THE KEPT MAN t2 - chapitre 6
La rupture de la corde de survie
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Traduction : Calumi
Correction : Raitei
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— La prochaine est ma dernière question, dit Vincent.
— Il était temps.
Je posai la tête contre le bureau. Les Paladins m’avaient traîné ici pour m’interroger au sujet de l’incident. Ils m’avaient posé toutes les questions imaginables depuis tôt le matin, et j’étais exténué. J’avais toutefois pris soin d’omettre commodément plusieurs détails gênants. Je lui avais dit que mon affrontement avec Justin s’était terminé sur un match nul, et que c’était le coup porté par Vincent qui avait achevé le travail et provoqué sa mort.
Je fis semblant d’ignorer pourquoi Justin avait pris cette forme monstrueuse. J’expliquai la disparition du corps de Nicholas en disant qu’il était toujours en vie et qu’il avait utilisé de la magie de soin pour se remettre.
Il y avait d’autres raisons, mais l’essentiel était que ce n’était pas un coup fatal.
— Alors qu’est-ce que vous voulez encore demander ? Je peux faire mes mensurations, en commençant par le tour de poitrine…
— Qui êtes-vous ? demanda Vincent, davantage une supplique qu’un ordre. — Je vous prenais pour un bon à rien qui vivait aux crochets de la princesse Arwin au lieu de travailler, mais vous risquez votre vie pour la protéger. Je pensais que vous étiez négligent avec l’argent, mais vous fourrez votre nez dans des ennuis qui ne rapportent même pas un Rued. Vous avez même essayé de me sauver, encore et encore, alors qu’il est évident que vous ne m’aimez pas. Rien de tout ça n’est cohérent. C’est contradictoire. Il n’y a rien de logique dans vos actions. Qui êtes-vous ?
— L’Homme entretenu d’Arwin.
Quel qu’ait été mon passé, mon présent était clair.
— Et pour que ce soit bien net, si je vous ai sauvé, c’était accidentel. Vous étiez juste à côté, alors je n’ai pas pu vous ignorer. C’est de la chance.
En vérité, j’avais envisagé de le tuer à un moment. Je l’aurais fait s’il s’était révélé dangereux pour Arwin. Ce n’était que son heureuse coïncidence qu’il ne l’ait pas été. Rien de plus, rien de moins.
— Et puis, je ne vous déteste pas vraiment. Croyez-le ou non, je suis un homme magnanime. Je peux passer l’éponge sur une raclée, dans une certaine mesure. Payez-moi un dîner ou un verre, et j’envisagerai de considérer que c’est de l’histoire ancienne.
Vincent ne semblait pas satisfait de cette réponse, mais il n’insista pas.
— C’est tout ? Alors j’ai une question pour vous, dis-je. — Qu’est-ce qu’il advient de ce bordel ? Celui que l’Église de la Terre-Mère utilisait comme planque.
Tous les membres de Sol Magni avaient été arrêtés ou tués. Justin en était visiblement le chef, et il avait disparu. Même le prêtre avait été arrêté comme complice.
Les travailleuses du bordel et son propriétaire étaient considérés comme non impliqués, et ils échappèrent à l’arrestation, mais ils furent réprimandés pour prostitution non déclarée. Jusqu’ici, ils s’en sortaient parce qu’ils n’attiraient pas l’attention de la garde ni des riches et puissants, mais comme ils avaient été mêlés à quelque chose d’aussi visible, les autorités n’avaient plus d’autre choix que de sévir.
— La maison close et l’église seront toutes deux démolies, dit-il.
Les prostituées allaient donc se retrouver à la rue. Elles finiraient soit à se poster aux coins des rues pour chercher des clients, soit à trouver une place dans d’autres bordels. Quant aux fidèles de la Terre-Mère, ils perdaient une de leurs planques pour le moment. C’était un refuge de moins pour dissimuler les victimes de maris violents, ou les enfants que leurs parents cherchaient à vendre comme esclaves.
Voilà le résultat que tu avais causé, Justin.
Ce n’était pas une fin heureuse. Les faibles devenaient simplement plus faibles.
— Pour l’instant, tout le monde de la maison close a été envoyé à la branche sud-est de l’Église de la Terre-Mère. Ils pourront travailler là-bas, comme personnel de l’église ou du foyer pour enfants.
— Je suis surpris qu’ils aient accepté de les prendre.
J’imaginais que cette autre église avait les mêmes problèmes de trésorerie que toutes les autres.
