THE TOO-PERFECT SAINT T1 - CHAPITRE 3

Les soeurs passent à l’action

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Traduction : Calumi
Correction : Opale
Relecture : Raitei

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Pour protéger l’ensemble de Girtonia, il faudra déployer des troupes à chaque point stratégique. J’aurai besoin qu’elles me fassent gagner du temps pendant que je lance ma magie de barrière.

J’avais préparé cette présentation afin d’informer le prince Julius de l’approche imminente du Royaume Démoniaque, du désastre qui pourrait frapper Girtonia et des contre-mesures envisageables. Ma sœur Philia m’avait conseillé de ne pas la mentionner, aussi je suivis son conseil en m’appropriant ses idées.

Allongé nonchalamment sur un canapé, le menton appuyé dans sa main, le prince Julius m’écoutait sans m’interrompre. Mais dès que j’eus terminé, il se leva et passa ses bras autour de ma taille.

Tu exagères. On dirait ta sœur, maintenant. Écoute : la politique, c’est une affaire d’hommes. Ce serait idiot de dépenser de l’argent et de mobiliser l’armée pour un danger qui surviendrait peut-être une fois tous les quelques siècles. Il en est hors de question. Et puis, où veux-tu que je trouve cet argent ?

Il n’avait pas écouté un traître mot de ce que j’avais dit. Pire encore, il s’était mis à rire en affirmant que les femmes n’avaient pas à parler politique. Et il prétendait être à court d’argent…

Pardonnez-moi, Votre Altesse, mais notre royaume n’a-t-il pas reçu une somme considérable lorsque ma sœur est partie pour Parnacorta ?

Je ne pus m’empêcher de le questionner sur ce point. Où était passé l’argent obtenu en échange de Philia ?

Ah, ça ? Je l’ai déjà presque entièrement dépensé pour des statues dorées de la famille royale. Elles seront dévoilées lors du prochain Festival de la Fondation. Tôt ou tard, je ferai aussi ériger une statue à ton effigie. Je parie que tu l’adoreras !

Ce royaume courait vraiment à sa perte.

Les choses allaient bien mieux lorsque Sa Majesté le roi jouissait encore d’une bonne santé. Jamais je n’aurais pu imaginer, au début du règne du prince Julius, à quel point il se révélerait être un souverain aussi sot.

Une statue de moi ? C’était comme une mauvaise plaisanterie. Vendre Philia était déjà impardonnable en soi, mais gaspiller l’argent ainsi, c’était ajouter l’insulte à l’outrage…

Tiens, tu trembles ? Ça t’excite à ce point ?

Imbécile de prince, je tremble de colère.

J’étais dans une situation impossible. Tenter de faire entendre raison à cet écervelé relevait de l’exercice futile. Restait-il quelqu’un capable de lui faire entendre raison ?

Alors que je me demandais quoi faire, la porte du salon du palais s’ouvrit.

Mia, est-il vrai que le Royaume Démoniaque s’approche de notre monde ? déclara Sa Majesté le Roi en faisant son entrée.

P… Père !

Sa Majesté était la dernière personne que je m’attendais à voir. En raison de sa mauvaise santé, il apparaissait rarement en public ces derniers temps. Était-il seulement raisonnable qu’il soit levé et en mouvement ?

Oui, c’est vrai, répondis-je. — Si aucune précaution n’est prise, notre royaume risque d’être envahi par des monstres.

Le prince Julius ricana.

Si émotive. Père, voilà bien une femme. Il ne faut pas céder à ses caprices.

Sa Majesté se tourna vers le prince Julius.

Silence ! fulmina-t-il. — Personne ne comprend mieux la menace du Royaume Démoniaque qu’une Sainte ! Envoyer la Sainte Philia sans consulter quiconque à ce sujet n’était-il pas déjà une folie ? Et maintenant, tu te moques aussi de la Sainte Mia ?

Mes soupçons se confirmaient enfin. Le prince Julius avait bel et bien vendu Philia pour des raisons égoïstes. Il n’y avait plus de doute possible. Sa Majesté avait toujours vanté les mérites de ma sœur ; jamais il n’aurait accepté une telle décision.

Père, voyons… Je n’ai pas envoyé Philia là-bas comme ça. Elle n’avait pas le cœur à refuser l’aide d’un royaume voisin…

En tant que fiancé, tu aurais pu la convaincre de rester. Mia, je t’en prie, continue…

Sa Majesté se mit à tousser, puis se plia en deux sous l’effet de la douleur. Ses serviteurs se précipitèrent pour lui porter secours.

Avez-vous encore des médicaments de Dame Philia ? demanda un serviteur.

Il n’en reste plus, répondit un autre. — J’ai demandé à l’apothicaire royal, mais il a dit que la formule avait été jetée.

Pourtant, aucun autre remède n’est aussi efficace !

Philia avait conçu ce médicament spécialement pour Sa Majesté. Comment l’apothicaire avait-il pu se contenter de jeter la formule ? Je voyais à présent des implications bien plus sinistres derrière la décision du prince Julius d’avoir éloigné Philia. Aurait-il été assez fourbe pour comploter la mort de son propre père afin de s’en débarrasser ?

Entre deux quintes de toux, Sa Majesté continuait à réprimander son fils :

Julius, en tant que roi de Girtonia, je t’ordonne d’écouter attentivement Mia et de suivre ses conseils.

Oui, oui, Père, je le ferai, répondit le prince Julius avec un air agacé.

J’aurais dû me douter qu’il était vain d’espérer que le prince Julius obéisse réellement à un ordre royal. Les seules « contre-mesures » qu’il mit en place n’étaient qu’un simulacre de sécurité. Il n’y eut pratiquement aucun renfort déployé. Chaque fois que je demandais du soutien, il se contentait de rire et d’assurer que tout allait bien.

Mia, fais confiance à l’élite de Girtonia. Elle protège l’endroit le plus sûr du monde.

Le prince Julius ne plaisantait pas. Il y croyait sincèrement. Très bien. Peut-être pouvais-je tirer profit de son orgueil.

Bien entendu, Votre Altesse, je ne le sais que trop bien. Mais j’ai encore si peur… En tant que fiancé, accepteriez-vous de m’accompagner demain dans mes devoirs de Sainte ? dis-je en me blottissant contre son bras et en lui murmurant tendrement à l’oreille.

C’était humiliant de devoir le toucher ainsi, mais je n’avais pas le choix.

A ha ha ! Eh bien, tu es adorable ! Ce sera du gâteau ! Je te prouverai qu’il n’y a vraiment aucune raison d’avoir peur.

Quel imbécile. Il ne m’avait pas fallu grand-chose pour que mes mots l’amadouent.

Le travail d’une Sainte n’est pas sans danger, Votre Altesse. Vous le constaterez vous-même demain.

* * *

Aaaah ! Dépêchez-vous ! Vite ! Par ici ! Par ici, vite ! hurla le prince Julius, sa voix résonnant à travers la plaine.

Il était difficile de croire que c’était le même prince arrogant qui, peu de temps auparavant, avait fièrement défilé jusqu’aux confins de la frontière pour m’observer ériger mes barrières.

Ces derniers temps, l’avertissement de Philia semblait chaque jour plus justifié. Dans les étendues sauvages, il était devenu courant que des hordes de monstres surgissent de nulle part.

Le prince Julius avait affiché un air suffisant en arrivant, suivi d’une longue file de gardes du corps. Mais dès qu’il aperçut les monstres féroces rugir et charger en masse, son sourire disparut aussitôt. Perdant toute contenance, les larmes aux yeux, il ordonna précipitamment à ses hommes d’abattre les créatures à sa place.

M-m-mon ventre commence à me faire mal, balbutia le prince, le visage blême. — I-i-il faut qu’on rentre.

À peine dix minutes s’étaient écoulées depuis son arrivée. Jusqu’à l’instant d’avant, il soutenait encore que Girtonia était l’endroit le plus sûr au monde.

Déjà sur le départ, Votre Altesse ?

Je dus réprimer un sourire. Je ne pouvais pas laisser le royaume s’effondrer à cause d’un homme incapable de saisir la gravité de la situation.

Comme vous le voyez, la situation est devenue trop dangereuse pour que je puisse y faire face seule. Vous comprenez, maintenant ?

D-d-du danger ? De quoi parles-tu ? Toi et l’élite de Girtonia vous débrouillez très bien. Je ne panique pas, Mia ! Je veux juste rentrer chez moi et soigner ce mal de ventre.

Bornée jusqu’au bout, Son Altesse continua à fanfaronner, refusant d’admettre la moindre faute. Et le voilà qu’il gémissait pour rentrer… Quelle audace ! Cet homme n’avait vraiment rien à faire sur un trône.

La meilleure chose qu’il puisse offrir à son royaume, était de se faire dévorer par un monstre.

Votre Altesse, nous sommes encerclés. Nous ne pourrons pas rentrer tant que nous ne les aurons pas tous vaincus.

Q-quand est-ce arrivé ?! s’écria-t-il d’une voix aiguë et perçante, avant que ses jambes ne flanchent et qu’il ne s’effondre au sol.

Cela tournait mal. Il était peut-être déjà trop tard.

Les barrières que j’avais dressées semblaient prêtes à céder. J’étais parvenue à renforcer les points les plus critiques, mais je n’arrivais plus à suivre le rythme. Si seulement je pouvais rester éveillée toute la nuit sans compromettre ma précision, comme Philia, j’aurais pu en faire davantage… mais je n’en étais pas capable.

Les défenses du royaume allaient bientôt s’écrouler : aujourd’hui, au plus tôt, d’ici trois jours, au plus tard. Nous avions besoin de renforts militaires. Ainsi, si les barrières venaient à céder et qu’une horde de monstres attaquait, les troupes pourraient les contenir jusqu’à mon arrivée pour réparer les sceaux.

Ce genre d’incidents va bientôt se multiplier à travers le royaume, et je ne pourrai pas tout gérer seule. Je ne peux pas être partout à la fois. Je vous en supplie, Votre Altesse. Si cela continue ainsi, même la capitale royale ne sera pas épargnée.

Gah ! Une femme se doit d’être belle et se taire. Nul besoin d’imiter Philia, tu sais. Contente-toi de sourire ! C’est cela qui donne de l’espoir au peuple.

Même après tout cela, malgré mes explications limpides sur l’urgence de la situation, Son Altesse revenait inlassablement à sa rengaine : « Je ne veux pas entendre l’opinion d’une femme. » Comment un homme pouvait-il être aussi borné ? Et le pire, c’est qu’il ne cessait de parler de Philia, l’accusant sans relâche de l’avoir déshonoré.

Ou peut-être veux-tu me couvrir de honte, comme Philia l’a fait ?

Vous couvrir de honte… ?

Laisse tomber.

Est-il arrivé quelque chose entre lui et Philia ? Cela faisait un moment que je me posais la question, mais il semblait vraiment en vouloir à ma sœur.

Un grondement nous interrompit. Une meute de lycanthropes s’approchait de nous. Je n’avais guère le choix. Je devais reporter le remplacement de la barrière pour éliminer ces créatures en premier.

Les hurlements des lycanthropes résonnèrent, déchirés par la douleur.

Alors que je me préparais à combattre, le prince Julius me frappa violemment dans le dos, me projetant en direction des monstres. Je poussai un cri de surprise.

Votre Altesse ?!

Il aurait pu me tuer ! Il prétendait que les femmes se plaignaient trop, mais je n’avais jamais rencontré un lâche aussi insupportable

Je lançai aussitôt un sort offensif qui purifia les monstres d’un seul coup, tandis que Son Altesse s’accroupissait, tremblant de la tête aux pieds. Puis il prononça quelque chose d’absolument invraisemblable.

Tout ça, c’est la faute de Philia, qui a tourné le dos à son royaume en partant. Il faut la ramener de force, la rendre responsable des monstres, et lui confier la tâche de tous les éliminer.

Je pensais que confronter ce misérable homme à la réalité des monstres que nous affrontions lui ferait enfin ouvrir les yeux. Mais voilà qu’il délirait à voix haute.

Qu’est-ce que vous racontez ? Philia n’est plus là parce que vous l’avez vendue !

C’est ça… Je pourrais forcer le marquis Adenauer à redonner l’argent. C’est à cause de lui qu’on est dans ce pétrin, de toute façon. Cet homme n’attendait que ça, vendre sa fille. Il était fou de joie à l’idée de toucher une belle somme pour Philia…

Dans son délire incohérent, le prince Julius laissa échapper que Père avait été plus qu’enthousiaste à l’idée de vendre Philia.

Ainsi, Père était complice, lui aussi. Je m’en doutais depuis un moment, mais je n’avais pas voulu y croire.

Philia… je suis tellement désolée de ne rien avoir vu à l’époque. Je réparerai mes erreurs. Je te le promets, je protégerai ce royaume.

Et quoi qu’il arrive, je veillerai à ce que tous ceux qui t’ont fait du mal reçoivent ce qu’ils méritent.

* * *

Récupérer ma sœur ? Mais, Votre Altesse… tout cet or versé par Parnacorta n’a-t-il pas déjà été entièrement dépensé ?

