THE TOO-PERFECT SAINT T2 - CHAPITRE 4

L’amour tissé par les liens du destin

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Traduction : Calumi
Correction : Opale
Relecture : Raitei

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(Philia)

Je savais que le prince Osvalt et les autres étaient proches, et qu’ils observaient la situation.

Le bracelet que j’avais offert à Lena vibrait légèrement lorsque j’étais à proximité. Il avait été conçu pour avertir discrètement quelqu’un de la présence de la personne portant le bracelet assorti. Lena s’était un jour perdue alors qu’elle m’accompagnait dans mes missions de Sainte, alors j’avais ajouté cette fonction… Je n’aurais jamais imaginé qu’elle me serait utile dans une situation pareille.

Klaus avait probablement masqué toute trace de magie, et le prince Osvalt ainsi que ses compagnons ne possédaient aucun pouvoir magique, si bien qu’Asmodeus ne semblait pas les avoir repérés. C’était pourquoi je n’avais ressenti aucune inquiétude en me préparant à être capturée. J’avais foi en Son Altesse et dans le groupe de sauvetage. Je savais qu’ils attendaient le moment idéal pour prendre Asmodeus par surprise.

S’ils n’étaient pas arrivés à temps, Père et Mère auraient dû patienter un peu plus longtemps, car il m’aurait été difficile d’accepter les conditions d’Asmodeus. J’aurais été contrainte de gagner du temps en négociant.

— Je suis si soulagé de voir que vous n’avez rien de cassé, dit Son Altesse. — Vous avez vraiment tenu bon.

— Je suis désolée de vous avoir inquiété.

Des larmes coulèrent des yeux de Son Altesse. Et même si je croyais sincèrement qu’il viendrait me sauver, au moment où il me prit dans ses bras, les larmes jaillirent de mon côté malgré moi. Mais ce n’étaient pas que des larmes de joie. Je sentais autre chose, quelque chose que je n’arrivais pas à définir. Je savais seulement que c’était une émotion précieuse.

— Prince de Parnacorta ! Tu te crois si formidable ?!

Asmodeus bondit sur nous, le visage déformé par la rage. Il devait être fou de colère que Son Altesse ait contrarié son plus grand désir. Si je n’avais pas été entravée, j’aurais pu contre-attaquer.

— Non ! Éloignez-vous de Dame Philia et de Son Altesse, ordure !

— Technique de flammes !

Philip bloqua la progression d’Asmodeus avec sa lance, tandis que Himari lui brûlait le visage à l’aide d’un sort de feu.

— Quoi… ?! Comment osez-vous ?!

Pris de court, Asmodeus ferma les yeux face aux attaques.

— Mauvais réflexe. Fermer les yeux vous fait passer pour un combattant de troisième zone.

Leonardo le frappa violemment à l’arrière du crâne, l’envoyant au sol.

— Gah… !

J’étais touchée de voir autant de personnes venues à mon secours alors que le risque de ne plus pouvoir quitter les Limbes persistait.

— Dame Philia ! Vous êtes blessée ?

— Oh, Lena, vous êtes aussi venue. Je vais bien. Merci d’être là.

— Bien sûr. Je veux encore vous accompagner dans vos missions, faire des pâtisseries avec vous, et… tant d’autres choses !

Souriante, Lena trancha mes liens avec sa dague anti-démons. C’était touchant de sa part de vouloir passer plus de temps avec moi. Moi aussi, j’avais encore tant à faire. Il n’était pas question que ma vie s’arrête ici, même si cela signifiait obtenir l’immortalité.

— Qu’est-ce que c’est que ce bazar ?! s’écria Erza. — Qui a laissé entrer tous ces non-exorcistes ?

Klaus tenta de s’expliquer :

— D-désolé ! C’est-à-dire que Mlle Alice…

— Pas d’excuses ! C’est un prince de Parnacorta, non ? S’il lui arrive quoi que ce soit, c’est un incident diplomatique ! Diplomatique ! gronda Erza en courant vers nous.

— J-Je sais, ok ?!

Je ne pouvais assez remercier Klaus. Il avait bravé la colère de ses supérieurs pour faire venir ces personnes et me secourir. En voyant tous ces visages tournés vers moi, une énergie inexplicable jaillit du fond de mon être. Mammon tenta d’apaiser Erza :

— Grande sœur, si on laissait tomber pour l’instant ? On a enfin une chance de se mettre à plusieurs contre le seigneur Asmodeus.

Il n’avait pas tort. Asmodeus était seul, et rien ne laissait penser qu’il avait appelé des renforts. Les seuls qu’il avait invoqués étaient des démons inférieurs. Étrange, quand on se souvenait du nombre de démons intermédiaires qu’il avait convoqués au château de Parnacorta.

— À nous tous, on a peut-être une chance, dit Erza. Je ne comprends pas pourquoi il ne fait pas appel à ses alliés.

Elle avait sans doute raison. Vu l’état actuel d’Asmodeus, nos chances de victoire étaient élevées.

— Vous pensez vraiment que vous dix là, vous allez réussir à me vaincre ? ricana Asmodeus. — Vous rêvez !

Lena et Philip réagirent aussitôt à ses provocations.

— Hmph ! On ne vous laissera pas gagner !

— Asmodeus ! En tant que commandant des Chevaliers de Parnacorta, je vous vaincrai ! Préparez-vous !

Je commençai à avoir un mauvais pressentiment. Avais-je manqué un détail essentiel ?

— Quelle arrogance… Prosternez-vous devant moi, êtres inférieurs !

Lena poussa un cri et Philip eut un haut-le-cœur, lorsqu’une immense paire d’ailes surgit dans le dos d’Asmodeus. D’un simple battement, il les balaya au sol.

Sa chevelure s’allongea jusqu’à la taille, tout son corps se mit à briller d’une lumière argentée aveuglante, et l’éclat de son regard devint si acéré qu’il ne ressemblait plus du tout à Julius. Une aura quasi divine émanait de lui. Nous étions tous si sidérés par sa transformation que nous en oubliâmes de respirer.

— Mwa ha ha ha ha ha ha ! Ce corps humain que j’ai possédé est une merveille ! Son âme souillée se marie à la perfection avec la mienne ! Je n’ai même plus besoin de ressusciter mon ancien corps ! Le corps de cet homme, Julius, est désormais celui d’un démon à part entière !

Des tornades commencèrent à tourbillonner dans la pièce. Plus Asmodeus hurlait, plus l’air tremblait. Non… ce n’était pas que l’air, le sol aussi vibrait avec violence. C’était d’un tout autre ordre que ce que nous avions vu jusque-là. Asmodeus dégageait une aura d’une puissance écrasante, comme celle d’un dieu vengeur.

Il y a quatre cents ans, l’humanité n’avait dû son salut qu’à la Sainte Salvatrice Fianna, dotée de pouvoirs extraordinaires. Mais avant son arrivée, l’existence d’Asmodeus était considérée comme une catastrophe naturelle. Personne ne songeait même à lui résister. Une violence pure, dépourvue de tout sens, voilà ce qu’incarnait Asmodeus.

— Vous ne vous êtes pas demandé pourquoi il n’y avait aucun démon dans cette forteresse ? Je les ai tous dévorés ! Et dans ce corps, je vais repeindre le monde en noir, avec le sang des démons !

Il a… mangé les siens ?

J’avais lu quelque chose de similaire autrefois, bien que cela ne concernât pas les démons. On racontait que, dans un royaume lointain, certains monstres accroissaient leur pouvoir en se dévorant entre eux. À la fin, ils devenaient si puissants qu’on les qualifiait de calamités vivantes. C’était exactement ce qu’Asmodeus semblait avoir fait.

L’ampleur de sa magie défiait toute logique. Même tel qu’il était jadis, c’eût été un ennemi bien au-delà de mes capacités. Mais jamais je n’aurais cru qu’il puisse devenir encore plus puissant.

— Dame Philia, nous devons agir. Les captives sont en grand danger.

— Oui, Himari. Commençons par ouvrir les cages et les libérer. Leur magie a été drainée, mais elles ne semblent pas blessées.

