THE TOO-PERFECT SAINT T2 - CHAPITRE 1

Les mystérieuses disparitions

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Traduction : Calumi
Correction : Opale
Relecture : Raitei

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— Où allons-nous maintenant ? demanda le prince Osvalt alors que nous sortions de la boutique. — Je pense qu’on devrait se rendre quelque part où vous pourriez trouver ce que vous êtes venue chercher…

Que faire ? Pour ma part, je voulais surtout récolter davantage d’informations. C’est alors que quelque chose attira mon attention. N’était-ce pas à Dame Karen ?

 — Quelque chose ne va pas ? Vous vous sentez bien ?

 — Oui, tout va bien. Mais il y a quelque chose par terre, là-bas.

 — Hein ? Oh, c’est une boîte de cette boutique. Elle est encore emballée, donc quelqu’un a dû l’acheter et la faire tomber par mégarde.

La boîte se trouvait sur le sol, juste devant la vitrine. Je la ramassai et constatai qu’elle contenait encore quelque chose.

— Elle n’était pas là quand nous sommes entrés dans la boutique, dis-je. — Dame Karen a dû la laisser tomber.

 — Dans ce cas, faisons-la parvenir à la famille Hechtman, proposa le prince Osvalt en tendant la boîte à l’un de ses gardes.

J’avais vu à quel point le bracelet avait attiré l’attention de Karen, et j’étais soulagée de savoir que nous allions pouvoir le lui rendre. Il aurait été regrettable qu’elle le perde si vite.

— Dame Karen ! Dame Karen ! Elle n’est pas ici non plus ! Où a-t-elle bien pu aller ?

L’un des domestiques de Karen passa en courant, l’appelant à voix haute. S’était-elle égarée ?

Le prince Osvalt, intrigué, l’interpela.

 — Hé ! Vous êtes au service des Hechtman ? Que s’est-il passé ? Je vous ai entendu appeler Dame Karen.

Étrange. Même si Karen s’était éloignée, elle était sortie de la boutique quelques instants plus tôt à peine. Elle ne pouvait pas être allée bien loin. Pourquoi sa disparition plongeait-elle ses gens dans un tel état de panique ?

— V-Votre Altesse ! Je me prénomme John, majordome de la famille Hechtman. Vous n’allez pas me croire, mais Dame Karen… elle a disparu juste devant mes yeux !

Que racontait-il ? Il ne parlait pas au figuré, il semblait réellement croire que Karen s’était volatilisée, littéralement.

— John, c’est bien cela ? Calmez-vous, dit Son Altesse. — Une personne ne peut pas disparaître comme ça. Êtes-vous certain de ne pas avoir mal vu ?

Il semblait penser exactement comme moi. Il devait forcément s’agir d’un malentendu. La priorité était de calmer John pour mieux comprendre ce qu’il s’était passé.

 — Pardonnez ma panique, Votre Altesse, répondit John. — Mais même en retrouvant mes esprits, je vous jure que je ne me trompe pas. Dame Karen a salué Dame Philia dans cette boutique, elle était ravie de lui serrer la main. Elle est sortie, a sorti cette boîte de son sac… et puis elle s’est volatilisée, juste là, devant moi.

John persistait : il avait vu sa maîtresse disparaître, et il n’avait pas l’air désorienté, ni en train de mentir. Quelle que soit la vérité, un fait demeurait : Karen était introuvable. Avait-elle réellement disparu ? Si ce n’était pas le cas, quelle autre explication pouvait-on imaginer ?

 — Dame Philia, demanda le prince Osvalt, — est-il possible que quelqu’un disparaisse ainsi ? Existe-t-il un sort capable d’un tel effet ?

 — À ma connaissance, non. Mais nous ne devrions pas exclure cette possibilité simplement parce que je ne la connais pas. Il pourrait exister des sorts dont j’ignore l’existence.

— Hmm… Si c’est même inédit pour vous, alors soit quelque chose de très grave est en train de se produire, soit John se trompe et Dame Karen s’est simplement cachée sur un coup de tête.

D’après John, Karen avait disparu en pleine conversation. Il était peu probable qu’elle ait soudainement décidé de lui faire une farce ou de l’inquiéter sans raison.

Elle ne m’avait pas semblé du genre impulsif. Peut-être avait-elle réellement disparu. Et si c’était le cas, il devait y avoir une raison.

 — Votre Altesse, dis-je, — Je pense que nous devrions lancer des recherches pour retrouver Dame Karen. Étendons-les à toute la capitale impériale, non, à tout Parnacorta. J’ai un très mauvais pressentiment.

Le prince Osvalt hocha la tête.

 — Oui, j’y pensais aussi. Je vais demander de l’aide à mon frère. Commençons tout de suite. Cela pourrait être grave.

Une femme venait de disparaître sans laisser de trace. En un instant, le prince Osvalt et moi oubliâmes notre promenade.

Les recherches débutèrent ce jour-là même, couvrant non seulement la capitale impériale, mais l’ensemble du royaume de Parnacorta.

Malheureusement, aucune trace de Dame Karen ne fut retrouvée. En revanche, une vérité effrayante ne tarda pas à émerger.

* * *

 — Vous voulez dire que Karen n’est pas la seule à avoir disparu subitement ?

Voilà une semaine que nous cherchions Karen. Le prince Osvalt s’était rendu à mon manoir pour m’apporter une nouvelle des plus troublantes : d’autres disparitions inexpliquées avaient été signalées.

 — Oui. Il y en a eu au moins deux autres, en plus de Karen : Tina Marcell et Maria Aldorf. Et elles ont un point commun.

 — Que voulez-vous dire ?

— Vous vous souvenez de la liste dont je vous ai parlé la semaine dernière ? Celle des possibles remplaçantes de Sainte Elizabeth ? Ces deux femmes y figuraient, tout comme Karen. Autrement dit, elles sont toutes des utilisatrices de magie. Même si, pour l’instant, cela pourrait n’être qu’une coïncidence.

Deux autres femmes dotées de pouvoirs magiques avaient disparu sans laisser de trace ? Cela ne pouvait pas être une simple coïncidence. Peu de gens étaient capables d’utiliser la magie, et si l’on ne considérait que les femmes, cela réduisait encore la proportion. Trois femmes magiciennes disparues en peu de temps… Cela formait un schéma trop net pour être ignoré.

Mais quant à savoir pourquoi elles avaient été visées… je n’en avais pas la moindre idée. Alors que le prince Osvalt et moi discutions de l’affaire, j’entendis la voix du commandant des Chevaliers de Parnacorta à la porte.

 — Votre Altesse ! Philip Delon, au rapport !

Pourquoi Philip venait-il me voir ? Son Altesse l’avait sans doute fait mander.

 — Votre Altesse ! Il semblerait que des disparitions mystérieuses aient également été signalées dans d’autres royaumes !

 — Vraiment ?

 — Comme Votre Altesse l’avait supposé, les victimes sont toutes des femmes dotées de pouvoirs magiques. Aucun royaume n’a encore été en mesure d’en déterminer la cause, ni même le mode opératoire.

Cette série inquiétante d’événements avait fini par recevoir un nom : « Les disparitions mystérieuses ». Tout ce que l’on savait de ce phénomène inexplicable, c’est que des femmes capables d’user de magie disparaissaient sans explication. Personne ne semblait en connaître la raison.

 — Compte tenu de la situation, j’ai déployé plusieurs hommes, dont Philip, pour assurer ta protection, m’expliqua le prince Osvalt.

Il avait rapidement mobilisé quelques chevaliers de Parnacorta afin qu’ils servent de gardes du corps autour de mon manoir. J’avais déjà Lena, Leonardo et Himari pour veiller sur moi. L’idée de poster des chevaliers autour de ma résidence me semblait donc un peu excessive.

 — N’y a-t-il pas une raison particulière pour me confier davantage de gardes ? demandai-je.

Se redressant de toute sa hauteur, Philip prit la parole d’une voix assurée.

 — Dame Philia, vous êtes l’utilisatrice de magie la plus puissante de Parnacorta, non, du continent tout entier. Cet ordre ne vient pas seulement de moi, mais aussi de Son Altesse, le prince héritier Reichardt lui-même !

Il n’avait pas tort. En tant qu’utilisatrice de magie, je pouvais très bien être la prochaine victime des disparitions mystérieuses.

— Désolé, vous allez devoir supporter Philip et tout le vacarme qu’il fait. Mais comme c’est vous qui maintenez le Grand Cercle de Purification, le sort non seulement de Parnacorta, mais de tout le continent repose entre vos mains. Vous protéger est le strict minimum… et ce ne sera peut-être même pas suffisant.

S’il m’arrivait de disparaître, le Grand Cercle de Purification que j’avais établi se volatiliserait avec moi. Son Altesse avait raison : ma présence était indispensable pour protéger Parnacorta et les royaumes environnants.

 — Je comprends. Philip, faites attention à ne pas trop vous surmener.

 — Malheureusement, je ne peux pas accéder à cette requête. Nous, les Chevaliers de Parnacorta, ainsi que vos proches collaborateurs, sommes prêts à donner notre vie pour vous protéger, Dame Philia.

Plutôt que d’insister davantage, je choisis d’accepter cette bienveillance. Lorsque la paix et l’ordre étaient en jeu, le royaume ne pouvait se permettre de lésiner sur les moyens de défense.

Pourtant, je ne pouvais m’empêcher d’être troublée, tant que nous ne connaissions pas la cause de ces événements.

Des femmes magiciennes qui disparaissaient sans explication… Je devais à tout prix découvrir qui en était responsable, et pourquoi. Car Mia et Grace pourraient très bien être les prochaines.

* * *

 — Trois à Parnacorta, cinq à Bolmern, et deux à Girtonia ! À l’heure actuelle, on recense près de vingt cas confirmés à travers le continent !

Deux jours après le début de la mission de garde de Philip, celui-ci me transmit les dernières informations issues de l’enquête menée par le palais au sujet des disparitions.

