THE TOO-PERFECT SAINT T2 - CHAPITRE 2

Le Sommet des Saintes

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Traduction : Calumi
Correction : Opale
Relecture : Raitei

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— Philia ! Cela fait longtemps ! Enfin, pas vraiment, mais… comment vas-tu ?

— À en juger par ton apparence, tu poursuis ton entraînement quotidien, Philia.

Mia ainsi que ma tante et mentor, Hildegarde, étaient venues tout droit de Girtonia. Nous déjeunions ensemble, accompagnées d’un thé préparé par Lena. Mia m’avait prévenue qu’elle et tante Hildegarde viendraient à Parnacorta pour assister au Sommet des Saintes, qui débuterait le lendemain, et je leur avais proposé de loger chez moi.

Depuis qu’elle avait adopté Mia, tante Hildegarde la soumettait à un entraînement intensif. Mia m’avait écrit pour se plaindre des épreuves qu’elle endurait chaque jour.

En apercevant Mia et Maître Hildegarde, Erza et Mammon s’approchèrent de moi.

— Sainte Salvatrice, qui sont-elles ? demanda Erza.

Mammon siffla.

— Encore une beauté parmi nous. Et elle déborde de magie. Quelle tentation…

— Euh, Philia ? balbutia Mia. — Depuis quand as-tu un tigre de compagnie ? Et… il vient de parler ?

— Je ressens un immense flux de pouvoir magique, déclara tante Hildegarde. — Qui ou qu’est-il exactement ?

Je ne pouvais pas leur en vouloir d’être surprises par Mammon, sous sa forme de gigantesque chat parlant. Tous les habitants du manoir s’y étaient habitués, mais il était naturel que les nouveaux venus réagissent ainsi.

Comment devais-je m’y prendre ? Je n’étais pas très douée pour présenter des personnes issues d’univers différents.

— Heu, donc, Erza, je vous présente ma petite sœur, Mia, et ma tante Hildegarde. Ce sont toutes deux des Saintes, venues pour le Sommet.

— Ah, ce doit être votre sœur de Girtonia.

— Mia, Maître, voici Erza. C’est une exorciste. Et voici son familier, Mammon. Pour certaines raisons, il est actuellement sous forme de chat, mais tous deux ont été envoyés par le pape pour me protéger.

Il me fallut un certain effort pour parvenir à faire les présentations. Mia et tante Hildegarde dévisagèrent Erza et Mammon avec méfiance, ce qui était tout à fait compréhensible, surtout en voyant Mammon sous cette forme.

— Une exorciste ? Donc cette créature féline serait… un démon ?

— Oh, la dame a deviné du premier coup. Elle est perspicace.

En effet, j’étais fière que tante Hildegarde ait reconnu Mammon comme un démon si rapidement.

— Mère, une créature aussi adorable peut-elle vraiment être un démon ? demanda Mia, jetant un regard sceptique à Maître Hildegarde.

Tante Hildegarde avait raison, bien sûr, mais sous son apparence actuelle,

Mammon ne correspondait guère à l’image que l’on se faisait d’un démon. Il était naturel que Mia en doute.

— Dame Philia, les chambres sont prêtes ! appela Lena.

Elle guida Mia et tante Hildegarde jusqu’à leurs chambres respectives.

Bien que le Sommet des Saintes ne doive durer que peu de temps, j’étais ravie d’avoir l’occasion de passer du temps avec ma sœur et mon mentor.

* * *

Après avoir déposé ses bagages, Mia déclara vouloir me montrer les résultats de son entraînement. Nous nous rendîmes donc dans la cour.

— J’ai étudié la magie ancienne, m’expliqua-t-elle — Mais chaque fois que j’essaie d’étendre un cercle magique, je n’arrive pas à stabiliser mon pouvoir, peu importe mes efforts.

— Je me doutais que tu aurais du mal avec cela, alors j’ai pris quelques notes pour toi. Désolée, les schémas ne sont pas très précis. J’aurais dû les tracer avec plus de soin.

— Suis-je vraiment aussi prévisible ? demanda Mia d’un air penaud.

À Girtonia, Mia avait poursuivi seule l’étude de la magie ancienne, et sa capacité à absorber le mana s’était considérablement améliorée. Mais je savais que plus la quantité de pouvoir magique à manipuler était grande, plus le risque d’instabilité augmentait, aussi, lui avais-je remis quelques notes que j’avais préparées en vue du Sommet. Mia leva les yeux vers Erza et Mammon, qui se tenaient sur le toit du manoir.

 — Dis, tu es certaine qu’on peut faire confiance à cette exorciste louche et à ce démon ? Tu ne les trouves pas suspects ? S’ils recrutent des gens pareils, il faut s’en inquiéter.

Étaient-ils vraiment si suspects ? J’aurais dit simplement excentriques.

— Je ne pense pas que tu aies à t’en inquiéter, répondis-je. — Le pape de Cremoux a envoyé Erza ici après avoir officiellement contacté la famille royale de Parnacorta à ce sujet.

— Hmm. N’empêche, cet imbécile de prince est devenu le réceptacle d’un démon, Asmodeus, c’est ça ? Il a fallu que ça tombe sur lui !

— La famille royale de Girtonia est censée descendre du grand mage qui a restauré le royaume dans les temps anciens. Ce sang coule sans interruption dans la lignée des souverains de Girtonia depuis des générations. Si l’on y ajoute la malveillance de Julius, qui n’a cessé de croître depuis son emprisonnement, il constituait une cible idéale pour une possession démoniaque. C’était un choix logique.

Il ne pouvait s’agir que du destin : Julius, ancien prince de Girtonia, avait été possédé par un démon poursuivant l’âme de la Sainte Salvatrice Fianna, que l’on disait résider en moi. C’était cet homme qui m’avait vendue à Parnacorta, ce même homme qui avait presque mené mon pays à sa ruine. Mia avait réussi à régler ses comptes avec lui. Peut-être était-ce désormais à mon tour.

Erza m’avait dit qu’Asmodeus était un démon bien plus puissant que Mammon, et qu’en fin de compte, l’affronter relevait de la mission d’un exorciste. Mais en tant que Sainte, je ne pouvais fermer les yeux sur le chaos qu’il avait semé dans notre royaume.

 — Voilà que tu recommences avec ta mauvaise habitude.

 — Mauvaise habitude ?

 — Tu essaies encore de tout porter seule, pas vrai ? Je le sais, rien qu’en voyant ton visage. Je vois très bien à quoi tu penses.

D’un simple regard, Mia avait deviné que je songeais à combattre un démon. Elle n’avait pas tort. Je devais apprendre à m’appuyer sur les autres au lieu de tout porter sur mes épaules. Autrefois, je considérais comme naturel de tout accomplir dans mon coin. Je ne me sentais pas seule en vivant ainsi. Mais aujourd’hui, tout était différent.

J’étais maintenant entourée de personnes sur qui je pouvais compter.

 — Tu as raison, Mia. Pour étendre le Grand Cercle de Purification, j’ai   dû demander l’aide de Grace et des autres Saintes. À présent, je sais que je ne suis plus seule.

 — Exactement ! Et n’oublie pas que je suis aussi une Sainte, et que je dois réparer l’erreur de Girtonia d’avoir laissé échapper cet incapable de prince. Moi aussi, je me battrai, à tes côtés cette fois-ci.

Tout en parlant, Mia stabilisa son cercle de purification et l’agrandit.

À mes côtés, hein ? Cela me rappelait le jour où toi, une toute jeune Sainte, et moi avions travaillé ensemble pour la première fois. Ce jour-là, toi aussi tu m’observais…

— Oh oh oh oh ! Mais que voilà ? Quel misérable petit barrage ! Philia Adenauer, tu as peut-être lancé le Grand Cercle de Purification, mais on dirait que tu es bien rouillée. C’est encore pire que prévu.

Riant à gorge déployée, une femme que je ne connaissais pas fit irruption dans l’enceinte du manoir. Derrière elle se trouvait un carrosse portant l’emblème de Bolmern. Et ces boucles brunes… On aurait dit celles de Grace.

— Emily ! Qu’est-ce qui te prend d’agir sans filtre ? s’exclama Grace en descendant du carrosse. — Tu te donnes en spectacle devant Dame Philia et Dame Mia !

— Grace !

— Oh, c’est la sœur aînée de Grace. Tout s’éclaire maintenant.

Cette femme ne pouvait être qu’Emily Mattilas, l’aînée des quatre sœurs Mattilas. Elle avait contribué à l’expansion du Grand Cercle de Purification. D’après Grace, Emily était la plus remarquable et talentueuse des sœurs.

— Grace, vois-tu ce misérable barrage ? On dirait bien que la Philia Adenauer que tu respectes tant a perdu de sa superbe.

— Emily, voici Mia, la petite sœur de Dame Philia. Dame Philia est bien plus compétente, nul ne saurait l’égaler. Ne va surtout pas imaginer qu’elle est du même niveau que Mia.

— Oh, je vois. Cette femme muette et apathique serait donc la Sainte Salvatrice. Je m’attendais à quelqu’un de plus hautain.

— Ne t’en fais pas, répondit Grace. — Je doute qu’il existe une seule personne sur ce continent plus hautaine que toi.

D’une manière ou d’une autre, Emily semblait m’avoir prise pour Mia. Paraissais-je vraiment « muette et apathique » ? J’aimais parler, et je pensais faire preuve d’un certain esprit combatif, mais peut-être n’était-ce pas l’impression que je donnais.

— Grace, intervint Mia, — Je ne suis pas si faible que tu puisses te permettre de m’insulter ainsi. Ce que tu vois, ce n’est qu’un exercice pour stabiliser ma magie. Ce n’est pas du tout ma véritable puissance.

— Désolée, Mia, c’était malpoli de ma part. Étant donné que vous êtes l’autre apprentie de Dame Philia, je pensais que vous fourniriez plus d’efforts. J’ai simplement dit ce que je pensais.

— Il est temps d’en finir avec un duel décisif. Prépare-toi !

Pour une raison obscure, Mia éveillait toujours l’esprit combatif de Grace, et Mia était incapable de résister à ses provocations. Un peu de rivalité ne faisait pas de mal, mais j’aurais souhaité qu’elles cessent de se quereller.

— Allons, allons, mesdemoiselles. Il n’est pas convenable de se comporter ainsi dans la demeure de quelqu’un d’autre. Oh, Dame Sainte Salvatrice ! Je suis Oscar Mattilas. Je ne saurais vous remercier assez de prendre soin de Grace. Quel honneur de rencontrer la plus grande Sainte de tous les temps !

L’homme bien bâti qui venait d’arriver me tendit la main pour me la serrer. Était-ce vraiment le célèbre comte Mattilas, le plus grand mage de tout Bolmern ? Le chef de la famille Mattilas jouissait d’une immense renommée, et d’après ce que j’avais entendu, son talent n’était pas usurpé. On disait qu’il avait une puissance magique comparable à celle d’une Sainte. Depuis longtemps, je désirais le rencontrer. Aussi étais-je ravie qu’il vienne jusqu’à ma porte. Serrant la main du comte Mattilas, je lui répondis poliment :

— Enchantée de faire votre connaissance, professeur Mattilas. Je suis Philia Adenauer. J’ai lu tous vos ouvrages sur la théorie magique. C’est un honneur de pouvoir vous parler.

— Ah, vous avez lu mes livres ? Je suis ravi de l’apprendre.

Devais-je lui demander de signer mes exemplaires ? Après réflexion, ce serait sans doute déplacé.

— Dame Philia, vous connaissiez le travail de mon père depuis tout ce temps ? Pourquoi ne pas l’avoir dit plus tôt ? s’étonna Grace.

— Le professeur Mattilas est si célèbre qu’il est naturel que je sois familière de son œuvre. Je n’ai pas jugé nécessaire de le mentionner. Et je ne voulais pas non plus vous mettre mal à l’aise en déclarant que j’étais une admiratrice de votre père.

— Philia, commenta Mia, — Ta conception de la modestie est vraiment déroutante.

Les membres de la famille Mattilas venaient tour à tour me saluer, et le manoir était plus animé que d’ordinaire. Depuis quelque temps, j’avais appris à apprécier cette effervescence comme une source de joie dans ma vie. Dans le même temps, je prenais plus clairement conscience de la nécessité de protéger ce royaume. J’avais foi en ma capacité à devenir plus forte chaque jour.

 — Vous aussi, vous avez un exorciste pour vous protéger ?

 — Oui, un certain Klaus est venu chez nous. Il n’est pas ici pour l’instant. Il est parti saluer son aîné exorciste.

Je savais que l’Église principale de Cremoux prendrait très au sérieux la sécurité de la famille Mattilas. Les quatre sœurs avaient contribué à l’expansion du Grand Cercle de Purification. Si quelque chose leur arrivait, cela affecterait le cercle.

— Ah oui ? s’étonna Mia. — C’est vraiment un garde du corps ?

— Je pensais la même chose, ajouta Grace. — Il avait l’air si sérieux.

— Klaus garde un œil sur nous. Je pense que tout va bien, répondis-je.

Mia insinuait que Klaus était négligent, mais je réfutai cette idée. Tant qu’il surveillait la situation de près, il pouvait bien jouir d’une certaine liberté sans que cela pose problème.

— Hein ?

— Oh oh oh oh ! Vous avez encore besoin d’entraînement, toutes les deux. Regardez là-bas.