Effrayé par les monstres, le prince Julius semblait soudainement vouloir faire revenir ma sœur. Je crus un instant qu’il avait enfin compris la gravité de la situation, mais il semblait plutôt que son esprit avait totalement déraillé. Parnacorta avait payé une somme colossale parce qu’ils avaient reconnu la valeur de ma sœur. Même si le prince Julius trouvait un moyen de les rembourser, j’avais peine à croire qu’ils accepteraient de la renvoyer.

D’autant plus que ma sœur avait dressé un Grand Cercle de Purification sur Parnacorta, et qu’elle devait rester sur place pour en maintenir l’effet. Elle ne pouvait pas simplement rompre cette barrière et abandonner le royaume qu’elle s’était engagée à protéger. Cela dépassait la compréhension de Son Altesse, mais à ce stade, le sort de Parnacorta était lié à Philia. Si j’en avais été la souveraine, je l’aurais peut-être même placée sous une forme douce d’assignation à résidence. Son Altesse poursuivait son délire :

On peut payer en plusieurs fois et je peux augmenter les impôts. Ton père aussi devrait participer, quitte à saisir ses biens. On va devenir une seule et même famille, il devrait aider ! De toute façon, c’est sa faute. Tu aurais vu la lueur dans ses yeux quand il a appris que Philia rapporterait une belle somme ! Il en bavait presque ! Cet imbécile n’a même pas songé un instant que la vendre était une mauvaise idée.

Incroyable. Il n’avait pas la moindre hésitation à insulter mon père devant moi. En d’autres circonstances, j’aurais été choquée… Mais j’étais encore trop bouleversée par la confirmation que Père s’était réjoui de vendre Philia. Je ne pouvais même pas lui en vouloir.

Parnacorta ne rendra pas ma sœur, dis-je. — J’en suis certaine. Même si nous doublions le prix, cela ne suffirait pas. Elle est devenue essentielle là-bas. Si vous tenez à lever des fonds, alors je vous en prie, utilisez-les pour renforcer nos troupes contre les monstres. Nous ne pourrons peut-être pas empêcher toutes les attaques, mais au moins pourrons-nous en contenir les effets.

J’étais presque trop écœurée pour continuer à lui parler. Mais le sort du royaume reposait entre ses mains.

Même le double ne suffirait pas ? ricana-t-il. — Philia ne vaut pas autant. Et alors ? Elle sait lancer des barrières, et après ? C’est tout ce qu’elle a. Mia, que t’arrive-t-il en ce moment ? Une fille aussi jolie que toi n’a pas besoin d’imiter sa sœur. Tu es ma future épouse. Conduis-toi comme telle.

Pff… Tout ce que je dis lui passe au-dessus de la tête…

Jamais je n’aurais cru que Son Altesse puisse être aussi sot. Pas étonnant qu’il n’ait jamais pu s’entendre avec quelqu’un d’aussi sage que ma sœur. Quelle idiote j’avais été de ne pas le remarquer plus tôt.

Dans ce cas, dis-je en tâchant de garder mon calme, — pourriez-vous au moins réintégrer l’ancienne Sainte, ma tante Hildegarde Adenauer ? Elle est elle aussi douée pour la magie des barrières.

L’ancienne Sainte, hein ? D’accord, je vais m’en occuper. De toute façon, faire revenir Philia prendra du temps.

Notre tante Hilda avait pris sa retraite lorsque Philia et moi étions devenues Saintes. Mais à ma connaissance, elle n’avait aucun problème de santé, elle devait donc être encore en état de reprendre du service.

Cela dit, cette mesure n’était qu’une goutte d’eau dans l’océan.

En fin de compte, le prince Julius faisait obstacle aux véritables intérêts du royaume. Tant qu’il détiendrait le pouvoir, la chute de Girtonia se poursuivrait inéluctablement. Il fallait le destituer. Mais pour cela, Sa Majesté devait reprendre les rênes. Or, le médicament que Philia avait préparé pour lui était déjà épuisé…

Bref, et si nous parlions de l’avenir du royaume au lit ? Nous sommes déjà fiancés, après tout. Un peu d’intimité ne pourrait que nous rapprocher…

Que dites-vous là ? m’écriai-je. — Nous ne sommes même pas mariés ! Si vous tenez vraiment à moi, je vous en prie, ne vous emportez pas comme ça.

Des pensées aussi lubriques dans un moment pareil — sérieusement ? C’était plus pathétique que tout. Plus abject qu’une bête !

Je ne te laisserai jamais poser la main sur moi. Alors, efface donc ce sourire répugnant de ton visage.

Je quittai précipitamment le palais et rentrai chez moi, où je trouvai Père livide. Son Altesse avait dû lui demander de restituer l’or. Les rêves de Père, une immense demeure, une vie fastueuse, s’effondraient déjà sous ses yeux.

Mia, gronda-t-il, — pourquoi Son Altesse réclame-t-il soudainement Philia ? Est-ce que tu es au courant ? Tu sais qu’il veut saisir nos biens ?

C’est moi qui devrais poser les questions. Alors, Père, répondez-moi, et je vous répondrai à mon tour : comment avez-vous pu vendre votre propre fille ?

Vendre Philia ? Mais quelle idée ! Jamais je ne ferais une chose pareille. Nous sommes perdus ! Si notre argent part, notre famille va…

Père s’était remis à paniquer. Il ne pensait qu’à l’argent. Je ne pouvais pas être plus déçue que je ne l’étais déjà. Imaginer ce qu’ils avaient dû faire subir à ma sœur, et me souvenir à quel point j’avais été aveugle, me tordait le cœur au point d’en avoir la nausée.

Quelle idiote j’ai été.

Philia ne s’était jamais confiée sur ce qu’elle ressentait vraiment, et j’avais toujours cru qu’on l’avait élevée avec autant de soin que moi. Avec du recul, si elle vivait à l’écart, ce n’était pas par souci d’idéalisme, mais simplement parce que Père et Mère ne voulaient pas d’elle sous leur toit.

Pourquoi n’avais-je rien vu… avant qu’il ne soit trop tard ?

À présent, les talents de Philia étaient devenus essentiels pour sauver le royaume. Avant toute chose, je devais apprendre la formule du remède qu’elle avait conçu pour Sa Majesté, afin que le roi puisse recouvrer la santé et reprendre les choses en main.

Devrais-je envoyer une nouvelle lettre ? pensai-je à voix haute. — Les contrôles sont devenus plus stricts ces derniers temps, mais je pourrais peut-être parvenir à glisser quelque chose…

Souhaitez-vous que je la livre pour vous ?

H-Himari ? Qu… ?

Veuillez garder le silence.

Alors que je cherchais désespérément un moyen de me dépétrer de cette situation, Himari, la garde du corps kunoichi de ma sœur, réapparut une fois de plus. C’était décidé.

Mon plan pour renverser le prince Julius commence maintenant.

* * *

J’expliquai à Himari que Sa Majesté était tombée malade, et que l’incompétence du prince Julius menait le royaume à sa perte. Elle m’écouta calmement.

Je vois. Souhaitez-vous que j’envoie le prince Julius dans la tombe ?

Dans la tombe ? Himari, tu dis des choses terrifiantes !

Quand je lui racontai l’état de Sa Majesté et que confier le royaume à Son Altesse ne mènerait qu’à la ruine, Himari proposa d’assassiner le prince sans la moindre hésitation. Même pour une garde du corps, elle faisait froid dans le dos. Elle m’apprit que, sur ordre de ma sœur, elle m’accompagnait dans l’ombre depuis plusieurs jours, sans que je m’en sois jamais aperçue. Qu’elle soit capable d’un assassinat ne faisait aucun doute.

Je recommande le poison. Si l’une de ces fléchettes transperce un vaisseau sanguin, il s’éteindra rapidement et paisiblement, tandis que son âme glissera vers les enfers…

Attends une minute ! l’interrompis-je avant qu’elle ne poursuive avec des détails encore plus macabres. — C’est aller trop loin. Pour l’instant, je veux seulement le priver de son pouvoir politique… tu sais, le neutraliser.

Même si l’idée était tentante. L’assassinat aurait effectivement été un moyen rapide de régler la situation. Le temps pressait, et si la mort de Son Altesse pouvait sauver la vie de ses sujets, on pouvait se demander si cela n’en valait pas la peine. Mais cet homme restait un membre de la famille royale.

S’il venait à être assassiné, Sa Majesté n’épargnerait aucun effort pour retrouver le coupable. Himari avait beau être d’une discrétion remarquable, si l’on découvrait qu’un agent venu de Parnacorta avait tué un prince de Girtonia, cela mènerait à une guerre. La meilleure option restait de rallier Sa Majesté à notre cause, puis de le convaincre de dénoncer et destituer le prince Julius.

Comme il vous plaira Dame Mia, répondit Himari. — Dois-je demander à Dame Philia la formule du médicament de Sa Majesté ? Ainsi, l’apothicaire royal pourra en recréer une dose et la lui administrer… sous menace, si nécessaire.

Oui, c’est ce que je compte faire. Le cercle de Son Altesse n’est composé que de flatteurs incompétents. C’est en grande partie à cause d’eux qu’il s’est éloigné de ma sœur.

La première étape consistait à assurer la reconstitution du remède de Sa Majesté. Himari m’avait assuré qu’elle pouvait m’aider à contacter Philia, voilà au moins un souci de moins. Quant aux acolytes de Son Altesse, peut-être pourrions-nous les utiliser pour révéler ses méfaits. Le prince Julius en avait déjà dit assez pour me convaincre que son entourage tramait quelque chose de suspect dans l’ombre.

Ensuite, déclarai-je, — nous rallierons la faction favorable au prince héritier, les partisans de Son Altesse, le prince Fernand.

Le prince héritier Fernand ? Il me semble qu’il apparaît rarement en public, en raison de sa santé fragile.

Il a effectivement des problèmes de santé, mais ce n’est qu’une partie des raisons pour lesquelles il se montre si peu.

En tant qu’aîné, le prince héritier Fernand était censé succéder à son père, mais il vivait en réalité en résidence surveillée. Né de constitution fragile, une faction s’était formée autour du prince Julius, soutenant que Fernand était inapte à régner. Ils affirmaient que le trône revenait de droit au prince Julius, et celui-ci s’était allié à eux pour faire enfermer le prince Fernand dans le palais, sous prétexte de préserver sa santé.

Ce vaurien…

À l’époque où ce tumulte politique avait commencé, j’avais cru qu’il ne s’agissait que d’une conséquence logique de l’inquiétude publique quant à la santé du prince Fernand. Beaucoup pensaient qu’il valait mieux, pour la stabilité du royaume, qu’un futur roi soit en bonne santé et vigoureux.

Le prince Fernand ne s’était pas opposé à son isolement, si bien qu’il partageait sans doute cet avis. Même lorsque Sa Majesté, fou de rage en apprenant cette décision, lui avait proposé de le libérer, il avait refusé. Ainsi, après que le roi fut tombé malade, le prince Julius avait pu agir à sa guise.

Et cette faction favorable au prince héritier, qui sont-ils ?

Ce sont, en somme, tous ceux qui croient encore que le prince Fernand est l’héritier légitime du trône. Mais la faction pro-Julius est plus puissante, et les partisans de Fernand se retrouvent acculés.

Et puisque vous souhaitez évincer le prince Julius, vos intérêts et ceux de cette faction convergent, n’est-ce pas ?

Oui. En tant que Sainte, je peux rassembler la faction pro-Fernand et l’amener à renverser le prince Julius. Ensemble, le prince Fernand et moi protégerons le royaume.

Je ne pouvais pas convaincre Sa Majesté d’agir seule. L’union faisait la force, et j’avais besoin du soutien du peuple. C’était pour cela que j’avais pensé à faire appel au prince héritier. Si le mouvement de ceux qui dénonçaient le prince Julius et réclamaient le retour du prince Fernand prenait de l’ampleur, alors peut-être que Sa Majesté prêterait l’oreille à leurs revendications.

Je crois percevoir les grandes lignes de votre plan, dit Himari. — Mais, bien qu’il soit bon, je crains qu’il ne comporte des failles.

Je suis heureuse qu’elle te semble cohérente. Tu as raison. Le prince Fernand est essentiel à ce plan, mais il ne s’intéresse ni à la politique, ni aux luttes de factions. Il semble totalement indifférent à tout cela.

Cet homme vivait reclus depuis des années, et refusait de quitter sa chambre même sur ordre de Sa Majesté. Le faire sortir de l’ombre s’annonçait déjà comme une épreuve des plus difficiles.

Malheureusement, je n’ai pas de meilleure idée, alors je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour que cela fonctionne. Guérir les cœurs fait aussi partie du devoir d’une Sainte… ou du moins, c’est censé l’être. En tant que Sainte, je ferai tout pour briser les murs qui entourent le cœur apathique du prince Fernand.

Ainsi débutait ma mission : restaurer la santé de Sa Majesté, et rallier la faction pro-Fernand à ma cause.

Mais je n’avais toujours aucune solution face aux efforts du prince Julius pour récupérer Philia.

Girtonia était au bord du gouffre. Et avec la montée en puissance du Royaume Démoniaque, les attaques de monstres ne feraient qu’empirer.

Le chaos ne ferait que croître à partir de maintenant.

* * *

Jamais nous n’aurions osé imaginer que la Sainte Mia coopérerait avec nous.