— Le nom du royaume pèse lourd.
— Donc vous avez imposé ça par le pouvoir politique.
— Ça accélère les choses, dit Vincent sans la moindre ironie. — Ça J’ai aussi contacté la branche nord de l’église.
Autrement dit, il forçait les autres branches de cette même église à nettoyer les dégâts causés par leurs confrères. Vincent était un homme capable de jouer selon les règles comme de se salir un peu les mains. Rien de tout cela ne me dérangeait.
Quant à moi, je ne pouvais que prier pour qu’il ne franchisse jamais le point de non-retour.
— Compris. Merci pour les nouvelles.
Je me tournai pour partir, mais une autre question me traversa l’esprit.
— Au fait, c’est pour quand ? Vous savez, notre soirée alcoolisée. Je suis un homme très occupé. J’apprécierais vraiment que vous bloquiez le créneau au moins trois jours à l’avance.
— Je n’ai jamais fait une telle promesse, dit Vincent d’un ton sec. — J’ai seulement demandé si nous étions censés boire un verre. Je n’ai jamais affirmé que je me joindrais à vous.
— Oh, allez vous faire voir ! C’est comme ça qu’agit un chevalier royal ?
— Dites ce que vous voulez. Je ne partagerai jamais un verre avec vous. Maintenant, allez vous-en.
Il esquissa un sourire en coin.
— Mais on dirait que votre partenaire est venue vous chercher.
Des pas approchaient sans s’arrêter, malgré une voix qui ordonnait de les retenir. La porte vola ouverte.
— Est-ce que tu vas bien, Matthew ?! s’écria Arwin en déboulant dans la pièce, les yeux affolés. — Je viens d’entendre quelqu’un crier. Que s’est-il passé ? Il ne t’a pas encore torturé, n’est-ce pas ?
En réalité, Arwin était présente pour l’interrogatoire du jour. J’étais censé venir seul, mais après la précédente séance de divertissement, elle s’était farouchement opposée à ce que je sois à nouveau interrogé.
Elle avait dit : « Je ne tolérerai pas que vous lui infligiez encore de la violence. » Après une discussion avec Vincent, ils avaient convenu qu’elle attendrait dans la pièce voisine.
— Comme tu peux le voir, je vais parfaitement bien, expliquai-je en tentant de la calmer, mais Arwin se mit à inspecter chaque centimètre de mon corps, jusqu’à une palpation générale.
On aurait dit ma mère.
Y avait-il quelque chose de plus délicieusement humiliant qu’une jeune femme magnifique, plus petite d’une tête, qui nous traitait comme un enfant ? En fait, J’aimais plutôt ça.
— Il ne m’a rien fait. D’ailleurs, on vient de finir. On rentre.
Je passai un bras autour des épaules d’Arwin tandis que nous sortions. Au moment où la porte se referma, je crus apercevoir un sourire sur le visage de Vincent.

— Au fait, il t’a présenté ses excuses ? demandai-je à Arwin sur le chemin du retour.
— Oui, d’une certaine manière. Si tout cela était une erreur, je n’ai aucune envie de m’en formaliser.
Elle n’avait pas l’air affectée. Une personne généreuse, et au grand cœur celle-là. Pour l’instant, je décidai de ne rien dire au sujet du sosie.
— Et le donjon ? On dirait que ça se passe bien.
— Cela se passe pour le mieux, en effet.
Je crus percevoir une nuance d’allégresse dans sa voix.
— Virgil et les autres commencent à se sentir un peu sous pression. Je crois qu’ils réalisent qu’on se fera battre si on ne donne pas le meilleur de nous-mêmes. Ils s’entraînent pendant leurs jours de repos et rassemblent tout ce qui est possible sur le donjon pour l’étudier.
— Hm.
La montée de leurs rivaux avait donc un effet positif sur eux. Ils avaient dû comprendre que leurs stupides querelles internes les tiraient vers le bas. Depuis, les sœurs Maretto ne les embêtaient plus. Mieux encore, elles échangeaient activement des informations et cherchaient le contact. Des rivaux capables de se soutenir mutuellement pour devenir encore plus forts, c’est précieux.
— Je veux aller aussi loin que possible, tant qu’on en a l’occasion.
Vaincre le donjon relevait d’un projet sur le long terme. L’état physique et mental, le timing, les rivalités, la chance et la malchance s’additionnaient pour former des vagues d’élan. En ce moment, la vague les portait en avant.