Emily pointa du doigt un endroit au loin.

— Klaus discutait avec une femme tout en nous observant depuis les hauteurs.

Mia et Grace plissèrent les yeux pour essayer de distinguer une silhouette sur la colline, à environ cinq kilomètres de distance.

 — Les hauteurs… Vous voulez dire cette colline là-bas ?

 — Je distingue à peine deux personnes. Impossible de dire si l’une d’elles est Klaus.

Apparemment, ni l’une ni l’autre n’arrivait à distinguer clairement.

 — Il ne s’agit pas de voir avec les yeux, expliquai-je, — Mais de ressentir leur magie. C’est une manière de percevoir le mana.

 — Je croyais que n’importe quelle Sainte était capable de sentir ce genre de chose. Oh oh oh ! ricana Emily.

 — Ta sœur c’est vraiment quelque chose, commenta Mia.

 — Pour une fois, je suis d’accord avec vous, répondit Grace. — Ma sœur est la personne la plus extravagante de tout Bolmern.

La technique pour percevoir le mana n’était pas très difficile. J’étais certaine que Mia et Grace sauraient l’apprendre rapidement.

 — Il incline la tête à plusieurs reprises en parlant à Erza. Il semble lui poser des questions sur la cible qu’elle doit protéger… Oh, je crois  qu’il parle de moi.

 — Quoi ? Philia, vous arrivez même à savoir de quoi ils discutent ? C’est incroyable !

Je parvenais à lire suffisamment sur les lèvres de Klaus pour confirmer qu’il interrogeait Erza à mon sujet. Il semblait exister une hiérarchie bien établie entre eux, avec Erza en tant qu’aînée.

 — Emily, toi aussi tu comprends ce qu’ils disent ? demanda Grace.

 — B-bien sûr… enfin, c’est ce que j’aimerais pouvoir dire. Philia Adenauer, ne va pas t’imaginer que tu as le dessus sur moi juste pour ça !

 — Arrête un peu, Emily, dit Grace. — Tu mets Dame Philia mal à l’aise.  Tu donnerais une bien meilleure impression en cessant de te donner des grands airs.

Emily lança un regard noir dans ma direction. Malgré leurs chamailleries, les deux sœurs semblaient très proches. De l’extérieur, Mia et moi paraissions-nous aussi complices ?

 — Bien, Dame Philia, nous devons prendre congé. Je vous souhaite le meilleur dans ce que vous entreprendrez.

La famille Mattilas prit place dans son carrosse, en direction du logement que la famille royale de Parnacorta avait préparé pour eux.

Klaus se lança à leur poursuite, tandis qu’Erza lui donnait des coups de pied tout du long.

Le Sommet des Saintes allait-il enfin commencer ? Je priais de tout cœur pour qu’il se déroule sans incident.

* * *

C’était la veille du Sommet des Saintes. Pour une raison sans lien apparent avec l’événement, je n’arrivais pas à dormir. Malgré moi, mon cœur battait à tout rompre, et je ne parvenais pas à me calmer. Un vague sentiment d’inquiétude me maintenait éveillée.

« Je t’ai enfin retrouvée… » Une voix familière, douce et furtive, résonna à mon chevet.

Cette voix… Serait-ce… ?

— Que se passe-t-il, Philia Adenauer, ma chère ex-fiancée ? On dirait que tu as vu un fantôme.

— J-Julius ?!

— N’oublie pas mon titre ! C’est « Prince Julius » pour toi ! « Votre Majesté » conviendrait également. Après tout, je vais régner sur tout le continent !

Reprenant mes esprits, je pris conscience de la présence d’une entité translucide dans ma chambre. L’apparition ressemblait de manière frappante à Julius. Était-ce un fantôme ? Non… Je me rappelai que Julius était supposé être possédé par un démon nommé Asmodeus. Cette entité devait sans doute être une projection contrôlée à distance par magie démoniaque.

 — À l’époque, je me trompais sur ton compte. Aucun autre être humain en ce monde n’a une âme aussi belle que la tienne. Épouse- moi et deviens mienne. Cette fois, je t’aimerai de tout mon être.

Des paroles que Julius n’aurait jamais prononcées, du moins, dans mon souvenir, sortaient de sa bouche, me laissant sans voix. Devais-je comprendre cela comme une tentative du démon de me séduire ?

Tout ce que je pouvais affirmer, c’était que je percevais une puissance magique colossale émanant de cette entité, bien supérieure à tout ce que j’avais rencontré jusqu’alors. Même si je ne ressentais ni malveillance ni hostilité flagrante, il valait mieux rester sur mes gardes.

— Ai-je l’honneur de m’adresser au démon Asmodeus ?

— Ah, ainsi tu ressens mon pouvoir. Tu es bien la réincarnation de la Sainte Salvatrice Fianna. Ta magie n’égale pas encore la sienne, mais tu n’es pas totalement stupide.

— J’ai entendu dire que vous convoitiez mon âme.

— En effet ! Je suis venu pour te prendre, corps et âme ! Je ferai de ta beauté mienne pour l’éternité !

L’entité confirma qu’il était bien Asmodeus et déclara être venu s’emparer de mon âme. Erza avait vu juste : un démon d’une puissance redoutable me prenait pour cible.

— J’espérais te voir trembler de peur, mais je pourrai en profiter plus tard. À présent, viens à moi !

L’entité translucide tendit le bras. Soudainement, la fenêtre vola en éclats tandis qu’Erza fit irruption dans ma chambre. Formant une croix avec ses deux doigts, elle lança un immense vortex de lumière sur l’entité.

— Technique d’exorcisme : Canon de Purification !

— Qu… ?!

Sans pouvoir ajouter un mot, la silhouette translucide disparut.

Venais-je d’être témoin de l’une des fameuses techniques d’exorcisme, ces sortilèges et rituels destinés à combattre les démons ? À en juger par son apparence, ce système de magie semblait différent de celui que pratiquaient les Saintes. Il me paraissait plus proche de la magie ancienne, qui consistait à manipuler et libérer le mana environnant.

Le Grand Cercle de Purification était l’un de ces sorts utilisant le mana, capable de s’étendre et de neutraliser le pouvoir de toute créature qu’il rencontrait dans son rayon d’action. La purification était conçue pour contrer la magie noire enveloppant les monstres. Mais la technique d’exorcisme qu’Erza venait d’employer consistait elle aussi à libérer une intense puissance purificatrice, amplifiée par le mana. La logique qui la sous-tendait ressemblait beaucoup à celle du Grand Cercle de Purification. Peut-être les deux techniques puisaient-elles leurs racines dans la même magie ancienne, avant de diverger et de se développer indépendamment.

Mammon avait affirmé que le Grand Cercle de Purification avait peu d’effet sur les démons. Mais si mon hypothèse était juste, cela signifiait peut-être simplement que le pouvoir de purification du cercle n’atteignait pas les démons. Ceux-ci incarnaient physiquement la magie noire, ce qui pouvait bloquer l’influence du Grand Cercle.

C’était du moins une possibilité qui m’était venue à l’esprit après avoir observé à de nombreuses reprises la régénération de Mammon et les effets des techniques d’exorcisme d’Erza.

 — Bonsoir, Sainte Salvatrice. Désolée pour le mur détruit avec tous ces éclats de verre, s’excusa Erza, fixant l’endroit où s’était tenue l’entité translucide Juliusesque, irradiant de malveillance.

— Ce n’est rien. Il y a d’autres chambres où je peux m’installer. De toute façon, les dégâts sont réparables.

J’étais encore sous le choc d’avoir vu de mes propres yeux que Julius était bel et bien possédé par le démon Asmodeus.

— Vous restez d’un calme impressionnant, constata Erza. — La plupart des gens auraient été quelque peu effrayés après une telle expérience.

— Oh, j’ai été surprise. Cela ne se voit simplement pas sur mon visage.

Erza sortit un talisman de sa poche et le plaça au sol. Je pouvais sentir qu’il était imprégné d’une forte magie, mais dans quel but l’utilisait-elle ?

— Révèle-toi !

Dès qu’Erza prononça ces mots, le talisman s’illumina aussi vivement que le soleil. Une silhouette prit forme non sans un bruit sourd.

— Grrr ! Gr-grrr !

— Q-Qu’est-ce que c’est que ça …?!

— Vous pouvez le voir ? C’est un démon inférieur, et l’un des coupables derrière les disparitions dont tout le monde parle.

Dans la lumière du talisman se dressait une créature humanoïde d’un noir de jais, de la taille d’un chiot.

Elle poussa un cri étrange, inhumain, qui me donna envie de me boucher les oreilles. Son aura troublante me disait qu’il ne s’agissait pas d’un monstre ordinaire. C’était donc cet être qui avait enlevé des femmes à travers tout le continent ? Sans l’intervention d’Erza, je n’aurais rien su.

— Que sont exactement les démons inférieurs ? Celui-ci ne semble pas assez intelligent pour avoir orchestré les enlèvements.

— Une créature comme Asmodeus, de noblesse démoniaque, peut diviser son ombre en minuscules fragments et transformer chaque éclat en un subalterne. C’est ce que nous appelons des démons inférieurs. Puisqu’ils sont des fragments de l’ombre d’un démon, ils sont invisibles pour la plupart des humains.

Des démons inférieurs… Il était terrifiant d’apprendre que des démons tels qu’Asmodeus pouvaient créer des subordonnés invisibles. Elle poursuivit :

— Bien que ces fragments ne puissent pas blesser ni tuer directement, ils peuvent profiter de leur invisibilité pour approcher leurs victimes, les capturer et les transporter jusqu’au repaire d’Asmodeus, à la frontière du monde humain et du Royaume Démoniaque.

— Cela explique tout. Les victimes ne pouvaient pas se défendre contre un ravisseur invisible. C’est ainsi qu’Asmodeus opère.

— Exactement. C’est la principale raison pour laquelle je suis venue ici. Vous comprenez, maintenant ?

Asmodeus s’en prenait aux femmes, et aux Saintes en particulier. L’Église de Cremoux avait envoyé des exorcistes pour protéger les sœurs Mattilas et moi-même, connaissant les pouvoirs dont il disposait.

— Nous sommes complètement démunis face aux démons, n’est-ce pas ? Nous ne pouvons même pas lutter contre un ennemi invisible.

— Voilà pourquoi nous ne vous demandons pas de vous battre. Contentez-vous de nous laisser vous protéger.

— Je vois. Ce serait effectivement plus simple et plus sage, mais…

— G-grrr ! Gr-grrr !

— Quoi ?! s’écria Erza. — C’est une blague ?!

Je lançai une Chaîne de Lumière Sacrée en direction de la créature. Peut-être qu’en utilisant cette magie là où se cachaient ces démons, je pourrais les purifier comme je le faisais pour les monstres. Les cercles de purification étant un type de magie spécifiquement conçu pour neutraliser les monstres et on les disait inefficaces contre les démons. Mais j’avais réussi à exterminer ce démon inférieur en le retenant avec la Chaîne de Lumière Sacrée. La magie lumineuse utilisée par les Saintes avait tout de même un certain effet.

— J’ai deviné cela en vous observant, dis-je à Erza, — mais il semble que la clé pour repérer les démons soit de concentrer la puissance magique condensée dans ses yeux.

— Vous avez compris ça en me voyant faire une seule fois ? Même en saisissant la logique, ce n’est pas une technique facile à maîtriser !

— Il existe une technique similaire en magie ancienne pour détecter les pièges. Si je l’enseigne à Mia, Maître Hildegarde, Grace et ses sœurs, elles devraient être capables de l’apprendre rapidement.

Je décidai de leur parler de cette idée dès le matin.

— Finalement, vos titre et réputation ne sont pas usurpés, constata Erza. — Pas étonnant qu’Asmodeus vous a désigné comme réceptacle.

Elle trancha en deux un duo de démons d’un seul coup de son fauchon rouge. Son arme semblait particulièrement efficace contre eux. L’exception restait Mammon, s’en sortant toujours indemne après des attaques répétées.

— Asmodeus doit être ailleurs, fis-je remarquer.

— Bonne observation. Ce n’était qu’une projection du Julius possédé. Le corps Asmodeus est très éloigné et il a envoyé cette projection pour vous évaluer, puis utilisé ses sous-fifres pour tenter de vous enlever.

J’avais vu juste. Ce Julius translucide n’était pas réel. Je n’avais jamais vu de fantôme auparavant, mais je pouvais affirmer qu’il n’y avait aucune vie en lui.

— Je vais rester éveillée pour monter la garde. Retournez vous coucher. Vous devez présider le Sommet des Saintes demain, non ?

— Très bien. Dans ce cas, accordez-moi juste cinq minutes. J’ai besoin de concentrer mon mana pour être afin d’avoir un véritable repos et être en pleine forme.

Pour une raison que j’ignorais, Erza me fixa avec étonnement.

— Huh. Maintenant, je comprends pourquoi Lena et Leonardo sont restés si impassibles face à nous. Vous n’êtes pas comme les autres, Sainte Salvatrice.

Avais-je dit quelque chose d’étrange ? Entre cela et les remarques du prince Osvalt sur mes changements, je ne pouvais m’empêcher de m’inquiéter de la manière dont les autres me percevaient.

Quoi qu’il en soit, le Sommet des Saintes aurait lieu le lendemain.

 Si je ne voulais pas causer de problèmes, je devais me concentrer.