Grâce à Himari, je découvris qu’un membre de la faction pro-Fernand se trouvait parmi mes gardes du corps. Il s’appelait Pierre, et il s’avéra être le chef de cette faction. Il était aussi le nouveau capitaine de mon unité de garde rapprochée. Le prince Julius avait congédié l’ancien capitaine, qu’il avait accusé de l’avoir effrayé et humilié devant moi.

Et il n’avait pas été le seul à en faire les frais. Depuis que j’avais contraint Son Altesse à goûter à la réalité du front, il avait complètement remanié ma garde. De plus en plus de gens, inquiets à l’idée que le prince Julius précipite Girtonia vers la ruine, commençaient à douter de sa légitimité. En particulier, un vent de contestation commençait à souffler dans les rangs de l’armée. En conséquence, les partisans du prince héritier gagnaient progressivement en influence.

Je m’étais imaginé que la première difficulté serait de déjouer la surveillance de mes gardes pour pouvoir entrer en contact avec la faction pro-Fernand. Ce fut une aubaine que le nouveau capitaine de la garde soit justement un de leurs partisans. Pierre m’expliqua qu’il rassemblait discrètement des opposants au prince Julius, bien que ce fût ardu en travaillant sous ses ordres. Pour moi, cela prouvait que la cote de popularité de Son Altesse avait atteint un nouveau seuil critique.

Pour tout vous dire, déclara Pierre, — Son Altesse est un dirigeant déplorable. Pour lui, nous autres soldats sommes parfaitement remplaçables. Si les attaques de monstres continuent d’augmenter, le royaume sera rapidement submergé. Et malgré cela, il refuse toujours d’envoyer des renforts.

Et ce n’est pas tout, ajoutai-je. — Il a réduit la taille des troupes pour pouvoir financer des statues d’or à la gloire de la famille royale.

Si cela continue ainsi, nos effectifs ne cesseront de fondre. Même si vous faites de votre mieux pour renforcer les barrières, nous ne pourrons plus protéger le royaume correctement.

Les troupes terrestres royales se trouvaient dans une situation encore plus désespérée que ma garde personnelle. J’accordais la priorité aux zones dont les barrières avaient été complètement détruites, mais ces derniers temps, les monstres apparaissaient sans relâche, détruisant mes sorts presque aussitôt que je les érigeais. J’étais constamment sollicitée.

Des barrières affaiblies entraînaient une hausse des attaques, mais il n’y avait tout simplement pas assez de soldats pour les éliminer.

Les soldats savaient trop bien ce qu’il advenait des régions où je ne pouvais me rendre. Le prince Julius, lui, n’en avait pas la moindre idée. Et à mesure que grandissait leur sentiment d’urgence, leur mécontentement envers Son Altesse s’intensifiait.

Mais malgré tout cela, le prince Julius restait puissant, car il conservait le soutien des élites. La seule manière de le défier était que Sa Majesté reprenne le pouvoir et que le prince Fernand se lève à son tour pour rallier ses partisans.

Vous voulez rencontrer le prince Fernand ? Il n’est même pas sorti de ses appartements pour Sa Majesté, mais peut-être le ferait-il pour vous, Sainte Mia…

De faible constitution et réfractaire à toute forme d’exposition publique, le prince héritier Fernand, frère aîné du prince Julius, s’était cloîtré dans ses quartiers depuis des années. On pouvait dire de lui qu’il vivait reclus. Il ne s’abstenait pas seulement de se mêler de politique : il affirmait ne vouloir avoir besoin de l’attention de quiconque. Son état de santé et sa personnalité avaient d’ailleurs renforcé l’idée, chez beaucoup, que le prince Julius était plus apte à régner.

Et désormais, comme ils l’avaient souhaité, le royaume se trouvait entre les mains du prince Julius.

Quoi qu’il en soit, je n’avais pas d’autre choix que de rencontrer et de parler au prince Fernand. Je devais réussir à le faire sortir de l’ombre et à le pousser à condamner le prince Julius.

C’est exact. Je dois tenter de convaincre Son Altesse, d’une manière ou d’une autre. Mais comment puis-je l’approcher ?

Tout en dressant des barrières, je profitais de l’occasion pour discuter de mes intentions avec Pierre et les autres gardes favorables à la faction pro-Fernand. Les occasions de parler librement étaient rares ; nous devions donc affiner les détails du plan dès que nous en avions la possibilité.

Dame Mia, vous êtes fiancée au prince Julius. Si vous demandiez à rencontrer le prince héritier sous ce prétexte, je suis certain que le prince Julius ne pourrait pas refuser. Dame Philia a sans doute fait de même.

Ma sœur a rencontré le prince Fernand ?

Je n’en avais jamais entendu parler, mais bien sûr, Philia aurait tenu à se présenter à son futur beau-frère.

J’ai entendu dire que sa santé s’était grandement améliorée après avoir pris un médicament préparé par Dame Philia. Mais par la suite, Son Altesse a cessé d’en prendre.

Pourquoi ? Si le remède de ma sœur faisait effet, il aurait dû continuer.

Je suppose que, se sentant sur le point de retrouver pleinement la santé, Son Altesse a été pris de panique… et n’a pas osé poursuivre.

Existe-t-il vraiment une peur d’être en bonne santé ?

Jusqu’alors, il utilisait sa faiblesse physique comme excuse pour ne jamais sortir. Mais une fois en pleine forme, il n’aurait plus eu aucun prétexte pour rester reclus. Je pense qu’il a préféré que rien ne change.

Il avait donc arrêté de prendre le médicament que Philia avait conçu spécialement pour lui… juste pour continuer à se mentir à lui-même ? Quelle raison pitoyable. C’était si triste. Mais si tel était le cas…

S’il a suffisamment de lucidité pour se rendre compte qu’il se cherche des excuses depuis tout ce temps, alors, au fond de lui, il sait qu’il ne pourra pas continuer ainsi éternellement. Cela signifie qu’il reste encore de l’espoir.

Pour moi, c’était décidé : je devais rencontrer le prince Fernand.

Je devais raviver la flamme du combat en lui. En tant que Sainte, il était de mon devoir d’aider chacun des habitants du royaume, même si je devais voir une personne à la fois.

Eh bien, Dame Mia, je vous souhaite bonne chance pour approcher Son Altesse… Qu’est-ce que… ?!

Pierre, qui s’inclinait en signe de respect, dégaina soudainement son épée et se précipita vers un arbre derrière moi.

Laissez-moi faire, Dame Mia, dit Himari, — qui semblait, pour une fois, prise au dépourvu.

J’étais impressionnée que Pierre ait pu détecter la présence de Himari, dissimulée si près de moi. Jusqu’à présent, elle avait échappé à toute détection de la part de mes gardes. Sa lame croisa sa dague. J’avais entendu dire que Pierre était le meilleur bretteur du royaume, je n’en fus pas déçu. J’avais enfin un garde du corps sur qui je pouvais compter.

Pierre, je vous en prie, rengainez votre épée. Himari est une espionne à mon service.

Une espionne ?

Je vous présente mes plus sincères excuses, Dame Mia. J’ai été découverte à cause de ma propre négligence.

Sur mon insistance, Pierre abaissa son arme. Ce fut tout juste. Si un partisan du prince Julius avait trouvé Himari, cela aurait pu très mal tourner.

Pardonnez mon assaut. J’ai cru qu’il s’agissait d’un vaurien cherchant à l’attaquer.

Ce n’est rien, répondit Himari d’une voix posée. — Votre devoir est de la protéger, tout comme le mien. Si j’ai été repérée, c’est que j’ai failli à ma tâche.

Puis, baissant les yeux une dernière fois, elle disparut.

Pour une professionnelle telle que Himari, avoir été repérée par Pierre devait être une véritable humiliation.

Ces derniers temps, je multipliais les visites dans les régions les plus infestées de monstres. De plus en plus souvent, je devais combattre tout en dressant des barrières. Je sentais que si je continuais à ce rythme, j’allais m’épuiser. Mais chaque fois que je le signalais au prince Julius, il me répondait d’un ton désinvolte :

Prends ton temps. Philia sera bientôt de retour.

Au moins étais-je parvenue à le convaincre de rappeler tante Hilda pour qu’elle reprenne ses fonctions de Sainte. Je ne pouvais qu’espérer qu’elle serait à la hauteur de la tâche.

Quand j’annonçai à mes parents le retour de tante Hilda, cela assombrit aussitôt leur humeur. Il semblait exister une rancune tenace entre eux. Cela avait-il un lien avec sa décision de prendre sa retraite juste après que Philia et moi étions devenues Saintes ?

Tandis que je ruminais ces pensées en terminant mes devoirs du jour, j’informai le prince Julius de mon désir de rencontrer le prince Fernand. À ma surprise, tout se passa plus facilement que prévu.

Personnellement, je ne vois pas l’intérêt de perdre ton temps avec lui, mais soit. Quand il verra la sublime fiancée que j’ai, il en crèvera de jalousie ! lança Son Altesse en riant avec suffisance.

Je n’arrivais toujours pas à croire que le prince Julius agissait comme si ses fiançailles avec Philia n’avaient jamais existé. Il ne semblait même pas se douter que le prince Fernand pourrait poser des questions lorsqu’une fiancée toute nouvelle apparaîtrait soudainement à sa porte.

Quoi qu’il en soit, j’avais reçu l’autorisation de rencontrer le prince héritier. Le lendemain, on me mena dans les appartements du prince Fernand.

* * *

Enchantée de faire votre connaissance, Votre Altesse. Je suis Mia Adenauer, la fiancée du prince Julius.

Je me présentai au jeune homme mince aux cheveux châtain clair, assis sur un lit. Bien que son visage fût agréable à regarder, son teint livide et son regard un peu creux lui donnaient une apparence maladive. Telle fut ma première impression du prince Fernand, prince héritier de Girtonia.

Au départ, le prince Julius avait prévu de m’accompagner, mais j’avais fait en sorte d’y mettre un terme en demandant à Pierre de faire une diversion. Ainsi, alors que nous étions sur le point de partir pour les appartements du prince héritier, Pierre aborda Son Altesse pour solliciter son avis sur les modèles des statues dorées. Le prince Julius avait tout de même l’intention de me rejoindre, mais au moins, je gagnais un peu de temps. Je devais agir vite, avant qu’il ne se présente.

Mia ? répéta le prince Fernand en penchant la tête, perplexe. — C’est étrange… J’aurais juré que la fiancée de Julius s’appelait Philia.

Il semblait n’avoir aucune idée que Philia avait été vendue à un autre royaume.

Les fiançailles entre ma sœur, Philia Adenauer, et Son Altesse le prince Julius ont été rompues, expliquai-je. — Elle a dû partir exercer ses fonctions de Sainte à Parnacorta.

Il l’a laissée partir, vraiment ? Étonnant que Père l’ait autorisé à faire cela. Je n’ai rencontré Philia qu’une seule fois, mais je partage l’avis de ceux qui la considèrent comme la plus grande Sainte de l’histoire de Girtonia.

J’étais agréablement surprise de la haute estimed u prince Fernand pour Philia.

Sa Majesté est dans un état de santé préoccupant, poursuivis-je, — et Son Altesse le prince Julius gouverne actuellement en son nom.

Si le prince Fernand ignorait le départ de Philia, il ne devait pas être au courant non plus de la situation critique de Sa Majesté.

Je vois. Il agit donc comme s’il était déjà roi… Je suppose que cela signifie qu’il va enfin se débarrasser de moi aussi. Je suis le dernier obstacle entre lui et ses ambitions.

Qu’il ait perdu tout instinct de survie, ou bien qu’il se soit résigné au désespoir, je ne savais le dire, mais le prince Fernand parlait avec une franchise étonnante. Il savait que le prince Julius finirait par l’écarter, et pourtant, il ne bougeait pas le petit doigt.

Certains souhaiteraient pourtant que Votre Altesse hérite du trône, dis-je.

Ce ne sont que des nostalgiques attachés aux traditions, obsédés par l’idée que l’aîné doit hériter du trône.

Ce n’est pas ça ! Si le prince Julius reste au pouvoir, notre royaume est perdu.

Si Girtonia n’était pas en crise, peut-être aurais-je pu comprendre les paroles résignées du prince Fernand. Mais la situation avait changé. Devant l’urgence, je ne pouvais accepter son refus de répondre à l’appel.

Me fixant de ses yeux ternes, le prince Fernand déclara :

Ce n’est pas très agréable de parler ainsi de votre propre fiancé. Détestez-vous mon frère ?

J’aurais pu répondre le contraire pour calmer les choses, mais je n’allais pas mentir pour me protéger.

Oui, je le déteste. Mais ce n’est pas uniquement une affaire personnelle. Je maintiens mes paroles, non en tant que fiancée du prince Julius, mais en tant que Sainte de ce royaume.

Prenant soin de dissocier mes sentiments personnels de ma fonction, je lui exposai la menace imminente qui pesait sur Girtonia. Certes, j’en voulais à Julius, mais cela n’avait rien à voir avec ma mission. C’était bel et bien à cause de lui que le royaume sombrait dans le chaos.

Vous êtes vraiment une Sainte, comme Philia. Elle avait ce même regard… Comme si elle devait venir en aide à chacun, quoi qu’il lui en coûte. Alors, pourquoi êtes-vous vraiment venue me voir ?

