvait pas abandonner son royaume.

— Ah, c’est vrai ! Petite Dame Philia, vous tu es fiancée maintenant ! Félicitations ! Pense à m’inviter à la cérémonie, d’accord ? Et dis à tes amies que je cherche une épouse, lança Mammon avec un clin d’œil.

— J’ai entendu parler de ces fiançailles avec ce prince à la droiture remarquable, dit Erza. — Mes félicitations, même si elles sont un peu tardives.

— Merci. Je suis désolée de ne pas vous l’avoir annoncé plus tôt.

Je les remerciai pour leurs vœux. Visiblement, Alice leur avait déjà transmis la nouvelle.

— Mais, Sainte Salvatrice, le rôle de pape est celui de représentant divin. Autrement dit, sa désignation relève d’une décision irrévocable, déclara Erza en changeant de ton.

Elle me fixa droit dans les yeux.

— C’est une évidence, n’est-ce pas ? Cela fait office de décret divin, il ne peut être annulé par aucune loi d’aucun royaume. Personne ne peut refuser cette nomination.

Je savais que l’autorité du pape surpassait celle de toute famille royale. Et je savais aussi que refuser un ordre pontifical revenait à se faire l’ennemie du continent tout entier. Pourtant, je ne pouvais accepter un commandement aussi déraisonnable. Il m’était tout bonnement impossible d’y consentir.

— Et si je refuse cette nomination ? demandai-je.

— Malheureusement, le titre de Sainte Salvatrice sera retiré.

— Ce n’est pas tout, n’est-ce pas ?

— Exact. Ce serait même la déchéance du rôle de Sainte, une hérésie qui vaut excommunication de l’Église. En redevenant une simple Philia Adenauer, ce royaume sera à nouveau privé de Sainte.

Je ne pourrais même plus me considérer comme une Sainte. La fermeté dans le regard d’Erza me fit comprendre qu’elle ne tolérerait plus la moindre objection. Pour rester la Sainte de ce royaume… je devais le quitter.

— Petite Dame Philia, c’est une situation difficile, bien sûr que tu es bouleversée, dit Mammon. — Mais tu sais, Dalbert est une ville agréable. Et si tu oublies ce royaume pour profiter d’une nouvelle vie ?

— Être dépassée est logique. Il faut du temps pour la réflexion n’est-ce pas ? Je vous accorde une semaine. Une seule. Réfléchissez bien d’ici là. Et si votre prince accepte de vous suivre à Dalbert, je vous garantis qu’il y sera bien traité. Pensez à lui dire cela.

Erza venait de me donner un délai : une semaine. Et apparemment, je pouvais partir avec le prince Osvalt si tel était notre choix.

Il y a quelques instants à peine, je croyais encore que j’allais l’épouser à Parnacorta et passer ma vie entière à ses côtés, ici.

Ce nouveau choix pesait lourdement sur mon cœur.

 

* * *

 

Le lendemain de ma retrouvaille avec Erza et Mammon, le prince Reichardt me fit mander. Apparemment, Erza s’était rendue au palais de Parnacorta avant de venir me voir.

La dernière fois qu’Erza et Mammon étaient restés avec moi, ils servaient de gardes du corps et logeaient donc au manoir. Cette fois, cependant, ils avaient déclaré vouloir se débrouiller pour leur hébergement.

Comme ils avaient fait tout ce chemin, je leur avais proposé de loger chez moi, mais ils avaient refusé. Erza avait affirmé vouloir éviter de mêler affaires officielles et affaires personnelles.

— Grande Sœur, je pense que ce serait plus facile de convaincre la petite dame Philia si je restais ici.

— Ce que tu veux surtout, c’est passer du temps avec ces dames, pas vrai ? Je te connais.

— Certes, mais tu ne serais pas toi aussi en train de mêler le personnel au professionnel, en évitant Dame Philia parce que tu te sens gênée ?

— Qui a dit que je me sentais gênée ? …Très bien. Sainte Salvatrice, peut-on être accueillis à nouveau ?

Mammon étant parvenu à faire fléchir Erza, ils finirent par s’installer chez moi. Mais en les voyant partir chacun de leur côté le lendemain matin, je compris qu’une certaine tension régnait entre eux. Devant le bureau du prince Reichardt, je sentis la présence d’Erza. En effet, lorsque j’ouvris la porte, elle s’y trouvait déjà, aux côtés du prince Osvalt.

— Dame Philia, je vous en prie, asseyez-vous.

Le regard du prince Reichardt croisa le mien tandis qu’il se levait pour m’inviter à prendre place sur le canapé réservé aux invités. L’atmosphère pesante qui régnait dans la pièce semblait vouloir m’engloutir, mais je m’assis aux côtés du prince Osvalt. Voyant mon trouble, il m’adressa un sourire rassurant.

— Comme vous l’avez probablement appris de la bouche de Dame Erza hier, nous avons reçu une lettre adressée à la famille royale de Parnacorta, nous informant du décès du pape et de sa volonté de nommer Dame Philia comme successeur.