* * *

Un nouveau jour se leva, marquant enfin le début du Sommet des Saintes, une conférence internationale sans précédent, réunissant des Saintes venues de tout le continent, dans le royaume de Parnacorta. Parmi toutes celles présentes, je demandai à Erza des informations sur une en particulier.

Descendante de la Sainte Salvatrice Fianna Aesfill, elle travaillait comme Sainte dans son pays natal de Dalbert, où se trouvait le siège de l’Église de Cremoux. Après qu’Erza m’eut dit que j’étais la réincarnation de Fianna, ma curiosité s’éveilla à propos de cette descendante.

— Erza, la Sainte Alice Aesfill de Dalbert est-elle aussi protégée ?

— Alice ? Non, elle est exorciste autant que Sainte, donc elle peut utiliser des techniques d’exorcisme. Cela dit, elle n’est pas aussi polyvalente que vous. Elle ne maîtrise pas la magie de purification.

— Cela signifie qu’elle peut combattre les démons ?

— C’est exact. Bien sûr, elle bénéficie aussi de la protection des meilleurs gardes du corps de Dalbert.

Alice n’avait pas besoin d’exorcistes pour la protéger, car elle était capable de lutter seule contre les démons. Puisque l’Église principale de Dalbert employait des exorcistes, était-il possible que la lignée des Aesfill maitrise les techniques d’exorcisme depuis des générations ? Alors que je bavardais avec Erza dans le jardin, Mia et tante Hildegarde arrivèrent.

— Philia ! me salua Mia en bâillant. — Tu es debout de bonne heure, comme toujours.

— Mia ! la réprimanda tante Hildegarde. — Tu te relâches depuis que nous sommes arrivées ici !

— Ravie de te voir si enjouée dès le matin, Mère.

Depuis que tante Hildegarde avait adopté Mia, celle-ci subissait un entraînement rigoureux, mais elles semblaient néanmoins bien s’entendre ce qui était rassurant.

— Dis, quand on y pense, c’est incroyable, non ? Je n’aurais jamais cru pouvoir rencontrer des Saintes venues d’autres royaumes.

— Même sans y réfléchir profondément, c’est en effet remarquable. Mais, en tant que Sainte de Girtonia, veille à te conduire d’une manière qui ne déshonore pas notre royaume.

— Oui, oui. Allez, viens, Philia, on y va !

Tout en réprimandant Mia, tante Hildegarde me prit par la main et m’entraîna sur le chemin menant au château de Parnacorta. La salle de conférence du château devait servir de lieu pour le Sommet. Je me rappelai la dernière fois où j’avais mis les pieds dans cette salle : j’y avais averti le prince Osvalt et ses conseillers que le Royaume Démoniaque approchait.

— Ah ! Dame Philia, Dame Mia et Dame Hildegarde, vous êtes déjà là. Pour assurer la sécurité, nous avons non seulement les Chevaliers de Parnacorta, mais aussi coordonné la présence des meilleurs gardes de chaque royaume. Soyez rassurées, tout se passe à merveille.

— Votre Altesse, dis-je, — Merci pour tout le mal que vous vous donnez. Vous devez être debout depuis l’aube. Je passerai vous saluer à nouveau plus tard.

Lorsque nous atteignîmes le palais, nous vîmes le prince Osvalt superviser lui-même les opérations de sécurité. Normalement, c’était le travail de Messire Philip. Mais puisqu’il me gardait personnellement et que des forces venues d’autres royaumes étaient déployées, Son Altesse avait été placée directement à la tête de la sécurité. Il y avait également des raisons diplomatiques à ce choix. C’était son premier poste depuis qu’il avait été pratiquement assigné à résidence. Il s’y engageait donc avec ardeur.

— Votre Altesse, dit Mia, — Cela fait longtemps. Comment ça évolue avec ma sœur ?

Le prince Osvalt me lança un regard embarrassé, comme s’il cherchait désespérément une réponse.

— Oh non, Dame Mia, je vous l’ai déjà dit, Dame Philia et moi…

— …Votre Altesse ?

Une fois de plus, Mia compliquait les choses pour Son Altesse avec ses questions étranges.

— Hum, d’ailleurs… Dame Philia, j’aimerais discuter avec vous après le Sommet des Saintes. Que diriez-vous de dîner ensemble ?

— Heu, oui. Ce serait un honneur de vous accompagner.

Pourquoi avais-je répondu si vite ? En y réfléchissant, je compris que s’il s’agissait d’un dîner en tête-à-tête, il me faudrait réfléchir à de nombreux détails, comme la tenue appropriée, par exemple. Je me souvenais vaguement que Mia et Lena m’avaient déjà parlé de ce genre de choses.

Normalement, je prenais toujours le temps de réfléchir avant de prendre une décision. Mais cette fois, une chose était sûre : l’invitation de Son Altesse me rendait heureuse. Refuser était tout simplement inconcevable. D’une certaine manière, de telles situations devenaient de plus en plus fréquentes dernièrement.

— Oh ! s’exclama Mia.

— Ne fais pas « Oh » comme ça, la réprimanda tante Hildegarde. — Assez de bavardages. Nous devons avancer.

Après avoir esquissé une légère révérence au prince Osvalt, tante Hildegarde entraîna Mia à l’intérieur du palais. Pourquoi était-elle si pressée de partir ?

— Votre petite sœur est adorable, déclara Son Altesse. — Je comprends pourquoi vous seriez prête à risquer votre vie pour la protéger.

— Oui, elle est vraiment très précieuse à mes yeux.

— Je parie qu’elle est devenue si exceptionnelle grâce à vous.

J’étais heureuse de voir que le prince Osvalt n’hésitait pas à complimenter Mia. Cette adorable petite sœur faisait véritablement ma fierté et ma joie.

— Au fait, Philip a apporté quelques-unes des armes anti-démons que vous avez conçues l’autre jour. Nous faisons de notre mieux pour en produire autant que possible.

— Merci. Je me suis servie du fauchon d’Erza comme modèle pour créer quelque chose qui pourrait être produit en masse à moindre coût, même si je ne suis pas certaine de leur efficacité.

— Je sais. Contrairement aux monstres, nous connaissons encore peu de choses sur les démons. Mais Dame Erza a donné son approbation à vos armes, n’est-ce pas ?

— Oui, c’est exact. Elle a dit qu’elles étaient bien conçues et qu’elle rapporterait les plans au quartier général des exorcistes.

J’étais heureuse que les armes que j’avais conçues aient valu quelques éloges de la part d’Erza, même si je ne m’attendais pas à ce qu’elle en teste l’efficacité en faisant sauter la tête de Mammon. Mais vu la nuit précédente…

— Votre Altesse, accepteriez-vous de prendre ceci ?

— Qu’est-ce donc ? Des lunettes ? Ma vue est plutôt bonne pourtant.

— La nuit dernière, Erza m’a dit que les gens ordinaires ne pouvaient pas voir les démons inférieurs, alors j’ai essayé de créer des lunettes permettant de les rendre visibles.

— Vous avez « essayé » ? Vous venez les fabriquer comme ça, là ?

— Le processus est assez simple.

La première étape logique pour combattre un ennemi invisible était de le rendre visible. Heureusement, mon passe-temps qu’est la fabrication de bijoux m’avait préparée à concevoir ces lunettes. Je pensais qu’il valait mieux m’assurer que le prince Osvalt puisse voir les démons, puisqu’il était chargé de la sécurité. C’est ainsi que, par précaution, je lui remis les lunettes.

— Eh bien, Votre Altesse, je suis impatiente de dîner avec vous.

— Oui, c’est réciproque. Bon courage pour le Sommet.

Après avoir vu le prince Osvalt s’éloigner, j’entrai dans la salle de conférence du palais.

Tout au fond de moi, j’espérais de tout cœur que rien ne viendrait gâcher l’opportunité unique qu’était ce rassemblement.

* * *

— Dame Philia est arrivée !

— Whoa !

À peine avais-je franchi la porte de la salle de conférence que je fus saisie par des applaudissements unanimes. Des Saintes venues de tous les royaumes du continent : Girtonia, Bolmern, Dalbert, Alectron, Gyptia et Ashbrugge, m’accueillirent chaleureusement. Elles étaient toutes accompagnées de gardes de leurs royaumes respectifs. L’énergie qui emplissait la pièce était si débordante que j’en restai un moment sans voix.

Jusqu’à tout récemment, je n’aurais jamais imaginé qu’un tel rassemblement fût possible. Il était inconcevable que des Saintes de tous les royaumes puissent être réunies en même temps. Savoir que le Grand Cercle de Purification avait permis la tenue de ce Sommet me faisait penser qu’il valait vraiment la peine de l’étendre à l’ensemble du continent.

Cependant, puisque les responsables des disparitions n’étaient pas affectés par le cercle de purification, il nous fallait rester sur nos gardes. Avec cela en tête, je tentai de me présenter, mais…

— Dame Philia ! C’est un honneur de vous rencontrer ! Je viens de Gyptia…

— J’ai tant entendu parler de vos exploits. À Ashbrugge…

— Alors, c’est vous, la vedette aujourd’hui ! Ravi de faire votre connaissance. Je viens du royaume d’Alectron…

Euh, oui… Les Saintes de tout le continent étaient rassemblées ici, et elles semblaient aussi enthousiastes que moi. Bien que je connusse les Saintes de nom, je ne les avais jamais rencontrées en personne. Les royaumes comptant plusieurs Saintes, comme Bolmern, étaient rares.

Il était exceptionnel qu’une Sainte quitte son royaume. Je ne m’étais pas attendue à être accueillie avec tant de chaleur par mes consœurs, même si nous étions toutes camarades, œuvrant de notre mieux pour accomplir nos devoirs au nom du même Dieu.

Chassant mon vague sentiment d’anxiété, je décidai de concentrer mon énergie à tirer quelque chose de véritablement précieux de ces merveilleuses rencontres.

— Philia, tu es vraiment populaire.

— Allons, Mia. Ce n’est pas drôle.

Avant que je ne le réalise, on m’avait désignée présidente du Sommet. Je sortis les documents que j’avais préparés. Mia, assise à côté de moi, riait doucement en me voyant tenter de gérer la situation. Avais-je vraiment l’air aussi maladroite ? Une part de moi voulait revenir sur mes récents comportements, mais je choisis plutôt de me concentrer sur mon rôle.

— Bien. Pour ouvrir l’ordre du jour, je propose de discuter de ces mystérieuses disparitions. Cela convient-il à tout le monde ?

Les disparitions étaient le sujet le plus évident pour entamer le Sommet. Elles faisaient parler sur tout le continent et représentaient la menace la plus pressante. J’avais décidé que notre première priorité serait d’échanger des informations, de discuter des contre-mesures possibles et de développer des méthodes d’autodéfense. Comme personne n’objecta, j’allai droit au but.

— Concernant les disparitions massives d’utilisatrices de la magie, l’enquête menée par l’Église centrale de Cremoux a conclu avec certitude qu’elles sont l’œuvre de démons.

À l’évocation des démons, de nombreuses têtes se penchèrent, perplexes. C’était compréhensible. Bien que je pusse affirmer avoir beaucoup lu sur la magie et l’histoire ancienne, l’existence des démons était du nouveau pour moi. Je rapportai tout ce qu’Erza m’avait appris, expliquant que les disparitions étaient liées à l’approche du Royaume Démoniaque, et qu’un démon très puissant nommé Asmodeus rassemblait de la magie pour ressusciter la Sainte Salvatrice Fianna. Alors que j’abordais la question des exorcistes, une femme aux cheveux bleus courts leva timidement la main.

— J-Je suis la Sainte de Dalbert, Alice Aesfill. Je suis également exorciste pour notre Église centrale.

Elle parlait d’une voix douce et hésitante. C’était donc Alice, la descendante de la Sainte Salvatrice Fianna Aesfill.

 — La cible ultime d’Asmodeus est Dame Philia, poursuivit Alice. — Tant qu’il ne l’aura pas capturée, il est probable qu’il garde ses autres prisonnières en vie. Si nous voulons espérer les sauver, nous devons unir nos forces pour protéger Dame Philia jusqu’à la mort.

Tant qu’Asmodeus échouait à me capturer, les femmes qu’il avait enlevées pour puiser leur pouvoir resteraient indemnes. La logique derrière cela me paraissait claire. Cela signifiait simplement que je devais rester sur mes gardes et maintenir une vigilance constante. Mais cela signifiait aussi que tout le monde devait endosser la charge de me protéger. Mia et Grace se levèrent d’un même mouvement et se lancèrent dans de grands discours.

— Aucun problème ! Je protégerai ma sœur. Mère, tu ne m’en voudras pas de rester à Parnacorta, n’est-ce pas ?

— Je ne laisserai pas Mia me faire de l’ombre ! Moi, Grace Mattilas, je mettrai en jeu le prestigieux de ma famille pour protéger Dame Philia !

Leur détermination était admirable, mais leur éloignement prolongé de leur royaume ne risquait-il pas de causer des problèmes ?

— Dis, Philia, m’interpela Mia. — Tu ne te sentirais pas plus en sécurité avec moi à tes côtés ? Ne t’inquiète pas ! J’ai survécu à l’entraînement cruel de Mère, je n’ai plus aucune faiblesse !

— Mia, ne donne pas aux autres une mauvaise image de moi. Philia ne s’est jamais plainte de mes séances d’entraînement, répliqua tante Hildegarde en lui lançant un regard noir.

