THE KEPT MAN t2 - chapitre 5

L’apostasie du clerc

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Traduction : Calumi
Correction : Raitei

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Arwin et son groupe, Aegis, continuaient malgré l’incident à s’enfoncer toujours plus loin dans le Millénaire du Soleil de Minuit. Ils étaient en compétition constante avec les sœurs Maretto et d’autres équipes de leur génération pour progresser davantage dans le donjon.

La ligne de front n’était pas le seul endroit animé ces temps-ci. Quand les meilleurs aventuriers accomplissaient de belles avancées, ceux qui se trouvaient en dessous d’eux se sentaient encouragés à redoubler d’efforts et à pousser plus loin, eux aussi.

En bref, la guilde était extrêmement occupée. Les employés couraient partout pour gérer les aventuriers et répondre aux demandes et aux commandes. Pour contribuer, April travaillait comme sténographe pour ceux qui ne savaient ni lire ni écrire. Elle courait aussi partout en faisant des courses et des livraisons.

Tout cela signifiait qu’ils désespéraient d’obtenir l’aide d’un homme entretenu, et elle me sous-traitait désormais certaines de ses tâches. J’avais un sac en bandoulière et d’autres sacs pendus à chaque bras pour elle.

— Tu vas et viens sans arrêt à la guilde, alors autant faire partie du personnel, Matthew, se plaignit April, tenant son propre sac brun.

De loin, on aurait dit un père et sa fille marchant dans la rue principale. Mais de mon point de vue, nous étions une jeune demoiselle et sa mule.

— Tu passerais ton temps à boire, de toute façon. Le minimum, c’est de porter mes affaires.

— Gratuitement ?

— C’est de ta faute si tu as triché pour échapper au travail, alors que tu n’avais qu’à accepter le poste.

Elle en parlait encore ? Je n’avais aucune envie d’être le subordonné de Dez. Il ne savait tout simplement pas ce que le mot « modération » voulait dire.

— D’abord, Matthew…, commença April, prête à lancer une nouvelle plainte personnelle, lorsque le sol sous nos pieds se souleva.

Je me penchai sur elle et lui appuyai la tête vers le bas.

— Ne bouge pas. Baisse-toi et garde la tête baissée.

Les bâtiments autour de nous oscillaient légèrement et grondaient.

C’était un tremblement de terre.

Des cris éclatèrent autour de nous. Des fissures s’ouvrirent dans les murs de pierre. Des tuiles glissèrent des toits et tombèrent au sol devant mes yeux. April laissa son sac lui échapper, se couvrit la tête de ses bras et hurla.

— Tu ne risques rien. Ça ne te touchera pas.

Nous étions au centre de la rue, aussi loin que possible des bâtiments de chaque côté. Tant que les structures elles-mêmes ne s’effondraient pas, nous serions en sécurité. Cela allait se calmer rapidement.

Comme je m’y attendais, les secousses faiblirent peu à peu, jusqu’à cesser complètement. Un soulagement général emplit l’air.

— Tu peux te relever. C’était effrayant, hein ?

— Oui. Merci… Ça va, dit-elle, même si son visage était pâle.

— Rentrons pour aujourd’hui. Je suis sûr que c’est le chaos, à la guilde. Le vieux voudra te voir pour s’assurer que tu vas bien.

Je ramassai le sac brun et me remis en marche. April trottina pour me rattraper et s’agrippa à ma manche avec ses deux mains. Cela compliquait un peu le transport des affaires, mais je n’étais pas assez rustre pour la réprimander.

Dans les boutiques qui bordaient la rue, on remettait en place les objets tombés des étagères et on nettoyait les tuiles et les fragments de mur qui jonchaient le sol. Certains s’étaient retrouvés par terre de surprise, ou avaient été blessés par des morceaux de toit, mais personne ne semblait avoir perdu la vie.

— C’était un gros séisme, murmura April.

— Et comment. J’ai cru que j’allais m’évanouir.

— Il y en a eu un très fort il y a quelque temps, puis encore un il y a deux jours. Je me demande ce qui se passe.

— Eh bien, on ne peut rien contre la nature elle-même.

Il y avait un début à tout. Ce qui n’était jamais arrivé pouvait tout aussi bien se produire demain.

— Mais si ce n’était pas un tremblement de terre naturel, là, on aurait un problème.

— Quel genre de problème ?

— Une Ruée !

C’était le terme pour une apparition massive de monstres. Il existait une expression beaucoup plus longue et plus technique, mais la plupart des gens se contentaient de dire Ruée. Cela venait soit d’une grande migration de monstres en quête de nourriture, soit d’un mouvement affolé déclenché par la panique.

C’était un phénomène possible partout dans le monde, mais quand il avait pour origine le donjon, le danger montait en flèche. Dans ce cas, il s’agissait toujours d’un afflux soudain de monstres, mais comme des villes naissaient autour des donjons, d’où le terme villes/cités-donjons, si un troupeau de monstres traversait soudain le centre de la cité, les conséquences seraient infernales et les pertes, colossales. Et le signe avant-coureur d’une Ruée de donjon, c’était les tremblements de terre.

— Les cités-donjons sont toujours entourées de remparts, comme celle-ci. Tu sais pourquoi ?

— Pour empêcher les monstres d’entrer dans la ville ?

— C’est l’inverse, dis-je en secouant la tête. — C’est pour empêcher les monstres qui sortent du donjon de quitter la ville.

C’était pour cette raison que les murs autour d’une ville-donjon possédaient des meurtrières pour balistes et des catapultes orientées à la fois vers l’extérieur et l’intérieur.

— Certains endroits construisent aussi plusieurs anneaux de murs, ou des murs intérieurs autour de chaque artère principale, pour diviser la ville. L’important, c’est de ne pas les laisser sortir. Ici, c’est une prison pour monstres.

— Mais les gens qui vivent dans ces villes… ?

— Ils reçoivent un ordre d’évacuation. Si c’est trop tard, tant pis.

April porta une main à sa bouche, horrifiée. Si les monstres se répandaient, les dégâts seraient encore plus importants. Et les puissants qui dirigeaient tout cela considéraient qu’un certain nombre de sacrifices était un mal nécessaire. C’était ce que signifiait vivre dans un endroit comme celui-ci.