— Entendu !

Je tendis à Himari la moitié des clés des cages. Elle libéra les captives à une vitesse telle qu’on aurait dit qu’elle s’était dédoublée.

— Dame Philia, permettez-moi de vous aider.

— Votre Altesse…

Le prince Osvalt se joignit à elle. En quelques instants, toutes les victimes des disparitions furent tirées de leur cage. Pour éviter qu’elles ne soient prises dans le combat contre Asmodeus, Himari et Lena les escortèrent hors de la zone. Asmodeus me fixait, continuant de rire. Il semblait n’avoir d’intérêt pour personne d’autre que moi. J’avais le pressentiment que si je faisais le moindre mouvement, il se jetterait sur moi…

Cependant, les vents violents qui hurlaient dans la pièce rendaient de plus en plus difficile de rester debout. Les murs et le plafond se fissuraient, commençant à s’effondrer. Asmodeus comptait-il réellement réduire en poussière cet endroit, alors même que la poupée destinée à accueillir le corps de la Sainte Salvatrice Fianna s’y trouvait ? Au milieu du tumulte, j’entendis les voix de mes parents. Apparemment, ils n’étaient pas parvenus à retrouver le chemin du retour et avaient fini par revenir à la forteresse.

— Aaah !

— Je n’en peux plus !

Le plafond craquelé s’effondra. Mère et Père allaient être écrasés par les décombres. Que faire ? Même si je leur criais de fuir, ils n’auraient pas le temps…

Bouclier Sacré !

Mes parents me regardèrent, stupéfaits, alors que le bouclier de lumière que je venais d’invoquer les protégeait de l’effondrement. C’était moins une.

— Père, Mère, partez vite. Il ne reste plus beaucoup de temps avant que cette forteresse ne s’écroule.

Ils échangèrent un regard, puis me fixèrent, abasourdis.

— Philia… t-tu ne nous hais pas ?

— Je veux que vous répondiez de vos crimes. Mais je n’ai pas de rancune en soi. Je ne peux pas en dire autant de ma mère, en revanche.

— Alors tu sais…

Depuis mes plus lointains souvenirs, rien ne s’était jamais bien passé entre mes parents et moi. Et la distance entre nous n’avait fait que grandir après qu’ils m’eurent envoyée au couvent. Mais les haïr reviendrait à rejeter celle que j’étais devenue, ainsi que la vie que j’avais menée depuis. Je ne les haïssais pas. En vérité, je ne ressentais rien pour eux.

— Voici ton dernier avertissement, Philia, hurla Asmodeus en continuant de ricaner. — Si tu veux éviter un bain de sang, offre-moi ton âme ! Sinon, tous tes amis mourront !

Les mots d’Asmodeus sonnaient plus comme un ultimatum qu’une menace. En parlant, il fit souffler une bourrasque qui projeta les autres contre un mur.

— Asmodeus, le prévins-je en m’accrochant à un mince espoir, — Si vous continuez ce déchaînement, vous allez endommager la poupée de Dame Fianna.

Pour façonner cette poupée complexe, Asmodeus avait passé des siècles à sonder les souvenirs des démons et à employer les meilleurs artisans. Même un être comme lui serait sûrement bouleversé si elle venait à être brisée.

Asmodeus croisa les bras en silence en écoutant mes paroles, comme s’il réfléchissait. La magie terrifiante qu’il avait invoquée se dissipa, et les tempêtes s’apaisèrent. Quel soulagement. Peut-être conservait-il un soupçon de raison. Peut-être allait-il enfin abandonner son obsession pour Dame Fianna.

— Non, murmura Asmodeus d’un ton triste. — Peu importe ce que l’on dira, tu n’es pas Fianna.

Que se passait-il ? Je sentis un pouvoir magique encore plus vaste, plus sinistre, émaner d’Asmodeus.

— Ha ha ha ha ha ha ha ! Philia, cette froideur qui émane de toi dans tes réflexions, Fianna ne l’avait jamais ! Tu es peut-être sa réincarnation, mais tu n’es pas elle. Ton corps ne m’importe plus ! Je vais te découper en morceaux et arracher ton âme !

Asmodeus avait fini par admettre que je n’étais pas Dame Fianna, mais ce constat venait au pire moment possible.

— Et encore une chose, poursuivit-il. — Ne sous-estime pas le réceptacle absorbant la magie de Fianna ! Même si cette forteresse devient ruine, elle n’en subirait pas la moindre éraflure !

Comme il l’avait dit, la poupée de Fianna avait absorbé une quantité colossale de magie. Il pouvait se permettre de se déchaîner en toute confiance, persuadé que rien ne pourrait l’endommager. Pour moi, cette certitude tenait plutôt du désespoir.

— Tout le monde, dis-je, — Tenez-vous prêts. Ce qui va suivre dépassera probablement tout ce qui s’est produit au palais…

Alors que je prononçais ces mots, la lumière argentée qui entourait Asmodeus se mit à briller de plus belle.

Catastrophe !

Je détournai les yeux de cette lumière intense, qu’on aurait pu confondre avec le soleil lui-même. L’instant d’après, une série d’anneaux concentriques explosa depuis Asmodeus, secouant toute la pièce.

Barrière Sacrée !

Peu importait, je devais avancer. Oui, avancer. Ne serait-ce que d’un pas.

Déterminée à protéger chacun d’eux, je mobilisai tout mon pouvoir magique pour ériger une barrière. Mais ma barrière ne résista pas à la déflagration. Je ne parvins à la contenir qu’un bref instant. Avant même que je m’en rende compte, j’étais ensevelie sous les décombres.

Au palais, j’avais été prise par surprise. Cette fois, j’avais tout donné pour bloquer l’attaque d’Asmodeus, et j’avais échoué malgré tout. Mon corps était en lambeaux. Une douleur atroce me parcourait.

Ce court affrontement avait suffi à révéler l’abîme qui séparait nos forces. La puissance d’Asmodeus, désormais pleinement ressuscité en tant que démon, était insondable. Les destructions qu’il causait évoquaient une catastrophe naturelle.

Je frémis à l’idée qu’un tel phénomène se produise dans notre monde. Si une explosion d’une telle intensité avait lieu dans la capitale royale de Parnacorta, elle ne serait plus qu’un désert en un instant. Pour protéger tous ceux qui se trouvaient dans la pièce, j’avais utilisé la Barrière Sacrée, un sort de protection qui m’avait autrefois protégée du souffle d’un dragon lors de mon entraînement. Mais cette fois, elle avait été presque inutile.

J’espérais que les autres allaient bien, mais je n’avais aucun moyen de m’en assurer. J’étais coincée sous les gravats, blessée de toutes parts. Pire encore, j’avais trop puisé dans mes forces, et ma magie s’amenuisait. Il m’était impossible de me dégager seule.

— Non, je ne peux pas abandonner. J’ai encore un rendez-vous avec le prince Osvalt, après tout…

Je fus surprise d’entendre ces mots franchir mes lèvres. Dans un moment aussi critique, je n’aurais jamais cru que la première chose à laquelle je penserais serait ma promesse de dîner avec le prince Osvalt. C’était une promesse importante, bien sûr, mais en tant que Sainte, j’avais d’autres priorités… comme protéger mon royaume et sauver des vies.

Les gravats commencèrent à bouger. Quelque chose tomba vers moi, comme pour me protéger. C’était chaud et doux. Cela ressemblait à un être vivant, mais en y regardant de plus près, je compris qu’il s’agissait de la poupée destinée à accueillir l’âme de Dame Fianna.

— Nous avons été emportées ensemble, n’est-ce pas ? dis-je à la poupée. — Je suis dans un état pitoyable, et vous n’avez pas une seule égratignure. Je comprends pourquoi Asmodeus est si fier de vous.

Malgré l’explosion titanesque, la poupée demeura intacte. Ayant absorbé toute l’énergie magique qu’Asmodeus avait rassemblée, elle irradiait encore une lumière puissante et constante. Soudain, une voix résonna dans ma tête, et une brûlure envahit ma poitrine.