Je n’étais pas certaine que « cruel » fût le bon terme, mais il était vrai que tante Hildegarde m’avait endurcie contre toute forme de douleur ou d’épreuve. Mon cœur avait été brisé lorsque Julius avait rompu nos fiançailles et m’avait vendue à Parnacorta, mais la force que j’avais développée grâce à cet entraînement intensif m’avait permis de vite m’adapter à ma nouvelle vie.

— Je suis la première apprentie de Dame Philia, déclara fièrement Grace. — Il est naturel pour une disciple de protéger sa maîtresse.

— Attendez un instant, les interrompis-je. — Mia, Grace, pensez d’abord à vos propres royaumes. En tant que Saintes, protéger c’est votre priorité. Je peux me débrouiller.

Je ne pouvais pas les laisser négliger leurs royaumes respectifs pour moi.

— Minute ! Philia Adenauer, c’est une logique erronée ! lança Emily.

— Heu… Emily ?

Pourquoi Emily s’opposait-elle à ce devoir évident de servir son royaume ? Avais-je encore dit quelque chose d’inapproprié ?

— Mia et Grace font passer leurs royaumes en premier ! Nous avons pris en compte les intérêts de ces derniers, et nous avons conclu que te protéger est ce qui les préservera !

Je ne savais que répondre. Ouvrant d’un geste vif l’éventail rouge qu’elle tenait, Emily s’expliqua :

— Celui qui sème la terreur sur tout le continent te vise, après tout. Si nous devons le combattre, n’est-il pas logique de te protéger et de l’attaquer en groupe ? Tu es entre de bonnes mains avec nous !

Ainsi, me protéger revenait directement à préserver la paix sur tout le continent. Je ne voulais pas être un fardeau. Devais-je à nouveau m’appuyer sur les autres ? Mais elles avaient raison, je n’étais plus seule. Beaucoup de gens me soutenaient désormais. J’avais encore du mal à accepter l’aide des autres, mais après avoir écouté Emily, je commençai à me dire que je devrais apprendre à faire confiance à mes consœurs.

Puisque la question de notre prochaine action avait été soulevée, la discussion bascula naturellement sur le combat contre les démons. Je laissai Alice mener la conversation, en lui demandant de nous enseigner ses compétences, notamment la capture des démons inférieurs. Nous échangeâmes aussi des informations sur la magie de barrière et les sorts de guérison, et je dispensai un cours sur les bases de la magie ancienne et la manière de déployer un Grand Cercle de Purification. Lancer ça nécessitait une quantité énorme de mana.

Mais grâce à mes recherches, j’avais mis au point un moyen plus efficace de convertir le mana, que j’avais déjà enseigné à Mia et à Grace. J’étais désormais capable de maintenir seule le Grand Cercle de Purification sur l’ensemble du continent. Je n’avais plus besoin de porter en permanence un collier magique. Mia disait que, même avec ce procédé optimisé, il demeurait difficile de lancer et d’étendre un Grand Cercle de Purification.

Pourtant, je croyais qu’avec du temps et des efforts, toute Sainte du continent pourrait en maîtriser l’usage. Profitant d’un moment d’accalmie dans la conversation, nous décidâmes de faire une pause déjeuner. À peine pensais-je pouvoir reprendre mon souffle qu’Alice s’approcha de moi.

— Dame Philia, j-je vous prie de bien vouloir me laisser me présenter à nouveau. Je suis Alice Aesfill, Sainte du royaume de Dalbert.

D’après ce que m’avait dit Erza, Alice était tout à fait compétente en tant qu’exorciste, aussi avais-je sollicité son avis au cours de la discussion du matin. Mais elle semblait aussi timide que moi. Avec le recul, je me dis que j’avais peut-être eu tort de la mettre ainsi en avant.

— Je suis Philia Adenauer. Je vous prie de m’excuser pour tout à l’heure. Comme vous êtes à la fois Sainte et exorciste, j’avais grandement envie d’entendre ce que vous aviez à dire, mais je crains d’avoir rendu les choses embarrassantes pour vous.

— N-Non, c’est moi qui devrais m’excuser. J’ai bafouillé à plusieurs reprises… Heu, ce que j’ai dit était trop confus, n’est-ce pas ? Je… je suis vraiment mauvaise à l’oral quand je suis nerveuse. Même mon amie d’enfance, Erza, me lançait des regards furieux.

— Pas du tout. Vos commentaires étaient concis et très clairs. Ils ont été d’une grande aide. Vous disiez être l’amie d’enfance d’Erza ? Je lui dois donc une fière chandelle.

Bien qu’Alice manquât de confiance en elle, son explication sur la manière de combattre les démons avait été parfaitement limpide, même pour ceux qui découvraient ce sujet pour la première fois. J’en fus impressionnée. Après tout, la seule Sainte du grand royaume de Dalbert ne pouvait être qu’exceptionnelle. Erza ne m’avait jamais parlé de son amitié avec Alice.

Mais en y repensant, elle n’était pas du genre à évoquer sa vie privée, si bien que cela n’avait rien de si étonnant.

— E-Est-ce qu’Erza a déjà fait quelque chose d’impoli ? Comme… décapiter net Mammon…

— Oui, mais ne vous inquiétez pas. Je m’y suis habituée.

— N-Non, ce n’est pas acceptable. Cette Erza ! Je lui ai tant de fois demandé de se montrer plus polie.

Des larmes jaillirent des yeux d’Alice. Elle et Erza devaient vraiment être proches. J’aurais tant aimé avoir un tel lien avec quelqu’un. À Girtonia, je n’avais eu personne que je puisse nommer véritable ami… mais à présent…

— D’une certaine manière, parler avec vous ne donne pas du tout l’impression de converser avec une étrangère, dit Alice. — Votre présence est si chaleureuse. Je comprends pourquoi les gens croient que vous êtes la réincarnation de mon ancêtre, Fianna Aesfill.

— Vraiment ? Même maintenant, je n’arrive pas à comprendre pourquoi on penserait une chose pareille.

— Je le pense sincèrement. Il y a quelques minutes encore, j’étais si nerveuse, mais regardez-moi maintenant, je ne tremble même plus. Veuillez garder un œil sur Erza pour moi.

Avec une brève révérence, Alice quitta la salle de conférence, escortée par ses gardes de Dalbert, qui l’attendaient.

En plus de prendre des mesures pour se défendre, toutes les autres Saintes semblaient également accompagnées de gardes du corps.

Avec des Saintes et leurs protecteurs agissant à l’unisson, chacun serait prêt à intervenir si Asmodeus apparaissait.

Souhaitant prendre un peu l’air frais dans l’enceinte royale, je quittai la salle de conférence.

* * *

Une fois arrivée dans l’enceinte royale, je tombai sur une silhouette familière.

 — Philip, êtes-vous en train de faire un entraînement spécial ?

 — Dame Philia ! Vous faites une pause ? La lance que vous avez réalisée est incroyablement facile à manier ! Peu importe combien de démons attaqueront, moi, Philip, je vous protégerai. Laissez-moi faire !

Agitant une lance rouge dans la cour, Philip répondit de sa voix habituelle, pleine d’énergie. Apparemment, les armes anti-démons étaient déjà en cours de fabrication à partir des prototypes que j’avais remis au prince Osvalt, et Philip avait reçu la sienne. Inspirée du fauchon d’Erza, cette lance possédait une tête forgée dans un métal traité capable d’absorber la magie.

Ce qui la distinguait de l’arme d’Erza. Ni Philip ni le prince Osvalt ne possédant de capacités magiques, ils ne pouvaient renforcer leurs armes par infusion de mana. Mais cette lance pouvait absorber la magie d’un démon et empêcher sa régénération. En somme, Philip pouvait mettre sa force extraordinaire au service de la lutte contre les démons.

 — Depuis notre première rencontre avec Erza et Mammon, vous n’étiez plus vous-même, dis-je. — J’ai conçu ces armes pour vous exprimer ma gratitude.

 — Dame Philia, vous avez fait tout cela pour nous ? s’écria Philip en éclatant en sanglots. — Je suis tellement touché ! Je n’arrive pas à arrêter de pleurer !

Je me rappelai que, lors de notre première rencontre, Messire Philip avait déjà pleuré en entendant parler de Mia. Il avait toujours été d’une grande sensibilité.

 — Messire Philip, vous faites trop de bruit ! s’exclama Lena.

 — Vous ne devriez pas déranger Dame Philia avec de telles démonstrations, ajouta Himari. — Dans mon pays, un vrai guerrier ne verse des larmes qu’à la mort d’un parent.

 — Calme-toi, Philip, dit Leonardo. — J’ai accouru en pensant qu’il était arrivé quelque chose.

Lena, Himari et Leonardo avaient discrètement surveillé l’intérieur et l’extérieur de la salle de conférence pendant les discussions. Entendant Philip pleurer, ils sortirent de leur cachette. Philip avala sa salive.

— Dame Philia, je vous en prie, pardonnez-moi d’avoir ainsi perdu toute contenance !

— Ne vous excusez pas. Je ne m’attendais pas à ce que vous soyez aussi reconnaissant pour cette arme. J’en suis heureuse.

Sans doute encore confus par la réprimande de ses gardes, Philip affichait un air gêné, mais au fond, j’étais sincèrement heureuse. Voir la joie sur le visage des autres donnait tout son sens à mes efforts.

— Oh, Dame Philia vous avez aussi fabriqué une de ces armes anti-démons, hein ? lança Lena. — Moi, j’ai eu une dague !

— Je vais anéantir tous les ennemis de Dame Philia avec ce kunaï !

— Ces chaussures rouges sont plutôt élégantes, dit Leonardo. — Avec elles, je me sens rajeunir.

Ils semblaient tous apprécier les armes et équipements terminés autant que Philip aimait sa lance. En repensant à toutes les fois où ils m’avaient protégée sans jamais entraver mon travail, je ressentis à nouveau une profonde gratitude pour leur aide. La pause touchait presque à sa fin, et je voulais reprendre de l’avance. Après avoir dit à Philip et à mes gardes que je comptais sur eux, je les quittai pour me diriger vers la salle de conférence. Je marchais d’un pas léger. Même après des discussions sérieuses sur des sujets urgents tels que les disparitions, j’avais pu me détendre quelques instants avec mes amis.

— Oh, Dame Philia ! s’écria le prince Reichardt, prince héritier de Parnacorta, dans le couloir. — Bon timing. J’ai terminé la compilation du budget pour la défense anti-démons, alors je me suis dit que je pourrais en profiter pour passer saluer les Saintes.

— Merci pour votre dur labeur, Votre Altesse.

Apparemment, il avait prévu de me remettre les documents nécessaires et de rencontrer lui-même les Saintes. Le prince Reichardt avait travaillé plus dur que quiconque pour assurer le succès du Sommet. Il avait pris de nombreuses initiatives, allant de l’affectation du personnel à l’organisation de l’hébergement pour les Saintes invitées et leurs gardes.

Quelques jours auparavant, le prince Osvalt m’avait confié que si l’ancienne Sainte de Parnacorta, Elizabeth, était encore en vie, elle aurait été pressée de participer au Sommet. Peut-être que le prince Reichardt considérait sa participation comme un hommage aux dernières volontés de sa défunte fiancée. Elizabeth vivait encore intensément dans son cœur.

— Comment se passe le Sommet ? Avez-vous beaucoup appris ?

— Bien sûr. Chaque royaume a sa propre spécialité, et toutes les informations que nous récoltons ici nous seront précieuses pendant des années.

— Voilà qui est rassurant. Si cela vous est bénéfique alors c’est positif pour Parnacorta. Nous sommes tous heureux de voir que ce Sommet a porté ses fruits pour vous.

Le prince Reichardt me tenait véritablement en haute estime en tant que Sainte, croyant que mes besoins et ceux de Parnacorta ne faisaient qu’un. Intérieurement, je trouvais cela un peu exagéré, mais j’étais honorée qu’il attende tant de moi. Il y a quelque temps, Son Altesse m’avait fait sa demande en mariage. Mais beaucoup de choses s’étaient passées depuis, et nous n’avions jamais trouvé le bon moment pour en parler. Je savais que je devais lui répondre au plus vite, mais…

— D’ailleurs… j’ai entendu dire que Votre Altesse avait choisi la date du Sommet des Saintes. Pourtant, ce n’est pas un jour particulièrement symbolique dans le calendrier. Y a-t-il une raison à ce choix ?

Son Altesse eut un petit rire.

— Toujours aussi perspicace, Dame Philia. La plupart des gens n’auraient pas prêté attention à ce genre de détails. Vous avez raison : pour un rassemblement aussi spécial, j’aurais dû choisir un jour plus marquant du calendrier. C’est un manquement de ma part.

M’étais-je trompée ? Peut-être avais-je trop réfléchi en cherchant un sens particulier à la date. Son Altesse semblait être le genre de personne à vérifier ce genre de choses. Je me sentis un peu gênée d’avoir autant extrapolé.

— Pardonnez-moi pour cette question étrange, dis-je. — J’ai toujours eu tendance à remarquer les petits détails… tellement que certains me trouvent tatillonne. J’essaie de corriger cela…

— Non, vous avez bien deviné. J’ai choisi la date du Sommet des Saintes sur la base de mes sentiments personnels.

— Vos sentiments personnels ?