Ainsi donc, la grande église de Crémoux avait déjà averti le palais. Parnacorta devait désormais faire un choix : me laisser partir, ou subir les conséquences. Mais en réalité, il n’y avait pas de véritable choix. Même si je restais dans ce royaume, je ne pourrais plus exercer en tant que Sainte. Je serais déclarée hérétique pour avoir défié un mandat sacré. D’un ton plus grave qu’à l’accoutumée, le prince Reichardt nous exposa les répercussions d’un refus.

— Je suis certain que vous en êtes déjà conscients, mais aller à l’encontre de la volonté du pape revient à se mettre à dos toutes les nations du continent. Non seulement tous les échanges commerciaux seraient interrompus, mais dans le pire des cas, nous risquerions une guerre.

Le prince Osvalt et moi savions tout cela, bien entendu. Le prince Reichardt se contentait d’exposer les faits, afin que nous en mesurions pleinement la portée avant de prendre notre décision.

— Je comprends parfaitement, mon frère, déclara le prince Osvalt d’une voix plus forte. — Mais cela ne signifie pas pour autant que Dame Philia doive accepter un ordre aussi absurde que de quitter ce royaume ! Tu ressens la même chose, n’est-ce pas ? Après tout, c’est toi qui as choisi de l’amener ici pour qu’elle devienne notre Sainte !

En élevant la voix, le prince Osvalt affirma que ce décret était inacceptable, quoi qu’il en soit. Il savait probablement qu’il n’y avait pas d’issue, mais, comme toujours, il lui fallait exprimer ce qu’il avait sur le cœur.

— Dame Erza, permettez-moi de vous le redemander. Mon frère est fiancé à Dame Philia. Il n’y a absolument aucun problème à ce qu’il vive avec elle à Dalbert, n’est-ce pas ?

En entendant l’appel à la raison de son frère, le prince Reichardt confirma avec Erza que le prince Osvalt et moi pouvions effectivement partir ensemble à Dalbert. Erza nous avait déjà assuré la veille que cela ne poserait pas de problème, alors pourquoi Son Altesse insistait-elle encore ?

— Oui. Comme je l’ai expliqué hier, leur niveau de vie serait garanti. Ils seraient traités comme des hôtes de marque par la famille royale. Jamais nous ne manquerions de respect au futur époux de la papesse. Conformément à son statut de Sainte Salvatrice et future pape, l’Église promet à Dame Philia qu’elle ne manquera de rien, à condition, bien entendu, qu’elle se rende à Dalbert.

Erza insista, plus fermement encore que la veille, sur le fait que le prince Osvalt et moi pourrions mener une vie confortable. C’était probablement le plus grand compromis que la grande église était prête à faire. Si j’acceptais de devenir pape à Dalbert, une certaine liberté m’était garantie. Mais ce n’était pas cela que je désirais le plus.

— Je vois. Osvalt, permets-moi d’aller droit au but. Dame Philia et toi devez vous rendre à Dalbert. Il n’y a pas d’autre issue.

Le prince Osvalt se leva d’un bond.

— Mon frère ! Comment peux-tu dire ça ? Il est hors de question que j’accepte cela ! Ni Dame Philia ni moi n’avons l’intention de quitter ce royaume !

Autant les protestations de Son Altesse me touchaient, autant je comprenais que, compte tenu de sa position, il n’avait pas d’autre choix que de prononcer ces mots.

Pour Parnacorta, royaume encerclé par les autres nations, une rupture des relations diplomatiques serait fatale.

Si la priorité du prince Reichardt était la protection du royaume, alors refuser l’ordre de la grande église n’était tout simplement pas envisageable.

 

 

— Osvalt, je te demande de réfléchir posément. Dame Philia et toi pourrez vivre heureux ensemble. Cela ne te suffit-il pas ?

— Suffisant ? C’est donc ça, le mot ?

— Exactement. Tu es assuré de pouvoir vivre aux côtés de la femme que tu aimes. Et en plus, la grande église de Crémoux a promis d’envoyer une Sainte à Parnacorta, ce qui garantit la sécurité du royaume. Tu n’auras plus qu’à veiller sur Dame Philia.

Alice était à la fois une Sainte remarquable et une exorciste aguerrie. Elle serait capable d’assurer la protection de Parnacorta, si bien que mon départ ne constituerait pas une perte en ce domaine. En revanche, si je restais, le royaume se retrouverait non seulement sans Sainte, mais en proie à une crise diplomatique majeure.

Je sentais que le prince Reichardt faisait preuve de sollicitude envers son frère en lui adressant ces paroles de mise en garde. Il devait être arrivé à la conclusion que c’était là le meilleur choix pour préserver l’avenir de Son Altesse. Mais la colère du prince Osvalt ne faiblit pas. Il abattit le poing sur la table, plus déterminé que jamais.

— Autrement dit, je devrais étouffer mes sentiments pour le bien commun, c’est ça ?

Moi qui avais passé ma vie à réprimer mes émotions, je trouvais dans la franchise du prince Osvalt un véritable souffle d’air frais. La jeune fille que j’étais à mon arrivée dans ce royaume aurait accepté ce décret sans hésiter.

— En effet. Cette fois, tu n’as pas le choix, Osvalt.