— Toutes les disparues sont âgées d’environ quinze à vingt-cinq ans. L’équipe d’investigation internationale pense que cette tranche d’âge est prioritaire dans le choix des victimes, tout comme le fait qu’elles soient toutes des femmes.

Lena et Leonardo, les bras croisés, méditaient sur le rapport de Philip.

 — Hmm, fit Leonardo. — Peut-être que le coupable a une… certaine inclination pour les jeunes femmes.

— Beurk, M. Leonardo ! Comment pouvez-vous imaginer une chose aussi répugnante ?

Je ne comprenais pas exactement ce que Leonardo insinuait, mais je savais que la fréquence du pouvoir magique d’une personne dépendait de son âge et de son genre. En percevant son aura magique, il m’était possible d’estimer l’âge d’un individu, ainsi que de savoir s’il s’agissait d’un homme ou d’une femme.

Il était clair, à mes yeux, que le coupable visait un type de magie bien précis. Mais pourquoi chercher à obtenir de la magie ? Si nous parvenions à identifier un motif, nous pourrions nous rapprocher un peu plus de la vérité.

 — Permettez-moi de soulever deux autres points d’inquiétude ! déclara Philip.

 — Et lesquels ? demandai-je.

Y avait-il encore d’autres éléments liés aux disparitions ?

 

 — Il semble que votre Grand Cercle de Purification ait libéré beaucoup de temps libre pour les Saintes de chaque royaume. Afin de se préparer à une éventuelle crise future, certaines ont proposé de mettre ce temps à profit pour échanger leurs expériences, leurs savoirs, et renforcer leurs capacités. Autrement dit, elles envisagent d’organiser une conférence internationale appelée le Sommet des Saintes !

Mia et Grace m’avaient en effet confié qu’elles disposaient de davantage de temps libre, depuis la mise en place du cercle. Grâce à cela, leur entraînement progressait. Être une Sainte était exigeant. Autrefois, la moindre période de répit servait avant tout à se reposer. Mais peut-être était-ce le moment d’en faire davantage, de dépasser les frontières et d’élever ensemble nos pouvoirs sacrés.

 — Et ce sommet, il aura lieu à Parnacorta, pas vrai ? lança Lena, allant droit au but.

 — Pourquoi ici ? demandai-je. — Un royaume aussi vaste que Dalbert ne serait-il pas un choix plus logique ?

 — Mais dans ce cas, Dame Philia, fit remarquer Leonardo. — Vous ne pourriez pas y assister.

 — C’est vrai, renchérit Lena. — Tout le monde voudra vous rencontrer à un Sommet de Saintes !

 — Moi ? Vous en êtes certains ?

 — Vous êtes la Sainte Salvatrice qui a sauvé le continent ! Évidemment que toutes celles qui exercent la même fonction voudront vous rencontrer.

Lena et Leonardo étaient d’accord : puisque je ne pouvais quitter la capitale impériale, le sommet devait se tenir à Parnacorta. Mais faire venir autant de Saintes en un même lieu…

— Autrement dit, poursuivis-je, — Un grand nombre de femmes dotées de magie vont se rassembler dans la capitale impériale de Parnacorta…

 — Exactement ! acquiesça Philip avec enthousiasme.

Bien que les Saintes soient de tout âge, la plupart de celles en activité étaient dans la vingtaine, autrement dit, dans la tranche d’âge des victimes des disparitions.

Cela nous obligeait à réfléchir sérieusement à l’opportunité d’un tel rassemblement, sous peine d’exposer d’autres femmes à un grand danger.

— Philip, quel était le second point que vous vouliez aborder ? Vous avez évoqué deux préoccupations. J’imagine que la seconde a également un lien avec les incidents.

 — Eh bien… je ne sais pas s’il y a un rapport, mais… Son Altesse, le prince Julius de Girtonia, a disparu de la prison où il était incarcéré !

 — Disparu ? Il n’a pas été exécuté ?

 — Non ! Il s’est littéralement évaporé ! Sans laisser la moindre trace ! C’est très similaire aux autres cas, mais nous ignorons s’il existe un lien.

Toutes ces femmes disparues… et maintenant, le prince Julius.

Que cela pouvait-il signifier ?

À ce moment-là, je n’avais encore aucune idée de l’ampleur que prendraient ces événements, ni du fait qu’ils allaient bientôt embraser tout le continent.

* * *

 — Dame Philia, que faites-vous donc ? dit Lena. — Oh, ce bracelet est adorable ! C’est le cadeau de remerciement pour Son Altesse ?

Je portai la main à mon poignet, là où brillait le bracelet que j’avais fabriqué. Comment Lena avait-elle pu croire qu’il était destiné au prince Osvalt ?

 — Oh, non. J’ai été accaparée par des affaires plus urgentes, donc le cadeau pour Son Altesse devra attendre. Je m’exerce simplement, dans l’espoir de pouvoir un jour lui offrir quelque chose de fait main. J’ai aussi essayé de faire des boucles d’oreilles et des bagues.

Dernièrement, je m’étais découvert un intérêt pour la création de bijoux. J’avais acheté un grimoire spécialisé sur le sujet et appris à user de magie pour sublimer métaux et gemmes, ce qui s’était révélé bien plus agréable que je ne l’aurais cru. J’avais fini par confectionner plusieurs accessoires enchantés.

 — Dame Philia, vous avez enfin développé un sens du style, renifla Lena. — Même si c’est pour Son Altesse… qui aurait cru que vous vous mettriez à la mode ?

 — Euh, Lena, je ne comprends pas pourquoi cela vous fait pleurer…

— Mais, Dame Philia, vous ne vous intéressiez jamais aux vêtements, aux bijoux, ni au maquillage, auparavant !

Lena était au bord des larmes.

C’était vrai : auparavant, tout ce qui touchait à la mode m’indifférait. Je n’étais pas difficile quant à mes tenues. Tant que je disposais de quelques robes de travail et de vêtements de nuit confortables, ma garde-robe me semblait suffisante.

Lors d’une visite précédente, Mia et Grace m’avaient emmenée, ou plutôt traînée, dans les boutiques de vêtements de la capitale impériale, puis forcée à acheter des cosmétiques. Elles m’avaient poussée à faire tout un tas de choses qui sortaient totalement de ma zone de confort.

Mia m’avait expliqué patiemment des notions telles que les couleurs « tendances » de l’année, ou encore la façon d’adopter telle ou telle mode récente. J’avais été surprise de constater à quel point j’avais du mal à suivre ses explications. C’était aussi ce jour-là que nous avions découvert le salon de thé où j’avais ensuite emmené Son Altesse.

Peut-être était-ce parce que Lena avait assisté à cette transformation qu’elle s’enthousiasmait de me voir concevoir des bijoux. Pourtant, je ne comprenais toujours pas pourquoi cela l’émouvait autant.

— Je suis assez fière de ce bracelet. Tenez, Lena, cela vous plairait-il de le porter ?

Je lui tendis un bracelet orné d’une pierre violette luminescente, qu’elle contempla d’un air intrigué.

 — Hein ? Vous êtes sûre ? Il est si joli…

 — Oui, bien sûr. C’est en pensant à vous que je l’ai fabriqué.

 — Dame Philia…

Sur ces mots, Lena me serra dans ses bras avec force. J’en restai surprise, mais touchée.

Savoir qu’un simple présent de ma part pouvait lui faire autant plaisir m’apporta une chaleur inattendue.

* * *

 — Dame Philia ! J’ai des légumes pour vous, tout droit sortis de ma ferme. Donnez-les à Leonardo, voulez-vous ?

Le soir même où j’avais offert le bracelet à Lena, le prince Osvalt passa me voir avec un grand panier de légumes fraîchement récoltés.

 — Tout se passe bien avec Philip et les autres chevaliers ? Je craignais qu’ils ne deviennent envahissants.

Je laissai échapper un léger rire.

— Messire Philip et les autres sont de parfaits gentlemen. L’autre jour, nous avons même sauvé un chaton coincé dans un arbre.

 — Sauver un chaton ? Hé, je ne veux pas entendre dire qu’ils relâchent leur vigilance en ce qui concerne votre sécurité.

 — Pas du tout. Nous étions tous dans le jardin, et je n’étais nullement en danger. En vérité, je me sens plus en sécurité ici que n’importe où ailleurs dans le royaume.

 — Je vois. C’est rassurant.

Depuis notre sortie en ville, le prince Osvalt et moi avions pris l’habitude d’échanger des banalités chaque fois que nous nous croisions.

 — Ah! Mon frère vous a-t-il parlé de l’exorciste qui arrive de Dalbert ?

 — Un exorciste ? Non, je n’étais pas au courant. J’ignorais même que ce métier existait encore à Dalbert.

Je savais que certains se spécialisaient dans l’extermination des esprits malins, mais je n’en avais encore jamais rencontré. L’existence de tels esprits faisait débat. Moi-même, j’étais plutôt sceptique. Mais qu’un exorciste se déplace jusqu’ici, en ces circonstances…

 — Ces incidents seraient l’œuvre d’esprits maléfiques ?

Il arrivait que l’on attribue des phénomènes inexpliqués à des esprits, mais ces affirmations manquaient cruellement de fondement.

Pourtant, je ne voyais aucune autre raison qui justifierait la venue d’un exorciste à Parnacorta.

— Vous n’avez pas tout à fait tort. Il paraît que cet exorciste appartient à une sorte d’organisation secrète de l’Église de Cremoux. Ils ne chassent pas les esprits maléfiques, mais les démons, des créatures du Royaume Démoniaque. Le pape de Cremoux est convaincu que les disparitions sont de cette nature. Et comme vous êtes la seule et unique Sainte Salvatrice, l’exorciste a reçu l’ordre direct du pape pour venir veiller sur vous.

Des démons ? Certes, de nombreux textes anciens en faisaient mention, mais j’avais du mal à croire que de telles entités puissent exister dans notre monde, à la surface. Pourtant, si le pape avait jugé nécessaire d’envoyer un exorciste… peut-être y avait-il une part de vérité. Je décidai de me renseigner davantage.