 « Asmodeus, tu ne sais décidément pas t’arrêter. Je t’avais prévenu que je ne te laisserais pas ravager ces terres. »

— Qu’est-ce que… ? m’écriai-je. — C’est brûlant… Ma poitrine… Mon cœur… !

J’eus la sensation que la puissance magique de la poupée de Fianna affluait vers mon cœur pour s’y déposer. En même temps, ma tête se remplit de ce qui ressemblait à des souvenirs de Fianna…

La lumière de la poupée s’estompa peu à peu, tandis que mon corps, à son tour, se mit à luire. Mon cœur semblait en flammes. Et dans mon esprit…

Fianna Aesfill, tu es trop puissante. Je suis désolé, mais on ne peut pas te laisser libre.

Ne t’en fais pas. Je n’utiliserai pas mes pouvoirs contre toi. À la place, je t’apprendrai à maîtriser les tiens.

Notre devoir d’exorcistes est de vaincre les démons. Fianna, tu veux devenir exorciste, toi aussi ? …Une Sainte ? Qu’est-ce que c’est ?

Presque tous les exorcistes ont été anéantis, Fianna. Il n’y a plus d’espoir pour l’humanité.

Je vais exterminer les démons. C’est ma mission, celle que m’a accordée Dieu.

En un éclair, les souvenirs de Fianna, tels qu’ils existaient il y a quatre siècles, envahirent mon esprit, menaçant de réécrire les miens. Si je relâchais ne serait-ce qu’un instant ma vigilance, je risquais de revivre son passé avec tant d’intensité que je m’y perdrais. Je vivais à travers Fianna Aesfill.

Je n’arrive pas à croire qu’un simple humain ait pu te vaincre, Azaël.

Ne dis pas de sottises, Belzébuth. Ce n’est pas comme si tu pouvais y faire quelque chose.

Ha ha ! J’ai trouvé mon âme sœur ! Celle qui m’est destinée !  Fianna, je jure que tu m’appartiendras !

À l’approche du Royaume Démoniaque, il y a 400 ans, trois des démons les plus puissants, Azaël, Belzébuth et Asmodeus avaient envahi notre monde. La surface, déjà devenue un terrain de jeu pour les monstres, fut encore davantage ravagée, plongeant l’humanité dans le désespoir. Dalbert, alors le plus grand royaume du continent, formait des exorcistes et développait des techniques pour combattre les démons. Mais ces derniers ne purent rien face aux plus puissants d’entre eux, et furent balayés les uns après les autres.

Au cœur de ces horreurs, Fianna, persécutée dès l’enfance en raison de sa puissance magique hors du commun, trouva refuge dans l’église de Dalbert. Elle y fut accueillie par un prêtre de Cremoux, également exorciste. Dame Fianna pria Dieu. Et lorsque lui parvint la triste nouvelle de la mort de ce prêtre, tombé au combat contre les démons, sa peine se transforma en résolution : elle combattrait les démons en tant que Sainte.

Dame Fianna usa de grandes barrières magiques pour anéantir les monstres, non seulement sur le continent, mais à travers le monde entier. Aux côtés de ses alliés exorcistes, elle parcourut le monde, affrontant les démons et survivant à d’innombrables périls.

Elle écrasa sans effort Azaël et Belzébuth, dont la puissance égalait ou surpassait celle d’Asmodeus, brisant ainsi le moral des autres démons. Elle les pourchassa jusqu’à leur retraite vers le Royaume Démoniaque.

Mais même acculé, Asmodeus, physiquement quasi immortel, refusa de tirer leçon de ses échecs. Peu importait combien de fois Fianna le défaisait, il continuait de la poursuivre. En fin de compte, Dame Fianna parvint à séparer son corps de son âme, le neutralisant en scellant son corps.

Ainsi devint-elle une héroïne célébrée dans le monde entier, honorée du titre de Sainte Salvatrice.

J’avais toujours cru que les récits sur la Sainte Salvatrice Fianna relevaient surtout du mythe et de la légende. Mais à présent, en voyant le monde à travers ses yeux, je réalisai qu’elle était bien une femme de chair et de sang : respectueuse envers son mentor, affectueuse envers ses amis, tendre envers son partenaire amoureux. Bien qu’elle fût troublée par l’ampleur de ses pouvoirs, elle fut entourée jusqu’à la fin de ceux qui l’aimaient et la soutenaient. Dame Fianna fut la toute première Sainte de l’humanité.

Et j’étais…

— Tu es toi-même, Philia Adenauer.

Était-ce sa voix qui résonnait dans ma tête ? Cela signifiait-il que son âme s’était éveillée en moi ?

— On dirait bien, répondit Dame Fianna, comme si elle avait lu mes pensées. — Je n’aurais jamais cru qu’Asmodeus pousserait son obsession aussi loin. Je suis désolée. Il semble que je n’ai pas réussi à l’emprisonner comme il le fallait, et maintenant, je te cause du tort. Je t’en prie, aide-moi à le vaincre.

À l’instant même où sa voix s’éleva dans mon esprit, une puissance inouïe se mit à bouillonner en moi. Devais-je affronter Asmodeus à sa place ? Mais la puissance magique d’Asmodeus était colossale. Je ne pouvais lui tenir tête.

— Te voilà enfin, Philia ! Tu as été projetée si loin que ça m’a pris un temps fou pour te retrouver, tu sais !

Écartant les gravats d’un coup de pied, Asmodeus s’approcha de moi. Tendant son bras devenu violet, il tenta une nouvelle fois d’arracher mon âme. Je ne pouvais rien contre sa force. Allais-je devoir me résigner ?

— Non, je ne peux pas abandonner maintenant !

Résolue à ne pas céder, je rassemblai toute mon énergie pour saisir le bras d’Asmodeus. Je savais pertinemment que la force qu’il me restait ne représentait rien pour lui, mais je devais me battre.

— Gaaah ! Quelle est cette puissance ?!

Un hurlement retentit. Les gémissements d’agonie d’Asmodeus emplirent la pièce. Toujours agrippée à son bras, je fus soulevée dans les airs. Que se passait-il ? Étrangement, son bras me parut aussi fragile qu’une brindille. Puis, comme un barrage cédant sous la pression, une quantité de magie incroyable jaillit en moi.

— Femme ! Tu veux encore m’injecter ta magie ? C’est ça ton plan ?!

Je levai le bras d’Asmodeus et le tordis pour tenter d’y insuffler ma magie. Il se trancha lui-même le bras et recula précipitamment pour mettre de la distance entre nous. Comme prévu, cette ruse ne fonctionnait plus.

Pourtant, la puissance que je possédais désormais semblait pouvoir rivaliser avec la sienne.

— Nous devons vite sauver tout le monde.

Près de trente personnes avaient été presque ensevelies vivantes, certaines semblaient grièvement blessées. Je devais agir sans tarder, avant que quelqu’un ne perde la vie.

Souffle Sacré !

Sentant la présence des autres victimes d’Asmodeus, je traçai un cercle magique. Le vent souleva les décombres alentour. Cela devrait suffire à dégager les ensevelis. Je retombai au sol et, les mains jointes, récitai une prière pour lancer un sort de guérison.

Miracle de la Sainte !

Absorbant une grande quantité de mana, j’activai ma magie curative. Le prince Osvalt, qui gisait non loin, se releva aussitôt et accourut vers moi.

— Dame Philia, c’est incroyable. Mes blessures ont complètement disparu. Tout le monde a l’air sur pied. Vous nous avez tous sauvés !

Je l’examinai des pieds à la tête. En effet, ses blessures avaient disparu. Je posai la main sur ma poitrine, soulagée. Je ne laisserais pas Asmodeus ôter la vie à qui que ce soit. Je les protégerais tous.

— Votre Altesse, je suis heureuse que vous alliez bien. À partir d’ici, je m’occupe d’Asmodeus. Laissez-moi ce combat.