Face à la rage de son frère, le prince Reichardt resta impassible, réprimandant Son Altesse d’un ton calme et mesuré. En le voyant ainsi, je perçus en lui une résolution que je n’avais jamais sentie auparavant, plus forte encore que lorsqu’il avait refusé de me laisser partir pour sauver Mia à Girtonia. Il était clair qu’il ne reviendrait pas sur sa décision.

— Qu’en pensez-vous, Dame Philia ? demanda le prince Reichardt. — J’espérais que vous pourriez convaincre mon frère. Il accepterait plus facilement si cela venait de vous.

Je doutais de pouvoir apaiser la colère du prince Osvalt, mais en tant que principale concernée, je ne pouvais me contenter de me taire.

— Pour ma part, je n’ai jamais voulu quitter Parnacorta. C’est inconcevable pour moi. Et à l’instant où je vous parle, je n’ai toujours aucune intention de quitter ce royaume.

Surpris par mes paroles, le prince Reichardt parut songeur un instant. Il avait sans doute cru que je me rangerais de son côté.

— Ainsi, Dame Philia, vous êtes du même avis qu’Osvalt… Eh bien, cela complique les choses.

— Sainte Salvatrice, vraiment ? Je vous croyais plus lucide que cela.

— Ce serait me surestimer Erza. Cependant, certains éléments m’ont troublée depuis le début. Et j’aimerais d’abord lever ces doutes.

— Des doutes ? À quel sujet ?

Si, à ce stade, la décision était réellement irrévocable, il n’y avait sans doute plus rien que nous puissions faire. Dans ce cas, le prince Osvalt et moi devrions quitter Parnacorta ensemble afin d’épargner des ennuis au royaume. Cependant, je n’avais nullement l’intention d’accepter ce décret avant d’avoir éclairci certains points. Toute cette affaire me paraissait bien trop étrange pour que je puisse l’accepter sans réserve.

— Tout d’abord, la règle générale veut que le successeur du pape soit choisi parmi les archevêques. Pourquoi ai-je été désignée ? Je me suis demandé s’il existait une raison de s’écarter du protocole habituel, mais aucune explication ne m’a été donnée.

Le fait que je sois choisie en dehors de toute logique conventionnelle me troublait profondément. En y réfléchissant objectivement, rien ne justifiait que ce rôle me revienne à tout prix, d’autant qu’il impliquait que je renonce à mon poste de Sainte de Parnacorta.

— Il y a déjà eu des cas exceptionnels, déclara Erza. — Le cinquième pape, Richard Adelbein, et le douzième, David Damon, n’étaient que des évêques au moment de leur nomination. Le successeur du pape n’a pas nécessairement besoin d’être archevêque.

— Dans les deux cas, tous les archevêques en fonction étaient très âgés, et l’Église principale n’avait d’autre choix que de trouver quelqu’un de plus jeune. De plus, il n’existe aucun précédent où une Sainte serait devenue pape.

Ainsi que l’avait dit Erza, il y avait effectivement eu des exceptions. Mais les deux exemples qu’elle avait cités s’étaient produits dans des situations où tous les archevêques disponibles avaient dépassé les quatre-vingts ans. Ils étaient considérés comme trop affaiblis physiquement pour assurer les fonctions pontificales.

À l’inverse, l’archevêque le plus âgé actuellement, Aurustra, n’était âgé que d’une cinquantaine d’années. Quant à l’archevêque Henry, il était encore dans la vingtaine. Dans la foi de Crémoux, l’ancienneté ne garantissait pas l’accession aux plus hauts rangs. Il était possible de devenir archevêque jeune, à condition de surmonter un entraînement rigoureux et de faire preuve d’un caractère et d’une aptitude exceptionnels. Or, Henry était seulement le deuxième à atteindre ce rang à un si jeune âge. Il ne faisait aucun doute qu’il possédait un talent remarquable. Lorsque j’avais appris par Alice que l’état du pape se dégradait, j’avais cru qu’il serait nommé successeur.

— Je comprends ces doutes. Mais Sainte Salvatrice, l’absence de précédent ne vous donne pas le droit de refuser ce mandat. Enfin si, vous pouvez refuser, mais les conséquences seront terribles. Vous en avez conscience, n’est-ce pas ?

— Oui. Je comprends que si je refuse, j’apporterai le malheur sur Parnacorta.

— Si vous tenez réellement à ce royaume, dit Erza, — Je vous en conjure acceptez de devenir pape. Vous avez le pouvoir de guider ce continent par la foi et d’y porter le salut. Vous pouvez assumer à la fois les rôles de Sainte et de pape.

Ce qu’Erza disait n’était pas dénué de sens. Il était évident qu’elle me pressait d’accepter la papauté car elle espérait sincèrement que cela me serait bénéfique.

Cependant, je ne lui donnai pas de réponse immédiate.

— Avec tout le respect que je vous dois, je ne peux pas me prononcer sans en discuter avec le prince Osvalt. Vous m’avez donné six jours pour répondre, n’est-ce pas ?

— Dame Philia… murmura le prince Osvalt.

Erza acquiesça.