— Fais juste attention.
— Bien sûr. On n’est jamais trop prudent, dit Arwin en acquiesçant.
Après encore une minute de marche, elle ajouta à voix basse :
— Un jour…
— Oui ?
— Un jour, nous conquerrons le donjon et nous éradiquerons toutes les monstruosités de mon royaume. Je le ferai. Et quand ce jour viendra…
Elle s’interrompit, inspira profondément, puis se tourna vers moi avec une grande détermination.
— Quand ce jour viendra… je te montrerai ma terre natale.
Je lui lançai un regard étrange.
— Tu es en train de me demander en mariage ouuu ?
— Qui voudrait seulement envisager une telle chose ?
Ouais, je m’en doutais.
— Je suis la seule personne au monde capable de supporter un homme entretenu comme toi. Et cela signifie… que je ne te laisserai jamais, jamais partir.
— Je vois.
Je la regardai droit dans les yeux et souris. Tout cela avait un sens. Les gens n’avaient pas besoin de prier une divinité pour obtenir des autres un geste de bonté.
— J’ai hâte d’y être.
Quelques jours plus tard, je me rendis à la Rue des Sages, du côté nord-est de la ville. On y trouvait plusieurs médecins et apothicaires, où riches comme moins fortunés venaient acheter remèdes et herbes. À ce coin précis se tenait un commerce sans enseigne. Il appartenait auparavant à un herboriste qui vendait ses propres cultures spéciales. Un type sympathique, mais un charlatan, et il avait vite fait faillite. J’ouvris la porte sur un intérieur vide. Pas un médicament en vue. Je traversai la pièce vide et m’adressai à l’homme au fond.
— Comment vas-tu ? demandai-je.
Nicholas se tourna vers moi, l’air épuisé.
— Vous ne pouvez pas revenir tous les jours comme ça. Je ne peux pas faire plus.
Je demandais à Nicholas de chercher un remède aux effets de la Release. Malgré sa réputation, il s’y connaissait un peu en herbes, et il avait les outils et le matériel nécessaires. Un vagabond comme moi ne pouvait pas obtenir d’autorisation, alors j’avais utilisé le nom de Dez. Je payais les coûts de la main-d’œuvre et des ingrédients. J’avais fouillé chez Justin et pris un sac de pièces d’or inutilisées. J’avais trouvé Nicholas, le travail qui m’avait été confié, donc j’avais droit à ces pièces. Il était toutefois assez ridicule qu’un gigolo comme moi se retrouve à entretenir une personne de plus.
— S’il te plaît. Tu es le seul à pouvoir m’aider, docteur.
Il avait expliqué aux habitants du quartier qu’il était un herboriste à la retraite. Parfois, il donnait aussi des conseils sur les plantes. Alors je suivais l’habitude locale et je l’appelais « docteur », moi aussi. Le Suaire de Bereni se trouvait toujours dans le corps de Nicholas. Je n’avais aucune obligation de le remettre à Gloria, et si le fait qu’il le conserve pouvait aider à faire avancer la recherche d’un remède, je préférais largement que les choses restent ainsi.
— Je ferai de mon mieux, dit-il.
Arwin ne connaissait toujours pas cet endroit ni Nicholas. Je ne voulais pas lui donner de faux espoirs, au cas où cela ne mènerait à rien. Pour l’heure, seuls Dez et moi savions qui il était vraiment.
— Et le donjon ?
— Il a l’air stable pour le moment.
Arwin s’y trouvait encore aujourd’hui. Et je n’avais aucune portée dans le donjon.
Trois jours plus tôt, Arwin avait quitté la maison en disant qu’elle rentrerait, mais ce n’était jamais une garantie. Les gens mouraient sans avertissement. Quelqu’un de très important pour moi pouvait être en danger mortel, et je n’en aurais aucune idée, aucun pressentiment. Je pouvais prévoir la météo, mais pas le destin d’une personne.
— Bon, tant que l’argent suit, je veux que tu continues, doc…
Je fus interrompu par une secousse. D’abord faible, presque insignifiante, puis la secousse latérale devint violente. La vibration fit basculer une étagère.
Le docteur s’était déjà réfugié sous une table. Je mis mes mains sur ma tête et me baissai. Peut-être que ça avait l’air idiot, mais je comptais bien rester en vie, bon sang.