— Très bien. Aussi pitoyable que cela puisse paraître vu que je suis venu pour vous aider, je comprends. C’est ce qu’il y a de mieux à faire, alors je vous le laisse. Mais sachez que si la situation tourne mal, je n’attendrai pas les bras croisés.

Malgré l’inquiétude qui se lisait sur son visage, le prince Osvalt recula et me laissa affronter Asmodeus seule. Ma magie avait dépassé tout ce que j’aurais pu imaginer, mais je me sentais capable de la maîtriser. Avec un tel pouvoir, je n’étais plus inférieure à Asmodeus.

Utiliser le mana absorbé pour amplifier et libérer sa propre puissance était un principe fondamental de la magie ancienne, mais la quantité absorbable n’était pas illimitée. Elle ne dépassait guère dix fois sa magie innée. Au-delà, il était impossible de la contrôler, et le corps humain ne pouvait en supporter la charge.

Mais en absorbant la magie de la poupée, mon réservoir magique avait augmenté. Et avec elle, la quantité de mana que je pouvais assimiler. Cette montée en puissance avait sans doute réveillé l’âme de Fianna en moi, ainsi que ses pouvoirs.

— À quoi bon une partenaire que je ne peux même pas toucher ? hurla Asmodeus, depuis les airs. — Cette femme n’est pas Fianna !

Alors que sa magie s’emballait, une lumière rouge jaillit de ses yeux.

Il allait utiliser Catastrophe, le sort qui nous avait déjà ensevelis sous les gravats.

D’après les souvenirs de Fianna, Asmodeus avait employé cette magie pour anéantir de nombreux royaumes.

Souriant, il se prépara à incanter de nouveau. En voyant Asmodeus à l’œuvre, le prince Osvalt tenta de se placer devant moi pour faire rempart.

— Dame Philia ! Une autre attaque puissante arrive !

Je ne pouvais pas laisser Son Altesse se blesser. Il avait risqué sa vie pour venir me sauver. C’était à mon tour de le protéger.

— Catastrophe !

— Jugement Argenté !

Je tendis la main vers Asmodeus et lançai le sort préféré de Mia. C’était un sort simple, capable de faire apparaître d’innombrables couteaux d’argent en forme de croix. J’en fis apparaître des milliers non, des dizaines de milliers, tout autour d’Asmodeus. Avant même qu’il ne puisse activer son sort, les couteaux le transpercèrent de la tête aux pieds.

— Quelle farce ridicule est-ce là ?! Devancer la vitesse d’activation de mon sort… C’est impossible !

Recouvert de couteaux d’argent, il s’effondra. J’avais réussi à empêcher une nouvelle explosion. Même si ces lames étaient empreintes d’un pouvoir sacré, Asmodeus possédait une régénération exceptionnelle, frôlant l’immortalité, aussi restai-je sur mes gardes. Il ne semblait pas avoir d’atout, pourtant, lorsqu’il se releva, pas une goutte de sang n’avait coulé.

— Ne me dis pas… C’était exactement comme l’attaque de Fianna…

— Asmodeus, me voyez-vous comme Dame Fianna ?

Je mordis mon doigt et laissai tomber une goutte de sang au sol. Cinq Piliers de Lumière surgirent aussitôt, efficaces pour amplifier la puissance magique. Je les avais trouvés indispensables pour incanter le Grand Cercle de Purification. Les piliers libérèrent des rayons d’argent vers le ciel, formant un cercle magique. La magie amplifiée par ce cercle fit apparaître une immense épée dorée et éclatante. C’était là le même sort utilisé par Dame Fianna pour sceller le corps d’Asmodeus, quatre cents ans plus tôt.

— Excalibur ! Avec ceci, je vais vous achever. Préparez-vous.

— Ce sort… cette épée… Je les ai déjà vus…

— Je ne vous laisserai plus revenir dans notre monde aussi facilement. Je vais effacer jusqu’à la dernière trace de votre âme.

Les genoux d’Asmodeus fléchirent à la vue d’Excalibur brillant dans le ciel. La magie qui l’avait jadis scellé devait le hanter. Quatre siècles plus tôt, Dame Fianna n’avait pas réussi à détruire son âme. Mais cette fois, elle était bien décidée à ne pas répéter la même erreur. Sa magie portait cette volonté implacable. Dans une voix pitoyable, Asmodeus supplia pour sa vie :

— Fianna ! Attends ! Je t’en supplie ! Je… Je t’aime ! Si je peux t’avoir, alors je ne toucherai pas à la surface ! Mon corps m’importe peu !

Il était sincère. Je l’avais compris dès notre première rencontre.

— Asmodeus, je ne suis pas Dame Fianna. Vous avez peut-être agi par amour, mais en tant que Sainte, je ne peux cautionner vos actes.

C’était indéniable qu’il y ait une part d’amour. Ironiquement, cette cécité émotionnelle était sa qualité la plus humaine. Mais peu importait la sincérité de ses sentiments, il avait semé la destruction et causé des morts.

— Attends ! Philia, as-tu l’intention de me tuer, moi, Julius Girtonia ? Je suis humain ! Les Saintes n’ont pas le droit de tuer des humains, non ?

Sachant que je n’épargnerais pas un démon, Asmodeus reprit sa forme humaine et tenta de m’attendrir sous les traits de Julius. Certes, Julius était un scélérat, mais il restait humain. C’était aux tribunaux de Girtonia de le juger. Aucune loi ne permettait à une Sainte d’exécuter un homme. Asmodeus avait dû l’apprendre en fouillant la mémoire de Julius. C’était ainsi, sans doute, qu’il avait découvert que j’étais très attachée aux règles.

— Vous en savez décidément beaucoup sur moi.

Asmodeus ricana.

— J’étais ton fiancé, après tout. Je suis navré pour la dernière fois. Et si on laissait tout couler ? Le passé est le passé.

— Asmodeus, je ne pourrai jamais fermer les yeux sur vos actes.

Ignorant ses paroles, j’abattis l’épée de lumière et la plantai dans sa poitrine. Sa bouche s’ouvrit en un cri muet, et ses hurlements d’agonie résonnèrent.

* * *

L’aura d’Asmodeus disparut.

Lorsque Dame Fianna avait utilisé cette magie sur Asmodeus, quatre cents ans plus tôt, son corps démoniaque était si puissant qu’elle n’avait pu en sceller également l’âme. Mais cette fois, il avait une enveloppe humaine. Ainsi, en le transperçant de cette épée de lumière, j’avais pu atteindre directement son âme et verrouiller complètement sa magie. Allongé à mes pieds gisait Julius, redevenu pleinement humain.

— Sainte Salvatrice, je pensais que vous seriez indulgente, mais vous avez été étonnamment impitoyable, déclara Erza. — Même avec sa peine de prison et son exécution à venir, je n’aurais jamais cru que vous auriez le cœur de le poignarder.

On m’avait enseigné à faire preuve de miséricorde, et je comprenais donc pourquoi Erza s’étonnait de me voir rester sourde aux supplications d’Asmodeus. Elle n’avait pas tort. Mais il y avait une raison pour laquelle j’avais transpercé Julius sans la moindre hésitation.

— Aaaah ! Ne me plante pas ! Ne me plante pas ! À l’a—hein ? Quoi ?

— Il est encore vivant ? Impossible ! Asmodeus, espèce de… !

Alors que Julius se relevait en titubant, scrutant les environs d’un air méfiant, Erza poussa un cri et brandit son fauchon. Si je n’intervenais pas, elle risquait réellement de le tuer.

— Attendez, Erza. Ce n’est pas Asmodeus. La magie que j’ai utilisée tout à l’heure est un type spécial de purification que Dame Fianna avait développée pour éliminer la magie noire, source du pouvoir des démons et des monstres. Elle est inoffensive pour les humains.

C’est précisément pour cette raison que je n’avais prêté aucune attention aux protestations d’Asmodeus. Cette épée de lumière était une forme extrême de magie purificatrice.

Puisque je savais qu’elle n’endommagerait pas le corps de Julius, j’avais pu l’enfoncer directement dans l’âme d’Asmodeus. Lui-même n’avait pas compris quel type de magie l’avait anéanti. Julius, désormais étonnamment alerte, me toisa d’un air renfrogné.