— Très bien. Réfléchissez-y sérieusement, je vous prie.

Il ne me restait plus que six jours, mais j’étais persuadée qu’avec une réflexion approfondie, le prince Osvalt et moi pourrions trouver une solution.

Il en allait de notre avenir, aussi étais-je bien déterminée à choisir une voie qui ne laisserait place à aucun regret.

 

* * *

 

La discussion étant close pour l’instant, nous quittâmes le bureau du prince Reichardt. Nous marchâmes en silence un moment, conscients tous deux qu’il ne nous restait que six jours pour formuler une réponse.

— Bon, je vous laisse, dit Erza. — Mammon raconte des idioties sur le fait d’aller draguer en ville. Je dois l’empêcher de se ridiculiser.

— Je vous remercie d’avoir fait tout ce chemin, Dame Erza, dit le prince Osvalt.

— Ce n’est pas la peine de me remercier par simple politesse, répondit-elle d’un ton détaché. — Je suis préparée à l’idée qu’on me haïsse pour ce que je fais.

Que voulait-elle dire par là ? Nous avions combattu ensemble, autrefois. Je n’avais aucune rancune envers elle.

— Ce n’est pas comme si c’était vous qui aviez édicté ce décret, dit le prince Osvalt.

Une fois arrivés dans la cour du palais, Erza donna une légère impulsion au sol et franchit le mur d’un saut souple, quittant les lieux sans un mot de plus. Comme l’avait dit Son Altesse, elle n’était que l’émissaire de l’église mère de Cremoux. Pourtant, il était possible qu’elle éprouve un certain malaise, à titre personnel. Sa silhouette qui s’éloignait me parut étrangement solitaire. Je crus lire dans sa posture un entrelacs d’émotions complexes. Une fois Erza hors de vue, Son Altesse haussa les épaules d’un air désolé.

— Je n’ai pas l’intention d’en vouloir à Dame Erza, mais cette histoire nous place dans une sacrée impasse. Dame Philia, allez-vous bien ?

Je savais que Son Altesse devait être tourmentée. Même si elle était en désaccord avec le prince Reichardt, elle ne pouvait ignorer tout ce que son frère avait dit.

— Je vais bien. Nous avons encore du temps pour réfléchir.

Ce n’était pas un problème simple. Il aurait de lourdes conséquences sur notre avenir. Mais il n’était pas question de sombrer dans le découragement. Durant les prochains jours, nous devions garder espoir et prendre les décisions les plus justes pour nous.

— Dites, Dame Philia… vous vous inquiétez pour moi, n’est-ce pas ? Ne refusez pas ce mandat à cause de moi. Malgré tout ce que j’ai dit à mon frère, si je n’ai pas le choix, je quitterai ce royaume avec vous.

Bien qu’il s’opposât avec force contre les propos du prince Reichardt un peu plus tôt, le prince Osvalt se disait désormais prêt à abandonner ce royaume pour moi, même si ces paroles devaient lui peser terriblement.

J’étais touchée que Son Altesse préfère faire des compromis plutôt que de me causer du souci, mais ce que je désirais par-dessus tout, c’était qu’il garde le sourire. Je voulais pouvoir contempler éternellement l’éclat du prince Osvalt, rayonnant sous le soleil de Parnacorta.

— Votre Altesse, vous aimez ce royaume de tout votre cœur. Je sais que vous souhaitez lui consacrer votre vie.

— Non, ce n’est pas ça ! Enfin… si, un peu, mais… ce que je souhaite, c’est que vous restiez à mes côtés !

Le prince Osvalt se tourna vers moi et saisit mes épaules.

— Si mon égoïsme devait vous causer du tort, alors je suis prêt à renoncer à un vœu ou deux !

Son regard était toujours aussi franc, et la lueur ambrée de ses yeux reflétait toute sa sincérité. Son Altesse était on ne peut plus sérieuse. Elle n’aurait jamais prononcé de telles paroles à la légère.

— Votre Altesse, même si mon amour pour Parnacorta ne saurait égaler le vôtre, moi aussi, j’aime profondément ce royaume.

— Dame Philia…

— Ne parlons pas de choses tristes, comme renoncer à ses rêves. Ce royaume nous est précieux à tous les deux.

Je posai une main sur ma poitrine et déclarai à Son Altesse que nous ne devions pas abandonner l’espoir de rester sur cette terre que nous chérissions.

— D’ailleurs, n’est-ce pas vous qui m’avez dit un jour que dans les moments importants, je devais suivre mon cœur plutôt que ma raison ?

Le prince Osvalt parut surpris. Mais c’était bien lui qui m’avait appris qu’il existait des circonstances où il fallait écouter son cœur. Grâce à lui, la vision étriquée que j’avais du monde s’était ouverte sur un tout autre horizon. Encore aujourd’hui, mon cœur s’emballait chaque fois que je repensais à cet instant.

— Tch… Je suis vraiment pitoyable. Vous me renvoyez mes propres mots en pleine figure, ceux que j’avais prononcés pour essayer de faire bonne impression.

— Vous faites toujours bonne impression, Votre Altesse.

Je l’avais toujours trouvé admirable, mais il semblait en douter.