Ce soir-là, je consultai autant d’ouvrages sur les démons que je pus en trouver.

Selon ces manuscrits, les démons, à la différence des monstres, étaient capables de parler les langues humaines et de manier une magie puissante. Leur espérance de vie dépassait de loin celle des humains, et ils possédaient une force vitale hors du commun. Certains d’entre eux étaient moins intelligents que les humains et incapables de parler, mais d’autres faisaient preuve d’un grand savoir et d’un esprit affûté. Même si je ne pouvais attester de la véracité de tous ces récits, j’y trouvai également mention d’un être d’une puissance quasi divine : le « Roi-démon ».

Si ces entités étaient réellement à l’origine des disparitions, cela expliquerait comment elles parvenaient à enlever des gens sans être repérées. D’après ce que je venais de lire, il n’aurait rien d’étonnant à ce que les démons possèdent des pouvoirs dépassant l’entendement humain. Mais dans ce cas, je devais envisager une hypothèse troublante : le Grand Cercle de Purification pourrait ne pas être aussi efficace contre les démons qu’il l’était contre les monstres. Le cercle couvrait presque tout le continent, neutralisant presque entièrement les incursions de monstres.

Or, les disparitions avaient eu lieu à l’intérieur même de cette zone protégée, ce qui prouvait de façon irréfutable que le cercle n’avait aucun effet sur la ou les entités responsables. Si les démons étaient bel et bien à l’œuvre, il fallait les considérer comme une menace d’une toute autre nature.

D’après un manuscrit très ancien, les démons vivaient dans le Royaume Démoniaque : une dimension plongée dans une obscurité totale, que la lumière du soleil n’atteignait jamais, et infestée d’une multitude de monstres dépassant tout ce que notre monde pouvait concevoir. À l’époque des civilisations antiques, ce royaume avait empiété sur le monde des humains. D’innombrables démons et monstres avaient surgi à la surface et s’étaient livrés à une série d’attaques incessantes contre l’humanité.

Peu de documents avaient survécu à cette époque. Les historiens pensaient que les peuples d’antan, incapables de supporter davantage ce fléau, avaient eu recours à un ancien rituel pour séparer le Royaume Démoniaque de notre monde. Aujourd’hui, ce royaume ne s’approchait de la surface que durant des cycles périodiques d’activité démoniaque accrue, où les monstres perçaient la frontière pour semer la destruction. Pour les anciens, notre époque aurait sans doute semblé paisible. Mais nous étions précisément en pleine période de recrudescence démoniaque. Et les démons étaient les habitants du Royaume Démoniaque. Était-il possible que tout cela soit lié ?

 — Dame Philia, êtes-vous réveillée ?

 — Oh, c’est vous, Himari ? Ce n’est pas dans vos habitudes de venir jusque dans ma chambre.

Alors que je prenais des notes sur mes lectures et les passages importants, Himari surgit sans frapper. Cela ne pouvait signifier qu’une urgence.

 — Il se passe quelque chose d’étrange. Les chevaliers qui montaient la garde sont soudainement tombés au sol. C’est fort curieux.

Philip et les autres avaient été vaincus ? Mais les Chevaliers de Parnacorta étaient reconnus comme les meilleurs du continent. Philip, en particulier, était considéré comme le plus grand lancier au monde. Sa renommée s’étendait bien au-delà de nos frontières. Il ne pouvait pas avoir été vaincu aussi facilement. Une seule conclusion s’imposait à moi.

 — Himari, restez près de moi. Je vais appeler Lena et Leonardo.

 — Je suis navrée, Dame Philia, mais je crois qu’il nous faut fuir immédiatement.

 — C’est peut-être précisément ce que cherchent nos assaillants. Ce pourrait être un piège. Nous tiendrons notre position et les affronterons ici.

 — …J’ai dû mal interpréter votre expression. Je croyais y voir une détermination farouche, comme si vous étiez prête à te battre.

Je n’avais aucune idée de ce que reflétait mon visage, mais une chose était certaine : des gens avaient été blessés en tentant de me protéger. Philip, vous tous, Chevaliers de Parnacorta… J’espère que vous allez bien…

Himari et moi quittâmes ma chambre et retrouvâmes Lena et Leonardo. Ensemble, nous nous plaçâmes à l’entrée, prêts à faire face. Je mis mes compagnons en garde : l’ennemi pouvait très bien tenter d’entrer par les fenêtres. J’étais sur le qui-vive.

 — Dame Philia, j’entends des pas dehors…, murmura Lena en frissonnant.

 — Restez calmes. Quoi qu’il arrive, ne perdez pas votre sang-froid, dis-je à voix basse.

J’évaluai le rythme des pas pour anticiper leur approche.

— Tiens donc… Qui aurait cru que la noble Philia serait si charmante ? La magie d’une Sainte Salvatrice sera un régal des plus exquis…

Un homme à la peau anormalement pâle, aux traits parfaitement ciselés, franchit le seuil. Son apparence était si harmonieuse qu’elle semblait artificielle, comme une imitation d’être humain. Il aurait dû être séduisant, mais une impression dérangeante émanait de lui. Éclairé par la lueur des lampes, il sourit en me dévisageant.

Qui était-il ? Inutile de me poser la question. Il était à l’évidence celui qui avait mis les chevaliers de Parnacorta hors d’état de nuire. Le confronter frontalement serait dangereux.

Alors que je réfléchissais, Himari et Leonardo bondirent.

 — Je ne te laisserai pas toucher à Dame Philia !

 — Ton intrusion a assez duré !

Ce n’était pas le moment d’attaquer. Nous ignorions comment cet homme avait vaincu Philip et ses hommes. Se jeter ainsi sur lui était trop risqué.

— Pourquoi ne pas aller dormir un peu, tous les deux ? Moi, je n’ai besoin que de cette beauté, là-bas.

Il tendit un doigt vers Himari et Leonardo, puis traça dans les airs un hexagramme irradiant d’une lumière bleutée. Aussitôt baignés dans cette clarté étrange, Himari et Leonardo s’effondrèrent, inertes.

Q-que venait-il de faire ?

 — Himari… Leonardo… Juste comme ça…

 — Ne vous inquiétez pas. Je les ai simplement envoyés faire une petite sieste.

 — Comment osez-vous…

Dès que j’avais compris que Philip et ses chevaliers étaient tombés si facilement, j’avais formé une idée approximative du type d’adversaire auquel nous avions affaire. Il maîtrisait la magie. À n’en pas douter, il venait d’utiliser un sort de paralysie ou de sommeil.

— Vous restez bien calme, pour quelqu’un qui n’a plus personne pour la protéger. Mais vous n’usurpez pas votre titre grande Sainte Salvatrice. La plupart des gens seraient déjà pris de panique.

 — Que cherchez-vous ? Êtes-vous l’auteur des disparitions ?

 — Hmm… Qu’en pensez-vous ? Donnez-moi un peu de bon temps, et peut-être que je vous le dirai. Mais d’abord, mettons cette jeune fille aussi au repos.

Cette fois, il pointa Lena du doigt et commença à tracer un nouvel hexagramme.

 — En êtes-vous sûr ?

S’il ne comprit pas immédiatement que quelque chose clochait, son propre corps le lui révéla bientôt. Il eut du mal à lever le bras.

 — Ugh… Pourquoi… pourquoi je ne peux plus bouger ?

 — Grâce à ma Chaîne de Lumière Sacrée. Je ne suis peut-être pas aussi rapide que ma sœur Mia, mais ma vitesse d’incantation est loin d’être négligeable. J’ai préféré attendre pour jauger vos capacités… même si j’ai eu tort de laisser Himari et Leonardo se faire piéger.

 — Mais… quand avez-vous… ?

Je passai aussitôt à l’action, entravant l’intrus à l’aide de chaînes de lumière assez solides pour retenir un dragon. Je me reprochai ma prudence excessive, qui m’avait poussée à le laisser porter le premier coup. Heureusement, il n’avait lancé aucun sort visant à blesser ou tuer… Mais je devais admettre que mon évaluation initiale de sa dangerosité était insuffisante.

L’intrus ricana.

— Les femmes fortes sont vraiment fascinantes. Je comprends maintenant pourquoi il les veut tant.

 — Que… qu’êtes-vous exactement ? demandai-je, toujours sur mes gardes.

Son énergie magique était étrangement distordue, et je doutais fortement qu’il soit humain.

 — Je suis un démon, répondit-il. — Vous avez sûrement deviné…

 — Gah !

Sa tête vola dans les airs.

Une jeune femme aux cheveux dorés, armée d’un fauchon, se tenait devant moi. La lame courbe et effilée de son arme brillait d’un rouge éclatant. Pour la toute première fois de ma vie, je me trouvais face à une exorciste.

Elle rengaina son fauchon, puis s’avança vers moi. Elle venait de décapiter le démon d’un seul coup, avec tant de précision qu’aucune goutte de sang n’avait coulé.

Même sans avoir entendu sa déclaration, il ne faisait aucun doute à mes yeux que cet homme n’était pas humain.

 — Enchantée, Sainte Salvatrice. Je me nomme Erza Notice, exorciste. Au nom de l’Archevêque Zenos de l’Église mère de Cremoux, je suis venue vous servir de garde du corps personnelle.

L’exorciste, qui s’était présentée sous le nom d’Erza, affirmait venir tout droit de l’Église mère de Cremoux. Son fauchon à la lame rouge avait été forgé dans un minerai possédant un haut pouvoir de pénétration magique. De plus, je pouvais sentir émaner d’elle une immense énergie magique, peut-être même supérieure à celle de Mia et de Grace, les deux Saintes les plus puissantes que je connaissais. À sa façon de se mouvoir, je compris qu’une exorciste recevait un entraînement bien plus spécialisé qu’une Sainte.

 — Je suis Philia Adenauer, me présentai-je. — Erza, merci beaucoup d’avoir fait tout ce chemin pour me rejoindre.

— Parnacorta est plutôt loin de Dalbert, mais ce n’est pas bien grave. Sainte Salvatrice, c’était votre première rencontre avec un démon ? dit-elle, imperturbable.