— Philia ? Oser me transpercer, moi, un prince ? J’ai toujours dit que tu avais le cœur aussi sec qu’un bout de bois ! La plus grande Sainte de l’Histoire ? Quelle plaisanterie !

Pour quelqu’un qui venait de se faire empaler par une immense épée lumineuse, il ne paraissait guère effrayé. Avec un air courroucé, il continua à débiter ses reproches sans retenue.

— Êtes-vous bien certaine qu’il n’est plus Asmodeus ? Vous l’avez purifié correctement ? demanda Erza.

— Ne vous en faites pas. Il a toujours été comme ça.

— Il ne me semble pas du tout normal. C’est à cause de lui que Girtonia a sombré dans ce chaos, non ?

Quelque part, la vision de Julius me parut presque nostalgique. Était-ce le signe que je m’étais habituée à ma vie à Parnacorta ? Peut-être Erza avait-elle raison. Si j’avais tenu tête à Julius plus tôt, certaines catastrophes auraient peut-être pu être évitées… Non, ce n’était que vanité. Après tout, je n’avais pas le pouvoir de changer quelqu’un. Tout ce que je pouvais dire, c’est que Girtonia avait eu la chance d’avoir Mia pour la protéger.

— …En vérité, tu voulais me tuer, pas vrai ? Dans ce cas, tu n’avais qu’à le faire ! Tu ne manques pas de culot, à jouer les saintes-nitouches !

Me voir rester de marbre semblait l’agacer au plus haut point, car il élevait encore la voix. Visiblement, certains souvenirs de sa possession par Asmodeus lui restaient. Mais cela signifiait-il pour autant qu’il…

— Qu’êtes-vous en train de dire ? demandai-je.

— Tu veux savoir, hein ? Je parie que tu me hais ! Tu veux me tuer, c’est ça ! Je le sais !

Le visage de Julius se tordait dans une grimace de rage mêlée de peur.

Face à cette déclaration inattendue, je pris le temps d’y réfléchir sérieusement… et conclus que je devais l’ignorer. À mes yeux, ceux qui avaient le plus de raisons de haïr Julius, c’étaient les habitants de Girtonia et tous ceux qui avaient été entraînés dans ses méfaits.

— Je ne vous hais pas. Sans vous, je ne serais jamais partie à Parnacorta, je n’aurais jamais rencontré toutes ces personnes qui me sont chères aujourd’hui. Je souhaite que vous soyez jugé pour vos crimes, tout simplement.

À cette réponse, Julius poussa un grognement d’indignation et baissa les yeux. Au fond, quelle était la bonne chose à dire ? Lui dire que je le haïssais l’aurait-il plus satisfait ?

— Merci, Dame Philia, dit le prince Osvalt en riant. — Voilà une inquiétude de moins.

— Une inquiétude ?

Je ne comprenais pas ce qu’il voulait dire. Avait-il été tourmenté par quelque chose ? J’étais soulagée de savoir que ce n’était plus le cas, mais…

— Non, ce n’est rien. Merci, Dame Philia. Une fois encore, vous avez sauvé le continent… Non, peut-être même le monde entier, cette fois.

Son Altesse me tapa amicalement sur l’épaule.

— Pas du tout. J’aurais péri si vous n’étiez pas venu à mon secours.  Merci de m’avoir sauvée.

Je lui en étais très reconnaissante. Lorsque Son Altesse était arrivée, mon cœur s’était mis à battre la chamade. Ce moment, je ne l’oublierais jamais.

— C’est bien normal. Parce que plus que tout, vous…

— On ferait mieux d’y aller, nous interrompit Erza. — Pourquoi traîner dans un endroit aussi lugubre ? Il faut choisir le bon moment et le bon lieu, vous savez.

Le prince acquiesça.

— Euh… Maintenant que vous le dites, Dame Erza, vous avez raison.  L’ambiance, c’est important.

Il avait tenté de dire quelque chose, mais s’était interrompu à nouveau. Cela piquait ma curiosité, mais comme Erza l’avait souligné, il nous fallait quitter les Limbes au plus vite et retourner dans notre monde. Mia et Dame Hildegarde nous attendaient, sans doute rongées d’inquiétude.

—  Hein ? A-t-on perdu du monde pendant qu’on avait le dos tourné ?

— Mammon raccompagne les captives chez elles, dit Lena. —  Encore une tâche pénible sur ses épaules…

J’étais admirative qu’il puisse voyager aussi rapidement d’un royaume à l’autre pour raccompagner chaque victime dans son pays. La téléportation était décidément un sort bien pratique.

— Certaines des captives venaient de Murasame, le pays de Dame Himari, fit remarquer Philip.

— Murasame n’est plus mon pays. Je l’ai abandonné, répliqua Himari.

Au nord-est de Parnacorta, au-delà des mers, se trouvait le royaume de Murasame, où Himari était née. J’ignorais pourquoi elle avait quitté son pays pour venir ici, et j’avais toujours eu le pressentiment que Murasame était un sujet tabou. À en juger par sa réaction au commentaire de Philip, j’avais eu raison de ne jamais insister. Essoufflé, Mammon revint et s’adressa à Julius :

— Et ce prince, alors… Direction les cachots de Girtonia, non ?

Il était en forme humaine, tentant tant bien que mal de conserver un air digne et séduisant. C’était impressionnant qu’il ait pu ramener autant de personnes en si peu de temps. Il devait être épuisé.

— Essaie un peu pour voir !

— J’aime bien quand une jolie fille me tient tête… Mais quand c’est un morveux insolent, j’ai juste envie de lui faire passer l’envie de parler.

— Aaaah ! Ne me touche pas ! J-Je suis un prince !

Dès que Mammon le fixa du regard, Julius perdit toute contenance. Les yeux écarquillés, il s’évanouit. Pourquoi Julius était-il si insolent avec Mammon alors qu’il le craignait visiblement ? Mystère.

— Allez, grouille-toi, dit Erza. — Ne fais pas de bêtises, hein !

— Ouais, ouais. Grande Sœur, tu ne serais pas un peu trop tyrannique, des fois ?

Malgré son ton grognon, Mammon s’exécuta sans discuter. Il attrapa Julius par le col et franchit un portail noir avec lui. En quelques instants, Julius serait à nouveau dans les cachots de Girtonia. Je pressentais que son retour y ferait grand bruit.

— M. Klaus, ne pensez-vous pas que Satanachia pourrait aider un peu ?

— Ne soyez pas ridicule, M. Leonardo. Satanachia n’a rien à voir avec Mammon, niveau puissance magique. Je vous l’ai dit, il peut transporter au mieux une demi-douzaine de personnes. Et un seul aller-retour par jour !

Mammon devait être un démon supérieur, même s’il restait moins fort qu’Asmodeus.

— Exactement ! lança Mammon. — Je suis plutôt balèze pour un démon, et je sais que je suis à la hauteur. C’est pour ça que ma sublime Grande Sœur compte sur moi.

— Tu as encore de l’énergie, on dirait. Je comptais te laisser te reposer après avoir ramené ce prince, mais visiblement, tu n’en as pas besoin.  À notre tour de rentrer.

— Erza, on ne t’en voudra pas si Mammon fait une pause…

— Inutile. Si une belle dame me le demande, je suis prêt à l’emmener aux quatre coins de l’enfer s’il le faut.

— Imbécile. Qui voudrait faire une chose pareille ?

Tandis qu’Erza et Mammon reprenaient leur habituelle joute verbale, nous réapparûmes dans le château de Parnacorta. Sentir de nouveau le sol ferme de notre monde sous mes pieds me comblait de joie.

— Nous sommes de retour.

— Ça fait quelque chose, hein ? Même si Asmodeus a laissé pas mal de dégâts derrière lui…

La vue du palais à moitié en ruine me ramena immédiatement à la réalité.

— Il suffit de réparer ce qui a été détruit, dit Son Altesse. — Mon frère et moi allons nous en charger. Dame Philia, je compte sur votre aide.