— Ha ha… j’aimerais vous croire, mais cette fois, je ne suis pas convaincu. Cela dit, je viens de comprendre une chose : abandonner dès le départ, ce n’est pas dans ma nature.

La voix du prince Osvalt gagna en assurance, et la lumière farouche qui brillait dans ses yeux fit son retour. Peut-être était-il enfin prêt à chercher une solution.

— Lorsque j’ai voulu sauver Mia, ou lorsque j’étais prisonnier du Néant, vous n’avez cessé de me dire de ne pas abandonner. Grâce à vous, j’ai pu m’accrocher à l’espoir et tourner mon regard vers l’avenir.

— Je n’ai rien fait. C’est vous qui avez sauvé Dame Mia, et c’est par votre seule force que vous êtes revenu, après avoir brisé les ambitions d’Asmodeus.

— Ce n’est pas vrai. Sans vous, j’aurais perdu espoir. Je ne suis pas aussi forte ni aussi vertueuse que je le croyais, et je suis heureuse que vous m’ayez ouvert les yeux.

Je n’étais pas douée avec les mots. Je n’aurais su exprimer à quel point le soutien honnête et sincère de Son Altesse m’avait réconfortée dans les moments difficiles.

Mais ceci, je pouvais le dire.

Pour moi, la plus belle chose qui me soit arrivée depuis mon arrivée à Parnacorta… c’est de vous avoir rencontré, Votre Altesse.

C’est en apprenant à connaître Son Altesse que j’avais appris à aimer son royaume.

— En vous parlant comme ça, je réalise tout ce qu’il s’est passé depuis votre arrivée… alors que cela ne fait même pas un an, murmura le prince Osvalt pensivement.

— En effet. Jamais je n’aurais imaginé me fiancer une seconde fois aussi tôt.

— Vous avez raison. Quant à moi, je n’étais pas certain de vous faire ma demande. Et si je vous avais aimée trop vite ? Mais j’étais sûr d’une chose : mes sentiments pour vous ne changeraient pas.

L’expression « tant de choses se sont passées » était bien trop faible pour résumer les événements qui avaient bouleversé nos vies : l’ascension du Royaume Démoniaque, la crise dans ma patrie, les mystérieuses disparitions, le sommet des Saintes, le combat contre Asmodeus… et nos fiançailles. Et au cœur de tout cela, des rencontres décisives. J’avais appris à chérir les innombrables personnes croisées sur ma route.

— Mais ce qui m’est arrivé de plus précieux, Dame Philia, c’est vous, poursuivit le prince Osvalt. — Ce royaume compte pour moi, bien sûr. Mais je ne peux pas vivre sans vous. Alors, où que vous vouliez aller, je vous accompagnerai. Je vous le promets, ce sont là mes véritables sentiments.

Son Altesse disait que sa résolution de me placer en premier n’avait pas changé. Il irait là où j’irais. J’étais si émue par ses paroles que, peu à peu, une décision prit forme dans mon esprit. C’était peut-être notre seule carte à jouer. À cet instant, ce n’était encore qu’un mince espoir, mais c’était le seul moyen de changer le cours des choses. Je ne voyais pas d’autre issue.

— Votre Altesse… accepteriez-vous de venir à Dalbert avec moi ?

— Hein ?

— Ma décision est prise. J’irai à Dalbert, et j’aimerais que Votre Altesse m’y accompagne.

Le prince Osvalt me dévisagea, stupéfait. Je ne pouvais lui en vouloir : cela contredisait ce que j’avais déclaré plus tôt.

— J’avoue que j’ai un peu de mal à vous suivre… Est-ce que cela signifie que vous avez décidé d’accepter la papauté ?

C’était naturel qu’il le pense. Mais ce n’était pas le cas. Ce que je visais, c’était l’annulation du décret. En d’autres termes…

— Non. Je veux m’y rendre pour plaider directement auprès de l’église- mère de Cremoux afin qu’elle révoque la nomination.

— Q-quoi ? Vous croyez vraiment que c’est possible ? C’est le testament du défunt pape ! Il ne peut pas être révoqué, si ?

Même Son Altesse fut abasourdie par ma décision de m’adresser directement à l’église-mère. En effet, la volonté du défunt pape avait force de loi. Son autorité était absolue. Mais cela ne signifiait pas que nous devions accepter ce décret sans broncher. Au contraire, j’étais convaincue qu’il fallait le contester. Et plutôt que de nous lamenter à distance, autant nous rendre là où la décision avait été prise et nous exprimer directement.

— Si nous parvenons à exposer clairement nos arguments, peut-être pourrons-nous faire annuler le décret. Bien sûr, il faudra rassembler des preuves pour appuyer notre cause.

— Je vois. Il faudra démontrer que cette demande est déraisonnable. Reste à savoir comment s’y prendre.

Si nous pouvions prouver que le testament du pape reposait sur des fondements douteux, l’église-mère de Cremoux n’aurait plus de raison de m’imposer cette succession.