— Mais il n’y a pas de portes qui divisent l’intérieur de Voisin-Gris.

— Non.

Quel que soit le nombre d’années depuis la fondation de cette ville, je n’avais jamais entendu parler d’une seule histoire ni d’un seul document mentionnant une Ruée. Pour cette raison, le développement des défenses de la ville avait pris du retard par rapport aux autres.

Il n’y avait aucune porte divisant la ville, et même si le mur autour de Voisin-Gris était épais, il n’y en avait qu’un seul. La cité s’était étendue avant que de telles structures puissent être édifiées, et le découpage urbain comme le développement de la zone n’avançaient pas aussi vite qu’on l’aurait voulu, même si je soupçonnais que ce n’était qu’un prétexte. Ils ne voulaient tout simplement pas consacrer du temps et de l’argent à des défenses, voilà tout.

— Alors si une Ruée commence ici…

— On est fichus.

Je tapotai la tête de la gamine inquiète.

— Allez, on est arrivés.

La porte de la Guilde des Aventuriers se trouvait juste devant nous. Comme prévu, un tumulte agitait déjà les lieux à cause du tremblement de terre.

— Je vais déposer tout ça là-bas. Va vérifier le bâtiment. S’il y a une autre secousse, cache-toi sous un bureau. Tu pourras sortir une fois que c’est fini.

Cela ne semblait pas avoir apaisé toutes ses inquiétudes, mais elle était dans un état d’esprit plus productif à présent, et hocha la tête pour montrer qu’elle était prête à s’y mettre.

— Et ne parle pas de ce qu’on vient d’évoquer. Ce ne sont que des théories.

Je n’avais aucune envie de recevoir une raclée des gardes de la ville parce que j’aurais lancé une rumeur disant que la cité était en danger imminent. April s’en tirerait sans problème, mais moi, je finirais en cellule.

— Et quoi que tu fasses, ne mentionne surtout pas une Ruée devant Arwin. S’il te plaît.

— D’accord. Pourquoi ?

J’hésitai, puis poussai un soupir.

— Parce qu’on raconte que c’est une Ruée qui aurait déclenché le déferlement de monstres ayant détruit sa patrie.

Le royaume de Mactarode avait été anéanti par une immense nuée de monstres, et elle y avait perdu son pays. Mais d’où ces monstres étaient-ils venus ?

Ils étaient encore là aujourd’hui, sans aucun signe indiquant qu’ils quitteraient un jour ces terres. Certains disaient que c’étaient les montagnes bordant Mactarode qui les retenaient tous, mais nul n’en avait la certitude.

La véritable raison demeurait un mystère à ce jour, mais la théorie la plus convaincante restait celle d’une Ruée. Peut-être un donjon encore inconnu se trouvait-il quelque part dans les frontières de Mactarode, et quelque chose avait mal tourné, provoquant une Ruée qui avait détruit la capitale et ravagé le territoire.

Mais cette théorie comportait elle aussi des failles. Une Ruée était un phénomène temporaire.

Avec le temps, les monstres se calmaient et retournaient vers leurs habitats d’origine. Si cela se produisait dans un donjon, on supposait que la majorité d’entre eux y retournerait également. Pourtant, le territoire de Mactarode demeurait saturé de monstres encore aujourd’hui.

Personne n’était assez téméraire pour traverser leurs rangs et découvrir la véritable cause. Ou peut-être que quelqu’un avait essayé… mais n’était jamais revenu vivant pour révéler ce qu’il avait trouvé.

Ainsi, la vérité s’était perdue dans les ténèbres.

— Dans ce cas, peut-être qu’il va se passer ici la même chose qu’à Mactarode…

— Qu’est-ce que tu disais à propos de mon pays ? demanda une voix juste derrière nous.

Notre intrépide princesse chevalier était de retour.

— Ah, bon retour. Tu t’en es sortie sans problème, à ce que je vois ? Tant mieux.

Arwin émit un grognement bref et hocha la tête.

— Oh ! dit April. —  Il y a eu un énorme tremblement de terre tout à l’heure. Tu n’as pas été blessée ?

— Je n’ai pas vraiment senti quoi que ce soit, là-dessous. Mais on dirait que ça a bien secoué ici, répondit Arwin en jetant un regard autour d’elle, vers les dégâts. — Alors, qu’est-ce que c’était, à propos de Mactarode ?

April paniqua et détourna les yeux. Elle n’avait aucune idée de ce qu’elle pouvait dire à la princesse chevalier au sujet de son royaume perdu. Je dus donc lui tendre la main.

— Nous en parlions à l’instant. Nous nous demandions comment était ton pays.

Tout ce que je savais, c’était qu’il s’agissait d’un petit pays entouré de montagnes. Je n’y avais jamais mis les pieds.

Il avait une histoire longue de plusieurs siècles, mais n’était connu ni pour ses exportations ni pour des lieux touristiques particuliers. S’il était célèbre pour quelque chose, c’était pour la Princesse Chevalier Écarlate elle-même.

— C’était un endroit agréable, dit Arwin avec un sourire. — Je ne dirais pas que c’était une région riche, mais elle produisait assez de récoltes pour nourrir ses habitants, et il y avait peu de criminalité. Les lacs scintillaient, les forêts étaient luxuriantes et les villes resplendissaient. J’aime ma terre natale.

L’onde douce de nostalgie qui colorait son expression céda la place à quelque chose de bien plus farouche.

— C’est pourquoi je la reprendrais. Quel qu’en soit le prix. Je suis prête à tout pour ça.

— Tu vas faire peur à la gamine. Du calme, du calme, dis-je en massant les épaules de la princesse chevalier par derrière.

À travers son protège-épaule, l’effet devait être au mieux négligeable, mais elle comprit l’intention.

Arwin sourit et prit la main d’April. — Si tu veux savoir autre chose, demande. En fait, dès que j’aurai rendu au royaume son éclat d’antan, tu recevras une invitation personnelle pour venir le visiter.