 — En effet. Je n’avais jamais vu un tel être auparavant. Et, comme vous avez dû le constater, j’étais stupéfaite de le voir encore en vie.

 — Comment ? répondit-elle aussitôt.

 — Dame Philia ! s’écria Lena. Sa tête est tombée ! Il ne peut pas être encore en vie !

Lena s’était laissée berner, mais moi, je percevais encore l’aura magique puissante de ce démon, et j’entendais ce qui ressemblait au battement d’un cœur. Il était bel et bien vivant.

— Oh, vous êtes encore plus perspicace que je ne l’imaginais. Tu peux te relever maintenant, Mammon.

 — Bon, bon, d’accord, on arrête de faire semblant. Tu m’as coupé la tête d’une manière si cruelle, tu sais !

Lorsque je fis remarquer que le démon était toujours en vie, celui que l’on appelait apparemment Mammon se releva, tenant sa tête entre les mains. À ce stade, il était impossible de le confondre avec un humain.

 — Sa tête peut parler toute seule ?! s’écria Lena, stupéfaite de voir la tête coupée de Mammon ouvrir la bouche pour parler.

 — Oh, pardon. Je ne voulais pas faire peur. Je vais me remettre en un rien de temps.

Mammon rattacha sa tête à son cou. En un clin d’œil, il retrouva l’apparence qu’il avait quelques instants plus tôt. C’était étrange de voir une créature perdre la tête, puis la rattacher aussi aisément, sans qu’une seule goutte de sang ne soit versée.

 — Vous êtes bien digne de votre rang, Sainte Salvatrice. Vous n’avez même pas sourcillé, remarqua Erza. — Vous avez des nerfs d’acier.

 — Je vous assure que j’ai été très surprise. J’ai simplement du mal à exprimer mes émotions.

Si un démon pouvait survivre à une décapitation, alors sa force vitale dépassait largement ce que décrivaient les anciens manuscrits. Mais plus étonnant encore était sa capacité à rattacher sa tête avec une telle facilité. Lena lança un regard suspicieux, tantôt vers Mammon, tantôt vers Erza.

 — Que se passe-t-il exactement ici ? Le rôle d’une exorciste, ce n’est pas d’exterminer les démons ? Pourtant, celui-là… on dirait qu’il vous apprécie.

Je partageais son interrogation. Ce qui rendait le geste d’Erza encore plus difficile à comprendre.

 — Oh, lui, c’est un familier au service de ma famille depuis des générations. D’après le contrat qui lie Mammon à la lignée Notice, il est tenu d’obéir à tous mes ordres.

 — Et en échange, lorsque cette chère demoiselle mourra, son âme me reviendra pour le festin. C’est également inscrit dans le contrat. En attendant, je la suis comme un vautour attendant son heure, ricana Mammon.

En résumé, elle contrôlait ce démon. Je me souvenais du proverbe : « Il faut un démon pour en reconnaître un autre. ». Peut-être était-il logique d’utiliser un démon pour traquer les siens.

 — Cette mise en scène était-elle destinée à nous montrer le danger que représentent les démons ?

 — Désolée pour ça. C’était l’idée de cet idiot. Une fois de plus, il a agi sans attendre mes instructions.

 — Je savais qu’ils comprendraient mieux après avoir vécu une attaque démoniaque en direct ! protesta Mammon.

 — Tu n’as pas tout à fait tort. Te décapiter m’a évité de longues explications.

— Tu entends ça, petite Philia ? J’ai seulement causé un petit tour et elle m’a tranché la tête ! Voilà la vraie nature de ma maîtresse ! Moi, personnellement, je déteste la violence inutile.

Erza et Mammon semblaient se plaire à s’échanger des piques. En l’observant maintenant, je me disais que, hormis son teint cadavérique et l’absence de vitalité humaine dans son regard, Mammon ressemblait presque à un homme ordinaire. Visiblement, tous les démons n’étaient pas des ennemis mortels de l’humanité.

Mais il n’était plus temps de plaisanter. Il nous fallait poser les vraies questions. À l’aide d’un sort de récupération, je réveillai Himari et Leonardo, puis demandai à Lena de nous préparer du thé. Une fois tous installés, la discussion put enfin commencer.

 — Dame Erza, l’exorciste et son familier Mammon, soupira Philip. — Jamais je n’aurais cru me faire berner par un démon. C’est l’échec de toute ma carrière.

 — Ce n’est pas votre faute, Philip. Vous ne pouviez rien faire contre une telle magie.

 — Non, c’était pitoyable de ma part, insista-t-il. — J’avais pris la responsabilité de protéger Dame Philia… et je me suis couvert de honte.

L’attaque de Mammon avait porté un coup dur à Philip et Himari, en particulier, car tous deux tiraient une grande fierté de leurs compétences défensives. Personne ne pouvait les blâmer d’avoir été vaincus par un ennemi inconnu, d’une puissance magique écrasante, mais j’imaginais combien il leur serait pénible d’accepter ce revers. Chercher à les réconforter maladroitement risquait d’avoir l’effet inverse.

C’est alors que Lena proposa joyeusement la chose suivante :

 — Et si on commençait à étudier les démons, pour mieux protéger Dame Philia la prochaine fois ?

 — Quelle bonne idée, Lena. J’aime ton optimisme. Allons prendre un thé dans quelques années, d’accord ? dit Mammon en passant un bras autour des épaules de Lena.

 — Ne vous emballez pas trop vite.

 — Gah !

Erza trancha de nouveau la tête du démon.

 — Aaah !

 — Et voilà que sa tête vole encore…

— Je vous en supplie, vous pourriez arrêter de me décapiter comme si c’était un numéro de cirque ? Tu vas finir par ruiner mon rencard, grogna Mammon.

Il ramassa sa tête, la remit à l’endroit, la replaçant sur ses épaules. Comme auparavant, pas une goutte de sang ne s’échappa, et il ne sembla ressentir aucune douleur. Décidément, les démons étaient fondamentalement différents des humains.

— Sa tête s’est remise !

Ignorant complètement Mammon après l’avoir à nouveau décapité, Erza enchaîna :

 — Ne prêtez pas attention à cet imbécile. Parlons plutôt des disparitions mystérieuses… et du lien qu’elles entretiennent avec la Sainte Salvatrice.

 — Vous pensez qu’elles sont liées à moi ?

Les disparitions auraient un lien avec moi ? Je compris peu à peu qu’Erza n’était probablement pas venue ici seulement pour assurer ma protection.

— Le responsable se nomme Asmodeus, l’un des plus puissants seigneurs du Royaume Démoniaque. Son objectif est de ressusciter la Sainte Salvatrice Fianna, la toute première Sainte. Pour cela, il cherche à accumuler une immense quantité de pouvoir magique en prélevant celui de jeunes femmes… Et vous, Philia Adenauer, vous êtes destinée à devenir le réceptacle physique de la résurrection de Fianna.

 — Ils veulent que Fianna prenne possession de mon corps ? Et mon âme, alors ? Que signifie tout cela ?

Les explications d’Erza ne faisaient qu’ajouter à ma confusion. D’un point de vue rationnel, il était absurde de prétendre ressusciter une personne morte depuis des siècles. C’était complètement insensé.

 — Sainte Salvatrice, êtes-vous familière avec le concept de réincarnation ? demanda Erza.

— Bien sûr. Selon les enseignements de la foi de Cremoux, nos âmes sont en perpétuel mouvement. À notre mort, notre corps se décompose, mais pas notre âme. Elle passe simplement à une nouvelle vie, et ce cycle se répète à l’infini.

La réincarnation était un principe fondamental de la foi de Cremoux, à laquelle appartenaient les Saintes. Nous croyions que le corps n’était qu’un simple réceptacle pour l’âme. À la mort, l’âme ne disparaissait pas, elle se transmettait à un nouveau corps. Les souvenirs pouvaient s’effacer, mais l’âme, elle, demeurait éternelle.

 — Alors, où pensez-vous que l’âme de Fianna se trouve ? Elle est peut- être morte depuis longtemps, mais elle a dû se réincarner à de nombreuses reprises. Son âme existe donc toujours aujourd’hui.

 — C’est vrai… mais je ne connais aucun moyen de localiser une âme réincarnée.

Selon la légende, Fianna, la première Sainte, possédait des pouvoirs magiques dépassant l’imagination humaine. Mais même elle n’échappait pas aux lois de la réincarnation. J’étais sur le point de le faire remarquer à voix haute, lorsque la réponse d’Erza me coupa le souffle.

 — Ce n’est pas impossible. Asmodeus sait où se trouve l’âme de Fianna… et nous aussi. Laissez-moi vous dire une chose, Sainte Salvatrice : l’âme de Fianna réside en vous.

 — Quoi ?!

J’étais la réincarnation de la Sainte Salvatrice Fianna ? Mais comment pouvait-elle en être certaine ? Mammon intervint alors :

— Le Grand Cercle de Purification…le rituel que tu as utilisé ? Je m’en souviens comme si c’était hier. C’est exactement le même que celui que Fianna a invoqué il y a environ quatre cents ans, jusque dans la fréquence de l’énergie magique dégagée. Les mortels l’ignorent sans doute, même des Saintes comme toi, mais chaque magie est le reflet de l’âme qui la génère.

Il n’hésitait même pas à admettre qu’il avait vu Fianna invoquer le rituel il y a quatre siècles. Je n’avais jamais entendu dire que l’énergie magique était unique à l’âme d’un individu. Aucun manuscrit n’en faisait mention.

 — Hé bien, vous devez être sacrément vieux, fit remarquer Lena.

— Lena, ma chérie, j’adore ta franchise. C’est une de tes plus belles qualités. Au fait, Maître Asmodeus est encore bien plus vieux. Si tu trouves qu’un pacifiste comme moi est impressionnant, attends un peu de voir ce dont il est capable.

 — Tu veux dire que tu comprends les lois de la réincarnation parce que tu as vécu assez longtemps pour en être témoin ?

 — Exactement. C’est d’un romantique, non ?