Mais pour cela, il nous faudrait des arguments irréfutables, et j’avais déjà une hypothèse en tête. Si je parvenais à la vérifier, j’étais persuadée que nous aurions une chance d’obtenir gain de cause. Et par-dessus tout, je voulais faire entendre ma voix.

— Je veux aussi leur dire ce que je ressens. Je veux leur expliquer, en face, que je ne suis pas digne d’être pape… et que je souhaite rester simple Sainte de Parnacorta.

Je voulais que tous comprennent queje désirais continuer à servir ce royaume en tant que Sainte quoi qu’il en coûte. Le prince Osvalt croisa les bras et parut plongé dans ses pensées. Puis, d’une voix empreinte d’émotion, il déclara :

— Vous êtes sérieuse ? Vous savez… vous avez beaucoup changé.

Maintenant qu’il le disait, j’étais sans doute plus volontaire qu’avant. Mais avais-je tant changé que cela ? Je levai les yeux vers lui.

— C-c’est si étrange que ça ?

Mais Son Altesse sourit et posa la main sur mon épaule.

— De quoi parlez vous ? Vous avez toujours été adorable, mais là… vous êtes plus impressionnante que jamais.

— M-merci.

À chaque fois que le prince Osvalt me disait ce genre de choses, j’étais terriblement gênée. Plus je découvrais sa sincérité, plus ses mots me touchaient droit au cœur, au point d’en avoir le souffle coupé. Pour cacher mes joues qui viraient au rouge, je baissai la tête sans m’en rendre compte.

— Dame Philia, tout va bien ? Vous vous sentez mal tout à coup ?

— Non, ce n’est rien. Ne vous inquiétez pas, je vais bien.

— Vous en êtes sûre ? demanda-t-il en se penchant pour croiser mon regard malgré ma gêne. — Enfin, peu importe. Vous avez pris votre décision. Dans ce cas, je vous accompagnerai à Dalbert.

Une paix nouvelle s’installa dans mon cœur. Tant que nous étions ensemble, je n’avais plus rien à craindre.

 

* * *

 

— Qu’est-ce qu’il y a de mal à vouloir un peu de plaisir ? J’étais à deux doigts de finaliser mes plans pour ce soir !

— N’étais-tu pas celui qui suppliait qu’on te laisse rester ici ? Et voilà que tu t’apprêtais à filer passer la nuit chez une autre femme ?

— Quoi, tu te sens seule, Grande Sœur ? Si tu veux, je suis toujours partant pour partager ton lit… aaargh !

Je rentrai chez moi pour découvrir la tête de Mammon roulant dans le couloir. C’était peut-être déplacé de ressentir une pointe de nostalgie à ce spectacle… mais les corps des démons étaient robustes. Asmodeus, en particulier, possédait une force inouïe. Une fois encore, je remerciai le ciel que nous ayons tous survécu à ce combat.

— Hé, Dame Philia ! Bon retour. J’ai toujours adoré ce style calme et imperturbable, chez toi, dit Mammon en souriant pendant que son corps s’avançait pour ramasser sa propre tête.

Les démons n’avaient pas de sang dans leurs veines. Comme s’il remettait en place une pièce de poupée, Mammon replaça sa tête sur son cou et l’enclencha d’un coup sec. Il se recoiffa avec nonchalance, comme si de rien n’était. Pendant ce temps, Erza le regardait d’un air glacial. Puis elle se tourna vers moi pour me demander si j’avais parlé au prince Osvalt.

— Sainte Salvatrice. Avez-vous pu discuter avec votre prince ?

Il semblait qu’elle s’était tenue à l’écart par égard pour nous. Ce genre de délicatesse silencieuse n’avait pas changé depuis l’époque où elle était ma garde du corps.

— Oui. J’ai parlé à Son Altesse, et nous sommes désormais sur la même longueur d’onde.

— Tant mieux. J’espère que vous avez choisi d’accepter votre nomination comme pape.

— Hélas, non. Je crains de ne pouvoir répondre à vos attentes.

Je répondis franchement que je n’en avais nullement l’intention. Avec le prince Osvalt, j’avais décidé de me battre jusqu’au bout pour protéger notre avenir commun. Il n’était pas question de suivre les recommandations d’Erza.

— Sainte Salvatrice, je vous suis profondément reconnaissante pour ce que vous avez fait lors du combat contre Asmodeus. Sans vous, nous n’aurions jamais pu vaincre ce monstre.

— Mais c’est à cause de moi, répliquai-je. — Il convoitait mon âme.

— Peu importe. Si Fianna n’avait pas existé, ce monde aurait été anéanti depuis longtemps. J’ai été une piètre exorciste, et je ne suis pas vraiment en position de vous dire ça alors que je vous dois tant, mais…

Pourquoi se mettait-elle soudain à me remercier d’avoir vaincu Asmodeus ? Qu’est-ce qui lui passait par la tête pour évoquer cela maintenant ?

 — Dans la vie, il faut savoir abandonner quand il le faut. Vous n’avez pas le choix, vous devez devenir le prochain pape. Au fond de vous, vous le savez, n’est-ce pas ? Vous êtes si intelligente, alors pourquoi ne comprenez-vous toujours pas ? dit-elle en élevant la voix.