— Vraiment ? dit April en souriant.

— Je te le promets.

— Super.

Arwin devait régler des affaires à l’intérieur, et elle partit vers le bâtiment de la guilde avec April.

— Hé, Matthew ! m’appela un employé de la guilde au moment où j’allais tourner les talons, ayant déposé mes sacs. — Le maître de guilde veut te voir.

— Il paraît que tu as rempli la tête de ma petite-fille avec des idées étranges.

— Tu m’as fait venir juste pour ça ?

Les nouvelles circulaient vite. Ce n’était pas surprenant, ses gardes jouaient aussi le rôle d’observateurs chargés de la surveiller de près.

L’homme qui se tenait devant moi avait une soixantaine d’années. Il se nommait Gregory. Malgré son air sévère, il était en réalité pire encore à l’intérieur. Il était le maître de la Guilde des Aventuriers, et le grand-père d’April.

— Dis-moi les faits, alors. Tu as un plan en cas de Ruée ? demandai-je.

L’entrée du donjon se trouvait juste en face de la guilde. Si des monstres en surgissaient, ce serait ici la ligne de front.

— J’ai augmenté le nombre de guetteurs, et nous sommes prêts à nous retrancher en cas de siège. Je compte doubler nos réserves de nourriture.

— Ce n’est que battre des cartes, dis-je.

Une Ruée de monstres n’était pas le genre de chose à laquelle on survivait simplement avec ce qu’on avait sous la main.

— À vrai dire, ils parlaient de construire tout ça proprement à l’époque où je suis arrivé ici, dit-il.

— Ah ?

— Le seigneur de l’époque avait préparé un budget et obtenu des fonds du roi, mais à un moment donné, les plans sont partis en fumée. Cet argent a fini détourné.

Ça ressemblait bien à une histoire courante.

— Je suis sûr que la vraie raison, c’est qu’il ne voulait pas dépenser une fortune pour quelque chose d’hypothétique. Tant qu’il ne se passait rien durant leur génération, il s’en fichait.

Ce qui arriverait plus tard serait l’affaire des gens de l’avenir.

— Et maintenant on dirait que l’addition arrive, et que c’est nous qui allons la payer, dis-je.

— Nous ? Et qu’est-ce que tu comptes faire pour régler ça, hein, le tombeur ? renifla le maître de guilde. — Je vais te dire ce que tu vas faire : tu vas rester chez toi à caresser les fesses de ta petite princesse.

— J’aimerais t’entendre répéter ça devant ta petite-fille. Tu risquerais de ne plus devenir son papy préféré.

— Tu es bien la dernière personne à qui je laisserais faire la morale.

— Tu ne le savais pas ? Chez moi, on me connaissait partout comme un homme pieux et dévoué.

— Ah, oui. Ça me revient, répondit le maître de guilde en se renversant mollement dans sa chaise, qui grinça sous le mouvement. — Nous avons ici un invité des plus honorables qui souhaite te voir. C’est la vraie raison pour laquelle je t‘ai fait venir.

— Une belle veuve d’une trentaine d’années, avec une grosse poitrine et plus de fesses qu’elle ne sait quoi en faire ? Voilà qui me va très bien.

— Je déteste ruiner tes rêves, mais celle-ci est bien plus vertueuse que ça.

On frappa à la porte. Un employé l’ouvrit et fit entrer un visage familier.

— Nous nous retrouvons.

Le symbole de l’Église de la Terre-Mère brillait sur sa poitrine. Justin, l’inquisiteur, s’avança et m’adressa une révérence bien courtoise.

— J’espérais que non, dis-je.

Oui, il était clairement du genre vertueux. Je parierais qu’il était puceau.

— Je vous présente mes excuses tardives pour l’autre jour. Je n’ai pas été très courtois, dit Justin, toujours incliné. — Et malgré cela, j’aimerais vous faire une requête.

Il souhaitait me parler en privé, alors nous nous rendîmes dans l’une des salles réservées de la Guilde des Aventuriers. Elle se trouvait juste à côté de celle où j’avais récemment discuté avec Arwin d’un sujet qui ne devait pas être entendu publiquement. Cette fois, j’étais seul avec un prêtre douteux.

— De quoi s’agit-il ?

Être seul avec un saint homme dans une petite pièce ? Je devais supposer qu’il en avait après ma chasteté.

— Vous vous souvenez de l’homme en armure, l’autre jour ?

Impossible d’oublier. Cette silhouette en armure était venue chercher le Suaire de Bereni, mais lorsque Justin l’avait assommée, l’armure s’était révélée vide, à l’exception d’une sorte de gelée étrange. Ensuite, on avait découvert qu’elle avait retrouvé l’emplacement du véritable Suaire de Bereni dans l’appartement de Gloria et l’avait dérobé.

Nous avions examiné l’armure abandonnée, mais elle était parfaitement ordinaire. L’identité de cette figure restait inconnue.

— Savez-vous pourquoi il cherchait le Suaire de Bereni ?

— Je crois me souvenir de quelque chose comme… vouloir redevenir humain.

— En vérité, cet être était un prédicateur du Dieu Soleil.

Un instant, ma respiration se coupa. Je m’étais dit que c’était un être sinistre et répugnant, et je savais maintenant pourquoi. Si je l’avais su, je l’aurais tué quand j’en avais l’occasion.

— Et je sais maintenant pourquoi il est ici. Il a l’intention d’agiter le donjon et de provoquer une Ruée, dit Justin.

— Dans quel but ?

— Après une Ruée, le nombre de monstres apparaissant dans le donjon diminue, et ceux qui surgissent sont plus faibles que d’habitude.

— Ce qui en fait l’occasion rêvée pour se précipiter vers le Cristal Astral.

Justin acquiesça.

— S’il y a une Ruée, il y aura bien sûr une destruction massive et un grand nombre de morts. Je suis venu dans cette ville pour empêcher un tel dénouement. J’aimerais régler cela discrètement, si possible.

Bien sûr. Si la nouvelle circulait, ce serait la panique.

— Comment as-tu appris tout ça ? demandai-je. — J’imagine que tu ne l’as pas lu sur un panneau d’affichage ou une brochure de l’Église.