Votre Altesse, je suis ici pour vous supplier de vous lever et de nous aider à renverser le prince Julius. Je vous en conjure, pour le bien de notre royaume !

Je mis tout mon cœur dans ces mots, espérant sincèrement pouvoir l’amener à se ranger à nos côtés. Mais le prince Fernand répliqua, sans la moindre hésitation :

Hors de question.

Puis il se tourna et se recouvrit d’une couverture. Je savais que ce ne serait pas facile, mais le prince héritier s’avérait encore plus récalcitrant que je ne l’avais imaginé. Cela dit, je n’avais aucune intention d’abandonner face à son refus.

(Fernand)

Votre Altesse, je suis ici pour vous supplier de vous lever et de nous aider à dénoncer le prince Julius. Je vous en conjure, pour le bien de notre royaume !

Quelle conversation exaspérante… J’étais déjà contrarié en apprenant que la fiancée de Julius allait me rendre visite, mais ce fut une autre femme qui se présenta, et non Philia. Elle se présenta comme sa sœur, Mia Adenauer. Honnêtement, elle était séduisante. Il n’y avait pas la moindre ombre dans son regard. On devinait immédiatement qu’elle avait grandi entourée d’amour. Elle était tout le contraire de Philia, compétente, certes, mais rigide et froide.

Mais voilà que Mia se mit à parler d’une façon qui me rappela Philia. Elle voulait que je me lève pour l’aider à renverser Julius. Était-elle devenue la fiancée de mon frère uniquement pour le détruire ? Quelle détermination…

Désolé de te décevoir, après tout ce mal que tu t’es donné pour venir jusqu’ici, mais je n’ai pas la moindre volonté de me battre.

Naturellement, je refusai de l’aider. Cela ne découragea Mia en rien.

Laissez-moi tranquille, dis-je. — Je suis faible et de constitution fragile depuis la naissance. Vous le savez bien. Père aussi, sans doute, souhaite que Julius lui succède. Regardez-moi…

C’est vrai. Je suis faible.

Moi, renverser Julius, rallier le peuple, sauver le royaume ? Quelle absurdité. Je savais que Père me considérait en secret comme un incapable. Il était simplement trop bienveillant pour le montrer ouvertement. Mia insista.

J’ai entendu dire que le médicament que ma sœur Philia vous avait préparé faisait effet. Pourquoi avez-vous cessé de le prendre ?

Oh, ce remède-là ? Cette mixture que votre sœur m’a concoctée me faisait peur. Écoutez… Si je guérissais, cela ne ferait qu’attiser les tensions. Julius serait plus que ravi de me faire disparaître. En fait, j’ai entendu dire qu’il avait déjà des mesures prévues au cas où je deviendrais gênant. Si je me rétablis, ce serait littéralement ma perte.

Je m’étais toujours senti insignifiant face à la vive intelligence de Philia Adenauer. Il lui aurait largement suffi de se consacrer à la pose de barrières et aux autres devoirs de Sainte. Mais non : elle s’impliquait dans toutes sortes de domaines, médecine, agriculture, architecture… Elle avait même eu la gentillesse de penser au frère aîné de son fiancé. Mais cela avait été une erreur de ma part d’accepter ce cadeau bien intentionné. Je ne pouvais m’empêcher de frémir à l’idée de ce qui arriverait si je retrouvais la forme. L question de la succession referait surface, et Julius devrait prendre des mesures pour m’éliminer.

Si nous pouvions garantir votre sécurité, dit Mia, — accepteriez-vous de reprendre le médicament ?

— …Je… je ne sais pas. Même dans ce cas…

Mia, tu ressembles tellement à Philia. Calme, posée, réfléchie… du genre à toujours analyser les choses avec logique.

Oui, s’il était réellement possible de me protéger entièrement de mon frère, peut-être que mes craintes s’apaiseraient.

Mais la nature humaine ne se pliait pas si facilement à la raison.

Pour être honnête, je détestais tellement ce corps maladif que j’ai souvent souhaité mourir. Mais avec le temps, il est devenu une part de moi. Aujourd’hui, je m’y accroche comme à une bouée de sauvetage. Je me répète que je suis trop faible pour accomplir quoi que ce soit, alors qu’en vérité, c’est moi-même qui me retiens.

J’étais écœuré d’avoir laissé échapper une pensée aussi misérable. Quel genre d’imbécile étais-je donc ? J’avais passé toute ma vie à accepter mon impuissance, simplement parce que j’étais fragile. Si je perdais cette excuse, il me faudrait alors assumer pleinement mes responsabilités. J’étais né prince héritier, après tout. J’avais un devoir envers ce royaume.

Votre Altesse, comptez-vous passer toute votre vie à trembler de peur ? Lorsque les fiançailles de ma sœur ont été rompues sans préavis, et qu’elle a appris qu’elle allait être vendue à un autre royaume, elle a affronté son destin sans faillir. Depuis ce jour, elle emploie ses dons pour protéger le royaume où elle a été envoyée.

Eh bien, évidemment. Votre sœur est forte. C’est une femme déterminée, douée dans bien des domaines. Je ne suis pas comme elle. Tout ce que je peux faire, c’est essayer de survivre avec mes échecs.

Même si je ne l’avais rencontrée qu’une seule fois, je savais que Philia était une femme redoutable. Chaque jour, je recevais des nouvelles de ses exploits, et je voyais bien qu’elle possédait une détermination inébranlable, doublée d’une force intérieure à toute épreuve. Elle ne devait même pas en vouloir à Julius, ni à ses parents, de l’avoir vendue. C’était admirable que Mia aille aussi loin pour tenter de sauver notre royaume. Mais même en prenant Philia comme exemple, cela ne suffisait pas à me faire fléchir. Je suis né raté. Et seule une vie misérable m’attendait.

Votre Altesse, si vous continuez ainsi, vous ne pouvez même pas être qualifié d’échec. Échouer implique au moins d’avoir essayé. N’est-ce pas triste de passer sa vie à fuir et à se chercher des excuses ? On ne peut pas échouer quand on n’a même pas tenté quoi que ce soit.

Que voulait-elle dire par là ? Et pourquoi s’efforçait-elle autant de me pousser ? Je jetai un œil hors de ma couverture, et me retrouvai face à son regard. Comme toujours, ferme et limpide. Impossible de détourner les yeux.

Même si vous échouez, vous pourrez au moins être fier d’avoir combattu. Ce n’est pas mieux ainsi ? C’est ce que moi, je voudrais !

« C’est ce que moi, je voudrai ». Je crois que personne ne m’avait jamais parlé avec autant de franchise.



Sans que je sache pourquoi, une chaleur se répandit doucement dans ma poitrine. Peut-être Mia avait-elle réussi à atteindre mon cœur et à faire remonter à la surface des sentiments que j’avais enfouis depuis longtemps. Seuls ceux qui faisaient l’effort de se battre avaient le droit d’être nommés perdants. Et si Mia gardait encore de l’estime pour moi, même si je combattais et que j’échouais, alors, ma vie se serait peut-être pas si vaine.

Je n’ai pas encore perdu…

Je quittai le refuge de ma couverture et me mis debout.

Bon sang, mon corps me semble si lourd.

Pourtant, je redressai le dos. En tant que prince héritier de ce royaume, je devais au moins tenter d’être présentable devant Mia. Alors à partir de maintenant. Je redressai la tête et me tins bien droit devant elle.

Mia Adenauer, j’ai longtemps cru que rien n’avait d’importance. Quoi que fasse mon frère, tant que je ne me mettais pas en travers de son chemin, tout irait bien. C’est ce que je pensais. Tant que je restais en vie, cela suffisait. Mais aujourd’hui, je comprends que je ne faisais que survivre, à moitié mort.

Votre Altesse…

Ce que vous avez dit tout à l’heure m’a donné envie… d’essayer de perdre. Jusqu’ici, je ne vivais pas vraiment. Maintenant, j’ai envie d’essayer de vivre… comme vous.

Une lumière s’était frayée un chemin en moi, emplissant le vide.

Mia, tu es le soleil. Tu apportes clarté et chaleur à mon cœur. Même si mon frère insolent et moi-même devons mourir de la main de l’autre, je ferai en sorte que tu ne perdes pas.

Tout ce que je peux faire, je le ferai. Non… ce n’est pas ça. Même si tous mes efforts s’avèrent vains, je ferai tout ce que je dois faire… et tout ce que je n’ai pas su faire jusqu’à présent.

(Philia)

La situation à Girtonia est encore pire que je ne l’imaginais. Père et Reichardt refusent catégoriquement d’accéder aux demandes du prince Julius… mais je me suis dit qu’il valait mieux vous en informer.

Détournant les yeux, le prince Osvalt me fit part, avec un air désolé, de la requête de Julius visant à me faire revenir. Si les choses étaient à ce point désespérées là-bas, c’était que le prince Julius avait rejeté la proposition que j’avais préparée pour Mia. Jamais je n’aurais pensé qu’il irait jusqu’à exiger mon retour. Mais je ne pouvais pas rompre le Grand Cercle de Purification sans exposer Parnacorta à des hordes de monstres.

En tant que Sainte, jamais je ne pourrais permettre une telle chose. Il m’était donc impossible d’accepter. Ce n’était pas que je n’éprouvais rien pour mon pays natal. J’avais fait tout mon possible pour soutenir Mia et lui transmettre mes connaissances, car je ne souhaitais en aucun cas que Girtonia souffre. Mais je ne pouvais pas protéger deux royaumes à la fois. Et j’étais à court de solutions.

Dame Philia, cela doit être une décision terrible à prendre pour vous…

Son Altesse parlait lentement, comme s’il cherchait les mots justes.

Nous ne nous connaissons pas depuis longtemps, mais je sais que votre sens du devoir n’a aucun égal.

Il disait vrai. Ce qui me troublait, c’était de ne pas parvenir à trouver une solution claire. Girtonia m’inquiétait profondément, surtout avec ma sœur là-bas… mais je ne pouvais pas quitter Parnacorta.

À défaut de ne rien pouvoir faire d’autre, reprit le prince Osvalt, — j’ai proposé d’envoyer les Chevaliers de Parnacorta à Girtonia en renfort. Certains membres du parlement n’étaient pas très enthousiastes, mais je pense pouvoir les convaincre. Je ferai tout mon possible pour tenir bon.

Les Chevaliers de Parnacorta ?

Eh bien… sans vouloir me vanter, on dit que ce royaume possède les meilleurs chevaliers du monde. Je suis sûr qu’ils sauront prêter main-forte à votre sœur. Alors ne vous inquiétez pas ! Faites-moi confiance !

Ainsi, le prince Osvalt avait tenu la promesse qu’il m’avait faite l’autre jour. Il s’efforçait réellement d’envoyer de l’aide à Girtonia.

Je savais que les Chevaliers de Parnacorta étaient réputés et redoutés pour leur bravoure. Même en dehors de leurs rangs, bon nombre d’habitants du royaume excellaient dans les arts martiaux, comme mes gardes du corps Lena, Leonardo ou Himari. Si des gens aussi fiables pouvaient être envoyés en renfort à Girtonia, peut-être pourrions-nous éviter le pire.

Merci de votre sollicitude, Votre Altesse.

Inutile de me remercier. C’est à nous de vous exprimer notre gratitude. Ce n’est pas seulement moi, mais aussi mon père, mon frère et tout le royaume, en vérité, qui considère que vous êtes une héroïne, Dame Philia.

Une héroïne ? C’est un peu exagéré…

Je voulais simplement remercier le prince Osvalt pour sa bonté. Mais voilà qu’il affirmait que lui et tous les autres devraient me remercier, moi. Pourtant, je n’avais rien accompli d’extraordinaire. Je faisais simplement mon devoir de Sainte.

Quoi qu’il en soit, nous devons encore attendre la réponse de Girtonia. J’ai envoyé un message précisant que, s’il nous était impossible de vous rendre, nous pouvions en revanche envoyer nos chevaliers en renfort. Je suis certain que le prince Julius acceptera.

Allait-il vraiment accepter ? J’en doutais.

En temps normal, je n’aurais jamais mis en doute un geste aussi bienveillant. Mais, allez savoir pourquoi, j’avais un mauvais pressentiment quant à la suite des événements.

Dame Philia, je suis désolé de vous causer tant de soucis. Une fois que la paix sera revenue, que diriez-vous de trouver un moment pour aller rendre visite à votre sœur, dans votre pays natal ?

Je vous remercie pour cette délicate attention… mais je ne peux l’accepter. En tant que Sainte, il m’est impensable d’abandonner mon royaume.

Le prince Osvalt se mit à rire.

Toujours aussi sérieuse et dévouée ! Vous devriez apprendre à vous détendre de temps en temps.

Je vous présente mes excuses. Mes parents me disent aussi que je suis trop sérieuse… mais je crains que ce ne soit dans ma nature.

Il était regrettable que je ne puisse accepter une proposition aussi chaleureuse. Mais travailler dur, en tant que Sainte, était la seule chose que je pouvais faire pour les autres. Si seulement je pouvais trouver un moyen de me rendre un peu plus aimable… mais cela me paraissait hors de portée.

Bah, c’est justement ce qui vous rend si adorable.

A-adorable ? Euh… on ne m’a… jamais dit ça…

J’étais complètement déstabilisée. J’étais certaine que c’était la première fois qu’on me traitait de la sorte.