J’en fus étonnée. Cela ne ressemblait guère au prince Reichardt que je connaissais. Il évaluait tout avec rigueur, et son désir de maintenir la paix et l’ordre dans le royaume correspondait à mes propres convictions de Sainte. C’était ce qui me permettait de m’identifier à lui.

— Aujourd’hui devait être le jour de mon mariage avec Elizabeth à la cathédrale où se tient le Sommet.

— A-Ah oui ? Je suis sincèrement désolée pour ma curiosité déplacée. C’était indigne de moi.

Je n’arrivais pas à croire que j’aie commis une telle erreur de jugement. Mais comment aurais-je pu savoir qu’aujourd’hui, précisément, aurait dû être le jour du mariage entre le prince Reichardt et feue la Sainte Elizabeth ?

— Ne vous inquiétez pas. Je sais que cela ne me ressemble pas. J’ai simplement pensé qu’un grand événement m’aiderait à oublier la signification d’origine. Et peut-être, ainsi, pourrais-je enfin aller de l’avant, confessa le prince Reichardt avec une expression mélancolique.

— Votre Altesse, vous ne pouvez pas changer vos sentiments. Aucun autre événement ne pourra vous faire oublier la peine d’avoir perdu Elizabeth… parce qu’elle continue de vivre dans votre cœur.

— Vous avez raison. Liz… Elizabeth… est toujours là, dans mon cœur. C’est étrange. J’ai tant tenté d’oublier le jour où je l’ai perdue, pour finalement réaliser que mes sentiments n’avaient pas diminué d’un pouce. Et d’une certaine façon, cela me réconforte.

Le prince Reichardt esquissa un léger sourire, posant une main sur sa poitrine. Peut-être avait-il peur d’oublier ces souvenirs, aussi douloureux soient-ils. Il était certes important de tourner la page pour surmonter les tragédies, mais je compris qu’il était tout aussi précieux de chérir ce passé.

— Dame Philia, au sujet de ma demande en mariage…

— O-Oui, balbutiai-je. — Je m’en souviens. Je suis désolée d’avoir mis si longtemps à répondre.

— Ne vous en faites pas. Nous faisons face à une crise, ce n’est pas le moment de vous presser. J’espère que vous prendrez le temps d’y réfléchir une fois la situation apaisée.

Je fus soulagée que Son Altesse ne veuille pas me forcer à prendre une décision immédiate. Face à une menace aussi sérieuse que l’émergence du Royaume Démoniaque, le moment était bien mal choisi.

— Ce qui m’inquiète, poursuivit-il, — C’est que vous aussi, vous puissiez avoir quelqu’un d’autre dans votre cœur, Dame Philia.

— Quelqu’un… dans mon cœur ?

Prince Osvalt ?

À peine le prince Reichardt avait-il prononcé ces mots que, sans savoir pourquoi, l’image du prince Osvalt me vint en tête. Qu’est-ce que cela signifiait ? Quelle honte…

— Heu, comment dire… Disons qu’il y a quelqu’un qui a trouvé son chemin jusqu’à mon cœur… enfin…

— Donc il y a bien quelqu’un d’autre dans votre cœur et occupant votre esprit. Je vois. Il me faut donc me préparer à un éventuel refus.

— Votre Altesse ?

— Eh bien, Dame Philia, je vous laisse libre de votre choix. Prenez soin de mon frère.

Le prince Reichardt scruta mon visage à la recherche d’une réaction, m’adressant un regard lourd de sens. Puis il sourit, ouvrit la porte de la salle de conférence et me fit signe d’entrer.

Prendre soin de son frère ? Qu’avais-je donc fait pour qu’il me confie une telle chose ?

Après le retour de toutes les Saintes à l’issue de la pause, le prince Reichardt termina les salutations et nous reprîmes notre grande discussion de plus belle.

Cette fois, nous nous concentrâmes sur le partage d’informations et sur l’incantation des barrières avec l’optimisation de nos magies de guérison.

Après cela, le sujet se porta sur les méthodes d’entraînement. De nombreuses mains se levèrent.

 — Quel genre d’entraînement avez-vous suivi, Dame Philia ?

 — C’est aussi ce que j’aimerais savoir.

 — Grâce à l’entraînement intensif de Dame Philia, je suis devenue bien plus puissante qu’avant.

 — Hmm… Ce sujet ne m’intéresse pas vraiment. Mais si vous insistez pour en parler, j’écouterai.

Méthodes d’entraînement ? Mia et moi avions toutes les deux été formées par ma tante Hildegarde, aussi ceux qui étaient curieux n’avaient qu’à s’adresser à elle.  Jusqu’ici, elle était restée discrète par égard pour les jeunes Saintes, mais elle était exemplaire à la fois comme Sainte et guide. Personnellement, j’aurais aimé que chacun puisse entendre ses théories.

 — J’ai affûté mes compétences sous la direction de mon mentor, la Sainte Hildegarde. Alors, Maître, j’aimerais que vous expliquiez à tout le monde vos méthodes d’entraînement.

 — Moi ? Philia, tu n’as pas besoin de me rendre le moindre crédit.  Décris simplement ton entraînement avec tes propres mots.

 — Oh non, je manque encore d’expérience en tant qu’instructrice. Je vous en prie, Maître.

Mon Maître poussa un soupir.

 — Eh bien, je suppose que je n’ai pas le choix…

Sur ces mots, elle se lança dans une leçon. Elle décrivit les nombreuses formes d’entraînement que j’avais traversées : passer un mois sur une montagne enneigée en plein hiver, flirter avec la mort pour repousser mes limites, être enterrée vivante dans le désert afin d’apprendre à sentir le pouvoir de la terre, dormir sur une montagne d’aiguilles tandis que la magie résiduelle traversait mon corps… et bien d’autres choses encore. Même si je devais reconnaître que ces expériences avaient été particulièrement rudes, en me remémorant tout cela, je ressentis un élan de nostalgie.

Sortant de ma rêverie, je regardai autour de moi avec surprise. Jusqu’à présent, les échanges étaient animés. Pourquoi ce silence soudain ?

 — Comme je m’en doutais… Tout le monde grimace parce que l’entraînement de Mère est juste… trop extrême. Le passage où tu dors sur une montagne d’aiguilles était une blague, hein ? lança Mia en riant nerveusement. — Dis-moi qu’elle plaisantait… sinon…

Baissant la voix jusqu’à un chuchotement, elle m’expliqua que tout le monde était mal à l’aise en entendant l’énumération des méthodes d’entraînement de mon Maître. D’ailleurs, lorsque j’avais parlé de ça au prince Osvalt, il m’avait dit que rien que de l’entendre lui avait donné envie de tout abandonner… Cela dit, je trouvais que ces sessions étaient extrêmement efficaces pour développer les capacités d’une Sainte.

 — Oh ho ho ho ! Je comprends à présent que l’entraînement du style Adenauer repose essentiellement sur la force brute ! Permettez-moi, Emily Mattilas, de vous enseigner l’élégance et le raffinement des méthodes secrètes de la famille Mattilas !

Emily rompit le silence pesant dans la salle de conférence en présentant les méthodes uniques de sa famille.

 — Emily, tu es impolie, protesta Grace.

Mais Emily l’ignora.

 — Première étape : accroître sa puissance magique à l’aide d’herbes rares qui poussent autour du lac Elton…

Les Mattilas faisaient partie des familles magiques les plus éminentes du continent. Les quatre filles Mattilas avaient toutes accédé au rang de Sainte. En vérité, Grace était devenue Sainte à un âge plus jeune que Mia et moi.
De ce que j’avais perçu dans nos échanges, je pouvais affirmer que son entraînement avait été rigoureux.

Les fruits de cet entraînement furent mis à profit lors de la conférence. L’intervention d’Emily fut extrêmement instructive. Le Sommet se poursuivit avec une conférence donnée par Alice sur les bases de l’exorcisme.

 — M-Maintenant, permettez-moi de vous enseigner quelques techniques de base… Les démons sont en fait…

Elle nous expliqua comment nous défendre si nous venions à rencontrer un démon.

 — L’un des problèmes, c’est que les démons peuvent posséder et contrôler les humains. Les humains possédés sont…

 — Intrus ! Un étranger s’est introduit dans le palais !

En plein milieu de l’exposé d’Alice, un soldat de Parnacorta fit irruption dans la salle de conférence.

Un intrus ? Que se passait-il exactement ?

À peine le temps de comprendre que le soldat s’effondra au sol dans un bruit sourd.

 — Merci de m’avoir montré le chemin, mais ta mission s’arrête là. J’ai affaire à la charmante Philia Adenauer. Philia ! Mon âme sœur ! Nous nous retrouvons enfin !

 — Julius ?!

Julius apparut derrière le soldat tombé. Il portait des habits de prisonnier, mais c’était bien lui. La nuit précédente, son apparence avait été translucide, mais cette fois, il se tenait là, devant moi, bien réel. Était-il véritablement en chair et en os ? Mia et tante Hildegarde étaient sous le choc. Rien d’étonnant, après tout ce qu’elles avaient enduré pour destituer Julius.

 — Oh, que voilà ? La traîtresse qui m’a fait jeter en prison. Peu importe. Tant que je peux mettre la main sur Philia…

Julius accusait Mia de trahison. Et la veille, il avait évoqué la rupture de nos fiançailles. Apparemment, la possession de Julius par Asmodeus lui permettait d’accéder à ses souvenirs.

 — Vous êtes aussi répugnant qu’avant, lança Mia. — Même si votre corps est possédé par Asmodeus. Très bien, venez donc ! Je vais vous enchaîner une fois de plus ! Chaîne sacrée !

À peine Julius avait-il tourné la tête vers Mia que celle-ci incanta un sort avec une rapidité fulgurante, matérialisant des chaînes de lumière. Mais Julius me reporta aussitôt son regard.

 — Philia. Je n’ai pas pu bien te voir dans l’obscurité, hier soir, mais à présent, je distingue clairement ta sublime chevelure argentée. Et ton âme, elle aussi, est de toute beauté. Un tel être doit m’appartenir.

Mia laissa échapper un cri de surprise.

 — Ma magie n’a pas fonctionné ?

Julius s’avança vers moi, déviant sans effort les chaînes de lumière de Mia.
Je ressentis en lui une concentration de magie terrifiante. Face à lui, les pouvoirs de Mia n’étaient rien. Nous étions maintenant l’un devant l’autre.

 — Asmodeus, que cherchez-vous à obtenir en utilisant Julius ?

 — À vrai dire, il n’y a pas vraiment de logique. J’imagine que je me suis simplement habitué à cette forme. Je suis tombé amoureux au premier regard, en voyant cette splendide chevelure argentée et la présence de l’âme de Fianna en toi. Pour que notre amour grandisse, tu préférerais que je reste sous forme humaine, n’est-ce pas ? Après tout, tu as failli épouser cet homme…

Je n’avais aucune idée de ce qu’il racontait.  Mais le Julius, non, Asmodeus, qui se tenait devant moi s’exprimait sur un ton doux et affectueux, quoiqu’un peu condescendant. Je ne percevais aucune intention meurtrière ou malveillante dans ses paroles. Était-il réellement amoureux de Fianna ?

 — Dame Philia, reculez ! cria Alice. — Les techniques d’exorcisme sont la clé pour affronter les démons ! Je vais le repousser !

— Hmph, un exorciste. Quelle nuisance. Désolé, Philia. Cela doit être pénible d’écouter mes douces déclarations dans ce vacarme.

Une lumière pourpre jaillit des yeux d’Asmodeus. De petites portes apparurent dans ses mains, et de ces portails jaillirent des masses noires. Étaient-ce des fragments de l’ombre d’Asmodeus ? Je concentrai la magie dans mes yeux et vis ces masses prendre forme humaine avant de s’élever dans les airs.

— Je vais me débarrasser de tout le monde dans cette pièce… sauf toi.

Avec un calme sinistre et une démence glaçante, Asmodeus relâcha les démons inférieurs qu’il avait créés. Des vagues d’énergie si puissantes qu’elles en devenaient oppressantes émanaient de lui. Lorsqu’il disait vouloir tous nous éliminer, il n’exagérait pas. Des hordes de démons inférieurs se ruèrent sur les Saintes pour tenter de les emporter au loin.

— Jugement Argenté !

Mia libéra une pluie de couteaux argentés en forme de croix, l’une de ses techniques de purification emblématiques. La magie se déclinait en de nombreuses variétés. Les Saintes étaient particulièrement douées en magie de lumière, très efficace contre les monstres. Outre la magie élémentaire basée sur la terre, l’eau, le feu et le vent, il existait aussi la magie noire, mais je n’avais que rarement eu besoin de m’en servir.

Le Jugement Argenté de Mia était d’une efficacité inégalée. Grâce à lui, elle abattait un démon inférieur après l’autre. Plus tôt dans la journée, j’avais partagé ma méthode pour repérer les démons inférieurs, et elle était déjà mise à profit. Mia rassembla du pouvoir magique dans ses yeux, se concentra, et parvint à repérer et capturer les démons.

 — Technique d’exorcisme : Corbeau Dévoreur de Démons !