— Nous avons capturé un adepte du Dieu Soleil l’autre jour et lui avons soutiré l’information. Sol Magni, je crois que la secte s’appelle ainsi. Son fondateur aurait reçu une « Révélation », d’après lui.

Le Dieu Soleil choisissait des fidèles parmi sa congrégation et leur offrait « révélations » et pouvoirs particuliers pour accomplir sa volonté.

— Maintenant qu’ils ont le Suaire de Bereni, ils sont certains de mettre leur plan à exécution. Nous n’avons plus de temps. Nous devons retrouver cet homme en armure et en finir avec lui pour de bon.

Tout cela tenait en effet une certaine logique.

— Je comprends que tu veuilles l’arrêter. Mais pourquoi m’en parler à moi ? Comme tu le sais, je ne suis qu’un humble homme entretenu, faible avec ça.

— Je ne connais pas très bien l’endroit. Il serait bien trop difficile de trouver un monstre caché dans un lieu méconnu.

— Tu sais au moins à quoi il ressemble ?

— Pourquoi cela importerait-il ?

C’était vrai. Il était toujours entièrement recouvert de son armure.

Justin jeta un regard autour de la pièce, puis dit :

— Et je pensais aussi que, compte tenu de votre haine du Dieu Soleil, vous seriez ravi d’aider la cause, Mardukas le Dévoreur de géants.

— C’était une Révélation de la Terre-Mère ?

Les lèvres de Justin se crispèrent avec dégoût.

— Disons simplement que j’ai mes propres yeux et oreilles.

— Tu dois me confondre avec quelqu’un d’autre, dis-je, mais très bien, je veux bien t’aider. À condition que cela en vaille la peine, évidemment. Tu ne me diras tout de même pas que tout service rendu à un dieu doit être accompli gratuitement et avec bonne volonté par les fidèles.

Il posa devant moi un sac de pièces d’or.

— J’avais l’intention de faire un achat très coûteux l’autre jour, achat dont je n’ai finalement plus besoin. Si vous venez à retrouver l’objet, dites-le-moi, et vous pourrez garder tout ceci.

Je laissai échapper un petit sifflement.

— Combien de véritables croyants ton groupe a dû escroquer pour réunir une telle somme ?

— Si cela ne vous convient pas, je peux toujours m’adresser à quelqu’un d’autre.

— Je plaisante. J’accomplirai cette quête bien volontiers, pour la gloire de la Terre-Mère.

Justin fronça les sourcils, mécontent, mais seulement un instant. Il plongea la main dans le sac.

— Voici une avance, dit-il en me tendant une poignée de pièces.

Quel homme audacieux.

— Vous aurez le reste une fois que nous aurons capturé l’individu en armure. Je compte sur vous.

À présent qu’il m’avait donné une partie de la récompense, je ne pouvais plus refuser. Quoi qu’il en soit, sachant que ce sale Dieu Soleil était impliqué, j’allais faire tout ce qu’il faudrait pour le mettre au tapis. C’était comme une crotte qui tournait en rond dans de l’eau d’égout. Et d’après ce que Roland avait dit, d’autres prédicateurs arrivaient en ville. J’avais besoin de rassembler davantage d’informations.

Le lendemain, je commençai ma recherche sur ce qui se trouvait à l’intérieur de l’armure. On pourrait croire qu’essayer de trouver un homme dont on ignorait à la fois le nom et le visage serait impossible. Mais ne rien faire ne mènerait à rien.

La première étape était de vérifier la seule véritable piste en ma possession. Je me rendis aux postes de garde des portes de la ville.

Pour gagner du temps, je leur glissai une petite somme pour obtenir des renseignements, et ils me dirent tout ce qu’ils savaient. Il y avait quatre portes, une pour chaque direction. Je questionnai les plus fréquentées dans l’ordre, du sud au nord, puis d’est en ouest, mais aucune ne déclara avoir vu quelqu’un vêtu d’une armure complète.

— Je m’en souviendrais si j’avais vu quelqu’un habillé comme ça.

Personne ne se promenait en plate intégrale de la tête aux pieds dans un pays qui n’était pas en guerre. Et une armure d’un style aussi ancien ressortirait d’autant plus. Ce serait impossible à oublier.

Je n’obtins donc aucun témoignage affirmant qu’une armure avait franchi une porte de la ville. Et rien n’indiquait que les gardes avaient été payés pour se taire. Je reçus toutefois une information intéressante de la part du garde de la porte est, chargé d’inspecter les bagages.

Il avait vu un armurier entrer une caisse en bois contenant une armure ressemblant à ce que j’avais décrit. Il avait vérifié l’intérieur, au cas où, mais elle était vide. Il avait sans doute retiré l’armure pour passer la porte, puis l’avait remise ensuite. Mais cela soulevait encore davantage de questions.

Comment avait-il pu passer le poste de contrôle ? Était-il capable de se faire passer pour un véritable être humain, ou cela avait-il un lien avec cette étrange matière qui m’était restée collée au doigt à l’intérieur de l’armure ?

J’avais encore bien des questions, mais au moins une piste générale à suivre.

Pour ma stratégie suivante, je me dirigeai vers l’armurier qui avait fait entrer l’être en armure en ville. Lui, ou quelqu’un dans son entourage, pouvait être celui qui la portait. Heureusement, le garde qui avait effectué la fouille se souvenait du nom de la boutique. Je me rendis dans ce magasin plein d’espoir, mais je n’appris rien sur ce qu’il y avait à l’intérieur de l’armure. En revanche, j’en découvris davantage sur l’armure elle-même : elle avait été volée.

— Ce n’était pas un article à vendre. Je pensais la mettre en décoration chez moi, dit-il.

Elle était vieille, lourde, et invendable, raison pour laquelle une connaissance la lui avait donnée pour servir d’ornement.

Je lui demandai qui avait volé l’armure en premier lieu, mais il n’en savait rien.

— S’il voulait voler quelque chose, il y a des armures qui valent bien plus et qui sont bien plus faciles à transporter. Ça n’a aucun sens.