Tous les textes que j’avais lus s’accordaient à dire que les démons vivaient très longtemps. Mais l’entendre affirmer de sa propre bouche qu’il avait connu la Sainte Salvatrice Fianna… Cela avait quelque chose d’émouvant.

Si j’avais pu, j’aurais voulu lui poser mille questions sur l’histoire. Mais ce n’était pas le moment.

Je me retins.

— Face à la montée en puissance du Royaume Démoniaque, tu as lancé un rituel d’une grande ampleur, poursuivit Mammon. — C’est ainsi qu’Asmodeus, bien qu’il se trouvât encore dans le Royaume Démoniaque, a découvert que la réincarnation de Fianna se trouvait sur ce continent.

 — Mon Grand Cercle de Purification l’a alerté ?

 — C’est ça. Alors il a échafaudé un plan. En récupérant l’âme de Fianna et une immense quantité de pouvoir magique, il pense pouvoir ramener à la vie son grand amour perdu.

Mon cercle de purification couvrait l’ensemble du continent. Il me semblait tout à fait plausible que les ondes magiques aient pu atteindre même le Royaume Démoniaque.

C’était ainsi qu’Asmodeus avait pris conscience de mon existence, et conçu un moyen d’utiliser mon corps pour faire renaître Fianna.

Quelle histoire invraisemblable…

Il me restait encore une question en tête.

 — Vous êtes en train de dire qu’Asmodeus était amoureux de la Sainte Salvatrice Fianna ? demanda Leonardo. — Les démons sont-ils capables d’éprouver des sentiments amoureux envers des humains ?

J’étais sur le point de poser la même question. Quelle était exactement la nature de la relation entre Asmodeus et Fianna ? Erza prit la parole, évoquant la dernière fois où le Royaume Démoniaque avait empiété sur notre monde.

 — Dans les temps anciens, dit-elle, — lorsque le Royaume Démoniaque s’était rapproché du monde de la surface, trois des plus hauts démons étaient parvenus à s’introduire ici : Belzébuth, Azaël, et Asmodeus. Les exorcistes affrontèrent alors certaines des figures les plus puissantes du Royaume Démoniaque. Très vite, la guerre s’enlisa, plongeant les deux camps dans une impasse. À cette époque, la population de monstres était plusieurs fois supérieure à ce qu’elle est aujourd’hui, et d’innombrables vies furent perdues. Mais alors que l’humanité semblait au bord de l’extinction, un miracle eut lieu.

Je savais que l’humanité avait dû se battre jusqu’à l’épuisement pour survivre à cette époque.

Erza poursuivit :

 — Fianna fit alors son apparition. Une jeune femme, investie d’un pouvoir divin. Elle vainquit les plus hauts démons et renversa le cours de la guerre en un instant. Elle terrassa Asmodeus sans qu’il ait pu poser la main sur elle.

— Quelle époque effrayante ! dit Mammon. — J’ai bien fait de me ranger du côté des humains. Même pour un démon comme moi, cette femme était un monstre.

Erza parlait selon les récits transmis, mais Mammon, lui, décrivait ce qu’il avait vu de ses propres yeux. Fianna devait être incroyablement puissante pour inspirer une telle crainte à un démon capable de survivre à une décapitation. À côté d’elle, j’étais bien peu de chose.

 — Tandis que Belzébuth et Azaël battaient en retraite vers le Royaume Démoniaque, Asmodeus, bien que vaincu, tenta malgré tout de se rapprocher de Fianna. Son instinct démoniaque fut submergé par la puissance immense qu’elle dégageait. D’une manière ou d’une autre, il en vint à l’admirer.

 — Comment est-ce possible ? demanda Himari.

 — J’appelle ça un fétichisme. Se faire battre à plate couture par une femme sexy, apparemment, ça l’excite, répondit Mammon.

Un silence stupéfait s’abattit sur nous.

— Cesse de dire n’importe quoi, répliqua Erza en balayant les airs de son fauchon.

 — Oups ! C’était moins une !

Mammon évita la lame en attrapant sa propre tête entre ses mains et en la soulevant de lui-même. Apparemment, il pouvait l’attacher et la détacher à volonté. Je peinais à croire ce que je voyais.

Aussi troublant que ce soit, j’observai avec attention Mammon pendant qu’il replaçait sa tête sur ses épaules. Ce mécanisme évoquait un sort de récupération automatique. Sa magie devait maintenir l’unité de son corps. Si son afflux magique venait à être interrompu, il ne pourrait sans doute pas se rétablir aussi aisément.

Remis en un seul morceau, Mammon sourit comme si de rien n’était.

— Nombre de démons sont d’anciens anges déchus, chassés du ciel il y a bien longtemps, expliqua Erza. — Asmodeus fait partie de ceux-là. Fianna, en revanche, était une mortelle qui frôlait avec le pouvoir d’une déesse. Elle a éveillé ses instincts les plus primitifs. On dit qu’il est le plus lubrique de tous les démons.

 — Malheureusement pour Maître Asmodeus, ajouta Mammon, — il n’a jamais pu faire Fianna sienne. Et aussi terrifiante soit-elle, Fianna restait une simple humaine. Elle mourut avant même d’avoir atteint la cinquantaine. Aujourd’hui, Asmodeus veut créer une copie de Fianna qui lui obéira au doigt et à l’oeil.

Et voilà le récit de la légendaire Sainte Salvatrice, raconté par une exorciste… et un démon.

L’obsession égoïste d’Asmodeus me semblait profondément dévoyée. Il fallait l’arrêter avant que d’autres femmes ne tombent entre ses griffes.

— Nous pensons qu’Asmodeus est entré dans notre monde en possédant un être humain au cœur perverti par le désir, déclara Erza. — Plus précisément, nous croyons qu’il a pris possession du prince Julius de Girtonia, récemment disparu de sa cellule.

 — Quoi ?!

Le nom du prince Julius était le dernier que je m’attendais à entendre dans cette discussion.

Bien que nos fiançailles aient été rompues… étions-nous donc toujours liés par le destin ?

* * *

(Mia)

 — Bonjour, Mère, dis-je en bâillant. — Tu là plus tôt que d’habitude.

J’avais passé un agréable moment à rendre visite à ma sœur Philia, mais depuis mon retour à Girtonia, mes journées étaient rythmées par un entraînement rigoureux sous la supervision de ma tante, désormais à la fois mère adoptive et mentor, la Sainte Hildegarde.

Grâce à Philia, mes devoirs de Sainte étaient presque inexistants, si ce n’était pour prêter main-forte au prince Fernand dans la reconstruction du royaume. Cela signifiait que j’avais tout le temps nécessaire pour m’entraîner.

Alors que je frottais mes paupières encore ensommeillées, ma mère adoptive me réprimanda :

 — Mia, tu as indéniablement du talent, mais tu ne donnes pas le meilleur de toi-même. À ce rythme, tu ne rattraperas jamais Philia.

Son entraînement spécial n’avait rien d’une plaisanterie. Je n’arrivais pas à croire que Philia l’eût supporté sans broncher quand elle était enfant. Mais en repensant à la première fois où nous avions travaillé ensemble après que je fus devenue Sainte, je me rappelai à quel point je la considérais comme un prodige, bien trop éloignée de moi pour que je puisse l’atteindre.

L’écart entre nous me paraissait alors insurmontable. Mais aujourd’hui, je comprenais que je m’étais trompée. Sans que je le sache, ma sœur s’était efforcée sans relâche de progresser. C’était désormais à mon tour d’en faire autant.

 — Je sais, Mère. J’ai accepté cet entraînement pour dépasser ma sœur. Je suis prête à m’investir à fond et à ne pas perdre ma combativité ! En fait, tu peux même y aller plus fort si tu veux !

Voilà. Si je gardais cet esprit combatif, rien ne serait impossible. Il fallait que je m’entraîne dur, pour être capable d’épauler Philia à l’avenir.

— Voilà qui est bien dit. Pour être honnête, je me retenais un peu parce que tu es ma fille adoptive.

 — A…Ah bon ?

 — Même si vous n’avez pas les mêmes parents, tu as grandi en observant l’entraînement de ta sœur. Maintenant que tu as pris conscience de ce que tu as manqué, il est temps d’en finir avec la clémence. Le véritable entraînement commence aujourd’hui.

Ha ha ha… Ainsi, même la Sainte Hildegarde pouvait faire preuve d’humour. Son entraînement spécial était déjà si difficile que j’en venais à lutter quotidiennement contre les larmes et le découragement. Et cela… ce n’était pas encore le « vrai » entraînement ?

Elle plaisantait, n’est-ce pas ? Elle considérait cela comme de la bienveillance ? Quelle idiote j’avais été de ne pas voir qu’elle me ménageait… Mes jambes commencèrent à trembler pour de bon.

 — Termine ton petit-déjeuner, puis prépare-toi immédiatement.

 — D’accord… Tu sais, Mère, tu cuisines bien mieux que Philia.

 — Ne me parle pas du seul défaut de cette fille.

 — La façon dont tu l’as dit… Tu as déjà goûté sa cuisine, hein ?

Je l’imaginai, découpant un plat noirâtre préparé par Philia. Ma sœur était si désastreuse en cuisine que cela me laissait sans voix. La seule fois où je l’avais vue vraiment embarrassée, c’était lorsqu’elle avait apporté son propre déjeuner, et que je lui avais demandé d’échanger nos repas.

Après avoir avalé mon petit-déjeuner à toute vitesse, nous nous rendîmes dans les montagnes pour commencer l’entraînement.

Le programme débutait par quelques échauffements, comme rester sous une cascade ou courir les yeux bandés. Mais à peine étions-nous arrivées qu’un soldat nous interpela avant même que nous puissions commencer.

Je le reconnus aussitôt : il appartenait à la faction fidèle au prince héritier, opposée à la prise de pouvoir de Julius. Cela faisait un moment que nous ne l’avions pas vu. Que venait-il nous annoncer, cette fois ?

 — Dame Mia, Dame Hildegarde ! Une terrible nouvelle ! Julius… Ce traître de Julius… Il a disparu de sa cellule !