Jamais ? Vraiment ? J’ai du mal à le croire. Moi, je ne peux pas m’empêcher de vous trouver adorable quand vous êtes si concentrée.

Le prince Osvalt éclata de rire de nouveau.


Après cela, Son Altesse prit congé, visiblement de très bonne humeur. Quant à moi, je restai figée sur place. Quelque chose tambourinait dans mes oreilles.

Dame Philia, votre visage est tout rouge. Auriez-vous attrapé froid ?

Je sursautai.

G-Grace ? Non, je vais très bien. Je ne tombe jamais malade.

Jamais, pas même une fois ? Les Saintes sont vraiment impressionnantes, hein ? J’imagine que le corps d’une Sainte est sa plus grande ressource. J’ai encore appris quelque chose aujourd’hui !

Jeune fille, intervint Leonardo, — vous avez l’art de tirer des conclusions parmi les plus inattendues.

Je supposais que mon éducation rigoureuse avait endurci mon corps, encore que je n’y avais jamais vraiment réfléchi. Quoi qu’il en soit, mes explications semblaient passer facilement chez Grace.

En tout cas, puisque le prince Osvalt avait pris des mesures concrètes pour soutenir Girtonia, j’espérais que la situation finirait par s’améliorer. Pourtant, ce soir-là, je reçus une lettre écrite par Himari au nom de Mia. Elle y demandait la formule du médicament de Sa Majesté, dans le cadre de son plan pour renverser le prince Julius.

Mia, à quoi penses-tu ? Que se passe-t-il exactement, là-bas ?

* * *

J’avais entendu dire que le roi de Girtonia était souffrant… mais je ne savais pas que c’était vous qui participiez à son traitement…

Dame Philia, vous êtes incroyable ! Non seulement en tant que Sainte, mais aussi en tant que femme, impliquée dans le monde qui l’entoure !

Vous croyez qu’ils ont fait exprès de perdre la formule de votre remède ?

Mes compagnons du manoir commentèrent largement la lettre de Mia. L’hypothèse de Lena sous-entendait des intentions particulièrement sombres. En clair, elle soupçonnait le prince Julius d’avoir prémédité l’assassinat du roi de Girtonia. Mia, elle aussi, semblait en être convaincue. Et plus encore, elle ne supportait plus l’incompétence de Julius.

Son Altesse ne prenait même pas la peine d’assumer ses responsabilités de protecteur du royaume. C’est pourquoi Mia projetait de le priver de tout pouvoir politique. Qu’est-ce qui avait bien pu pousser une personne aussi douce et conciliante que ma sœur à une telle révolte ? Je me doutais que cela avait un lien avec la tentative du prince Julius de me rappeler à Girtonia… mais j’étais encore dans le flou.

Voici la formule, dis-je à Himari. — Je l’ai perfectionnée à de nombreuses reprises, et je pense que cette version permettra à Sa Majesté de se rétablir entièrement. Et… je vous en prie, rappelez à Mia de ne pas trop en faire.

Sa Majesté avait contracté une épidémie dont il ne s’était jamais totalement remis. Le médicament que j’avais créé à Girtonia était le meilleur que je pouvais faire à l’époque pour soulager ses symptômes. Mais ici, à Parnacorta, alors que je dressais des barrières, j’étais tombée par hasard sur une plante dont les extraits renforçaient l’efficacité du remède. Plusieurs patients atteints des mêmes symptômes que Sa Majesté avaient déjà connu une guérison complète. La demande de Mia tombait à point nommé.

Si cette lettre dit vrai, déclara Lena, — Dame Mia est en grand danger.

Je le sais. Si je le pouvais, j’arrêterais ses projets. Mais…

Mia était déterminée. Quels que soient les dangers, elle était prête à faire tout ce qui était en son pouvoir en tant que Sainte de Girtonia. Au moins, elle avait une idée claire de ses responsabilités. Après tout, la première obligation d’une Sainte ne va pas à la famille royale.

Dame Philia, une Sainte est censée protéger son royaume avant tout, n’est-ce pas ?

C’était Grace qui venait de parler. J’étais presque certaine qu’elle citait l’un de mes écrits. Avant que je n’aie pu répondre, Lena reprit à son tour :

Une Sainte est censée protéger son royaume ?

C’est dans le Traité de Sainteté, le livre de Dame Philia, expliqua Grace. — Elle y a écrit : « Ce ne sont pas les familles royales qui fondent un royaume, mais le peuple. Un royaume sans roi peut survivre, un royaume sans peuple est voué à périr. » Ce livre est comme une bible pour moi, et ce passage est gravé dans ma mémoire.

Je maintiens toujours ces mots, dis-je. — Un royaume peut exister sans roi, mais pas sans peuple. Le prince Reichardt dit la même chose.

Le devoir d’une Sainte est de protéger son royaume jusqu’au bout, déclara Grace. — Dame Philia a toujours vécu selon ce principe.

À l’origine, je n’avais fait que consigner mes réflexions sur la Sainteté, mais ce livre avait mis le prince Julius dans une colère noire comme aucune autre « Comment osez-vous manquer de respect à la famille royale ? » avait-il crié. « Quelle absurdité de prétendre que la royauté doit son existence au peuple ! » Avec du recul, j’avais peut-être écrit quelque chose d’un peu trop radical.

Je ne savais pas si Mia agissait sous mon influence, mais elle semblait à présent pousser mes pensées jusqu’à leur conclusion logique. Même si j’étais convaincue d’avoir eu raison, aurais-je moi-même eu le courage d’accomplir un geste aussi audacieux ? Mia était noble et forte, d’autant plus de raisons pour moi de chercher à la protéger. J’espérais de tout cœur que sa détermination porterait ses fruits.

Comme si elle avait deviné mes pensées, Lena me rassura :

Tout ira bien, Dame Philia ! Les Chevaliers de Parnacorta sont puissants. Je suis sûre qu’ils aideront Dame Mia à défendre Girtonia !

Avec l’appui des Chevaliers de Parnacorta, il restait peut-être une chance de sauver Girtonia, malgré le retard accumulé. Mais après avoir lu la lettre de Mia, je commençai à douter que le prince Julius accepte la présence de troupes venues d’un autre royaume. Mes compagnons poursuivirent leurs réflexions sur la situation.

De toute façon, dit Lena, — l’avenir de Girtonia repose désormais sur Dame Mia.

Avec le médicament de Dame Philia, le roi de Girtonia se rétablira sûrement et la soutiendra, affirma Grace avec assurance.

Mlle Himari pourra aussi lui prêter main-forte.

Ces derniers temps, je me laissais aller à montrer mes sentiments. Et cela m’inquiétait. Autrefois, jamais je n’aurais songé à troubler les autres avec le contenu radical et inquiétant d’une lettre pareille.

Je deviens faible.

Une Sainte doit être forte, aussi bien son esprit que son corps… Non. Sa force mentale doit dépasser sa force physique. La magie est intimement liée à l’état intérieur de celui qui l’invoque. Pour maîtriser l’art de la purification et de la pose de barrières, j’avais suivi un entraînement rigoureux visant à fortifier mon esprit.

Mais aujourd’hui, j’avais été touchée par la chaleur du cœur des autres. Je m’étais laissée emporter par la chose. Je devais retrouver la fermeté de mon esprit. Sinon, je ne pourrais ni protéger mon royaume… ni aider Mia à défendre le sien. Mia s’apprêtait à emprunter une voie semée d’embuches en tant que Sainte de Girtonia. Et, en tant que sœur aînée, je devais réfléchir à davantage de moyens de lui venir en aide.

J’ai un peu progressé depuis hier… mais j’ai encore du mal…

Grace s’était remise à l’entraînement des anciens rituels, mais elle peinait toujours à activer correctement les sorts.

Je ne pouvais m’empêcher de penser que, tout comme avec le Grand Cercle de Purification, cette situation aurait pu être évitée si davantage de gens maîtrisaient les langues anciennes et leur usage. C’était justement parce que la famille Mattilas étudiait ces langues archaïques que Grace avait pu progresser aussi vite, au point d’être presque capable d’activer un rituel.

Attendez un peu… en parlant de rituels anciens…

Avant même de m’en rendre compte, j’avais déroulé un ancien parchemin que j’avais déjà lu de nombreuses fois.

* * *

Dame Philia… Dame Philia… Pardon, Dame Philia !

— …Lena ? Depuis combien de temps êtes-vous là ?

Euh… à peu près une demi-heure, je dirais.

J’étais absorbée dans l’examen minutieux d’un ancien grimoire. Le soleil s’était couché sans que je m’en aperçoive, et Lena m’appelait depuis un moment.

J’avais le vilain défaut d’oublier tout ce qui m’entourait quand j’étais concentrée sur un sujet. C’était encore pire lorsque je faisais des recherches. Il m’arrivait souvent de perdre toute notion du temps… et de réaliser, trop tard, que plusieurs jours s’étaient écoulés.

On dirait que le dîner de ce soir va se transformer en duel culinaire entre M. Leonardo et le majordome de Dame Grace, M. Arnold, annonça Lena.

U-un duel culinaire ? Vous voulez dire… se battre avec de la nourriture ?

Eh bien, pas exactement. Ils vont s’affronter pour voir qui préparera le plat le plus savoureux.

Je vois. Enfin… non, je ne vois pas. Quel intérêt ? Aucun d’eux n’est cuisinier professionnel.

C’est juste pour montrer leurs talents, vous savez, pour s’amuser un peu. Vous avez l’air un peu préoccupée ces derniers temps, alors on s’est dit que cela vous remonterait le moral.

Je me mis à rire.

C’est donc à ça que vous vous amusez, ici ?

Sous l’insistance de Lena, je me dirigeai vers la salle à manger. Une délicieuse odeur flottait déjà dans l’air.

Debout, en grande tenue de cuisinier, chapeau compris, se tenaient fièrement Leonardo et Arnold devant la table. Grace était déjà installée.

En matière de cuisine, Arnold est au niveau d’un chef de premier ordre à Bolmern. J’ai un peu de peine pour Leonardo, mais je crois que l’issue est déjà scellée, déclara Grace, visiblement ravie du spectacle.

Vraiment ? répondit Lena. — Pour votre information, Leonardo est lui aussi plutôt doué, je vous ferai dire.

Leonardo, puis-je servir mes créations en premier ? demanda Arnold.

Je vous en prie. Montrez-nous donc ce que vous avez préparé.

Je m’assis pour goûter la cuisine d’Arnold.

Qu’est-ce que cela pouvait bien être ? On aurait dit…

Foie blanc mariné à la mode de Bolmern, expliqua Arnold. — J’ai eu la chance de tomber sur ce morceau rare en faisant les courses. J’espère que cela conviendra à votre palais.

Foie blanc ? Il parlait sûrement du foie gras de volaille. J’en avais lu dans des ouvrages, mais je n’en avais encore jamais goûté. À quoi cela pouvait-il bien ressembler ?

C-c’est délicieux, déclarai-je. On retrouve le goût typique du foie, mais sans aucune amertume. De plus, la texture, tendre et dodue, est très agréable. L’assaisonnement est aussi très raffiné.

Une critique concise et argumentée, digne de Dame Philia ! déclara Grace en bombant fièrement le torse. — Oui, c’est excellent ! La victoire revient à Arnold, n’est-ce pas ?

Les talents culinaires d’Arnold ne faisaient aucun doute. Ses plats n’avaient rien à envier à ceux servis lors des banquets du palais.

Avec tout le respect que je vous dois, Dame Grace, je vous suggère de goûter ma cuisine avant de proclamer Arnold vainqueur.

Toujours animé d’un bel esprit de compétition, Leonardo déposa à son tour ses assiettes.

Je vous présente un saumon ‘mi-cuit’ accompagné de rillettes. J’ai utilisé un saumon fraîchement pêché dans les eaux proches de Parnacorta. Je vous en prie, régalez-vous.

D’après ce que je savais, ‘mi-cuit’ était un terme culinaire se référant à un plat à moitié cuit. Cette technique exigeait une maîtrise fine de la température. Quant aux rillettes, il s’agissait d’une préparation de viande proche du pâté. Leonardo avait-il réussi à marier ces deux éléments avec harmonie ? Je portai une bouchée à mes lèvres.

La cuisson mi-cuite donne au saumon une texture délicate et caractéristique, parfaitement maîtrisée. Les rillettes rehaussent sa saveur et subliment l’ensemble du plat.

Grace goûta à son tour. Son visage s’adoucit.

Oh ! Eh bien, Leonardo, vous vous en êtes très bien tiré aussi.

Mais me voilà dans l’embarras, car Lena me demanda de trancher entre les deux majordomes. Je n’avais aucune expérience en la matière. Comment pouvais-je choisir ? Je me mis à réfléchir longuement. Au bout d’un moment, Lena appela timidement :

Dame Philia ? Heu… Dame Philia ?

Oh ! Excusez-moi. J’hésite vraiment… Je ne parviens pas à dire lequel était le meilleur.

J’y avais réfléchi sérieusement, mais je ne parvenais pas à désigner un vainqueur. J’abandonnai. C’était peut-être l’épreuve la plus ardue que j’aie jamais affrontée. Si une solution existait, j’aurais aimé la connaître.