Alice déploya une technique d’exorcisme similaire à celle d’Erza. Elle tira de sa poche un talisman d’où jaillit un corbeau baigné de lumière argentée. Celui-ci se jeta sur les démons pour les déchiqueter. J’avais lu des descriptions similaires dans des ouvrages de magie ancienne, mais c’était la première fois que j’en voyais une en pratique. Peut-être que, comme je l’avais supposé, les techniques d’exorcisme reposaient sur les mêmes fondements que la magie ancienne, mais s’étaient développées différemment du type de magie que maîtrisaient les Saintes.

 — Bon sang ! s’exclama Asmodeus. — Je voulais juste passer un peu de temps tranquille avec toi ! Vous, les exorcistes et les Saintes, vous êtes tellement insupportables ! Des faibles, et pourtant, vous êtes toujours dans mes pattes !

De nouveau, une lumière pourpre jaillit des yeux d’Asmodeus. Cette fois, une porte si vaste qu’elle faillit atteindre le plafond apparut derrière lui. Cinq démons au visage de renard noir en surgirent. Ils étaient vêtus de robes noires et, bien qu’ils marchassent sur deux jambes, ils n’étaient manifestement pas humains. Il s’agissait peut-être de démons de rang intermédiaire, semblables à Satanachia. Selon Erza, ces démons ressemblaient à des animaux et possédaient une intelligence et un pouvoir bien supérieur aux démons de bas rang. Certains, comme Mammon, étaient même capables de parler.

 — Seigneur Asmodeus, n’hésitez pas à nous donner vos ordres !

 — Capturez toutes les femmes dotées de pouvoirs magiques. Faites ce que vous voulez des autres. Tuez-les, peu m’importe. Mais ne touchez pas à la femme nommée Philia, elle m’est précieuse.

 — À vos ordres !

Les démons de rang intermédiaire répondirent d’une seule voix. Leurs yeux vides se posèrent sur moi. Puis, avec une force suffisante pour fissurer le sol en marbre, ils bondirent et entamèrent leur assaut.

 — Qu’est-ce que c’est que ces choses ?!

 — Reculez, Sainte Salvatrice !

 — Quelle est cette puissance ? Démons abominables !

La démonstration de vitesse et de force surhumaine des démons plongea toute la salle dans la panique. Tant qu’Asmodeus serait là, il pourrait probablement produire des renforts à volonté.

 — Je vois, pensai-je à voix haute. — Le moyen le plus rapide de changer la situation serait de vous éloigner d’ici, vous, la racine de tous ces problèmes.

 — Alors viens dans mon royaume. Tu es magnifique telle que tu es, mais j’ai le parfait réceptacle pour ton âme, déclara Asmodeus en me tendant la main.

Je n’avais aucune idée d’où se trouvait son royaume, mais quitter la capitale de Parnacorta briserait le Grand Cercle de Purification. Je ne pouvais pas me permettre de le laisser m’emmener. Si le Cercle se désintégrait, des monstres ressurgiraient aussitôt, plongeant tout le continent dans le chaos.

 — Tu es assez intelligente pour comprendre, n’est-ce pas ? Ton pouvoir est impressionnant pour une humaine, mais il est bien loin du mien. Je ne veux pas te blesser. Viens avec moi, je t’emmènerai dans mon royaume en parfait état.

Je ne répondis rien.

 — Bien sûr, si tu résistes…

Comme il l’avait dit, il était impossible que ma magie puisse lui nuire. C’était évident depuis qu’il avait balayé les attaques de Mia sans effort. Asmodeus me tendait toujours la main, avec un regard tendre. Je n’avais pas le choix…

 — Ressaisissez-vous ! Fuyez vite !

 — Quoi ?! Un exorciste ?!

Une lame rouge familière trancha le bras tendu d’Asmodeus. Comme je m’y attendais, il ne saigna même pas. Il était clair que, désormais, Julius n’était plus tout à fait humain. Son corps devenait peu à peu celui d’un démon La silhouette qui maniait la lame était, bien sûr, nul autre qu’Erza. Elle était véritablement l’une de mes plus fiables gardes du corps.

 — Hé, stop ! Je ne suis pas avec ces types louches ! Grande Sœur, je crois que tout le monde se fait de fausses idées en me voyant sous cette forme !

 — Sale démon ! Qui veux-tu tromper, en prenant la forme d’une étrange créature ressemblant à un tigre et capable de parler ?

 — Tu es évidemment de mèche avec ces choses !

 — Je ne te laisserai pas faire de mal ni à Dame Philia ni aux autres Saintes !

Ajoutant encore au chaos, Mammon fit irruption dans la salle de conférence, poursuivi par des soldats.

En voyant un énorme chat blanc, les soldats avaient dû croire qu’il faisait partie des démons envahisseurs.

 — Mammon, mon cher démon ! Je vois que tu as été réduit au rang d’animal de compagnie, fit remarquer Asmodeus, l’air familier.

Était-il bien connu dans le Monde Démoniaque ?

 — Oh, Seigneur Asmodeus, c’est bien vous ? Votre enveloppe s’est vraiment améliorée.

 — Tu as toujours été un imbécile.

 — Désolé, mais je me fiche bien de l’impression que je donne aux autres… sauf pour les dames, bien sûr.

Mammon continua à plaisanter en reprenant sa forme humaine. Même face à la puissance écrasante d’Asmodeus, il ne montra aucune peur.

 — Grande Sœur, c’est ta chance ! Le seigneur Asmodeus possède un gringalet chétif, il n’est donc pas au mieux de sa forme. Si on veut le vaincre, c’est une occasion unique !

 — Tu as sans doute raison. Mais d’abord…

Erza fit tournoyer son fauchon rouge à une vitesse incroyable, exterminant les démons inférieurs les uns après les autres. En un rien de temps, les râles d’agonie résonnèrent. Ils disparurent un à un, jusqu’à ce qu’il ne reste plus que cinq démons de rang intermédiaire, ainsi qu’Asmodeus. Comme je m’y attendais, Erza, qui avait passé tant d’années à se spécialiser dans l’extermination de démons, surpassait les Saintes dans ce domaine.

 — Mlle Erza, rapporta Klaus, — j’ai évacué tout le monde dans les environs. Il ne reste plus que cette pièce.

 — Bon travail, répondit Erza. — Klaus et Alice, j’ai besoin de votre soutien. À partir de maintenant, c’est un combat d’exorcistes ! Les Saintes, y compris la Sainte salvatrice, doivent quitter les lieux. Erza fit signe à Klaus et Alice de s’approcher tout en ordonnant aux autres de se retirer.

Dans des circonstances normales, je leur aurais fait confiance pour mener le combat. Mais la puissance d’Asmodeus était loin d’être ordinaire. Si les exorcistes n’étaient pas à leur meilleur niveau, ils seraient en grave danger. Je ne pouvais pas simplement les laisser.

 — Attendez ! Combat d’exorcistes ou non, il serait honteux pour la famille Mattilas de tourner les talons et de fuir ! Moi, Emily Mattilas, je prendrai part au combat contre le seigneur démoniaque !

 — Je suis avec ma sœur, déclara Grace. — Moi aussi, je me battrai !

 — Philia, je ne te laisserai pas seule, dit Mia. C’est maintenant à mon tour de te protéger !

Emily, Grace et Mia m’entourèrent, concentrant leur pouvoir magique dans leurs mains. Tout le monde cherchait à me protéger. Autrefois, j’aurais peut-être été envahie par la culpabilité, mais à présent, je débordais de bonheur. Néanmoins, je n’avais nullement l’intention de sacrifier la moindre vie.

 — Quelle plaie. Comment osez-vous tous vous mettre entre Philia et moi !

Je poussai un cri étouffé. La puissance magique d’Asmodeus venait de doubler, non, elle avait plus que doublé ! À peine avais-je perçu cette augmentation anormalement brutale qu’une explosion gigantesque ébranla le palais.

* * *

Lorsque je repris mes esprits, je découvris les ravages causés par les démons dans les décombres éparpillés à travers la salle. Mais où était Asmodeus ?

 — Il t’observe d’en haut, dit tante Hildegarde, en le pointant du doigt. Il me fixait tout en lévitant dans les airs.

 — Maître… grâce au ciel, vous allez bien.

Par chance, tante Hildegarde avait atterri près de moi. J’espérais que Mia et les autres soient indemnes, elles aussi.

Le bras d’Asmodeus avait repoussé, telle une queue de lézard. Pas étonnant qu’il n’ait pas pris la peine de récupérer son membre tranché, comme Mammon le faisait toujours pour sa tête. J’absorbai le mana environnant et me couvris d’une Robe de Lumière, prête à combattre. Mais Asmodeus m’interrompit, me pressant d’arrêter :

 — Allons, allons, Philia. Je ne voudrais pas qu’une seule égratignure vienne abîmer cette magnifique silhouette. Et si tu te blessais en essayant de me combattre ? Regarde, je te tends la main. Calme-toi, viens avec moi, et personne ne sera blessé. D’accord ?

Ses mots transpiraient la sollicitude, mais je n’oubliais pas les ravages causés par ses sbires. Le suivre ne mènerait qu’à une destruction supplémentaire.

 — En tant que gardienne du Grand Cercle de Purification, je ne peux quitter ce royaume. Je ne peux en aucun cas accepter votre invitation.

 — Tu en es si sûre ? Quel dommage. Penser que je voulais simplement t’emmener chez moi en parfait état… Ah, tiens. Et ça ? L’ancienne Sainte de Girtonia, Hildegarde Adenauer… C’est ta tante, non ?

 — Maître ! Fuyez !

 — Quoi ?

En un clin d’œil, l’ombre d’Asmodeus se matérialisa et se glissa en direction de tante Hildegarde. Le temps que je réagisse, elle lui avait déjà saisi le bras. Puis, comme si son véritable bras s’était tendu pour l’attirer, Asmodeus agrippa Hildegarde entre ses griffes. Que lui voulait-il soudainement ?

Pourquoi s’en prenait-il à elle alors que c’était moi qu’il visait ?

 — Philia, j’espérais que tu te soumettrais de ton plein gré et que tu viendrais à moi. Puisque tu refuses, je suis contraint de prendre un otage. Hmm… Cette femme semble t’avoir poussée jusqu’à l’épuisement. Je perçois quelques souvenirs de ses entraînements.

Je comprenais comment il pouvait savoir que Hildegarde était mon maître. Il avait accès aux souvenirs de Julius, après tout. Mais je ne lui avais jamais parlé de la nature de l’entraînement qu’elle m’avait fait subir. Alors pourquoi Asmodeus parlait-il comme s’il connaissait les détails de ma formation auprès de maître Hildegarde ?

 — Tu devrais voir l’expression déconcertée sur ton visage. Je peux lire les souvenirs des personnes que je touche. Voyons voir, Hildegarde, qu’as-tu donc là ? Tu caches un secret à Philia. Est-ce vraiment une bonne idée de lui dissimuler quelque chose d’aussi important ?

 — Quoi ?! s’écria tante Hildegarde. — Asmodeus ! Cesse donc !  Personne ne croira à tes absurdités… Aaah !

Asmodeus la saisit à la gorge.

 — Tu es vraiment trop bruyante. Pourquoi ne pas te taire un moment ?

Me cachait-elle quelque chose ? Non, cela devait être un secret qu’elle ne pouvait révéler à personne. Mais ce n’était pas ce qui comptait là. Je devais la sauver très vite. Asmodeus tentait de l’étrangler pour me menacer, mais tant qu’elle lui servait d’otage, il était peu probable qu’il la tue.

 — Philia, si tu tiens à la vie de ta mère, rejoins-moi. Jure-moi de rester à mes côtés pour l’éternité !

De quoi parlait-il ? Tante Hildegarde ne pouvait pas être ma mère. Si tel était le cas, alors Mia et moi n’étions pas vraiment sœurs, et Père et Mère n’étaient pas mes véritables parents.

 — Cette femme s’est fait voler sa fille par ceux que tu crois être tes parents, tout cela pour préserver la réputation de leur famille ! Quelle misère. Il semblerait que les humains soient autant capables de sauvagerie que les démons. Ta sœur semble être au courant d’ailleurs.

Je savais que la branche principale des Adenauer adoptait parfois un enfant lorsqu’elle ne parvenait pas à avoir une fille possédant les qualités requises pour devenir Sainte. Mais jamais je n’aurais imaginé que je puisse être cet enfant. De plus, le mot qu’Asmodeus avait utilisé « volée » rendait l’histoire encore plus impensable. Tout ce en quoi j’avais cru semblait s’effondrer. Même si j’avais cultivé la force intérieure nécessaire pour endurer toutes les souffrances, je ne pus empêcher mon corps de trembler de tout son être.

 — Philia ! Oublie-moi, comme je t’ai oubliée ! Une mère qui abandonne sa fille n’est pas une véritable mère ! Tu ferais mieux de penser à toi- même et à ce royaume !

Maître me disait de l’abandonner. C’était la preuve irréfutable que les paroles d’Asmodeus étaient vraies. Après tout, elle n’aurait jamais prononcé de tels mots si elle n’avait pas désespérément voulu me sauver.

Il n’y avait plus de doute. Hildegarde Adenauer était ma mère.

Mais, contrairement aux attentes d’Asmodeus, elle n’avait aucune intention de se laisser utiliser comme moyen de pression contre moi. Maître avait toujours dit : « Une Sainte doit faire passer son royaume avant tout. » Et à présent, elle me rappelait que risquer ma vie pour la sauver, au lieu de protéger Parnacorta, ferait de moi une Sainte indigne. 