 — Quoi ?

Voulait-il dire que Julius s’était évadé ? Cela pouvait-il être l’œuvre de ses fidèles ? Il avait été condamné à mort, mais l’exécution avait été repoussée, le royaume étant concentré sur sa reconstruction. Cela dit, il était étrange que le soldat ait parlé d’une « disparition » plutôt que d’une « évasion ».

 — D-dans tous les cas, le prince Fernand vous a convoquées. C’est urgent ! Je vous prie de vous rendre immédiatement au palais !

Ma mère et moi échangeâmes un simple hochement de tête, puis nous prîmes la direction du palais. J’avais un mauvais pressentiment… mais cette fois, je comptais régler les choses par moi-même, sans demander l’aide de Philia. J’étais la Sainte de Girtonia, après tout.

 — Mia ! Dame Hildegarde ! s’exclama le prince Fernand. — Merci d’être venues. Je m’excuse de vous avoir fait venir aussi soudainement.

Son teint s’était amélioré, mais ses yeux portaient encore les traces d’interminables nuits sans sommeil. Il ne faisait aucun doute qu’il se consacrait corps et âme aux efforts de reconstruction. Le palais souffrait d’un cruel manque de personnel, depuis que les fonctionnaires corrompus, ceux-là mêmes qui avaient profité de leur position pour s’enrichir, avaient été emprisonnés en même temps que Julius.

 — J’ai entendu parler de la disparition de Julius, dit ma mère. — On dit qu’il s’est volatilisé. Est-ce que cela aurait un lien avec les autres disparitions mystérieuses ?

Disparitions mystérieuses ? L’interrogation abrupte de ma mère me laissa perplexe. Je penchai légèrement la tête, déconcertée.

 — Vous êtes déjà au fait de la situation… Je n’en attendais pas moins de vous, Dame Hildegarde, répondit le prince. — Mon frère s’est évaporé, sans laisser la moindre trace, alors qu’il était enfermé dans une prison sous haute surveillance. Cela rappelle étrangement les cas récents de disparitions signalés dans les royaumes voisins.

Le prince Fernand nous expliqua que, partout sur le continent, des jeunes femmes dotées de pouvoirs magiques avaient commencé à disparaître. Et récemment, le royaume de Parnacorta avait affecté de nouveaux gardes à Philia, par crainte qu’elle ne soit elle aussi visée.

 — Ce n’est pas que nous devions toujours faire comme Parnacorta, poursuivit le prince Fernand, — Mais à partir d’aujourd’hui, je vous assigne toutes les deux de nouveaux gardes pour vous protéger. Je vais faire venir quelques hommes de chez Pierre.

Une fois ce point réglé, Son Altesse revint au sujet principal.

 — Mais Julius n’est ni une jeune femme, ni quelqu’un doté de pouvoirs magiques. Nous avons tenté d’établir un lien entre sa disparition et les autres incidents, mais la seule personne à laquelle nous pouvons penser, et qui s’y connaît en phénomènes de ce genre, c’est Philia. Son expertise nous serait d’une aide précieuse.

Je m’y opposai aussitôt.

 — Pardonnez-moi, Votre Altesse… mais compte tenu de la façon dont ce royaume a traité ma sœur, je ne suis guère favorable à cette idée. Elle est aujourd’hui la Sainte de Parnacorta, et nous lui devons déjà une dette immense. À partir de maintenant, je pense qu’il est de notre devoir de ne plus nous reposer sur elle, ni de lui causer davantage d’ennuis.

Considérant ce qu’elle avait vécu avec Julius, il était hors de question de lui imposer la charge de sa disparition. Les problèmes de Girtonia devaient être résolus par Girtonia.

 — Je suppose que vous avez raison. À bien des égards, nous sommes devenus trop dépendants de la Sainte Salvatrice. Très bien. Nous allons constituer une équipe d’enquête pour examiner ces incidents nous- mêmes.

Son Altesse retira aussitôt sa proposition. Après tout, nous étions déjà protégés par un cercle de purification lancé par ma sœur, qui servait désormais un autre royaume. J’étais convaincue qu’il serait impensable d’en exiger davantage.

— Mia, dit Mère, — je suis heureuse que tu ne veuilles pas trop t’appuyer sur Philia. Mais ta sœur aînée voudrait sans doute que tu saches que tu peux compter sur elle.

 — C’est ma sœur, après tout…

Je me rappelai que, lorsque j’avais été en danger, Philia m’avait choisie, moi, avant ses devoirs de Sainte. Rien ne m’avait jamais rendue plus heureuse. J’étais fière d’elle, plus que tout. C’est vrai. Je voulais un jour l’égaler dans ce rôle de Sainte mais cela ne signifiait pas que je devais cesser de la traiter comme ma grande sœur.

 — Tu as raison, Mère. Votre Altesse, si jamais l’enquête sur la disparition de Julius venait à s’enliser, je vous prie de me le faire savoir. J’en toucherai un mot dans ma prochaine lettre à Philia. Mais essayons d’abord de régler cela par nous-mêmes. Ma mère adoptive et moi ferons tout notre possible.

 — Si le besoin s’en fait sentir, Mia, je me reposerai sur vous. Et Dame Hildegarde, merci pour votre soutien.

Notre résolution s’avéra vaine. Philia découvrit la vérité bien avant nous, avant même que nous comprenions ce qui se passait. À ce moment-là, je n’avais pas la moindre idée que je serais un jour contrainte d’affronter des créatures appelées « démons »…

 — Si cela est tout, Votre Altesse, nous allons nous retirer…

Mais le prince Fernand n’en avait pas fini.

 — Attendez. Il y a un dernier point que je souhaitais aborder : le Sommet des Saintes.

 — Le Sommet des Saintes ?

 — Oui. C’est une conférence internationale proposée par Sainte Emily Mattilas de Bolmern. Elle a estimé qu’il serait bénéfique de créer une occasion pour que les Saintes de chaque royaume se réunissent et discutent ensemble des divers enjeux.

Le Grand Cercle de Purification avait libéré beaucoup de temps pour les Saintes à travers le continent. Nous pouvions désormais nous consacrer à notre entraînement tout en conservant du temps libre. Le sommet serait l’occasion de partager nos connaissances, d’améliorer nos compétences, et de nous préparer à la prochaine crise.

Mais cette Emily… n’était-elle pas la sœur aînée de cette chipie de Grace ? J’avais entendu dire qu’elle nourrissait une sorte de rivalité farouche, bien que non réciproque, envers Philia. Était-ce une bonne idée de laisser quelqu’un comme elle diriger un sommet pareil ?

— J’ai entendu parler de Sainte Emily, déclara ma mère. — On dit qu’elle est la plus remarquable des Saintes issues de la prestigieuse famille Mattilas. Elle est aussi compétente qu’assidue. Parmi les Saintes actuellement en activité, c’est probablement celle qui se rapproche le plus du niveau de Philia. Si une Sainte aussi réputée est à l’origine de ce sommet, ça peut valoir le coup d’y participer.

Je n’étais pas surprise que Mère connaisse Emily. Bien qu’elle se soit retirée de la vie active depuis un certain temps, elle avait eu une longue carrière de Sainte, et elle connaissait bien les autres royaumes. Mais je ne m’attendais pas à ce qu’Emily soit aussi estimée. Si elle était considérée comme la seconde après Philia, alors elle me surpassait de loin.

En y repensant, Grace connaissait déjà les langues archaïques, malgré son jeune âge. Sa sœur aînée devait être encore plus impressionnante. Mais étant donné les circonstances actuelles, était-ce bien raisonnable de rassembler autant de Saintes en un même lieu ?

— Vous vous inquiétez à cause des disparitions, n’est-ce pas, Mia ? C’est écrit sur votre visage.

 — Je suis désolée, Votre Altesse, mais cette assemblée aura lieu à Parnacorta, n’est-ce pas ? Dans ce cas…

 — Tu redoutes qu’il arrive quelque chose à Philia, c’est ça ?

Mère et Son Altesse virent clair en moi comme à travers du cristal. Peut-être m’étais-je trop accoutumée à vivre en temps de paix, au point de ne plus parvenir à dissimuler mon trouble lorsque je sentais le danger arriver.

C’était regrettable, surtout après m’être tant exercée à masquer mes émotions quand j’étais fiancée à Julius.

— Vos inquiétudes sont légitimes, déclara le prince Fernand. C’est exact : il est prévu que le sommet se tienne à Parnacorta. Mais, si cela peut vous rassurer, ce royaume a déjà dépêché certains de ses chevaliers pour veiller à la sécurité de la Sainte Salvatrice Philia. Et le roi Eigelstein a accepté une mesure exceptionnelle : chaque Sainte pourra venir accompagnée de ses propres gardes.

Voilà qui me soulageait. Je savais que Philia pouvait compter sur Himari et les serviteurs qui veillaient sur elle, mais savoir que les Chevaliers de Parnacorta eux-mêmes étaient présents me rassurait davantage encore. D’ailleurs, ma sœur avait affûté ses pouvoirs au point qu’elle n’avait sans doute même plus besoin de gardes.

 — Quoi qu’il en soit, dit Mère, — je suis certaine que la première chose dont il sera question au sommet sera justement les disparitions.

 — Pensez-vous que nous pourrons percer le mystère ?

— Les victimes sont toutes de jeunes femmes ayant des pouvoirs magiques. Je suis sans doute trop âgée pour faire partie des cibles, mais la majorité des Saintes correspondent au profil. Je pense que chacune voudra partager ses stratégies d’auto-défense.

Elle avait raison. Philia, Grace et moi étions toutes dans la même tranche d’âge que les filles disparues. Échanger des informations avec les autres Saintes pourrait nous aider à mieux nous protéger, et peut-être nous rapprocher de la vérité. Mais en contrepartie, nous abandonnerions nos royaumes pendant ce temps. Et s’il arrivait quelque chose en notre absence ?