— J’aimerais faire bien plus pour aider à la réparation des dégâts.

Nous allions être très occupés à reconstruire la capitale dans les jours à venir, et je voulais contribuer autant que possible. Rester les bras croisés à observer me serait trop pénible.

— Philia !

Mia accourut vers moi.

— Dieu soit loué… Vraiment, je suis si soulagée ! Tu vas bien !

— C’est grâce à vous tous. Mia, je suis désolée de t’avoir inquiétée.

— Merci à tous d’avoir ramené ma sœur !

Voir les larmes dans les yeux de ma sœur me réchauffa le cœur. Je m’inclinai devant tous ceux qui avaient risqué leur vie pour me sauver.

— Au fait, où est mon maître ?

— Mère ? Heu… il semble qu’elle soit partie quelque part… Elle était là à l’instant pourtant.

Sainte Hildegarde ne semblait pas être dans les parages. Il y avait tant de choses que je voulais lui dire… non seulement au sujet de notre lien de sang, mais bien plus encore. Son Altesse me parla d’un ton doux. D’une manière ou d’une autre, il semblait deviner ce que j’avais en tête.

— Hé, ne faites pas cette tête. Dame Hildegarde ne retournerait pas à Girtonia sans vous dire au revoir comme il se doit. Elle n’est pas du genre à fuir ses responsabilités. Je suis certain qu’elle a simplement besoin d’un peu de temps pour mettre de l’ordre dans ses pensées.

— Vous avez raison. Je lui fais confiance.

Maître… lorsque nous parlerons, prenons tout notre temps. Lena m’a appris à préparer un thé délicieux, alors pourquoi ne pas discuter autour d’une tasse, au calme ?

* * *

Comme toujours, je me réveillai avant l’aube et allai m’entraîner dans le jardin.  En repensant aux événements de la veille, j’avais du mal à croire que tant de choses s’étaient produites en une seule journée. J’avais l’impression d’avoir été absente plusieurs jours. Qui aurait cru que je mettrais les pieds dans un lieu comme les Limbes ? C’était un miracle que je sois rentrée saine et sauve à Parnacorta, après avoir réglé mes comptes avec Asmodeus.

Malheureusement, le Sommet des Saintes s’était achevé plus tôt que prévu. Même si cela n’avait duré qu’un instant, le Grand Cercle de Purification avait été brisé. Tous les royaumes avaient eu leur lot de chaos à gérer. Mammon avait été réquisitionné pour aider les Saintes de chaque royaume à rentrer chez elles, lançant à Erza des regards noirs tout le long. Une fois sa tâche accomplie, Erza m’avait dit :

— C’est la dernière fois qu’on se voit.

Qu’avait-elle voulu dire par là ? La vie suivait des voies impénétrables. J’avais le pressentiment que nos chemins se croiseraient de nouveau.

— Alors la magie d’hier n’était que temporaire, après tout.

Je tentai de rassembler et d’accroître mon pouvoir magique, mais comme je m’y attendais, je n’arrivais plus à invoquer autant de magie qu’au moment de mon affrontement avec Asmodeus. Pendant un bref instant, une quantité extraordinaire s’était accumulée en moi. J’avais la sensation que ma capacité de stockage magique s’était légèrement agrandie. Si je parvenais à absorber le mana présent dans la nature, peut-être pourrais-je devenir plus puissante que jamais. Toute cette expérience avait été d’une intensité inouïe. Même si je ne pourrais sans doute jamais égaler Dame Fianna, je me promis de garder ce jour en mémoire et de continuer à m’améliorer.

— Maître, vous vous entraînez aussi ?

— Oui, puisque j’ai repris du service. Ah, le flux de ta magie est plus fluide qu’avant. Je suis heureuse de voir que tu t’entraînes chaque jour avec constance.

— C’est devenu une habitude de s’entraîner tous les jours.

Sainte Hildegarde avait disparu après notre retour des Limbes, mais elle était réapparue plus tard dans la nuit. Après maintes discussions, il avait été décidé que Mia rentrerait seule à Girtonia, avant notre maître. Elle était partie la veille et avait eu la délicatesse de nous laisser du temps pour discuter, bien que nous n’ayons finalement parlé de rien de particulier. Les révélations d’Asmodeus me revenaient en mémoire. Je repensai à ce que j’avais ressenti en apprenant que mon maître était en réalité ma mère. Je n’oublierais jamais l’expression sur son visage à ce moment-là, ni ma propre faiblesse, qui m’avait empêchée de l’appeler « Mère ».

— Depuis que je t’ai prise sous mon aile, j’ai eu de nombreuses occasions de te dire la vérité. Mais je suis restée silencieuse. Désolée.

Après avoir rassemblé son courage, mon maître s’inclina devant moi, parlant lentement et avec soin. J’avais passé beaucoup de temps aux côtés de Sainte Hildegarde à Girtonia. La majeure partie de ma formation de Sainte s’était déroulée sous sa direction. Même après mon ordination, elle avait continué à me guider jusqu’à sa retraite. Elle avait été dure avec moi, et j’avais souvent été au bord de l’abandon. Mais sa sévérité était teintée de bienveillance. Son entraînement m’avait donné la force de persévérer dans n’importe quel environnement. Sans elle, je ne serais jamais allée aussi loin.

— Maître, relevez la tête, je vous en prie. J’ai déjà entendu toute l’histoire de la bouche de Mia. À ce qu’elle m’a dit, je comprends pourquoi il vous a été difficile d’en parler.

Avant ma naissance, Hildegarde avait été rejetée par la branche principale de la famille Adenauer, puis chassée du foyer. Cependant, les Adenauer, ceux que j’avais connus comme mon père et ma mère, n’avaient pas été capables d’engendrer une fille apte à devenir Sainte. Pour résoudre ce problème, mon grand-père avait arraché de force le nouveau-né d’Hildegarde, et les Adenauer m’avaient élevée comme leur propre fille. Voilà l’incroyable vérité sur ma naissance, que Mia m’avait racontée.

— Maître, vous m’avez tant donné. Vous m’avez appris à vivre, non seulement en tant que Sainte, mais en tant qu’être humain. C’est grâce à vous que je suis celle que je suis aujourd’hui.

— Mais tu n’as jamais reçu l’amour d’une mère. J’aurais dû te l’offrir…

— Si, je l’ai reçu. Mille fois. Hildegarde Adenauer est mon image de la Sainte idéale. J’ai été si heureuse d’apprendre que celle que je respectais et admirais plus que tout était aussi ma mère. Ce corps, ces pouvoirs, cette vie… tout cela est précieux et vient de vous.

Combien de fois ai-je eu envie de baisser les bras ? De pleurer, les dents serrées, avant de me relever ? C’est mon maître qui m’avait appris à faire les efforts, à garder la tête haute tout le temps, et à avancer. Aussi éprouvant fût l’entraînement, elle n’enseignait jamais que ce qu’elle appliquait elle-même. Où que j’aille, elle m’avait toujours guidée comme l’étoile du nord. Savoir que celle que j’admirais tant était ma mère me comblait de joie. J’avais l’impression d’avoir enfin trouvé ce que j’avais toujours cherché.

— Tu m’as déjà largement surpassée. Le plus grand souhait d’un mentor est de voir son élève le dépasser. Comme je n’ai pas su être une mère pour toi, je voulais au moins tout t’enseigner. Mais je ne peux plus rien t’apprendre. Philia, tu es à présent la Sainte idéale.

N’avait-elle vraiment plus rien à m’enseigner ? Sur les plans technique, mental et émotionnel, j’étais d’accord, elle m’avait tout transmis. Mais ce n’était pas tout. Elle restait mon modèle. Je voulais suivre ses pas. Et moi…

— Maître… Non, Mère !

— V-vraiment ? N’est-il pas un peu tard pour que je joue les mères ?

— Mère, je veux savoir une chose. Depuis hier, ça me trotte l’esprit.

— Quelque chose que tu veux savoir ? Mais tu sais déjà à peu près tout. Je doute d’avoir quoi que ce soit d’autre à t’apprendre.