Et si vous déclariez une égalité ? proposa Grace. — C’est ce que je dirais si c’était moi.

Une égalité ? Mais un concours n’est-il pas fait pour départager les candidats ?

Bien sûr, pour les examens, par exemple. Mais là, ce n’est qu’un jeu. Le but, c’était simplement que vous passiez un bon moment, Dame Philia. Parfois, une part d’ambiguïté peut avoir du bon.

De l’ambiguïté ? Bénéfique ? Je n’y avais jamais songé ainsi.

Chaque fois que j’abordais une question, je faisais de mon mieux pour atteindre l’unique réponse correcte. J’avais toujours cru que c’était la bonne manière de faire. Mais l’idée que certaines questions n’exigeaient pas de réponse, ou qu’il existait des questions sans solution objectivement juste, m’était tout à fait nouvelle.

Et c’est ainsi que le duel culinaire entre Arnold et Leonardo s’acheva sur une égalité. Après le repas, nous dégustâmes un thé préparé par Lena.

Dites, Dame Philia, est-ce que vous cuisinez ? demanda Grace.

La cuisine ? Eh bien…

J’ai honte de l’avouer, mais c’est un domaine que je ne maîtrise absolument pas. Tout ce que j’essaye de cuire finit brûlé.

Pour dire les choses franchement, j’étais désastreuse. J’avais beau suivre les recettes du mieux que je pouvais, mes plats étaient toujours méconnaissables.

C’est surprenant, dit Grace. Je pensais que Dame Philia savait tout faire.

Mais c’est plutôt rassurant, ajouta Lena. — Savoir que même Dame Philia n’est pas parfaite… eh bien, ça la rend plus proche de nous.

Pour une raison que j’ignorais, Grace et Lena semblaient heureuses d’apprendre que j’étais si mauvaise en cuisine.

Revigorée par cette soirée, je repris ma consultation d’ouvrages en langue ancienne. Et, peu à peu, je finis par trouver ce que je cherchais : un moyen d’aider Girtonia… et Mia.

Je ne savais pas encore s’il serait possible de le mettre en œuvre, mais j’avais trouvé une lueur d’espoir.

* * *

Désolé de vous avoir fait appeler si soudainement. Père souhaite vous rencontrer.

J’avais été convoquée au palais de Parnacorta, et le prince Osvalt était venu en personne frapper à ma porte. Pourquoi Sa Majesté, le roi Eigelstein de Parnacorta, voulait-il me voir ? Quelle affaire avait-il avec moi ?

Ai-je fait quelque chose de mal ? Je suis désolée que mes déplacements soient restreints à cause du Grand Cercle de Purification…

Peut-être que Sa Majesté était mécontente de la baisse drastique de mes activités en tant que Sainte. Sans compter les troubles causés par le prince Julius à mon sujet. Et par-dessus tout, j’étais ces derniers temps préoccupée par mon pays d’origine. Si l’on m’accusait de négliger mes fonctions, je n’aurais rien à répondre en défense.

Pas du tout. Si Père osait se plaindre de vous, je lui arracherais la langue moi-même.

C’est ainsi qu’on traite les menteurs ici ?

C’était une plaisanterie ! Je ne pense pas que Père ait quoi que ce soit à redire sur vous, mais s’il devait dire un mot de travers, il aura affaire à moi sans attendre. Vous blesser serait la seule chose que je ne pourrais pas supporter. Ça m’énerverait, pour être honnête.

Le prince Osvalt ajouta que mes sentiments comptaient beaucoup pour lui. Il parlait de s’emporter. Ce feu qui l’animait, était-ce ce même élan qui l’avait poussé à aider Mia ? Jusqu’à présent, je n’avais jamais ressenti une telle flamme intérieure qui m’aurait poussée à agir.

Pour ma part, dis-je, — je ne pourrais pas supporter de vous voir perdre votre sang-froid, surtout si cela devait vous coûter votre position. C’est pourquoi, avant même que vous ne commenciez, je vous en empêcherais.

Est-ce là une réponse dictée par vos émotions, Dame Philia ? Ou par la raison ?

Je ne saurais le dire. Mais logiquement, il serait déplacé que qui que ce soit hausse la voix contre Sa Majesté, même son propre fils, donc je suppose que c’est de la raison.

Voilà une réponse bien à votre image.

Riant de bon cœur, le prince Osvalt me guida jusqu’à la salle du trône. Assis sur son siège, droit et majestueux, se tenait un homme au visage imposant. C’était la première fois que je rencontrais le roi Eigelstein en personne.

Soyez la bienvenue, Sainte Philia ! Veuillez excuser mon retard à vous recevoir. Je suis Eigelstein Parnacorta, souverain de ce royaume. En tant que représentant du pays, je tiens à exprimer toute ma gratitude à une Sainte aussi remarquable que vous pour être venue jusqu’à nous.

Sa Majesté me sourit. Je fus quelque peu surprise de voir son air intimidant céder la place à une expression chaleureuse. À cet instant précis, je ne pus m’empêcher de remarquer à quel point il ressemblait au prince Osvalt.

J’ai entendu parler de vous par mes fils, poursuivit Sa Majesté. — Vous avez perçu le risque d’une catastrophe et n’avez pas perdu un instant pour nous en avertir et mettre en œuvre la meilleure riposte possible. Désormais, les royaumes de tout le continent se préparent. Sainte Philia, vos mérites seront contés en ce royaume pour l’éternité.

Je n’aurais jamais imaginé recevoir pareils éloges de la part de Sa Majesté. Ses paroles m’honoraient au-delà de toute mesure. Je n’avais fait que ce que j’estimais juste, jamais je n’aurais cru être honorée à ce point pour cela.

Je serais le dernier des rois si je ne vous rendais pas la pareille pour vos accomplissements. Aussi tardive soit-elle, voici mon intention : Dame Philia, dans la mesure de mes moyens, j’aimerais vous accorder ce que vous souhaitez.

C’était une offre déconcertante. Or, ce que je désirais ne concernait en rien son royaume.

Vous voulez venir en aide à votre sœur restée à Girtonia, n’est-ce pas ?

Je restai sans voix. Comment Sa Majesté connaissait-il Mia ? Il avait dû en entendre parler par le prince Osvalt. Puisqu’il m’avait posé la question, autant répondre honnêtement.

Oui, je veux l’aider. Elle fait tout ce qui est en son pouvoir pour remplir son devoir de Sainte, elle aussi. Elle se bat de toutes ses forces. Pourtant, la situation à Girtonia est si critique que j’en viens à redouter le pire.

Oh non… Pourquoi avais-je dit cela à Sa Majesté ? Il ne faisait aucun doute que je voulais aider Mia, que je voulais la sauver à tout prix. Mais de là à parler aussi franchement à un souverain…

Veuillez pardonner mon outrecuidance ! Il ne sied pas à une Sainte d’exprimer des désirs aussi personnels. Ce que je disais tout à l’heure, c’était—

Sa Majesté m’interrompit d’une voix forte :

Nul besoin de revenir sur vos paroles ! J’ai entendu vos véritables sentiments, haut et fort !



Hein ?…

La puissance de sa voix me fit presque reculer d’un pas.

Vous êtes ici parce que notre royaume avait besoin d’une Sainte. La famille royale de Parnacorta a le devoir de vous récompenser pour être venue à notre secours. Soyez assurée que nous prendrons toutes les dispositions possibles pour exaucer votre souhait.

Tiens, qui l’eût cru ? Père sait dire des bonnes hoses parfois, lança le prince Osvalt.

Silence, fils indigne. Tu devrais plutôt réfléchir à la manière de soutenir Dame Philia. Je demanderai à Reichardt d’en faire autant.

Je compris alors pourquoi le prince Osvalt avait pu plaisanter plus tôt avec tant d’aisance : il avait confiance que son père ferait tout son possible pour m’aider. Je n’aurais jamais osé espérer en arriver là.

Il y a juste un problème, déclara le prince Osvalt. — Le prince de Girtonia a refusé l’aide des Chevaliers de Parnacorta.

Hmm… Je vois. Le prince Julius considère-t-il nos forces comme une menace pour Girtonia ? C’est bien dommage que nos deux royaumes n’aient pas su bâtir de meilleures relations.

Ainsi donc, comme je le craignais, le prince Julius avait rejeté l’assistance de Parnacorta. Il profitait des troubles actuels pour asseoir son pouvoir sur Girtonia. Il n’était guère surprenant qu’il voie dans les Chevaliers de Parnacorta un obstacle à ses ambitions. Mais qu’en était-il de Mia ?

Votre Majesté, si je puis me montrer égoïste, serait-il possible de stationner les Chevaliers de Parnacorta aux abords des frontières de Girtonia ?

Bien entendu, Dame Philia. Cela ne posera aucun problème.

La situation à Girtonia ne manquera pas d’évoluer dans un avenir proche. Je crois que le prince Julius sera destitué et que le roi de Girtonia sera rétabli sur le trône. Et lorsque ce jour viendra, il est fort probable qu’il accepte le soutien des chevaliers.

Mia s’était résolue à renverser le prince Julius. Elle était brillante, et je ne disais pas cela uniquement parce qu’elle était ma sœur. J’avais foi en sa réussite. Il ne me restait plus qu’à croire en elle… et à la soutenir de toutes mes forces. Face à moi, le prince Osvalt m’adressa un sourire enjoué.

Vous avez l’air sûre de vous. Très bien, laissez-moi faire. Je vais faire stationner les chevaliers dans un fort près de Girtonia.

Allez savoir pourquoi, voir cette assurance dans ses yeux me rassura.

Merci. Cela pourrait bien sauver mon pays natal.

Mais son expression redevint grave.

Dame Philia, vous êtes sans doute mieux placée que moi pour parler des monstres… mais si les attaques continuent d’augmenter à ce rythme à Girtonia, leur nombre risque bientôt d’échapper à tout contrôle, même avec l’aide de nos chevaliers.

Son évaluation était juste. La population de monstres à Girtonia croissait de manière exponentielle, et le royaume n’avait plus beaucoup de temps devant lui. Le prince Julius et ses partisans, quant à eux, continuaient probablement de minimiser la situation… et d’ignorer Mia.

Il existe une autre option, dis-je, — à condition que Grace accepte de m’aider.

J’avais découvert cette méthode après avoir épluché tous les textes que j’avais pu trouver sur les anciens rituels. À ce stade, il ne s’agissait plus que d’une mesure désespérée… mais si Grace acceptait, alors nous pourrions sauver tout le monde.

Il ne restait que quelques jours avant la chute de Girtonia.

La course contre la montre venait de commencer.

* * *

Dame Philia ! Oh, et Votre Altesse ! Que puis-je faire pour vous ?

Nous avions trouvé Grace en train de s’entraîner aux anciens rituels dans le jardin du manoir. Je souhaitais lui parler de mon projet, car elle y jouait un rôle essentiel.

Je ne sais pas ce qu’il se passe non plus, dit le prince Osvalt. — Dame Philia, je vous laisse l’honneur de tout expliquer.

Je ne lui avais dit que ce serait plus simple à exposer avec Grace à mes côtés. La solution que j’avais trouvée était simple, en vérité. Si le Grand Cercle de Purification protégeant Parnacorta représentait la meilleure défense contre l’approche du Royaume Démoniaque…

Alors il suffit d’élargir ce cercle pour couvrir tout le continent, expliquai-je.

Voilà qui serait idéal ! s’exclama le prince Osvalt en levant les mains pour applaudir, avant de s’interrompre et de secouer la tête. — Mais vous connaissant Dame Philia… si cela avait été possible, vous l’auriez fait dès le départ.

Il avait raison. Je l’aurais fait, si j’en avais eu la puissance.

Votre Altesse, intervint Grace, — aussi exceptionnelle que soit Dame Philia, elle reste humaine. Personne ne possède assez de magie pour poser une barrière sur tout un continent.

En tant que Sainte elle-même, elle comprenait parfaitement la difficulté d’un tel rituel. Une seule Sainte ne pourrait jamais étendre un cercle purificateur à cette échelle. Alors que faire ? La réponse était évidente.

C’est pourquoi, Grace, j’aimerais que vous me prêtiez votre magie.

Moi, prêter ma magie à Dame Philia ?

Lorsqu’on n’a pas assez de magie pour un sort, on peut l’emprunter ailleurs. Voilà la solution à laquelle j’étais parvenue. À plusieurs, il devenait possible de lancer un Cercle de Purification sur une échelle qu’une seule personne n’aurait jamais pu atteindre.

Et puisque Grace était venue à Parnacorta justement pour apprendre à dresser un Grand Cercle de Purification sur son propre royaume, cette méthode accomplissait le même but. Tout le monde était gagnant.

Il existe une ancienne technique appelée sort de convergence magique, qui permet de canaliser et accumuler la magie d’autrui. Ma théorie est que je peux m’en servir pour étendre grandement mon cercle purificateur.

Wow, les anciens connaissaient vraiment des choses incroyables. C’est à se demander comment ils ont pu disparaître, fit remarquer le prince Osvalt, admiratif des civilisations magiques disparues.