 — Naturellement, Mia, Dame Hildegarde, j’aimerais que vous assistiez toutes deux au Sommet des Saintes. Vous pourriez y glaner des informations utiles.

 — Entendu, Votre Altesse, répondit Mère.

 — Mais, Votre Altesse… tentai-je d’ajouter.

— Aussi regrettable que ce soit, Girtonia dépend encore entièrement de ses Saintes. Mia, ce royaume ne pourra grandir que si vous aussi faites de même. Pour le bien de la nation, j’ai besoin que vous appreniez tout ce que vous pouvez auprès des autres Saintes. Je sais ce que vous et votre sœur avez enduré, et peut-être n’avez-vous plus toute confiance en nous… Mais je promets que nous nous débrouillerons en votre absence, ne serait-ce que quelques jours.

Il me demandait de participer au sommet dans l’intérêt de Girtonia et il affirmait que ma propre évolution serait un bien pour notre pays. Il avait raison. Philia remuerait ciel et terre pour protéger le royaume qu’elle servait. Représenter Girtonia au sommet, c’était précisément suivre ses pas.

Et puis… me rendre à Parnacorta signifiait que j’allais revoir Philia. Rien que cette idée suffisait à me mettre du baume au cœur.

 — Mais je te préviens, dit Mère d’un ton sec, ce ne sera pas des vacances.

— Oh non ! Mère, tu as su que je pensais à des futilités en me regardant ?

 — Non, j’ai simplement senti les fluctuations dans ton aura magique.

 — Tu peux voir ça avec la magie ?

 — …Je plaisantais, bien entendu. Vraiment, tu as encore du chemin à faire si tu tombes dans le panneau aussi facilement.

Aïe. Elle m’avait bien eue ! Mais n’importe qui, même Philia, se serait fait avoir avec ce ton si sérieux. Non, à bien y réfléchir… Philia aurait probablement levé les yeux, impassible, et déclaré : « Non, impossible. » Elle était toujours aussi perspicace.

 — Bien joué, j’admets. Mais avoue que tu as hâte de revoir Philia aussi !

 — Je ne le nierai pas. Je suis curieuse de voir ses progrès.

Peu après cette entrevue, la tenue du Sommet des Saintes à Parnacorta fut officiellement confirmée. Ainsi, nous prîmes la route vers la terre qui était devenue le foyer de ma sœur.

* * *

(Grace)

 — OH HO HO HO ! Les démons et autres créatures de ce genre ne font pas le poids face à moi, Emily Mattilas !

Ma sœur Emily, hilare, bomba le torse, enflée d’orgueil.

Des jeunes femmes dotées de pouvoirs magiques disparaissaient partout sur le continent, et c’est ainsi qu’Emily réagit en apprenant que le coupable était un démon. Y avait-il donc quoi que ce soit capable de l’effrayer ?

 — Ne fais pas attention à Emily, c’est son genre. Une fois que tu t’y habitues, tu finis par ne plus prêter attention à ses simagrées.

— Nous étions quatre à lutter de toutes nos forces pour capturer ce démon, maugréa Jane, ma troisième sœur, — et mademoiselle se permet de rafler tout le mérite ? n’est-ce pas indigne d’une Sainte ?

Un exorciste du nom de Klaus Eiselbein avait été dépêché depuis l’Église mère de Cremoux, à Dalbert, pour nous protéger, nous, les quatre Saintes de la famille Mattilas. Klaus, un jeune homme aux cheveux d’argent et aux yeux bleus, nous avait informées qu’un autre exorciste assurait la garde de Dame Philia à Parnacorta.

Nous avions appris que les exorcistes combattaient les démons depuis l’Antiquité. Il s’agissait d’une organisation secrète, opérant à travers le monde sur les ordres directs de l’Église.

Klaus contrôlait un familier démoniaque nommé Satanachia, une créature étrange prenant la forme d’un loup noir marchant sur deux pattes. Pour nous faire comprendre à quoi nous avions affaire, Klaus et Satanachia nous offrirent une démonstration de puissance démoniaque. Face à la magie redoutable et à la vitalité surnaturelle de Satanachia, nous dûmes livrer un véritable combat pour survivre.

L’épreuve fut terriblement éprouvante, bien plus que tout affrontement avec un monstre, mais grâce à un sort d’entrave lancé par Emily, nous réussîmes enfin à le neutraliser.

Cela dit, même si c’était bel et bien le sort d’Emily qui avait mis Satanachia à terre, elle n’aurait jamais pu l’incanter sans l’intervention de mes deux autres sœurs et moi, qui avions multiplié les diversions pour créer une ouverture. Pas étonnant que Jane ait fini par élever la voix.

Après le combat, Klaus nous apprit que certains démons pouvaient même survivre à une décapitation. Il se garda cependant d’en faire la démonstration, jugeant cela déplacé en présence de dames.

— Comprenez-vous à présent à quel point les démons sont terrifiants, poursuivit-il. — Le maître d’œuvre derrière ces disparitions, Asmodeus, est le plus haut représentant encore en vie du Royaume Démoniaque. Il est infiniment plus puissant qu’un démon de rang intermédiaire comme Satanachia.

D’après Klaus, Asmodeus, responsable des disparitions mystérieuses, s’en prenait à mon mentor, Dame Philia, à qui l’on avait récemment conféré le titre de Sainte Salvatrice. Mais il enlevait également d’autres jeunes femmes possédant des pouvoirs magiques, raison pour laquelle Klaus avait été envoyé pour nous protéger, nous, les quatre Saintes de la famille Mattilas.

 — Ce Asmodeus ne me revient pas du tout, déclara Emily.

 — En effet. C’est lui qui sème le trouble. Nous ne pouvons pas le laisser faire.

— Comment ose-t-il me traiter, moi, Emily Mattilas, comme une simple remplaçante de Philia Adenauer ? N’a-t-il donc aucun respect pour les dames ?

La sortie mesquine d’Emily laissa Klaus sans voix. Sans son évidente jalousie envers Dame Philia, j’aurais pu la respecter sincèrement, en tant que sœur et en tant que Sainte, arrogance comprise. Ma seconde sœur, Amanda, tenta de la réprimander avec douceur.

 — Cela suffit, Emily. Klaus commence déjà à regretter d’être venu, on dirait.

Peine perdue.

 — Je ne dis rien de déplacé, Amanda.

Depuis qu’elle avait appris que Dame Philia avait été nommée Sainte Salvatrice, Emily avait intensifié son entraînement. Je pouvais même l’imaginer perdre tout intérêt pour notre mission, maintenant qu’elle savait que nous allions nous battre pour protéger Dame Philia.

— Emily, la taquina ma sœur Jane, — Je parie que tu es en train de te dire que si Philia se fait capturer par ce démon, tu deviendras la première Sainte.

 — Ne me sous-estime pas, Jane ! Je triompherai de la Sainte Salvatrice Philia avec mes propres mérites. Oui, en devenant Sainte Salvatrice à mon tour ! Jamais je ne me laisserais capturer par un démon. C’est là…

 — …C’est là toute la fierté des filles nées dans l’illustre famille Mattilas ! tonna la voix de Père en entrant dans le salon.

 — Père ! m’exclamai-je, surprise de le voir encore debout à cette heure.

 — Bien parlé, Emily. Dame Philia est une Sainte remarquable, ce ne sera pas une mince affaire de la surpasser. Ces histoires de disparitions seraient-elles l’œuvre de scélérats tapissant dans l’ombre pour s’en prendre à la Sainte Salvatrice ? Si tel est le cas, je compte sur vous pour tirer cette affaire au clair et la protéger !

— Ce n’est pas tout à fait cela, comte Mattilas, répliqua Klaus. — Si je suis ici, c’est parce que vos filles risquent elles aussi d’être prises pour cibles.

Emily l’ignora.

 — Comptez sur moi, Père ! Je mettrai le nom de la famille Mattilas en jeu, et je résoudrai cette affaire avec splendeur, élégance et noblesse !

 — Dame Emily, je vous en prie, écoutez-moi. Il se trouve que je…

Klaus tenta d’en placer une, mais Père et Emily étaient déjà partis dans un de leurs habituels numéro. Le pauvre Klaus avait l’air au bord des larmes.

À ses côtés, les oreilles de Satanachia tressaillirent tandis qu’il dévisageait son maître d’un air inquiet. Même les démons ressentaient de l’inquiétude. J’avais un mauvais pressentiment concernant ce Sommet des Saintes. Après tout, il s’agissait d’un rassemblement international de femmes au pouvoir magique élevé. Mon cœur se serra à l’idée qu’il puisse arriver malheur à Dame Philia. C’était elle qui avait sauvé le continent tout entier. Si elle était en danger, n’était-ce pas à notre tour de la sauver ?

 — C’est décidé ! déclara Père. — Moi aussi, je me rendrai à Parnacorta pour le Sommet des Saintes ! Après tout ce que Dame Philia a fait pour Grace, il est tout naturel d’aller lui adresser mes salutations.

 — J’ai également l’intention de la saluer, renifla Emily, mais pour une tout autre raison.

— Je vous en prie, faites preuve de retenue au Sommet des Saintes, intervint Klaus. — Sinon, je risque de me faire réprimander par l’Église…

 — Wa ha ha ha !

 — Oh ho ho ho !

 — Si seulement je pouvais échanger ma place avec Erza, murmura Klaus. — Servir Philia doit être infiniment plus paisible…

Sa Majesté le roi de Bolmern s’opposa à ce que les quatre Saintes du royaume se rendent à Parnacorta, aussi fut-il décidé qu’Amanda et Jane resteraient sur place. Klaus nous assura que Dalbert enverrait quelqu’un d’autre pour veiller sur elles.

Et ainsi, Emily, l’exorciste Klaus, son familier Satanachia, mon père le comte Mattilas et moi-même prîmes la route de Parnacorta.

Dame Philia… je suis si heureuse que nous allions nous revoir si tôt.

Et Dame Mia… je ne vous laisserai jamais, au grand jamais, me surpasser.

* * *

(Philia)

Alors qu’il travaillait sur son domaine agricole, le prince Osvalt me parla de l’arrivée d’Erza comme nouvelle garde personnelle et de sa résidence au manoir.