J’aurais pu lever les yeux au ciel et déplorer cette impasse, mais une idée me vint soudain.

— Y a-t-il d’autres boutiques qui vendent des armures de ce type ?

Pourquoi cette armure-là, parmi toutes celles qui existaient ? Très probablement parce qu’elle était à portée de main et qu’elle pouvait dissimuler entièrement le corps de la silhouette.

Cet être en armure ne voulait pas être vu. Et la substance visqueuse retrouvée dans l’armure abandonnée et collée à mon doigt y était peut-être liée. Puisqu’il avait abandonné cette armure dans la planque de l’Église de la Terre-Mère, il avait sans doute dû en voler une autre ailleurs pour se cacher complètement de nouveau.

L’armurier me donna les noms de plusieurs autres boutiques, et je repris ma route. La troisième était la bonne. Celle-ci exposait plusieurs armures complètes. Et elle se trouvait justement dans la même rue que l’Église de la Terre-Mère. Je fis le tour du magasin et du voisinage, mais n’obtins aucun témoignage. Ou bien il s’était terré quelque part sans mettre un seul orteil dehors, ou bien il ne se déplaçait qu’en pleine nuit. Par précaution, je demandai s’il existait des cachettes possibles dans les environs, mais on me répondit seulement par des regards interloqués.

Ma piste se retrouvait à nouveau dans une impasse. Je m’arrêtai au bord de la route pour boire un peu d’eau et faire une pause.

Le ciel était couvert. J’avais bien fait de rentrer le linge ce matin. Je faisais ma propre lessive et j’apportais celle d’Arwin chez un professionnel. J’aurais aimé laver ses vêtements moi-même, mais leurs étoffes étaient délicates et demandaient énormément de temps et de soin. L’idée même de les abîmer suffisait à me donner des sueurs froides. Et pas question de les laisser sécher dehors pour qu’ils prennent une odeur bizarre.

Alors, que faire maintenant ? Je ne pouvais pas abandonner. Je n’allais pas laisser un adepte de ce Dieu Soleil de pacotille se promener librement. Et, tout aussi important, hors de question de laisser passer toute cette récompense.

— Hé, lança quelqu’un.

Je levai les yeux et vis Vincent, le Paladin.

— Que faites-vous ici ? demanda-t-il sèchement.

— Je fais une pause. Et vous ?

— Je suis en service, répondit-il brusquement avant de détourner le regard. — Dégagez. Vous gênez.

— Eh, quoi encore ? Ce n’est pas comme si je faisais la sieste au milieu de la route. Si vous êtes tendu à ce point, votre planque ne va pas très bien se passer.

Vincent attrapa mon col.

— Qu’est-ce que vous savez ?

— Je sais qu’il se passe quelque chose si vous êtes ici.

Vincent n’était presque jamais seul. Il devait avoir quelques hommes dispersés dans le coin, et lui était venu inspecter les lieux en personne. Puis il m’avait aperçu, ou on lui avait signalé ma présence, et il était venu vérifier.

— …Ça ne vous regarde pas.

— Vous avez hésité une seconde. Donc ça me concerne ?

— Non. J’ai dit non.

— Est-ce que cela a un rapport avec Sol Magni ?

Le visage de Vincent se figea. Il m’avait traité plus tôt comme si j’étais un adepte du Dieu Soleil. Je me doutais qu’il était impliqué dans quelque chose en lien avec eux. Bingo.

— Dites-m’en plus. Sinon je pourrais me mettre à hurler des secrets sur la place publique.

Vincent grimaça et me tira à l’écart, dans l’ombre. Il insista sur le caractère absolument confidentiel de ce qu’il allait me dire.

— Sol Magni utilise tous les moyens possibles pour élargir sa maison mère et étendre son influence. Apparemment, le fils d’une très grande Maison figure parmi leurs membres.

Ah, ils avaient ferré un autre Roland, donc.

— Ce jeune homme a récemment pris une grosse somme d’argent chez lui avant de disparaître. Il semblerait qu’il soit abrité au sein du quartier général de Sol Magni.

Et c’était donc aux Paladins qu’incombait la mission de sauver le riche gamin devenu fou d’une secte religieuse démente. Bon courage, les gars.

— Alors faites une descente dans leur repaire et jetez-les tous en cellule. Vous en avez l’autorité, non ?

— Nous avons investi plusieurs de leurs rassemblements, mais nous n’avons trouvé personne correspondant à la description. Il semble qu’ils se cachent dans un repaire secret. Je soupçonne que c’est là que se trouvent aussi leurs armes.

— Des armes ?

— Il paraît que Sol Magni achète des armes et des armures depuis quelques jours. Nous cherchons plus d’informations à ce sujet.

Et ils craignaient que l’argent apporté par le petit héritier ait servi précisément à financer ces achats.

— Vous vous en occupez vous-même ? Le capitaine en personne ?

— Nous manquons d’effectifs.

Il avait été tellement occupé à renvoyer tous les fonctionnaires véreux qu’il n’avait plus le choix : il devait désormais faire leur travail lui-même. C’était soit un homme avec un sens aigu des responsabilités, soit un acharné du devoir au point d’en devenir stupide.

— D’après ce que nous avons appris, ils ont près d’une centaine d’armes. Je suppose qu’ils ont récolté des fonds auprès d’autres fidèles dont j’ignore l’existence.

La religion était décidément une affaire lucrative. Peut-être que je devrais fonder ma propre religion, moi aussi. Je pourrais l’appeler le Princesse-Chevalerisme

— Pourquoi ne pas simplement attraper tous les croyants que vous voyez et les embarquer pour quelques joyeusetés ?

Vincent eut un air gêné à ce rappel piquant de ce qu’il m’avait fait subir.

— La plupart d’entre eux n’en savent absolument rien, dit-il. — Ils sont simplement enivrés par des mots comme « bonheur après la mort », et « Révélations ».

Ils tendaient la main aux pauvres en leur offrant nourriture, vêtements et un lieu où dormir. Ils donnaient d’abord, puis inculquaient leur doctrine. Une fois les cerveaux dûment imbibés de leurs enseignements tordus, ils avaient de nouvelles marionnettes toutes prêtes. Quand l’heure viendra pour leur soulèvement, ils exciteront leurs membres et les transformeront en soldats prêts au martyre.