Comment ont-ils pu disparaître ? Sans doute à cause d’un usage inconsidéré de leur propre pouvoir. Certains récits évoquaient même des rituels capables d’anéantir un continent entier. Quoi qu’il en soit, j’avais trouvé une façon de sauver Girtonia, même si je ne pouvais la mettre en œuvre seule. Le sort de convergence magique n’était pas aussi complexe que la pose d’un Grand Cercle de Purification, et Grace, qui maîtrisait les langues anciennes, pourrait l’apprendre sans peine.

C’est impossible, balbutia Grace. — Je ne pourrais jamais avoir assez de magie pour protéger tout un continent.

Certes, Grace est issue d’une famille prestigieuse, et ses pouvoirs dépassent largement ceux des gens ordinaires, admit le prince Osvalt. — Mais elle n’est pas encore à votre niveau, Dame Philia. Ça me semble trop lui demander. Je ne suis pas expert en la matière, mais je doute que les calculs tiennent.

Grace et le prince Osvalt doutaient que nos magies combinées suffisent à étendre le Grand Cercle de Purification. Ils avaient raison. Même ensemble, Grace et moi ne pourrions pas couvrir tout le continent. Mais…

Grace, à quel point vos sœurs ont-elles plus de magie que vous ? demandai-je.

Mes sœurs ? Je suis devenue Sainte très récemment, donc je suis la moins puissante de la famille. Bien sûr, je compte bien les dépasser un jour, mais…

Ce sort de convergence magique n’est pas difficile pour quelqu’un qui comprend les langues anciennes. Je vais vous l’enseigner, alors pourriez-vous à votre tour le transmettre à vos sœurs ?

Je comprends. Si mes trois sœurs prêtent aussi leurs pouvoirs, cela ferait la magie de cinq Saintes. Nous pourrions peut-être vraiment étendre le Grand Cercle de Purification à tout le continent.

Je fus soulagée que Grace ait saisi mon idée. Ma stratégie consistait à solliciter l’aide de ses trois grandes sœurs, toutes également Saintes. Avec notre puissance magique combinée, un cercle purificateur de grande ampleur devenait envisageable.

Grace, tu es venue ici pour apprendre à dresser un Grand Cercle de Purification. Mais comme je l’ai dit, c’est un rituel complexe, que vous avez du mal à maîtriser. En revanche, élargir le cercle que j’ai déjà posé permettrait de protéger le royaume de Bolmern.

Oui, approuva Grace. — Mes sœurs ne refuseraient pas une proposition bénéfique à notre nation. Je trouve que c’est une solution formidable. Pas vrai, Arnold ?

En effet. Dame Emily pourrait émettre des réserves, mais le maître et Sa Majesté accepteraient sans doute volontiers. Elle serait sûrement disposée à échanger ce genre de faveurs avec les royaumes voisins.

Il semblait que nos chances de faire accepter ma proposition étaient bonnes. Je craignais que cela paraisse trop audacieux, mais au vu du nombre de vies en jeu, j’espérais que l’on comprendrait.

Dame Philia, je suis tellement heureuse de pouvoir vous aider. Commençons l’entraînement intensif pour le sort dès que possible ! En tant que première élève, je remplirai mon devoir jusqu’au bout !

J’étais un peu surprise de voir Grace aussi motivée, mais sa sincérité me toucha profondément. Le temps nous était compté. Mais une fois le rituel invoqué, peu importait le nombre de monstres traversant les barrières : ils seraient purifiés. J’avais bon espoir que ce plan fonctionne.

Lorsque Grace parla de « première élève », je ne pus m’empêcher de penser à ma tante et mentor, Hildegarde. Je me souvenais de sa sévérité mêlée de bienveillance.

Elle m’avait tout transmis pour que, quels que soient les obstacles, mon esprit ne se rompt jamais. Grâce à elle, je pouvais désormais enseigner à mon tour.

Grace, unissons nos forces. Ensemble, protégeons non seulement Girtonia et Bolmern… mais tout le continent.

* * *

Dans le jardin du manoir, Grace s’entraînait à lancer le sort de convergence magique. Elle haletait, à bout de souffle.

Encore un peu… Je dois aider Dame Philia…

Ayant déjà maîtrisé les fondements des rituels anciens, elle n’était plus qu’à un pas de la réussite. À ce rythme, j’estimais qu’elle maîtriserait le sort d’ici la tombée de la nuit. Quant à moi, j’avais moi aussi une tâche importante à accomplir.

Dame Philia, que rédigez-vous donc avec autant d’ardeur ? dit Grace.

Je travaillais à un rapport qu’elle pourrait présenter à sa famille à son retour. Quant à son contenu…

J’ai compilé plusieurs éléments : des observations issues de votre entraînement ainsi que des techniques pour apprendre les rituels anciens. Vous allez enseigner à vos sœurs, alors j’espère que cela vous sera utile le moment venu.

Il s’agissait en somme d’un manuel d’entraînement abrégé. J’avais eu cette idée en réfléchissant à la manière dont Grace pourrait transmettre ses nouvelles connaissances à ses sœurs. En l’observant s’entraîner, j’avais relevé les erreurs les plus courantes, ainsi que les points facilement mal compris. J’espérais que cela permettrait à ses sœurs d’apprendre le sort aussi rapidement que possible. Toute personne lisant ce manuel devrait pouvoir surpasser les performances de Grace.

Puis-je le voir ? demanda Grace.

Je lui tendis mon brouillon. Je voulais qu’elle l’emporte chez elle et l’utilise, donc ses impressions me seraient précieuses. Avais-je su rédiger les informations nécessaires de manière claire et accessible ?

Dame Philia, avez-vous déjà formé quelqu’un auparavant ? demanda-t-elle.

Non. Vous êtes la première Sainte que j’entraîne directement. En revanche, j’ai rédigé plusieurs ouvrages.

Vraiment ? Je n’aurais jamais deviné, car ce manuel est si facile à comprendre ! Une fois encore, vous êtes incroyable !

Soudainement tout excitée, Grace feuilleta rapidement les pages. Si elle le trouvait facile à lire, c’était bon signe. Mais pourquoi paraissait-elle si euphorique ? Je commençais à m’en inquiéter un peu.

Grâce à ceci, déclara-t-elle, — même moi, je vais réussir à enseigner la magie. Le manuel rédigé à la main par Dame Philia deviendra un trésor familial !

Ce n’est pas si précieux, mais je suis heureuse qu’il vous plaise.

En la regardant, un nouvel espoir s’éveilla en moi : peut-être… peut-être que tout finirait par bien se passer. Après avoir parcouru le manuel, Grace reprit son entraînement. Elle s’appliquait avec ardeur et sincérité à chaque tâche, et je ne saurais trop la remercier pour cela.

Grace s’entraîne-t-elle au sort de convergence magique ? demanda une voix.

Le prince Reichardt venait d’entrer. Il avait sans doute appris l’existence du sort par le prince Osvalt.

En effet. Elle est à un pas de le maîtriser, répondis-je à Son Altesse.

Que pensait-il de ce plan ? J’avais entendu dire qu’il voyait d’un mauvais œil le déploiement des Chevaliers de Parnacorta. Mais le prince Reichardt me sourit.

Je pense que c’est une idée brillante, Dame Philia.

C-c’est un honneur de recevoir les louanges de Votre Altesse…

Observant Grace, il poursuivit :

Ce plan ne nous coûte aucun sacrifice, et pourtant, les autres royaumes nous devront une immense reconnaissance. En tant que Sainte de Parnacorta, vous n’auriez pu concevoir un projet plus judicieux.

Ainsi, le prince Reichardt me félicitait en tant qu’homme d’État. Je comprenais… Il voulait dire que faire appel à Grace, Sainte de Bolmern, pour participer à mon plan, était une décision calculée.

En la regardant, dit-il, — je repense à notre précédente Sainte, elle s’entraînait sans relâche elle aussi. Elle donnait tout pour protéger Parnacorta.

En disant cela, une expression presque juvénile traversa brièvement son visage. J’en fus surprise. Je l’avais toujours perçu comme quelqu’un de ferme, incapable de faiblir, plaçant toujours le royaume en priorité. Mais son visage retrouva vite sa détermination coutumière. Il se tourna vers moi.

Je ne suis qu’un homme, mais je suis né avec la mission divine de servir ce royaume. Et une Sainte œuvre, elle aussi, à assurer la prospérité de son pays… et vous, Philia, incarnez cet idéal mieux que quiconque.

Je n’étais pas certaine que cela soit vrai. Mais j’essayais, de mon mieux.

Vous avez quitté votre terre natale. Sans le moindre temps pour vous adapter à votre nouvel environnement, vous avez agi immédiatement pour remplir votre devoir de Sainte. Je vous admire pour cela. Votre détermination était claire dès le moment où vous avez dressé ce cercle purificateur.

Je suis désormais une Sainte de Parnacorta. Il est donc naturel que j’agisse pour ce royaume.

Bien sûr, je ressentais encore de l’affection pour ma patrie, et je m’inquiétais pour ma sœur. Mais lorsque je me demandais où se trouvait mon devoir, la réponse était claire : je devais rester à Parnacorta et maintenir le Grand Cercle de Purification.

Ce ne sont pas des choses que n’importe qui peut accomplir. Vous avez une volonté remarquable, Sainte Philia. Vous souvenez-vous de ce jour, à la cathédrale, où votre détermination était déjà si ferme, alors que vous vous prépariez au rituel ? C’est ce jour-là que je suis tombé amoureux de l’expression que vous aviez.

Votre Altesse… ?

J’ai peut-être donné lieu à un malentendu quant à mes intentions. Je tenais à clarifier les choses. J’ai demandé votre main parce que vous êtes qui vous êtes. Jamais je ne ferais quelque chose d’aussi cruel que de vous traiter comme un simple substitut à quelqu’un d’autre. C’est tout ce que j’avais à dire.

Il m’expliquait pourquoi il m’avait fait sa demande en mariage. Personne ne m’avait jamais exprimé ses sentiments aussi directement. Je restai sans voix. Il n’y avait aucun doute : ses paroles me rendaient heureuse. Pourtant…

Je crains que, pour l’instant, je sois dans une situation où je peine à garder la tête hors de l’eau. Je suis très touchée de connaître les sentiments de Votre Altesse. Et, aussi peu méritante que je sois, je vous suis reconnaissante… mais…

Je comprends. Tant que les efforts de Grace ne produiront pas de résultats concrets, votre esprit ne pourra pas être en paix. Je ne suis pas pressé. Prenez tout le temps qu’il vous faudra pour y réfléchir.

Sur ces mots, Son Altesse quitta le manoir.

Comme toujours, je n’avais su trouver les mots justes. Je réalisais peu à peu que j’avais peut-être peur… peur d’accepter la bonté d’autrui. Je pensais que ma force mentale était suffisante, mais peut-être avais-je encore besoin d’entraînement, même sur ce plan.

Le temps passa, et le soleil commença à se coucher.

Dame Philia ! Qu’en pensez-vous ? demanda Grace, les yeux fixés sur moi avec une expression nerveuse.

C’est vraiment bien, Grace. Vous pouvez respirer un peu.

C’est parfait. Merci beaucoup, Grace.

J’ai réussi ! Arnold ! Dame Philia m’a félicitée !

Félicitations, Dame Grace. J’ai déjà fait préparer une calèche pour nous ramener. C’est un peu précipité, mais le temps presse.

Arnold avait pris ses dispositions pour que Grace parte aussitôt pour Bolmern afin d’y former ses sœurs.

Évidemment ! répondit Grace avec assurance. Elle se tourna vers moi. — Dame Philia ! Je reviendrai, c’est promis. Ayez foi en moi !

Bien sûr que je vous fais confiance, Grace. Prends soin de vous.

Sur ces mots, Grace quitta le manoir.

Le destin de tout un continent reposait désormais sur ses épaules. Pourtant, face à ce sourire rayonnant comme le soleil, je ne parvenais pas à imaginer un avenir où Grace échouerait.

Tout irait bien.

Elle accomplirait sa mission. J’en étais convaincue.

* * *

Il semble que tout se déroule comme vous l’aviez prévu.

Le matin suivant le départ de Grace, le prince Osvalt me convoqua au palais pour discuter de la situation à Girtonia.

D’après les renseignements transmis par Himari, m’informa-t-il, — un grand festival va bientôt avoir lieu à Girtonia.

Un festival ? Alors que le royaume est en pleine crise ?

Il s’agirait plutôt d’un rassemblement destiné à redonner le moral. Là-bas, la situation est bien plus grave qu’on ne peut l’imaginer.

Organiser un rassemblement dans un tel contexte n’avait rien de rationnel. Le prince Julius devait considérer que le véritable problème résidait dans sa perte de popularité.

Mais comme vous l’avez dit, reprit Osvalt, — si son seul but était de remonter le moral, il ne se donnerait pas tant de mal. Il poursuit un tout autre objectif.

Un autre objectif ?… Mais lequel ?

Avec le soutien de la faction favorable au prince héritier Fernand, Mia préparait le renversement du prince Julius. Et voilà que ce dernier organisait une fête en pareilles circonstances… Que pouvait-il bien avoir en tête ?

Ne me dites pas… Vous pensez que ce festival cache en réalité un attentat contre le prince Fernand ? Je n’aurais jamais imaginé que Julius irait aussi loin…

Toujours aussi perspicace, Dame Philia. C’est exactement ce que Himari mentionne dans sa dernière lettre. Pire encore, elle et Dame Mia pensent qu’il prévoit d’assassiner le roi malade de Girtonia dans le même temps. Savez-vous ce que cela signifie ?