La secousse finit par s’atténuer, et je relevai la tête. Des étagères étaient renversées, et quelques outils brisés, mais seulement les moins chers.
— Encore un tremblement de terre. Et celui-là était fort.
— Désolé, doc. Je vais sortir jeter un œil, dis-je en lui laissant le rangement.
Je quittai le laboratoire et me dirigeai vers la Guilde des Aventuriers.
La secousse avait été très forte. Peut-être que la cause des tremblements de terre était réellement une Ruée. Selon les circonstances, il faudrait probablement que la guilde envoie un messager dans le donjon pour la faire revenir.
Encore une fois, la guilde était en plein chaos.
La cour était pleine de gens qui s’étaient précipités dehors au moment du tremblement. Tous discutaient de l’événement avec inquiétude. On évacuait un homme sur une civière, un linge rougi autour du crâne, sans doute parce que quelque chose lui était tombé dessus.
— Matthew ! Oh non ! dit April en m’apercevant.
Elle accourut en toute hâte.
— J’allais justement t’appeler. C’est une urgence.
— Que s’est-il passé ?
— Ils disent qu’il y a une énorme montée de monstres dans le donjon. Tout le monde craint que ce soit le signe d’une Ruée. Et on ne sait pas où sont les personnes qui sont encore là-dedans…
Mon cœur se serra.
— Et l’équipe d’Arwin s’y trouve en ce moment.
April hocha la tête, le visage crispé.
— Qu’est-ce que la guilde compte faire ?
En cas d’événement imprévisible comme une Ruée, la guilde dépêchait des experts pour secourir les aventuriers. Mais si l’opération s’avérait trop dangereuse ou trop difficile, ils avaient aussi la possibilité de simplement les abandonner.
— Grand-père dit qu’il va envoyer une équipe de secours. Mais le personnel ne suffira pas, alors ils recrutent des volontaires parmi les groupes qui sont ici en surface.
— Où est Dez ?
S’il était là, il n’y avait aucun problème. C’était le genre d’homme qui reviendrait des profondeurs mêmes de l’enfer. Il ramènerait Arwin saine et sauve.
— Dez est parti en vacances hier. Il allait rendre visite à un ami dans une région lointaine, me dit April.
Ah oui. Il avait mentionné quelque chose à ce sujet. Pourquoi à un moment aussi crucial ? Il aurait dû repousser, pensai-je, mais ça ne servait à rien de regretter son absence maintenant.
— On peut peut-être rattraper Dez si on envoie un cheval très rapide, suggéra April.
— Ça marchera pas.
S’il faisait un long voyage, il devait déjà être loin, couvert de poussière. Probablement en train de manger son repas froid dans le noir, l’air renfrogné. À moins d’être un nain très particulier, impossible de le rattraper.
Je me tirai les cheveux en cherchant un plan. En cas de Ruée, les chances de survie étaient très faibles. Même les plus grands héros ou champions se faisaient submerger par le nombre. Sa vie pouvait être en train de s’échapper alors que je restais planté ici. Elle pouvait déjà être morte.
Une réalité omniprésente, que je gardais reléguée au fond de mon esprit, remonta soudain d’un bloc.
Arwin pouvait mourir dans le donjon n’importe quand. Et là-dedans, j’étais inutile. Je ne pouvais rien faire pour l’aider. Je ne ferais que la freiner.
Mais malgré tout…
Je lui avais fait une promesse.
« Quoi qu’il arrive, je te protégerai. »
— Matthew ? dit April, inquiète.
Je lui ébouriffai la tête.
— Ça va aller.
J’entrai directement dans la Guilde des Aventuriers et me dirigeai vers le bureau du maître de guilde.
— Désolé de déranger.
Je frappai et ouvris en même temps. Le vieil homme fixait d’un air sombre les papiers sur son bureau. Quatre employés de la guilde se tenaient près de lui. Ils devaient être en plein rapport et en train d’élaborer un plan. Un pli apparut entre ses sourcils lorsqu’il me vit. C’était l’expression typique de Qu’est-ce que tu fous là, alors que j’ai des choses importantes à faire ?
Mais j’avançai quand même vers lui.
— Je vais dire quelque chose de complètement stupide. Et je sais très bien ce que tu vas répondre, mais laisse-moi aller au bout. Vous allez descendre dans le donjon pour chercher les aventuriers, pas vrai ? C’est à ce propos.
Je le regardai droit dans les yeux.
— Emmenez-moi dans le donjon avec vous.