« Écoutez votre cœur avant votre raison ! Dame Philia, posez votre main sur votre poitrine, ressentez ce qui est juste ou non, puis dites-moi ce que votre cœur vous dicte ! » Les paroles du prince Osvalt me revinrent soudain en mémoire. Mon ancien « moi » aurait sans doute choisi la voie la plus rationnelle, la moins risquée. Mais en cet instant, je voulais écouter d’abord mon cœur. Même si elle n’avait été ni ma mère, ni liée à moi par le sang, Sainte Hildegarde avait toujours été chère à mon cœur. C’était elle qui m’avait donné la force de vivre jusqu’à ce jour.

 — Maître, jamais je ne vous abandonnerai ! criai-je d’une voix si forte qu’elle me surprit moi-même.

Je tendis la main dans la direction de son ravisseur, Asmodeus, toujours suspendu dans les airs. Quoi que maître Hildegarde m’ait dit, elle m’était aussi précieuse que Mia. L’abandonner était impensable. Asmodeus ricana.

 — Soit. La barrière protégeant la surface disparaîtra, et la parade des monstres reprendra de plus belle. Mais tu n’auras plus à t’en soucier. De toute manière, ce monde n’a plus d’autre avenir que la destruction.

Comme il l’avait déjà fait auparavant, Asmodeus tendit la main droite. Cette fois, il saisit la mienne. Sa main était glacée. Je ne ressentais aucune chaleur corporelle émaner de lui.

Cela ne faisait que confirmer une fois encore que les démons étaient, jusque dans leur constitution physique, fondamentalement différents des humains. En observant Mammon, j’avais commencé à formuler quelques théories sur la physiologie démoniaque. Par conséquent, j’avais aussi quelques idées sur la manière de la détruire.

 — Gaaaaaaaaaaaaah !

Aussitôt après avoir saisi ma main, Asmodeus hurla de douleur et relâcha Hildegarde. Celle-ci tomba au sol, mais, grâce à ses années d’entraînement, elle atterrit sans encombre.

À force d’avoir observé les régénérations successives de Mammon, j’avais compris un principe fondamental de la biologie démoniaque : leur corps ne faisait pas uniquement circuler du sang, mais aussi du pouvoir magique.

Forte de cette observation, j’avais mis au point une méthode pour lutter contre eux : faire circuler mon propre pouvoir magique dans le corps d’Asmodeus afin de perturber temporairement la circulation de son énergie.

Asmodeus utilisait une puissance magique immense pour se protéger, mais si je parvenais à le toucher directement, peut-être pourrais-je employer une technique ancestrale afin d’injecter ma propre magie en lui. L’un des fondements de la magie ancienne reposait sur l’absorption d’énergie par le toucher pour renforcer sa propre magie et accroître la puissance de ses sorts, bien que la ressource magique ainsi absorbée ne puisse être conservée trop longtemps.

En absorbant la magie présente dans la nature, autrement dit, le mana, on pouvait activer des rituels et des sorts nécessitant une quantité phénoménale de magie, tels que le Grand Cercle de Purification.

Forte de ce principe, j’absorbai la puissance magique protégeant le corps d’Asmodeus pour l’ajouter à la mienne, puis j’injectai ma propre magie en lui. Je dus brûler une partie de mon propre pouvoir pour absorber le sien, mais j’étais à la hauteur de la tâche.

Selon mes calculs, une fois la circulation magique d’Asmodeus interrompue, ses fonctions vitales cesseraient, l’empêchant de se régénérer. Si son cœur s’arrêtait, il mourrait. Klaus et Erza accoururent vers nous.

 — Mlle Erza ! C’est notre chance !

 — Je sais ! La Sainte Salvatrice semble comprendre le corps des démons bien mieux que moi !

Alors que Klaus et Erza se précipitaient dans ma direction, le premier pressait la seconde de porter le coup fatal à Asmodeus. Ce dernier, empoisonné par mon attaque, luttait désespérément pour empêcher ma magie de se propager de son bras droit au reste de son corps. Cela le laissait vulnérable, offrant une occasion idéale pour le vaincre. Asmodeus hurla :

 — Philia ! Pourquoi fais-tu cela ? Ne… ne sais-tu donc pas à quel point je t’aime ? C’est pour toi que je suis venu en personne !

Alors qu’Erza et Klaus s’élançaient dans les airs, leurs armes pointées vers le cœur d’Asmodeus, le démon trancha son propre bras droit d’un coup de sa main encore valide. Puis, avec une brutalité indiscriminée, il tira des flèches noires tout autour de la salle. À chaque impact, sur le sol ou sur des débris, elles explosaient, rendant l’approche périlleuse.

 — Il est encore plus fort après s’être coupé le bras ! s’écria Klaus. — Mlle Erza, nous devrions battre en retraite !

 — Non ! Normalement, son bras repousserait aussitôt. Il a été affaibli ! C’est peut-être notre seule chance de porter un coup décisif !

Erza se prépara à attaquer Asmodeus de toutes ses forces. Comme elle l’avait dit, c’était peut-être une occasion unique. La raison la plus probable pour laquelle son bras ne pouvait se régénérer était que ma magie empêchait la sienne de circuler correctement.

— Vous pensez avoir la moindre chance simplement parce qu’il ne me reste qu’un bras ? Misérables humains ! Ne me faites pas rire !

 — Aaaaah !

 — Urgh !

Asmodeus frappa Klaus et Erza d’un coup violent. Les yeux injectés de sang, et le visage extatique, il fondit sur eux. Brandissant sa main gauche, il se tourna vers Erza. Je ne pouvais pas le laisser la blesser. Même désarmé, un coup de sa main aurait été bien plus puissant qu’une épée d’acier, et plus mortel encore. Erza s’écrasa lourdement au sol et demeura immobile. Je devais la protéger…

 — Quoi… Philia ? Qu-que faites-vous là ?

 — Sainte Salvatrice, pourquoi ?

Quand je repris conscience, je réalisai qu’en protégeant Erza, j’avais encaissé un coup sur le flanc de la part d’Asmodeus. Je m’efforçai de ne pas paniquer. Je saignais, mais si j’utilisais immédiatement la Guérison Sainte, je pourrais me soigner en un rien de temps. Essayant de me concentrer, je lançai un sort de guérison…Asmodeus fit claquer sa langue.

 — Tu t’es laissée blesser. Peu importe. J’ai un bien meilleur corps en réserve pour toi. C’est un réceptacle digne de l’âme de Fianna. Il est temps de dormir.

À ces mots glacials, une vive douleur traversa ma nuque. Ma conscience… s’évanouissait…

* * *

(Mia)

Je dus perdre connaissance lors de l’explosion. Lorsque je repris mes esprits, la première chose que je vis fut Philia, retenue dans l’emprise du démon Asmodeus. Pour une raison inconnue, il lui manquait un bras.

À mon horreur, Philia était inconsciente. Qu’avait donc fait cet immonde démon à ma sœur ?

Je ne supportais pas de voir ma sœur, une Sainte parfaite, capable d’affronter monstres et démons, ainsi battue et brisée.

 — Mère ! Comment Philia a-t-elle pu finir dans cet état ?

 — Mia, tout va bien ? Concentre-toi.

 — Tout est de ma faute, dit Erza. — J’aurais dû la protéger, mais c’est elle qui s’est sacrifiée pour moi. Je ne me le pardonnerai jamais.

Les poings d’Erza tremblaient. Elle était manifestement submergée par l’humiliation.

 — Peu importe. Il faut sauver Philia !

Je tentai d’accumuler mon pouvoir magique pour attaquer Asmodeus, mais Mère m’arrêta.

— Nous ne devons pas attaquer n’importe comment. Philia a été blessée. La moindre blessure supplémentaire pourrait lui être fatale.

Pourquoi m’arrêtait-elle ? Je voyais bien que Philia était blessée, justement ! C’était pour cela que je devais me hâter ! Après tout, ce démon avait déjà réussi à capturer Philia. Si nous le laissions faire, il serait trop tard.

         — Nous ne pouvons pas rester là à croiser les bras ! insistai-je.

Je levai la paume de ma main, visant le bras restant d’Asmodeus, et me préparai à lancer le Jugement Argenté.

— Oh, Mia, ricana Asmodeus. — Tu es donc encore en vie ? Peu importe. Je rentre chez moi. Ne te mets pas en travers de mon chemin.

D’innombrables flèches noires fusèrent vers moi. Un nuage de poussière s’éleva dans l’air, bloquant ma vue.

 — Espèce de lâche ! Rends-moi ma sœur !

Que pouvais-je faire ? Je ne voyais ni Asmodeus ni Philia. J’avais juré de protéger ma sœur, mais cette immondice m’avait échappé.

 — Eh bien, ce fut un plaisir, lança Asmodeus.

À ce moment-là, un cri retentit depuis l’arrière.

 — Dame Philia ! Aaaaahhhhh !

Une lance transperça le bras restant d’Asmodeus avec une force incroyable.

 — Quoi ?!

L’attaque soudaine fit lâcher prise à Asmodeus.

 — Oh là là ! Dame Philia, cette lance que vous avez fabriquée pour moi est vraiment extraordinaire ! Elle a traversé le bras de ce démon d’un seul coup !

Arrivant à toute allure à cheval, Son Altesse le prince Osvalt rattrapa Philia en pleine chute, la serrant fermement dans ses bras.

Je n’en croyais pas mes yeux. Comment le prince Osvalt avait-il réussi à blesser un démon qui avait repoussé sans effort mes attaques magiques ? Philia m’avait dit qu’elle avait fabriqué des armes spéciales pour exterminer les démons, mais je ne me doutais pas qu’elles fussent aussi efficaces. Les lunettes que portait le prince Osvalt étaient une autre création de ma sœur, conçues pour rendre les démons inférieurs visibles.

Quel soulagement. Grâce au prince Osvalt, ma sœur avait été sauvée. Comme je l’avais toujours pensé, Son Altesse était peut-être le seul homme digne de veiller sur elle.

Avec l’attaque du prince Osvalt, Asmodeus n’avait plus de bras. Certes, il pouvait encore utiliser la magie, mais avec nos forces réunies, nous pourrions sans doute en venir à bout.

— Ne croyez pas que j’ai perdu ma capacité de régénération !

Les bras d’Asmodeus repoussèrent en un clin d’œil. Quand il était sous la forme de Julius, on avait tendance à l’oublier, mais son corps n’avait vraiment rien d’humain.

 — S-ses bras viennent de repousser ?! À bien y penser, Dame Philia avait mentionné un démon capable de survivre même après avoir été décapité…

Nous devions à tout prix l’empêcher de reprendre Philia. Mais, attendez… Pourquoi son ombre était-elle en train de se solidifier et de s’étendre ?

 — Vous vous moquez de moi ! Que se passe-t-il encore ?!

Pâlissant, le prince Osvalt tenta d’éperonner son cheval pour échapper aux griffes de l’ombre d’Asmodeus.

 — Je ne fais que te rendre la pareille, prince de Parnacorta !

 — Gah !

L’ombre d’Asmodeus projeta le prince Osvalt à terre. Ce dernier lâcha involontairement Philia, et Asmodeus, sans perdre une seconde, la saisit. Il lança un regard en coin au prince effondré sur le sol, puis disparut avec Philia à travers l’une de ses portes magiques.

 — Mammon ! cria Erza. — Poursuis-les !

 — Je ne vous laisserai pas vous enfuir, Seigneur Asmodeus ! Grande sœur, monte vite !

Se transformant à nouveau en tigre blanc, Mammon s’élança à la poursuite d’Asmodeus et de Philia. Une lueur violette irradia de ses yeux, et une porte semblable à celle empruntée par Asmodeus apparut. Philia se trouvait-elle de l’autre côté  Sans perdre une seconde, Erza sauta sur le dos de Mammon. Ensemble, ils traversèrent la porte, laquelle disparut aussitôt dans les airs.

Où étaient-ils partis ? Pourquoi ne m’avaient-ils pas emmenée ?
Non… Si Philia n’était plus dans ce royaume, cela signifiait…

 — Awoooooo !

Des hurlements de monstres retentirent de toutes parts.

Je ne pouvais plus en douter : le Grand Cercle de Purification que Philia avait invoqué s’était effondré.

Après tout ce que Philia avait accompli pour ce continent… La puissante magie de purification qu’elle avait déployée pour me sauver… Tout avait disparu. Nous étions revenus au point de départ.

Et maintenant, en plus des démons, les monstres apparurent à leur tour, l’un après l’autre.

La scène me ramena au jour où, prête à mourir dans l’exercice de mon devoir, j’avais affronté des hordes de monstres.

 — C’est le pire scénario imaginable, murmurai-je. — Si seulement nous étions plus forts…

La panique devait déjà se répandre sur l’ensemble du continent.

Comme si cela ne suffisait pas, les Saintes de chaque royaume étant rassemblées à Parnacorta pour le Sommet, leurs patries respectives étaient désormais sans défense. Nous devions sauver Philia au plus vite, afin qu’elle puisse recréer le Grand Cercle de Purification.

En attendant, il fallait agir. Le nombre de monstres rassemblés autour de nous devenait incalculable.

 — Emily, je ressens des traces de Dame Philia ! Par ici !

 — Eh bien, voilà qui s’annonce mal. C’est comme à Girtonia. Voilà pourquoi nous avions été envoyées affronter ces démons-renards.