— Il doit y avoir une raison pour laquelle on s’est croisés ici. Je vais vous aider, dis-je.

Il était peu probable que je retrouve l’homme en armure en suivant uniquement la piste de l’armure elle-même. Mais s’il était un prédicateur du Dieu Soleil, il avait peut-être un lien avec leurs adeptes. Il était possible qu’il soit lui-même un fidèle, ou qu’il se cache parmi eux, au minimum.

— Dégagez.

Pas très aimable, ça. Mais j’avais mes raisons. Je n’allais pas partir maintenant.

— Vous voulez des informations, non ? J’en sais plus sur ce qui se passe dans cette ville que le premier quidam venu, même.

— …

— Ce ne devrait pas être une décision aussi difficile. La sécurité de ce jeune homme est la priorité absolue, non ?

Vincent claqua la langue. Avec un regard venimeux, il lâcha :

— Juste cette fois.

— S’il n’a pas été enlevé, alors il a dû être recruté quelque part. Vous avez une idée ?

— Nous avons interrogé une femme suspecte hier, dans la rue principale côté est. Elle semblait être une sorte d’artiste itinérante. Elle avait des traits très particuliers.

Oui, je l’avais vue, moi aussi. Mais j’avais filé rapidement, inquiet pour Arwin à ce moment-là.

— Nous lui avons demandé à propos du jeune homme, et elle a dit qu’elle ne l’avait emmené quelque part que parce qu’on le lui avait demandé. Elle n’avait jamais vu l’homme qui lui avait fait la demande auparavant. D’après ce que nous avons compris, elle cherchait aussi des mercenaires et des personnes à la bonne carrure capables de se battre.

Voilà donc pourquoi elle m’avait accosté. Au minimum, j’avais l’air d’un gaillard costaud. C’était une histoire étrange, mais beaucoup de types se jetteraient volontiers là-dedans si cela leur rapportait de l’argent.

— Alors, où l’a-t-elle emmené ?

Vincent se tourna et désigna quelque chose du menton. En face se trouvait un bâtiment à deux étages, coloré et tape-à-l’œil. C’était le même foutu bordel où ils avaient caché Cody et Rita.

On voyait très bien pourquoi un petit noble gâté aurait pu entrer volontairement dans un endroit pareil.

— Ce n’est pas le… de l’Église de la Terre-Mère ?

— Je suis au courant de la situation. Cette maison close n’est qu’une cachette, non ? Mais ils auraient très bien pu s’y retrouver seuls. Et cet endroit n’a aucune licence. Toutes les conditions sont réunies pour qu’un crime s’y produise.

— Alors, quel est votre plan ? Vous entrez ou pas ?

— Eh bien, le problème, c’est…

Il laissa sa phrase mourir, visiblement gêné. Une intuition me traversa soudain.

— Vous n’êtes jamais allé dans un bordel, n’est-ce pas ?

— Dans le cadre d’une enquête, si.

— Mais pas comme client.

— Certainement pas !

Donc il était fidèle à sa femme, lui aussi. Tout comme Dez.

— Si vous comptez faire une descente, le plus tôt sera le mieux, non ?

— Nous rassemblons nos hommes en ce moment même.

Et pendant qu’on attendait que les préparatifs se fassent, que pourrait-il arriver au jeune aristocrate ? Deux options : soit il mourrait, soit il attraperait une maladie extrêmement gênante.

— Très bien, je vais aller jeter un œil.

— Stop.

Vincent m’attrapa par l’épaule.

— Ne compromettez pas cette opération.

— Qu’est-ce que vous voulez dire ? Je ne suis ni votre subordonné ni votre serviteur.

Si je voulais fréquenter leur établissement comme client, c’était mon droit.

— Si vous gênez cette enquête, je vous arrêterai moi-même.

— Dans ce cas, venez avec moi.

Si j’y allais seul, je ne serais peut-être pas capable de gérer la situation si elle tournait mal. Vincent, au moins, saurait se défendre. J’adorerais avoir un garde du corps. Et rester là à discuter ne servait absolument à rien.

Je saisis le bras de Vincent et appelai la femme qui balayait devant la porte.

— Deux filles pour nous, s’il vous plaît, dis-je. — De préférence jolies.

On nous conduisit dans une petite chambre d’angle à l’étage. Elle était étroite et contenait deux lits côte à côte. Ah, les souvenirs. Des années plus tôt, j’avais passé du temps ici avec trois, parfois même quatre filles à la fois. J’étais si jeune, à l’époque.

Vincent regardait la pièce avec nervosité. Il n’y avait aucune chaise, alors il resta debout contre la porte. Je lui suggérai de s’asseoir au bord du lit, mais il m’ignora.

Puisque j’étais revenu, je songeai à dire bonjour à Rita, mais d’après ce que j’entendais, elle était déjà partie. Elle avait emmené sa sœur et avait quitté la ville avec un jeune homme rencontré ici, pour aller vivre dans un autre pays. Je ne pouvais que prier pour leur bonheur.

— Quel est votre plan, exactement ? Vous n’allez tout de même pas… vous livrer à ce genre d’activité maintenant ?

— C’est exactement ce que je vais faire.

Vincent leva le poing, une veine battant sur sa tempe. C’était une plaisanterie.

— Bref, on va simplement profiter de l’endroit pour découvrir s’il s’y passe quelque chose d’illégal. C’est très simple, dis-je. — Écoutez les voix.

Le bordel était un taudis. On y entendait constamment des mugissements bovins et des cris d’agonie. C’était une des raisons pour lesquelles Vincent grimaçait depuis son entrée.

— Si quelqu’un trame quelque chose ici, il n’y aura pas de bruit d’extase. Donc on cherche les pièces d’où n’émanent aucun bruit « normal ».

Je sortis dans le couloir et écoutai devant chaque porte.

— Celle-ci m’a l’air louche.