Il y avait en moi une question tenace depuis que j’avais appris que Hildegarde Adenauer était ma vraie mère. Je sentais que si je ne la posais pas maintenant, je n’en aurais jamais l’occasion. Je rassemblai mon courage.

— C’est à propos de père. Comment était-il ? Comment vous êtes-vous rencontrés ? Raconte[1]-moi tout.

— T-Ton père ? Tout ? Ah, c’est vrai.  J’imagine que c’est une question évidente, et pourtant, je ne m’y attendais pas du tout. J’ai cru que c’était trop banal pour que tu me la poses.

Était-ce si étrange de ma part de lui poser une question sur mon père ? Comme c’était curieux. Je ne m’attendais pas à la voir aussi surprise. À quoi s’attendait-elle, au juste ? Mon maître, non, Mère, se mit à parler lentement.

— Ton père était un guérisseur, particulièrement doué pour traiter les blessures. Il est mort lors d’une épidémie, mais il s’est inquiété pour toi jusqu’à la toute fin.

Ainsi, Père était un guérisseur. Peut-être tenais-je de lui mon affinité avec la magie curative ? J’étais fascinée, et touchée de savoir qu’il s’était tant soucié de moi. Était-ce un homme bon ? J’avais envie d’en savoir plus. Mais ma mère sembla mal à l’aise et se tut.

— Heu… c’est tout ?

— Hein ? Qu’est-ce que tu veux dire ?

— Eh bien… J’aimerais plus de détails. Votre rencontre, à quoi ressemblaient vos rendez-vous, si vous vous êtes mariés…

Je ne pensais pas qu’elle me répondrait aussi brièvement, mais il semblait que c’était son intention. Mère tremblait légèrement. C’était inédit. Il était naturel que je veuille en apprendre davantage sur le père que je n’avais pas connu. Avait-elle vraiment cru que je me contenterais de si peu ? Peut-être tenais-je ma maladresse dans les conversations de ma mère…

— Tu montres beaucoup plus d’enthousiasme que ce à quoi je m’attendais. Pendant un instant, j’ai cru que tu étais Mia.

— Tu as parlé de ces choses-là avec Mia ?

— La délicatesse ne fait pas partie du vocabulaire de cette fille.

Si elle avait déjà raconté ses souvenirs à Mia, c’était une raison de plus pour me les confier à moi aussi. Je voulais entendre chaque anecdote, si banale ou insignifiante. Je les chérirais pour toujours en avançant dans la vie.

— Très bien, tu as gagné. Pour être honnête, je n’ai jamais eu l’intention de te refuser la chose.

Souriante, un peu à contrecœur, Mère se mit à raconter comment elle avait rencontré mon père, et comment elle était tombée amoureuse de lui. Avant que je ne m’en rende compte, le soleil s’était levé. Lena nous apporta du thé et se joignit à la conversation. Elle avait un don pour poser des questions qui allaient droit au cœur du sujet, si bien que notre échange devint des plus animés. Au bout d’un moment, Leonardo nous appela pour le déjeuner. Il avait préparé tant de plats qu’ils couvraient toute la table.

— Est-ce à votre goût, Ma Dame ? Dame Philia m’a confié que vous aimiez les fruits de mer, alors j’ai mis tout mon cœur et mon talent dans ce plat.

— Leonardo, vous avez dû passer la journée en cuisine. C’est trop. Vous allez me faire grossir !

— Mlle Lena, ne vous en faites pas. Regardez Dame Philia, elle a bon appétit, elle aussi.

— En effet, et sa silhouette ne change jamais.

— Heu, Himari, j’ai appris une technique durant mon entraînement. En mangeant beaucoup, on peut transformer les aliments en énergie…

— Incroyable. Je ne savais pas qu’une telle méthode existait.

Leonardo avait mis tout son art culinaire à contribution pour nous offrir un véritable festin. Peut-être ignorait-il que Mia et Erza étaient déjà rentrées chez elles, car les portions étaient, cette fois, démesurées. Sans m’en rendre compte, je m’étais habituée à ces repas animés à Parnacorta, et j’en venais à en goûter toute la chaleur et la joie.

— Philia, tu es bien entourée, dit Mère. J’étais inquiète quand tu as été envoyée à Parnacorta. Mais en te regardant aujourd’hui, je vois que mes craintes étaient vaines.

— Oui. Chaque jour, je suis pleine de gratitude envers tous ceux qui m’entourent. C’est grâce à eux que je peux accomplir mes devoirs de Sainte pour ce royaume.

Faisant écho aux paroles de ma mère, j’exprimai ma gratitude à tous ceux réunis autour de la table.

Chaque jour, je trouvais du bonheur dans les petites choses.

Chaque nouvelle rencontre devenait le point de départ d’autres rencontres, tissant peu à peu une chaîne de liens entrelacés.

Et maintenant que j’avais appris de ma mère que j’étais née de l’amour de mes parents, un nouveau maillon précieux venait s’ajouter à cette chaîne.

* * *

Asmodeus n’avait pas seulement laissé son empreinte sur le palais, son sillage de destruction s’étendait à toute la capitale royale.

Tornades gigantesques, inondations massives, et par-dessus tout cela, des incendies dévastateurs, la ville avait été ravagée par tous les désastres naturels imaginables. Au fil de ma progression dans les rues, l’ampleur des dégâts se révélait peu à peu à mes yeux. En tant que Sainte, je participai bien sûr de tout cœur aux efforts de reconstruction.

Mais alors que j’utilisais ma magie pour dégager des amas de gravats, Philip et ses hommes m’arrêtèrent.

— Dame Philia ! S’il vous plaît, laissez-nous, les chevaliers, nous charger du déblayage et de l’évacuation ! Vous avez trop travaillé ces derniers jours. Reposez-vous, je vous en prie !

Il semblerait que je m’étais encore une fois surmenée. Ce n’était pas mon intention de prendre le travail des autres, mais chaque fois que je voyais quelque chose que je pouvais faire, je ne pouvais m’empêcher d’intervenir.

C’était un vilain défaut chez moi, et l’une des raisons pour lesquelles on m’avait rejetée à Girtonia.

— Je suis désolée, Philip. Je ne voulais pas vous ôter votre travail.

— Que dites-vous là ? C’est votre détermination qui nous inspire ! déclara fièrement Philip en bombant le torse. — C’est pour cela que nous voulons, nous aussi, faire tout ce que nous pouvons. Vous nous donnez le courage d’accomplir nos tâches !

Je ne comprenais pas bien ce qu’il voulait dire, mais il me sembla qu’il valait mieux laisser le nettoyage à Philip et aux chevaliers.

— Dans ce cas, je compte sur vous.

— Oui, laissez-nous faire ! répondit-il avec entrain.

Il me salua bien droit, puis mit à profit son corps robuste pour se remettre au travail. Et moi, que devais-je faire ? Il était encore trop tôt pour mon rendez-vous.

Bien que le palais fût à moitié détruit, le prince Reichardt avait installé un quartier général pour la reconstruction dans une aile épargnée. En tant que responsable des lieux, il était débordé de tâches à rattraper.

Je m’y rendais pour faire mon rapport sur ce qui s’était déroulé dans les Limbes. Nous ne pouvions écarter la possibilité qu’une autre brèche entre les royaumes s’ouvre à l’avenir, aussi Son Altesse m’avait demandé un compte-rendu officiel.

Il était à peine passé midi, et mon rendez-vous n’était prévu que dans la soirée. J’avais d’abord pensé rentrer chez moi d’ici là, mais lorsque j’avais informé Son Altesse que je n’étais pas occupée, il avait proposé d’avancer notre entretien. C’était notre première entrevue depuis le Sommet des Saintes.

— Je vous remercie de vous être déplacée, Dame Philia.

— Je vous remercie également de m’accorder de votre temps. Votre Altesse, je suis ici pour faire mon rapport concernant l’incident d’Asmodeus.

Le prince Reichardt se leva et m’invita à m’asseoir sur le sofa réservé aux invités. Il prit place à son tour, affichant un sourire rassurant.