 — Dame Philia, comment les choses se passent-elles avec Dame Erza ? J’ai entendu dire qu’elle était venue accompagnée d’un démon. Si cela vous met mal à l’aise, je peux les faire loger ailleurs.

Je le rassurai aussitôt : Erza gardait Mammon parfaitement sous contrôle.

 — Elle agit sur ordre direct du Pape. Si je lui demandais quoi que ce soit d’inapproprié, elle se sentirait tout à fait libre de refuser. Quant à moi, tout va bien. Philip et ses hommes continuent de veiller sur moi, après tout.

Je fis une pause pour noter l’efficacité du nouvel engrais.

Le Sommet des Saintes n’était plus qu’à une semaine. Des Saintes venues de tout le continent, accompagnées de leurs gardes du corps, allaient bientôt affluer à Parnacorta. Sachant qu’Asmodeus risquait de semer le trouble pendant l’événement, Son Altesse redoublait de prudence et se montrait plus inquiète pour ma sécurité que jamais.

 — Philip, hein ? Il a l’air abattu, ces temps-ci. J’ai entendu dire que ce démon lui avait mis une sacrée raclée, et que vous l’aviez neutralisé toute seule. Pour un garde du corps, ça doit être sacrément humiliant.

Je ne pouvais pas le nier. Depuis cette nuit-là, Philip s’était montré inhabituellement morose. N’ayant jamais été très habile avec les mots, je ne savais pas comment lui remonter le moral, bien que j’en aie sincèrement envie.

 — Laissez-moi deviner : vous ne savez pas quoi dire à un chevalier qui a perdu sa fierté, pas vrai ? Ce genre de situation, ce n’est pas vraiment votre fort.

 — Oui, j’ai bien peur que ce soit un vrai problème pour moi. J’ai rencontré tant de gens depuis mon arrivée ici… J’aimerais être une personne sur laquelle ils puissent compter quand ils sont en difficulté. Et j’aimerais que cela devienne une habitude pour moi de les remercier.

Son Altesse éclata de rire.

 — Je plaisantais, vous savez ! Je ne pensais pas que vous le prendriez si à cœur. Vous vous exprimez beaucoup mieux qu’avant, vous savez ? Ne vous forcez pas. Prenez votre temps, et je suis sûr que vous finirez par trouver les mots justes, ceux qui viendront du cœur.

Il plaisantait ? Qu’y avait-il de drôle dans ce qu’il avait dit ? Pourtant, il avait vu juste : j’avais toujours eu du mal à exprimer mes sentiments. Comment les transformer en paroles ?

 — Merci, Votre Altesse. Je suis heureuse que vous vous souciiez autant de moi. J’attends toujours vos visites avec impatience.

Son Altesse en fut si surprise qu’il en laissa tomber les légumes qu’il tenait.

 — Hein ? Qu’est-ce que vous venez de dire ?

 — J’ai tenté d’exprimer mes sentiments sincères. Cela n’allait pas ?

Une fois de plus, j’avais échoué. Parler franchement n’était décidément pas une chose aisée.

 — N-non, pas du tout. C’est juste que… entendre ces mots de votre part m’a rendue très heureux. J’aime vous voir, moi aussi. Même faire des travaux agricoles avec vous, comme maintenant, c’est agréable. Et je repense souvent à cette journée de courses.

 — Ce sont là vos véritables sentiments, Votre Altesse ?

Le prince Osvalt vira au rouge. L’air embarrassé, il se gratta la tête.

 — Eh bien, oui. Mais maintenant, je suis un peu gêné. Et si on faisait une pause déjeuner ? On pourrait apporter ces légumes à Leonardo et lui demander de préparer quelque chose.

J’acceptai volontiers. La cuisine de Leonardo était toujours un régal.

* * *

Après avoir confié les légumes à Leonardo, je me rendis au jardin, dans l’intention de travailler sur un nouveau sort. J’y trouvai Erza et Mammon penchés au sol, en train d’examiner quelque chose, tandis que Lena les observait.

 — Miaou, miaou, miaou !

 — Il est aussi mignon que je vous l’avais dit, n’est-ce pas, Mlle Erza ? l ança Lena. — Tiens, Alexander, un peu de lait de chèvre !

Il semblait que Lena avait pris l’initiative de leur présenter le chaton que nous avions sauvé d’un arbre. Nous n’avions malheureusement pas retrouvé sa mère, aussi avions-nous décidé de le recueillir. Lena, qui s’était particulièrement attachée au chaton, l’avait prénommé Alexander. Elle en prenait grand soin. Son pelage blanc éclatant lui conférait un certain raffinement, et même les chevaliers l’appréciaient.

 — Oui, il est absolument adorable, acquiesça Erza. — Il est blanc et duveteux comme un nuage.

 — Exactement ! s’exclama Lena. — Vous comprenez parfaitement !

 — Vous avez vu ça ? C’est rare que Grande Sœur Erza exprime ses émotions aussi librement, se moqua Mammon en entendant les commentaires d’Erza sur la beauté d’Alexander.

 — Tch…

Le prince Osvalt m’avait un jour dit que la sincérité était une belle qualité, mais Erza, visiblement irritée par la remarque de Mammon, porta la main à son fauchon.

 — T-tout doux ! bafouilla Mammon en levant les deux mains et en secouant la tête. — J-je suis contre toute forme de violence ! Et puis, tu imagines ce que ressentirait ce pauvre petit chaton si ma tête roulait juste à côté de lui ?

Je devais admettre que si la tête de Mammon venait à voler, Alexander serait sûrement terrifié.

 — C’est vrai, concéda Erza à contrecœur. — Très bien, je vais te laisser tranquille pour cette fois.

 — Je le savais ! Grande Sœur, tu as un cœur en or !

 — Quoi qu’il en soit, j’ai entendu dire que ce petit s’était égaré loin de sa mère. Pauvre créature…

 — C’est… oui, c’est bien triste.

La tête de Mammon fut épargnée. Erza semblait perdue dans un souvenir soudain. Certes, Alexander avait été séparé de sa mère… mais pourquoi évoquait-elle cela maintenant ? Je ne pouvais m’empêcher de m’interroger…

 — Toi. Transforme-toi en chat.

 — Hein ?

 — Ce petit a perdu sa mère. Ne ressens-tu pas de la peine pour lui ? Tant que nous sommes là, tu devrais prendre la forme d’un chat pour le réconforter. C’est un ordre.

Erza nous avait expliqué que l’apparence quasi humaine de Mammon n’était qu’une forme qu’il choisissait d’adopter. En ce cas, il devait être capable de se métamorphoser en chat. J’étais curieuse de le voir se transformer. Après tout, un tel prodige était au-delà des capacités humaines.

 — Allons, Grande Sœur… Je n’ai pas de compte à rendre à ce chaton, je ne suis pas sa mère.

 — Il ne s’agit pas de devoir, répondit Erza en se tournant vers moi. — Sainte Salvatrice, pensez-vous qu’il serait bon pour ce chaton d’avoir un parent ?

 — Moi ? Eh bien, j’aimerais beaucoup voir Mammon se transformer en chat.

Mammon éclata de rire.

— Voilà que Petite Philia se range du côté du public. Je n’ai plus le choix, hein ? Je ne peux tout de même pas décevoir une jolie demoiselle. Allez, c’est l’heure de la transformation. C’est parti !

Une lumière violette irradiante enveloppa Mammon, dont le corps commença à se tordre et à se métamorphoser. Sa silhouette changea progressivement, un pelage se mit à recouvrir sa peau, jusqu’à ce qu’il ne soit plus reconnaissable.

La transformation achevée, je restai stupéfaite.

Mammon était devenu un magnifique chat blanc presque identique à Alexander… à ceci près qu’il était bien, bien plus grand. Il mesurait sans doute plus de deux mètres de haut.

Pouvait-on encore appeler cela un chat ? Il ressemblait plutôt à…

 — C’est beaucoup trop grand ! Tu es pratiquement un tigre !

 — Je peux changer de forme, protesta Mammon, visiblement vexé, — mais pas de taille.

Cela se tenait. Mais comme le fit remarquer Erza, à cette envergure, il avait davantage l’allure d’un tigre blanc ou d’un léopard des neiges. Mammon, lui, ne cessait d’affirmer qu’il était bel et bien un chat.

 — Mais, mais… il est tellement mignon comme ça ! s’extasia Lena, totalement conquise par la forme féline de Mammon.

— Lena ! ronronna Mammon. — J’ai toujours su que tu étais de mon côté ! Je suis si heureux que nous soyons amis !

Moi aussi, je trouvais Mammon adorable sous cette forme. Un petit chat était déjà attendrissant, mais un grand avait son propre charme, imposant et douillet à la fois.

— Tu es un peu plus mignon, je te l’accorde, concéda Erza. — Maintenant, tu restes sous cette forme pendant toute la durée de ton séjour ici.

— T-toute la durée ? Quelle cruauté ! Je ne peux même plus flirter avec les dames dans cet état !

— Et c’est tant mieux. Tu n’auras qu’à te contenter des autres chats.

— Tu es impitoyable, Grande Sœur !

Ainsi fut-il décidé que Mammon passerait ses journées avec nous sous sa forme de chat. Mais très vite, une évidence s’imposa : si la rumeur venait à se répandre qu’un tigre blanc gigantesque rôdait autour du manoir, cela risquait de faire scandale.

Comme le disait le proverbe : « La curiosité est un vilain défaut, surtout quand il s’agit de gros chats. »

Pendant ce temps, Lena prenait un plaisir non dissimulé à monter sur le dos de Mammon.

— Dame Philia ! Vous devriez essayer vous aussi ! C’est si doux, on dirait un nuage !

Cela avait effectivement l’air amusant… mais chevaucher mon propre garde du corps me paraissait tout de même un peu déplacé.

À l’approche du Sommet des Saintes, Erza et Mammon avaient fini par s’intégrer sans heurts à notre quotidien au manoir.

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