C’était rare de la voir crier ainsi.

 — Dame Erza, ne dites pas de telles choses à Dame Philia ! s’exclama Lena, qui s’était approchée sans que je m’en rende compte. — Elle ne voudra jamais quitter ce royaume !

 — Mais elle a bien quitté son pays natal, non ? répliqua Erza. — En quoi cela serait-il différent ?

 — Ce sont deux situations complètement différentes !

Erza, de plus en plus agitée, riposta vivement à Lena, mais j’intervins avant que la dispute ne dégénère.

 — Lena, du calme. Je comprends bien mais nous n’arriverons à rien en laissant nos émotions prendre le dessus. Et Erza, il me reste encore six jours. Je vous promets de vous faire part de ma décision à ce moment-là, alors je vous demande un peu de patience.

Il était évident que Lena s’était emportée en pensant me défendre, ce qui me toucha vraiment. Mais Erza aussi devait tenir compte de sa propre position. Il était inutile de se quereller, aussi tentai-je d’apaiser les deux camps.

— Je suis désolée d’avoir haussé le ton, dit Erza d’une voix basse. — Je vais me coucher.

Sur ces mots, elle monta les escaliers et disparut à l’étage. Lena la suivit du regard jusqu’à ce qu’elle ne soit plus visible. Une fois son agitation retombée, elle se tourna vers moi avec un air penaud.

— Excusez-moi. Je n’ai pas pu supporter qu’elle vous parle aussi cruellement.

— Il n’y a aucun problème, la rassurai-je. — Mais Erza a aussi ses propres obligations, alors il ne faut pas être trop dure avec elle.

— Vous avez raison. Je m’excuserai auprès de Dame Erza plus tard !

Lena acquiesça avec sérieux. Elle était vive et bienveillante, je savais que mes paroles l’avaient touchée. J’étais certaine qu’elle se réconcilierait avec Erza.

Mammon, qui observait la scène en silence, prit alors la parole :

— Hé, hé, Grande Sœur était d’une humeur massacrante, pas vrai ? Mais, Petite Dame Philia, même si elle n’était pas des plus charmantes à l’instant, vous savez bien qu’elle ne vous veut aucun mal. Oh, et Lena, t’es trop mignonne avec tes joues gonflées comme ça, mais encore plus quand tu souris.

— Pas d’inquiétude Mammon, répondis-je. — Je n’en veux pas à Erza.

Puisqu’il servait Erza et restait toujours à ses côtés, il comprenait sans doute des facettes d’elle que les autres ignoraient.

— Pour dire la vérité, là-bas, à l’église mère, c’est Grande Sœur Erza qui s’est opposée le plus fermement à tout ça. Elle leur a dit que c’était le comble de l’impudence de priver sa bienfaitrice de sa liberté.

Je ne m’y attendais pas. Erza n’en avait rien laissé paraître. Depuis son arrivée, elle avait plutôt donné l’impression qu’aucune contestation ne serait tolérée. Il semblait bien que la gentillesse discrète que je sentais en elle était réelle, après tout.

— Mais peu importait ce qu’elle disait, le testament du défunt pape ne pouvait être remis en cause. Alors Grande Sœur Erza a négocié avec l’église mère de Cremoux. Elle a obtenu qu’on t’accorde le plus de liberté possible.

Erza avait donc veillé sur moi dès le début, faisant tout ce qu’elle pouvait pour moi. D’ailleurs, c’était elle qui avait aussi permis au prince Osvalt de vivre avec moi à Dalbert et m’avait fait bénéficier d’un délai de réflexion d’une semaine. Puisque le testament du pape faisait autorité, l’église mère aurait très bien pu m’emmener sur-le-champ sans attendre ma réponse. En y repensant, ils s’étaient montrés étonnamment conciliants.

— Tant que tu vas à Dalbert pour devenir le nouveau pape, conformément au testament, tu peux faire ce que tu veux. Grande Sœur Erza pourra garantir cela pour toi. Fais un pas dans sa direction, Petite Dame Philia. Essaye de comprendre d’où elle vient.

Mammon devait vraiment tenir à Erza pour me confier une chose pareille à son sujet.

— Oui, répondis-je. — Je suis reconnaissante envers Erza pour ses attentions.

— Tu es têtue, Petite Dame Philia. J’adore cette aura de dure à cuire que tu dégages, mais tu dois admettre que tu es acculée.

Il sous-entendait qu’il n’existait aucune autre solution. Je repoussai cette idée.

— Non, ce n’est pas nécessairement vrai. Mammon, savez-vous qui a été chargé du testament de Son Éminence ? Je suppose que c’était l’un des archevêques.

C’était une question cruciale, qui appuyait une certaine théorie que j’avais en tête.

— Le testament ? Ah, ce serait l’archevêque Henry. Il a rassemblé un tas de ses collègues à l’église mère et a fait tout un numéro en le dévoilant.

— Donc, le testament était bien entre les mains de l’archevêque Henry. Je vois.

Je m’étais doutée que la lettre avait été confiée à l’un des trois archevêques. Et si ma théorie était juste, j’avais déjà supposé qu’il fût fort probable qu’il s’agisse de l’archevêque Henry. La réponse de Mammon me fit sentir que mes spéculations s’approchaient peu à peu de la réalité.