D’après Mia, lorsque Klaus avait catégoriquement refusé que le prince Osvalt et son groupe l’accompagnent dans les Limbes, le prince Reichardt s’était incliné devant lui pour le faire changer d’avis.

En l’apprenant, je repensai au moment où Girtonia avait été en danger et où j’avais accouru pour aider Mia. À l’époque, le prince Reichardt s’était opposé à mes actions. Je me demandais pourquoi il avait pris une décision différente cette fois-ci. Cela dit, je ne considérais pas qu’il avait eu tort alors…

Tandis que je faisais le récit des événements survenus dans les Limbes, cette question ne cessait de me hanter.

— Je suis heureux d’apprendre que mon frère vous a été utile, dit le prince Reichardt en prenant une gorgée de thé, une fois notre échange arrivé à une pause. — Pour être honnête, j’avais un peu peur qu’il vous cause des ennuis.

Le prince Osvalt était tout sauf un fardeau. Il n’avait fait qu’aider. Sans lui, la bataille aurait été perdue.

— Savez-vous à quel point cela m’a réconfortée de voir le prince Osvalt venir à mon secours ? Il ne s’est pas contenté de me prêter main-forte au combat, il m’a aussi donné la force mentale et émotionnelle dont j’avais besoin.

Telles étaient mes pensées les plus sincères, sans la moindre exagération. Si j’étais devenue celle que j’étais aujourd’hui, c’était grâce à lui, tout simplement.

— Vraiment ? Je vous ai toujours crue forte d’esprit et de cœur. Auriez- vous, vous aussi, vos moments de doute ?

— J’aimerais pouvoir être forte en toutes circonstances, mais oui.

C’était exactement ce que Son Altesse disait. J’étais fière de la rigueur que j’avais apportée à mon esprit et à mes émotions. Mais plus le cercle des personnes que je voulais protéger s’était élargi, plus j’avais été confrontée à mes faiblesses. Et ce n’était pas une mauvaise chose.

— Et vous dites que mon frère est devenu un soutien pour vous ?

— Oui, tout à fait. Votre Altesse, j’ai appris par ma sœur que vous avez convaincu Klaus d’emmener le prince Osvalt avec lui. Je vous remercie sincèrement pour cette attention.

Il me semblait naturel de lui exprimer ma gratitude. Après tout, c’est grâce à ses supplications que Klaus avait fini par céder. Son Altesse resta silencieuse quelques instants avant de répondre.

— Dame Philia, pour moi, mon royaume est tout. Je suis convaincu qu’une Sainte est la pierre angulaire de la prospérité de son royaume.  C’est ainsi que j’ai compris qu’une Sainte devait être traitée comme une priorité absolue et protégée à tout prix.

Je connaissais les convictions du prince Reichardt concernant les Saintes. C’était pour cette raison qu’il avait été fiancé à Élisabeth, l’ancienne Sainte du royaume, et qu’il m’avait ensuite demandé en mariage.

Malgré tout, je soupçonnais que son cœur renfermait bien plus encore. J’avais du mal à croire que ses sentiments fussent uniquement rationnels et diplomatiques.

— Élisabeth n’était peut-être pas aussi puissante que vous, mais elle a toujours donné le meilleur d’elle-même. Jusqu’à ce que la maladie la cloue au lit, elle s’est dévouée corps et âme à sa tâche. Et, tout comme vous, elle gardait toujours le sourire. Elle incarnait ce qu’une Sainte devrait être.

— Vous n’avez pas besoin de me faire autant d’éloges, répondis-je.

— Non, votre dévouement me touche sincèrement. C’est la vérité.

Cela signifiait-il qu’il appréciait mes efforts comme il avait jadis admiré ceux d’Élisabeth ?

— Dame Philia, c’est votre force qui m’a attiré. Vous ne vous reposez jamais sur vos acquis. Vous continuez sans cesse à avancer, toujours décidée à vous améliorer.

J’eus le sentiment que les paroles du prince Reichardt étaient empreintes d’une ferveur inhabituelle. Il me semblait qu’il parlait avec son cœur, cette fois.

— Ce que je vais dire est sans doute la chose la plus pitoyable que j’aie jamais prononcée, mais je n’ai plus la certitude d’être capable d’aider une femme aussi forte que vous à surmonter ses faiblesses.

— Prince Reichardt…

— Dame Philia, je ne suis pas la personne la mieux placée pour vous soutenir. Épouser quelqu’un qui ne vous convient pas nuirait aux intérêts du royaume. Je dois faire passer sa prospérité avant tout.

Que signifiaient ces mots ? Son Altesse semblait croire que m’épouser porterait préjudice au royaume. Comment étais-je censée les interpréter ?

— Puisque vous ne m’avez pas encore donné votre réponse, me pardonnerez-vous ceci ?

— Vous pardonner… ?

— De retirer ma demande en mariage.

La première fois, ou plutôt la deuxième fois où j’avais rencontré Son Altesse, il m’avait demandé ma main avec un superbe bouquet. Je venais tout juste d’arriver à Parnacorta, et je me souviens avoir été assez surprise.

Et maintenant, Son Altesse souhaitait revenir sur sa proposition. Étant donné son tempérament stoïque, c’était pour le moins inhabituel.

— Je vous présente mes excuses. Je n’ai jamais eu l’intention de jouer avec vos sentiments, mais…

— Votre Altesse, relevez donc la tête. C’est à moi de m’excuser de vous avoir fait attendre aussi longtemps. En vérité, j’ai enfin trouvé ma réponse aujourd’hui.

Je n’avais pas oublié la demande en mariage du prince Reichardt. Cela me trottait dans la tête depuis un moment, mais il y avait toujours eu quelque chose pour m’en détourner, d’abord la crise dans mon pays natal, puis l’incident avec Asmodeus. Si bien que je n’avais jamais trouvé le moment propice pour lui répondre.

Mais peu importait ce que je disais, Son Altesse gardait la tête baissée.

— Si vous aviez l’intention de me répondre, alors je dois d’autant plus vous présenter mes excuses. Tout comme mon frère, j’avais juré de vous offrir une vie paisible dans ce royaume, et pourtant, par égoïsme, je vous ai imposé un fardeau inutile.

— Votre Altesse, je ne l’ai nullement ressenti ainsi. Bien au contraire, vous avez arrangé pour moi une situation idéale. Je vous suis reconnaissante de m’avoir accueillie dans ce royaume. Alors je vous en prie, relevez la tête.

— Je vous prie de m’excuser. Mon comportement était indigne. Merci pour vos paroles réconfortantes.

Enfin, le prince Reichardt releva la tête et porta à ses lèvres une gorgée de thé, déjà refroidi.

Il avait l’air un peu triste. J’espérais qu’il n’avait pas retiré sa proposition uniquement pour m’épargner la gêne d’un refus. C’est ce que je redoutai en voyant ce sourire tendu sur ses lèvres, mais je choisis de ne rien dire.

— J’ai bien fait de vous inviter dans mon royaume, après tout.

— Je ressens la même chose. Grâce à Votre Altesse, j’ai appris à savourer la simple joie de partager une tasse de thé avec ceux qui me sont chers.

— Dame Philia, je continue de vous confier ce royaume.

— Merci. Je ferai de mon mieux pour accomplir mes devoirs de Sainte et en tant que membre à part entière de ce royaume si précieux à mes yeux.

J’avais déjà entendu des paroles semblables de la bouche de Son Altesse. Mais cette fois, elles résonnèrent en moi avec une profondeur nouvelle. Je comprenais à présent que nul n’aimait Parnacorta autant que le prince Reichardt.

Son amour pour ce royaume surpassait tout. Et maintenant que j’en percevais toute la portée, je voulais lui faire honneur non seulement en tant que Sainte, mais aussi en tant que citoyenne de ce pays.

Tandis que nous échangions quelques propos, je réalisai que je m’étais bien habituée au goût du thé de Parnacorta.

[1] On a décidé de tutoyer quand Philia lui parlait en tant que tante et « mère » désormais.

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