Je le savais. Le prince Julius comptait profiter de cette période troublée pour faire tomber la royauté et s’emparer du pouvoir absolu à Girtonia. Mais cela pouvait aussi représenter une opportunité pour Mia.

Si elle parvenait à révéler les intentions du prince Julius, celui-ci serait discrédité comme traître envers le roi et le prince héritier. À condition toutefois d’avoir des preuves. J’estimais qu’elle avait de bonnes chances. Si des rumeurs sur le complot de Julius parvenaient jusqu’à un autre pays, c’était qu’il était cerné d’espions et de dissidents. Autrement dit, son plan était déjà voué à l’échec. Mais ce n’était pas la seule chose à craindre.

D’après ce que nous savons, tout cela reste de l’ordre de la rumeur, dis-je. — Il serait imprudent d’agir dans la précipitation sur cette seule base.

Exactement. Si Dame Mia et la faction pro-Fernand dénoncent Julius et qu’il s’avère innocent, la situation pourrait se retourner contre eux. Mia et le prince héritier doivent surveiller Julius de près, jusqu’au dernier moment.

J’étais encline à croire à l’existence du complot, mais Julius avait l’habitude de manipuler les rumeurs. Mia et ses alliés devaient rester sur leurs gardes.

Quoi qu’il en soit, poursuivit le prince Osvalt, — nous devons nous tenir prêts à toute éventualité. C’est pourquoi j’ai réuni la fine fleur de nos forces : les Chevaliers de Parnacorta.

Oui, ils sont réputés pour leur bravoure… commençai-je, avant de m’interrompre.

Alors que le prince Osvalt et moi entrions dans la cour du palais, une assemblée d’hommes robustes s’inclina à l’unisson. Leur discipline rigoureuse et l’aura de puissance qui se dégageait de chacun d’eux ne laissaient aucun doute : tous étaient des experts dans l’art du combat. Un homme grand, solidement bâti, aux cheveux sombres, qui se distinguait même au sein de ce groupe impressionnant, s’approcha de moi, redressa sa posture, et s’inclina.

Sainte Philia, c’est un honneur de vous rencontrer. Je me nomme Philip Delon, commandant des Chevaliers de Parnacorta.

Malgré sa carrure imposante, presque intimidante, il parlait et se mouvait avec élégance.

Si vous me permettez de parler librement, je dois dire que j’ai été profondément touché par l’amour que vous portez à votre sœur. L’amour, quel noble sentiment ! Une prière pour un être cher par-delà les frontières, n’est-ce pas magnifique ? Ah, quelle admirable amour fraternelle !

— …Messire Philip ? fis-je, surprise.

Le prince Osvalt eut un sourire.

C’est tout lui. L’autre jour, il a pleuré en lisant un livre illustré pour enfants.

J’étais un peu déconcertée par le brusque changement de ton de Philip, mais le prince Osvalt, lui, semblait simplement amusé. Apparemment, Philip était doté d’une grande sensibilité. Contractant ses biceps, Philip déclara d’un ton solennel :

Dame Philia, moi, Philip Delon, jure de protéger votre sœur, Dame Mia. Vous pouvez me faire entièrement confiance.

Un sourire me vint malgré moi. J’étais heureuse de constater à quel point les Chevaliers de Parnacorta semblaient fiables… et bienveillants.

Mais ne vous laissez pas tromper par son excentricité, ajouta le prince Osvalt. — Il n’a pas son pareil dans le monde pour manier la lance. C’est le maître dans le maniement de la lance du style Delon.

Alors qu’il me présentait Philip, je ne pus m’empêcher de remarquer la manière dont ce dernier portait sa lance, bien plus grande que lui. Je n’en avais jamais vue de si massive.

C’est impressionnant de manier une telle arme avec autant de facilité.

Après la mort de notre précédente Sainte, je me suis beaucoup reposé sur la lance de Philip, expliqua le prince Osvalt. — C’est lui qui m’a appris à en manier une.

Naturellement, lorsque Parnacorta était privée de Sainte, c’était à l’armée seule qu’incombait la tâche de protéger le royaume des monstres. Il semblait que Philip avait combattu lui aussi.

Votre Altesse sait manier la lance ? demandai-je.

Il la manie très bien, répondit Philip. — L’adresse de Son Altesse est comparable à celle de la plupart de nos chevaliers.

Je n’ai pas eu l’occasion de participer à beaucoup de batailles, toutefois, ajouta le prince Osvalt.

Je trouvais effectivement que le prince Osvalt avait une carrure athlétique pour un membre de la famille royale, mais était-il réellement un maître dans l’art de la lance ? Cela dit, je n’étais pas étonnée qu’il n’ait pas été autorisé à combattre souvent. Après tout, quel royaume risquerait de perdre un prince face à des monstres ?

Messire Philip s’inclina de nouveau.

Eh bien, Votre Altesse, Dame Philia… nous allons prendre la route.

Sous la direction de Philip, les chevaliers se mirent en marche vers un fort situé près de la frontière de Girtonia. Désormais, c’était à Mia de mener la suite. Je priai pour que les efforts acharnés de ma sœur à Girtonia portent leurs fruits.

Il reste encore une inquiétude, fis-je remarquer. — Grace doit réussir à enseigner le sort à ses sœurs.

J’ai confiance en elle. Et mon frère aussi, même si cela peut surprendre, répondit le prince Osvalt.

Le prince Osvalt et le prince Reichardt affirmaient avec assurance qu’ils croyaient en la capacité de Grace à transmettre ses connaissances à ses sœurs, dans son royaume natal de Bolmern, où elle allait bientôt arriver.

Désormais, tout ce que je pouvais faire… c’était prier pour la sécurité de chacun.

(Grace)

Bienvenue chez vous, Dame Grave. Vous êtes rentrée plus tôt que prévu, dit Anna, notre domestique.

Anna, il y a eu un léger changement de programme. Où est Père ?

Je crois que le maître se trouve dans son bureau.

J’étais de retour chez moi, à Bolmern, mais je n’avais pas le temps de traîner. Je devais mettre mes parents au courant de la situation, et enseigner à mes sœurs ce que j’avais appris.

Oh, Grace, tu es déjà de retour ! Tu as abrégé ton entraînement parce que ton papa te manquait ? lança Père, tout ouïe, en me demandant si le mal du pays m’avait poussée à rentrer plus tôt.

Non, ce n’est pas la raison.

Oh… je vois… répondit-il, visiblement déçu.

Cela me faisait mal de lui faire de la peine, mais la situation était grave.

Eh bien, assieds-toi, dit-il alors que je me tortillais d’inquiétude. — Raconte-moi ce que vaut Philia Adenauer, la plus grande Sainte de l’Histoire. Je sais que son Grand Cercle de Purification a donné d’excellents résultats, mais je suis curieux de savoir quel genre de personne elle est.

Je décidai donc de tout expliquer dans l’ordre. Je commençai par dire à Père que Sainte Philia était aussi admirable que je l’avais espéré. Puis je lui racontai qu’elle étudiait des rituels anciens dans le but de sauver l’ensemble du continent, et qu’elle comptait se servir de ses découvertes pour étendre son Grand Cercle de Purification. Et pour que cela soit possible, elle avait besoin de l’aide de notre famille.

— …Ainsi, Dame Philia a imaginé une stratégie pour rassembler la magie de mes sœurs et la mienne, puis utiliser notre pouvoir combiné afin d’élargir le Grand Cercle de Purification d’un seul coup.

Vraiment ?

C’était en somme le coeur de l’histoire. Je guettai la réaction de Père.

Il se caressa la barbe et réfléchit quelques secondes. Puis, tout à coup, il se leva et s’écria :

Alors la famille Mattilas va devoir y aller à fond, hein ? La plus grande Sainte de l’Histoire nous met à l’épreuve ! Ha ha ha ! Voilà qui est intéressant ! Relevons le défi !

Heu… Père ?

Je ne pensais pas que Dame Philia considérait cela comme une compétition, mais au moins, Père était motivé.

Dans ce cas, je dois enseigner le sort à mes sœurs. Il me faut l’autorisation de Sa Majesté au plus vite.

Laisse-moi m’en charger. Sa Majesté est un ami à moi. Et puis, il serait prêt à donner toute sa fortune et ses propres vêtements pour que notre royaume bénéficie d’un Grand Cercle de Purification. Grace, grâce à notre contribution à cette cause, le nom des Mattilas résonnera dans le monde entier !

Aussi chaleureux qu’il parût, Père était un noble à l’esprit aiguisé. Il imaginait déjà sans doute comment cette affaire pourrait nous valoir la reconnaissance des royaumes voisins. Dame Philia avait sûrement prévu cela, et c’est pourquoi son plan visait à sauver non seulement Bolmern et Girtonia, mais l’ensemble du continent.

Bolmern comptait trois autres Saintes, en plus de moi, qui étudiaient le Royaume Démoniaque et défendaient le pays. Grâce à elles, nous avions été épargnés bien plus que les autres royaumes par la montée soudaine des attaques de monstres.

Cela dit, les dégâts restaient d’une ampleur alarmante. Girtonia et ses voisins couraient un grand danger. Les récits anciens affirmant que la montée du Royaume Démoniaque entraînait des effondrements sociaux à grande échelle se confirmaient peu à peu.

Autrement dit, le sort de nombreuses nations dépendait de la réussite ou de l’échec du plan de Dame Philia.

Père se redressa, le regard résolu.

Il est temps de convoquer un conseil de famille. Grace, va te changer et prépare-toi.

Bien compris !

Restait à savoir si mes sœurs accepteraient de m’écouter. Amanda et Jane ne poseraient pas de souci… mais mon aînée, Emily, était une tout autre histoire. Un peu anxieuse, je me changeai et me préparai à leur arrivée.

Qu’est-ce qui ne va pas chez toi, Père ? Accepter les restes de Philia Adenauer… Tu n’as donc aucune fierté ?

Sans surprise, ma sœur aînée Emily rejeta vivement le plan. Elle considérait ardemment Dame Philia comme une rivale et s’était soumise à un entraînement intensif dans l’espoir de la surpasser un jour. Emily était la plus talentueuse et la plus puissante d’entre nous. Malheureusement, son ego était à la hauteur de ses capacités, et elle n’avait aucune envie d’apporter son aide à Dame Philia.

Nous avons protégé Bolmern des monstres avec nos seuls pouvoirs, déclara-t-elle. — C’est à moi, en tant qu’aînée de cette famille, d’en décider.

Ça suffit.

Ma sœur Amanda, la deuxième de la fratrie, s’interposa.

Emily, tu es plus intelligente que moi. Tu sais aussi bien que moi que les attaques de monstres vont se faire de plus en plus croissantes.

Eh bien…

Amanda avait raison. Les prédictions de Dame Philia concordaient avec nos propres observations : les monstres allaient devenir plus nombreux et plus féroces. On ne pouvait plus faire semblant que tout allait bien. Ma sœur Jane pouffa.

Emily est jalouse de Dame Philia ! Pas très digne d’une Sainte ça.

Tais-toi, Jane ! Il n’y a rien de honteux à avoir de la fierté ! Bon, très bien. Si tout le monde est contre moi, autant me résigner.

Finalement, Emily céda. Elle n’était pas assez égoïste pour aller à l’encontre des souhaits de Père.

Ceci étant réglé, il me revenait désormais d’enseigner à mes sœurs le sort de convergence magique. Munie du manuel rédigé à la main par Dame Philia, je leur transmis les bases des rituels anciens.

Emily, bien sûr, assimila toutes ces nouvelles connaissances plus vite que quiconque. Cela dit, je devais en partie cette réussite à la clarté du manuel de Dame Philia.

Grace, montre-moi ce que Philia a écrit, demanda Emily.

Je lui tendis le manuel, un peu surprise par son soudain intérêt. Elle le feuilleta à toute vitesse.

Quoi ? Oh ! Voilà l’explication !

Puis, sans ménagement, Emily me lança le manuel. Son corps entier fut aussitôt enveloppé d’une lumière blanche. C’était la première étape du rituel : un sort défensif nommé Robe de Lumière. Emily l’avait maîtrisé simplement en parcourant le manuel du regard.

Le manuel ? Pfff, il n’y est pour rien. Je suis juste talentueuse, voilà tout, lança-t-elle en secouant la tête. — Philia Adenauer, je te surpasserai ! Tu verras !

Tu admets donc qu’elle est encore devant toi ? glissa Jane.

Jane ! Je t’ai dit de la fermer !

Portée par sa flamme intérieure, Emily maîtrisa les rituels anciens et le sort de convergence magique plus vite que quiconque. Amanda et Jane progressaient elles aussi avec aisance. Elles étaient sur la bonne voie pour assimiler les rituels fondamentaux, et je savais qu’elles parviendraient à apprendre le sort de convergence magique, comme Dame Philia l’avait prédit.

Si nous poursuivions sur ce rythme, nous serions prêtes à temps. Dame Philia, je vous en prie, patientez encore un peu.

Moi, Grace, je reviendrai à Parnacorta.

Tout ira bien. Quoi qu’il arrive, le plan de Dame Philia réussira.

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