C’était la chambre la plus proche de l’escalier. Il y avait des bruits de vie à l’intérieur, mais presque aucune voix. Et aucun bruit passionné ni de claquements répétitifs non plus. Très, très étrange.

Naturellement, la porte était verrouillée de l’intérieur. Pas par une clé, mais par un simple loquet : une tige glissée dans une rainure pour garder la porte close. J’introduisis une aiguille dans l’interstice et la soulevai.

— Voilà, c’est ouvert.

— Écartez-vous ! dit Vincent en me bousculant pour ouvrir la porte d’un coup de pied. — Ne bougez plus !

Il bondit dans la pièce, l’épée dégainée, puis se figea.

Il y avait bien un homme et une femme nus sur le lit. Mais ils étaient occupés à une activité… buccale, pourrait-on dire. Pas étonnant qu’on ne les ait pas entendus parler. Tout s’expliquait beaucoup mieux, maintenant.

— Ah ! Toutes mes excuses. Mauvaise porte. Ne vous laissez pas interrompre, dis-je en attrapant Vincent par le col pour le traîner dehors.

Au moment de refermer, une idée me traversa l’esprit et j’ouvris de nouveau légèrement la porte. L’homme et la femme étaient toujours figés dans la même position.

— Au fait… c’est comment ? Vous me direz ce que vous en pensez.

— Sortez d’ici ! hurla Vincent en me tirant dans le couloir.

— J’ai été idiot de vous faire confiance.

Il marmonnait un flot continu de reproches tandis qu’il s’éloignait à grands pas. Son visage était cramoisi. C’en avait été trop pour lui.

— Hé, vous avez sauté là-dedans tout seul. Mais vous aviez vraiment l’air d’un vrai chevalier en le faisant. « Ne bougez plus ! »

Rien qu’en y repensant, je repartis dans un fou rire. J’en avais mal au ventre. Je commençais à craindre que ça me tue un jour.

— Arrêtez.

— Mais bon, vous avez appris quelque chose, non ? Ramenez ça à la maison et essayez avec votre femme. Elle pourrait retomber amoureuse.

Vincent se retourna d’un coup et me décocha un poing en pleine figure. L’impact me projeta contre le mur du couloir.

— N’insultez pas ma femme.

— Je suis désolé, dis-je.

Il était réellement furieux que j’en perdis ma formalité.

— Je ne voulais pas me moquer. Vraiment. Permets-moi de me rattraper. La prochaine fois qu’on sort prendre un verre, c’est moi qui paie, Vince.

— Nous n’irons pas boire ensemble, et je refuse que vous m’achetiez quoi que ce soit. Et ne m’appelez pas « Vince » ! Gardez les formalités, répondit-il sèchement avant de dévaler les escaliers.

— Attendez une seconde, dis-je une fois arrivés au rez-de-chaussée.

Je désignai une pièce.

— Celle-ci est suspecte aussi. On n’a pas entendu un seul bruit en provenance d’ici non plus.

— Parce qu’elle n’est pas utilisée, j’imagine.

— J’ai vu un homme entrer quand on est arrivés. Il était seul.

Je saisis la poignée, mais la porte était verrouillée de l’intérieur. Le mécanisme était le même qu’en haut, je pus donc dégager le loquet sans difficulté.

— Pas encore…

— Silence, Seigneur Carlyle.

Et voilà. La porte s’ouvrit.

La pièce ne contenait aucun visiteur. Le lit n’avait pas servi. Il y avait une fenêtre, mais elle aussi était verrouillée de l’intérieur.

— Il n’y a personne.

Même Vincent dut reconnaître que c’était louche. Il inspecta la pièce tandis que je palpais les murs et le sol, frottant et tapotant ici et là.

— C’est bon, trouvai-je. — Je déplaçai un grand élément décoratif dans l’angle, et les planches du plancher vinrent avec. C’était étonnamment léger.

Un escalier descendait sous terre.

— Qu’est-ce que c’est que ça ?

— Un escalier secret.

Le mécanisme était assez élaboré. Mais cet endroit appartenait à l’Église de la Terre-Mère. Pourquoi la secte du Dieu Soleil l’utilise ? Y avait-il des traîtres parmi les fidèles de la Terre-Mère ?

Vincent me dépassa et commença à descendre.

— Vous êtes sûr de ne pas vouloir appeler du renfort ?

— Nous n’avons pas le temps, dit-il en poursuivant sa descente.

Il devait pourtant savoir que foncer tête baissée conduisait droit au désastre.

Enfin bref. Maintenant que nous avions trouvé l’escalier secret, ils allaient forcément découvrir notre présence tôt ou tard. Autant entrer avant qu’ils ne puissent rassembler leurs forces.

Je le suivis. Le passage était d’un noir total. Qu’y avait-il devant nous ? Une gerbe d’étincelles jaillit, et l’endroit fut baigné d’une lueur pâle. Vincent tenait un candélabre.

— Où avez-vous trouvé cette bougie ?

— À côté des escaliers. Je me suis servi.

Ah, donc elle venait d’ici. Très bien.

Vincent avançait comme un chat, silencieux, une main posée sur le mur. À la texture, c’était de la pierre. L’usure me renseignait : on passait souvent ici, en se guidant de la même manière.

Le plafond était bas. J’aurais pu me cogner la tête si je n’y prenais garde. Vincent était grand, lui aussi, et semblait peiner. Le monde n’était pas fait pour les géants.

Alors que je pensais que nous allions ramper comme des taupes dans un terrier interminable, j’aperçus une faible lumière devant nous. Le passage était plus court que prévu. La sortie se trouvait juste devant.

Vincent s’arrêta pourtant. C’était un cul-de-sac.

Un autre escalier montait à quelques pas. Une porte se trouvait en haut, semble-t-il, mais elle devait être verrouillée. Vincent poussa, sans succès.

C’était décidé. C’était risqué, mais impossible de faire demi-tour maintenant.

— Oups.

Je fis semblant de perdre l’équilibre et renversai le candélabre de Vincent, éteignant la flamme. Le passage souterrain replongea dans les ténèbres.