— Quand j’ai appris que Son Éminence avait confié son testament à l’archevêque Henry, poursuivit Mammon, je me suis dit que ce type allait forcément devenir le prochain pape. Jusqu’à récemment, c’est toujours ce que ça signifiait, quand un pape laissait son testament à quelqu’un.

Il ajouta qu’à sa connaissance, dans toutes les successions qu’il avait personnellement vues au fil des âges, celui qui recevait le testament du pape précédent était systématiquement désigné comme successeur. Cela semblait logique, puisque le testament désignait le futur pape.

— Peut-être que l’archevêque Henry est un peu jeune pour le poste, mais il doit être sacrément doué pour être déjà archevêque à son âge. Son Éminence le tenait en haute estime. J’ai été surpris qu’on te choisisse comme successeur de Son Éminence, mais ce qui m’a le plus étonné, c’est que ce gamin ne soit pas celui qu’on a désigné.

Ainsi, l’archevêque Henry possédait toutes les qualités requises pour devenir pape, et le feu prédécesseur reconnaissait sa valeur. Il devait être vraiment exceptionnel pour qu’un démon, une créature dotée de pouvoirs surhumains, reconnaisse lui aussi ses capacités.

Notant que je m’étais tue, Mammon me demanda :

— Tout va bien, Petite Dame Philia ? On dirait que tu cogites pas mal. Tu as une idée derrière la tête ?

Les paroles de Mammon avaient mis mes pensées en mouvement. Si ma théorie était correcte, alors, pour la prouver, je devais…

D’une manière ou d’une autre, il me faudrait mener certaines investigations, en commençant par les événements survenus à Parnacorta par le passé.

— Merci, Mammon. Ce que vous m’avez dit m’a beaucoup aidée.

— Vraiment ? Pourtant je crois pas avoir dit quoi que ce soit d’important.

Tout en réorganisant mes pensées, j’appelai Himari. Elle était la personne la plus indiquée pour accomplir cette tâche, et j’avais la certitude qu’elle saurait réunir rapidement les informations dont j’avais besoin.

— Himari, j’ai une mission à te confier.

Dès que j’appelai Himari, elle apparut devant moi, balai à la main.

— Vous m’avez appelée, Dame Philia ?

— J’ai besoin d’une enquête sur quelque chose. En fait…

Je lui exposai les détails de ce que je voulais qu’elle vérifie. Himari m’écouta en silence, hochant la tête de temps à autre. Une fois que je lui eus tout expliqué, elle ôta son tablier, confia son balai à Lena, puis se changea aussitôt, revêtant ce qu’elle appelait sa tenue de shinobi.

— Dame Philia, j’ai parfaitement compris votre demande. Je vous prie de patienter un moment. Je jure de mener à bien cette mission à votre entière satisfaction.

Sur ces mots, Himari disparut comme évaporée, sans le moindre bruit. Je n’avais aucun doute quant à ses capacités. J’étais certaine qu’elle saurait obtenir les informations dont j’avais besoin.

— Eh ben, c’est ce qu’on appelle être rapide, commenta Mammon dans son habituel style nonchalant. — Les ninja, c’est vraiment pas drôle : pas une minute pour plaisanter ou draguer.

Même un démon comme lui semblait impressionné par sa célérité et son efficacité.

— Je ne sais pas ce que tu lui as demandé exactement, mais tu dois prendre ta décision d’ici six jours. Tu crois vraiment que t’y arriveras ? Franchement, j’ai du mal à croire que tu vas sortir un truc qui satisfera Grande Sœur Erza.

— J’ai déjà pris ma décision. Il me reste encore des points à clarifier, donc je ne peux rien révéler tout de suite, mais dans les grandes lignes, c’est réglé.

— T’es sérieuse ?

À ce stade, j’étais déterminée à m’adresser directement à l’église mère de Cremoux, comme je l’avais dit au prince Osvalt. Et j’avais déjà, dans une certaine mesure, des arguments à faire valoir.

— Mais puisqu’il me reste encore un peu de temps, déclarai-je, — Je compte bien exploiter chaque minute de ce délai pour faire annuler ce décret, quoi qu’il en coûte !

Mammon éclata de rire.

— Je me disais bien que j’avais déjà vu cette lueur dans tes yeux quelque part. C’est la même que j’ai vue, il y a longtemps, dans ceux de la précédente Sainte salvatrice, Fianna. T’étais vraiment la seule mortelle capable de terrasser Seigneur Asmodeus. Même pour un démon comme moi, t’es sacrément effrayante, Petite Dame Philia.

Ricanant toujours, Mammon s’éloigna vers sa chambre.

Quant à moi, j’étais résolue à faire tout ce qui était en mon pouvoir durant les six jours restants. Le prince Osvalt et moi reprendrions ensemble le chemin de Parnacorta, en tenant fermement notre avenir entre nos mains.

C’est avec une détermination d’acier que je me lançai dans mes recherches. Le temps s’écoula en un éclair.

 

error: Pas touche !!