Grace et Emily, les Saintes de Bolmern, vinrent dans ma direction.
D’après leur conversation, il semblait qu’elles avaient combattu les subordonnés d’Asmodeus, qui prenaient la forme de renards.

J’étais reconnaissante qu’elles soient là, mais même en sollicitant leur aide… Non, même réunies, toutes les Saintes présentes au Sommet n’auraient pas pu faire face à une telle armée de monstres.

Au vu de l’expression sur leurs visages, Grace et Emily avaient compris la même chose.

Des lycanthropes, des tigres maléfiques et d’autres monstres avançaient vers nous en masse, dans un bruit sourd. Il ne nous restait plus d’autre choix que de combattre de toutes nos forces. Peu importaient les blessures, j’étais déterminée à exterminer ces monstres. Mais juste au moment où je m’apprêtais à livrer bataille avec cette résolution, d’immenses flammes et de violentes vagues de froid se déchaînèrent, dispersant les monstres.

 — Méga Flamme ! Giga Blizzard !

À ma connaissance, seule Philia pouvait lancer une magie aussi puissante avec une telle rapidité et maîtrise. Cependant, la voix que je venais d’entendre était celle d’un homme, il ne pouvait donc pas s’agir d’une Sainte.

 — Père !

 — Quelle honte pour les Saintes de la famille Mattilas d’être ébranlées à ce point !

C’était le comte Mattilas.

Je n’arrivais pas à croire que le père de Grace fût capable d’une magie aussi incroyable. En y repensant, Philia avait dit qu’elle l’admirait. Qui aurait cru qu’un homme d’apparence aussi ordinaire, d’âge mûr, possédât une telle puissance…

— Emily ! cria le comte Mattilas. — Il n’y a qu’une chose dont nous avons besoin ici et maintenant. Si la Sainte Adenauer peut le faire, je ne te permettrai pas de prétendre que tu en es incapable ! Tu t’es entraînée pour la surpasser, n’est-ce pas ?

 — Emily, dit Grace, — cela veut-il dire que tu peux invoquer un Grand Cercle de Purification ?

Je savais qu’Emily considérait Philia comme une rivale, et Mère avait reconnu ses compétences. Mais je n’aurais jamais imaginé qu’elle avait déjà appris à créer un Grand Cercle de Purification. Créer un cercle magique d’une telle ampleur n’était pas une tâche aisée.

Pour maîtriser ce sort, deux obstacles devaient être franchis. Le premier consistait à activer le Grand Cercle de Purification en utilisant une magie amplifiée par le mana.

Plus on prenait de temps pour cela, plus l’on consommait sa propre réserve magique ; il fallait donc l’activer le plus rapidement possible. Le second était d’étendre la portée du cercle, autrement dit son champ d’action. Cela exigeait un contrôle extrêmement précis.

Grâce à mon entraînement, j’étais parvenue à activer un Grand Cercle de Purification. Mais, malgré tous mes efforts, je n’avais pas encore acquis la maîtrise nécessaire pour l’étendre.

 — Je peux en créer un, déclara Emily, — mais il me faut encore trop de temps pour l’activer. De plus, stabiliser et étendre le cercle à l’ensemble du continent requiert une quantité massive de pouvoir magique, et je dépense déjà beaucoup rien qu’en l’activant. C’est pénible de l’admettre, mais je suis encore inférieure à Philia, il y a de fortes chances que ma tentative échoue.

Ainsi, elle en était capable. Même si elle avait du mal à activer le cercle assez vite, j’étais impressionnée par le fait qu’elle puisse en maîtriser l’expansion. Si tel était le cas, j’avais moi aussi une idée.

 — Emily, est-ce vrai ? Si tu avais suffisamment de pouvoir magique après l’activation du Grand Cercle de Purification, tu pourrais l’étendre sur tout le continent ?

 — Mia, que veux-tu…

 — Peu importe. Réponds-moi seulement : en es-tu capable ?

 — Oui, je pourrais. À condition d’avoir assez de pouvoir magique.  Pourquoi cette question ?

Philia, je ne laisserai pas ces monstres profaner la terre que tu as tant peiné à protéger.

 — Dans ce cas, je vais activer le cercle, mais j’aurai besoin de ton aide pour l’étendre. Je ne suis pas encore capable de stabiliser ni d’agrandir un Grand Cercle de Purification.

 — Tu proposes donc de créer un Grand Cercle de Purification en utilisant une technique de tandem. Une idée des plus intéressantes.

La technique de tandem consistait pour deux personnes à unir leur magie pour exécuter un même sort ou rituel. À l’origine, elle avait été conçue pour permettre aux mages plus faibles de lancer des sorts puissants. Mais peut-être qu’Emily et moi pourrions combiner nos forces pour pallier nos faiblesses respectives et accomplir l’impossible. Ensemble, nous avions peut-être une chance d’étendre le cercle à l’échelle du continent.

 — Combien de temps te faudrait-il pour activer le cercle ? demanda Emily.

 — Environ cinq secondes. Je suis convaincue de pouvoir lancer un sort plus vite que quiconque.

 — Très bien. Dans ce cas, nous n’avons pas une seconde à perdre.  Aligne la fréquence de ta magie sur la mienne.

Je devais recueillir le pouvoir magique des autres Saintes à travers leurs colliers, l’absorber comme s’il était mien, puis activer le Grand Cercle de Purification.

Philia, je t’en supplie… Reste saine et sauve. Je te promets que j’y parviendrai.

 — Bien. Allons-y !

J’activai le Grand Cercle de Purification. La terre se mit à luire d’un éclat doré, signe que l’activation avait réussi. Mais mon cercle magique ne couvrait qu’un rayon d’environ dix mètres. C’était la limite de mes capacités pour le stabiliser et l’étendre. Le reste dépendait d’Emily. C’était à elle de prouver qu’elle était l’égale de ma sœur.

 — Exactement cinq secondes. Bien joué. Maintenant, étendons ce cercle sur tout le continent !

 — Vas-y, Emily ! Montre-nous que ton talent n’est pas que des paroles en l’air !

 — Oh ho ho ho ! Bien sûr que je vais le faire ! Le continent tout entier sera témoin de la puissance d’une Sainte de la famille Mattilas !

Elle était vraiment impressionnante, même si son arrogance restait difficile à supporter. Néanmoins, il était indéniable que le Grand Cercle de Purification s’étendait peu à peu. Grâce à Emily, nous parvînmes à éviter le pire scénario. Avec l’installation d’un nouveau Grand Cercle de Purification, la situation revint rapidement à la normale.

Le cercle n’avait aucun effet sur les démons, mais il neutralisait aisément les monstres déchaînés. Il ne nous restait plus qu’à anéantir les démons encore présents. Le prince Osvalt se montra à la hauteur :

 — Bon sang… C’est ma faute si j’ai laissé Dame Philia tomber ainsi !  Prenez ça !

Grâce à ses lunettes, il repérait les démons inférieurs et les transperçait de sa lance. Ce n’était pas la faute de Son Altesse. C’était moi qui avais échoué à protéger ma sœur. J’avais perdu connaissance à un moment critique, alors que j’aurais pu lui venir en aide. Quelle humiliation. Tout cet entraînement… pour en arriver là ?

 — Jugement Argenté !

 — Hmph ! Laissez-moi faire !

 — Je ne perdrai pas face à Mia !

Avec le prince Osvalt, Grace, Emily et les autres réunis, il ne fallut pas longtemps pour venir à bout des démons. Pour l’instant, le pire était derrière nous. Mais, en songeant que Philia avait été enlevée vers un endroit inconnu, sans que nous sachions comment la rejoindre, le désespoir nous saisissait.

 — Un exorciste saurait sûrement où elle est.

 — C’est vrai. Cette femme, Erza, semblait savoir quelque chose.  Franchement, elle aurait pu nous laisser un indice avant de partir !

D’après la façon dont Erza avait parlé, elle semblait connaître la localisation de la base d’Asmodeus. Puisque les exorcistes formaient un réseau de spécialistes de l’éradication des démons, ses collègues devaient également posséder ces informations. C’était sans doute pour cette raison qu’Erza s’était sentie libre de partir sans explication.

— Cet homme est bien un exorciste, non ? Peut-être qu’il sait quelque chose.

Comment s’appelait-il, déjà ? C’était sur le bout de ma langue…

 — Aïe ! J’ai mal ! Dites, où est Erza ? Et Philia ? Ne me dites pas qu’elles sont dans le royaume d’Asmodeus !

 — M. Nuraus ! lançai-je. Philia a été enlevée ! Savez-vous où elle a été emmenée ?

 — Klaus ! Je n’aime pas qu’on m’appelle Nuraus… ! Quant à savoir où est Dame Philia… Je suppose que j’ai une idée, mais…

 — Alors dites-le-nous ! Où Asmodeus l’a-t-il emmenée ?

 — Ô, Dame Philia ! se lamenta Lena. — Quelle honte pour une servante, de ne pas protéger sa maîtresse. Tout ça à cause de ces renards.

 — Révèle l’emplacement de Dame Philia avant que je ne te tranche, siffla Himari.

 — Himari, menacer les gens n’est pas très poli, rappela Leonardo.

 — Toutes mes excuses, Monsieur. Nous sommes tellement inquiets pour notre maîtresse qu’il est difficile de garder notre sang-froid.

 — C’est l’échec le plus cuisant de ma vie ! sanglota Philip.

Klaus restait là, l’air paniqué, submergé par les questions de tous côtés.
Il semblait vouloir répondre, mais fléchissait sous la pression écrasante.
Un véritable timide… Ou peut-être était-ce simplement que les personnes gravitant autour de Philia avaient tendance à être particulièrement extrêmes. Une fois l’avalanche de questions retombée, Klaus expliqua :

— Euh, eh bien. La véritable forme d’Asmodeus se trouve dans les Limbes, une dimension entre notre monde et celui des démons. Il a possédé le corps du prince Julius parce que Fianna l’a scellé, l’empêchant d’entrer en contact avec notre monde il y a quatre cents ans. Il lui était donc impossible d’y pénétrer physiquement. Mais avec l’approche du Royaume Démoniaque, il a pu transporter son âme ici.

Une dimension entre notre monde et celui des démons ? Que voulait-il dire par là ? Je n’avais même aucune idée de ce à quoi ressemblait le Royaume Démoniaque, alors la notion de Limbes était encore plus difficile à comprendre. Était-ce un endroit quelque part sur le continent ? Ou bien une autre terre, au-delà des mers ? Si c’était le cas, je pourrais au moins essayer de le concevoir et de trouver un moyen d’y accéder.

 — Asmodeus a sans doute emmené Dame Philia là où repose son véritable corps. Il souhaite utiliser son âme pour ressusciter la première Sainte Salvatrice, Fianna. Et probablement aussi pour parachever sa propre résurrection.

Je comprenais désormais. S’il parvenait à ramener la Sainte qui l’avait scellé, il pourrait forcer cette dernière à briser ce sceau. Il avait beau se prétendre amoureux, au fond, il n’agissait que par égoïsme.

 — M. Klaus, savez-vous comment atteindre ce monde intermédiaire ?

 — Oui, bien sûr. Nous autres exorcistes travaillons avec des familiers parce que les démons sont capables de voyager entre les dimensions.  Autrement dit, ils peuvent se rendre dans des royaumes ou des plans alternatifs situés entre les mondes. Mon familier, Satanachia, peut ouvrir un portail vers les Limbes.

Ah, c’était une bonne nouvelle. Non seulement Klaus savait où se trouvait Philia, mais il connaissait aussi le moyen de s’y rendre. Nous pouvions enfin élaborer un plan concret pour sauver ma sœur.

 — C’est décidé ! proclama le prince Osvalt. — Je vais sauver Dame Philia. Conduisez-moi jusqu’à Asmodeus !

 — Votre Altesse, laissez-moi faire ! Moi, Philip Delon, commandant des chevaliers de Parnacorta, je ramènerai Dame Philia !

 — Il est naturel qu’un serviteur rejoigne sa maîtresse, déclara Leonardo. — Je viendrai également.

 — Ce royaume n’est rien sans Dame Philia, ajouta Lena. — Comptez sur moi aussi.

         — Voilà qui est dit. Nous sommes tous dans le même bateau.

J’aurais voulu me joindre à eux, mais si je quittais les lieux, le Grand Cercle de Purification qu’Emily et moi avions invoqué avec tant d’efforts disparaîtrait. Je n’avais d’autre choix que de faire confiance à l’équipe de secours.

 — Quoi ?! s’exclama Klaus. — Les Limbes sont le domaine des démons !  Vous n’avez aucune idée du danger qui vous y attend ! Nous devrions attendre qu’Erza et Mammon reviennent !

Non, impossible d’attendre. Si j’avais pu partir, je me serais déjà élancée, peu importe ce qui m’attendait là-bas. Quelle que soit la puissance d’Erza et de Mammon, je ne pouvais m’empêcher de vouloir courir au secours de Philia.

 — Je ne pourrai pas connaître la paix tant que Dame Philia ne sera pas en sécurité ! Il est impensable de rester là sans rien faire !

 — Est-ce vous, prince Osvalt ? C’est moi, Philia. M’entendez-vous ?

 — J-j’entends la voix de Dame Philia provenir de mon bracelet ! s’écria Lena.

Hein ?! La voix de Philia… depuis le bracelet de Lena ?!

Nous demeurâmes tous figés, sidérés par cet événement totalement inattendu.

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