— Oh, pardon. Donnez-moi une seconde, dis-je en sortant le soleil temporaire de ma poche. — Je m’en occupe. Avec un peu de chance, je pourrai faire sauter le loquet en passant par l’interstice de la porte.

Je prononçai le mot magique, et une vive lumière jaillit. Vincent détourna aussitôt le regard. Pendant qu’il ne regardait pas, je posai la main sur la porte et la poussai vers le haut, violemment. Le verrou métallique céda dans un grincement affreux. La porte désormais ouverte et mon objectif atteint, je désactivai le soleil temporaire. Son effet était limité, mieux valait l’utiliser efficacement.

— Voilà, c’est ouvert.

— Qu’est-ce que vous venez de faire ?

— Comment ça ? Je l’ai poussée. La lumière m’a aidé à voir où le métal était rouillé et fragile.

— Mais…

— Ou peut-être que c’est elle qui m’a donné un coup de main, dis-je en lui montrant le soleil temporaire dans ma paume.

Pour une raison quelconque, Vincent semblait contrarié.

— Allez, avançons. Vous prenez la tête, Seigneur Carlyle.

— Je n’ai pas besoin de votre permission.

Vincent monta les marches. Un bruit de combat retentit, mais seulement un bref instant. Lorsque je le rejoignis, un garde gisait au sol, assommé, à première vue, pas mort.

— On dirait que nous sommes dans le repaire de l’ennemi.

Des murs de terre tassée nous entouraient. Nous étions toujours sous terre. Un peu partout, des cercueils de pierre étaient alignés, remplis d’armes et d’armures.

— Alors les catacombes servent d’armurerie, dit Vincent avec colère et dégoût.

Selon le point de vue, c’était blasphématoire ou simplement de très mauvais goût. Les fidèles de la Terre-Mère n’allaient sûrement pas apprécier.

— Regardez ça.

Derrière la rangée de cercueils se trouvait un large trou d’où filtrait la lueur de quelques bougies. J’entendais aussi des voix. Personne ne montait la garde, mais par prudence, je me glissai derrière les cercueils pour m’approcher discrètement.

C’était une vaste salle à la voûte haute, dominée par une immense statue de déesse.

Et c’était d’une laideur absolue. Elle brandissait une gigantesque épée et portait un immense bouclier dans l’autre main. J’imaginais qu’il s’agissait de la Terre-Mère en tenue de combat. Ce n’était même pas une sculpture de pierre, mais d’acier. Le coût devait être astronomique. Et pourtant, son visage avait été méchamment défiguré.

Devant la statue brisée se dressait une dalle de pierre faisant office d’autel. Attaché sur le côté, un garçon blond.

Je jetai un regard à Vincent pour confirmation, mais il n’y avait aucun doute : c’était bien le jeune noble que nous cherchions.

Le garçon était bâillonné, et une lourde entrave de fer lui enserrait la cheville pour l’empêcher de s’enfuir. Impossible pour lui de s’échapper seul.

Devant l’autel se trouvait un long banc et plusieurs chaises. Il y en avait onze en tout, mais la moitié étaient vides. Sur les autres siégeait un groupe d’hommes et de femmes d’âges variés. Je ne voyais personne portant une armure complète.

Ils étaient suffisamment éloignés pour que leurs voix soient difficiles à distinguer, mais on aurait dit qu’ils discutaient du sort à réserver au garçon. Fallait-il le garder en otage et exiger une rançon plutôt que de le tuer ? Fallait-il simplement l’éliminer, car la remise était le moment le plus dangereux et le plus vulnérable ? Dans tous les cas, il ne semblait pas lui rester beaucoup de temps.

— Et maintenant ?

— Nous le sauvons, évidemment, dit Vincent en sortant une sphère enveloppée de papier blanc.

— C’est une bombe fumigène ?

— Non, une bombe aveuglante.

Ça désorientait l’ennemi par la lumière et le son. Ses matériaux coûtaient cher, mais l’effet en valait la peine. Je les avais souvent utilisées comme armes non létales. Et dans un espace souterrain étroit, les échos risquaient bien de rendre sourd.

— Vous l’avez fabriquée ?

— Elle vient des réserves des Paladins.

Ils en avaient donc qui traînaient librement ? Bon, ce serait sûrement moins efficace que celles fabriquées par un certain Barbu.

— Je vais les observer et attendre le bon moment, dit-il. —Quand je ferai signe, vous foncerez au milieu d’eux et vous les mettrez en agitation. Ce sera mon signal pour lancer ça. Pendant qu’ils vacilleront, vous aiderez le garçon à s’échapper.

— Donc je dois servir d’appât ?

— Vous avez choisi de me suivre. Le minimum, c’est de vous rendre utile.

Je ne savais pas que les chevaliers avaient le droit d’être aussi abusifs.

— Très bien, allons-y.

— Pas si vite.

La voix n’était pas dirigée contre nous, cependant.

Sous la statue, un intrus aux cheveux gris venait d’apparaître. Il semblait avoir entre quarante et cinquante ans, vêtu de noir, avec des yeux noisette étroits et acérés. Son air paraissait doux, mais je sentais une aura dangereuse au fond de ce regard. Il tenait un bâton incrusté de gemmes dont il pointait l’extrémité vers les personnes assises. Depuis quand était-il là ?

— Qui est cet homme ?

Même Vincent paraissait troublé par son arrivée.

— Rendez l’enfant à ses parents. Si vous obéissez à mon ordre, je ne vous ferai aucun mal.

Un grand gaillard, probablement un homme de main, lança sa chaise en direction de l’intrus. Il comptait le charger pendant qu’il esquiverait ou bloquerait le projectile.

Mais l’intrus ne tenta pas de l’éviter. Un éclair jaillit du bout de son bâton. Dans un fracas puissant, il projeta la chaise au loin, et l’homme s’effondra au sol. Vivant, d’après ce que je pouvais en juger, simplement assommé.

— Je me répète. Restez assis, dit-il, en guise d’avertissement à ceux qui s’apprêtaient à lui sauter dessus.

Il n’y avait pas de doute. Même si elle semblait un peu différente, c’était bien la voix qui sortait de l’armure. Était-ce lui qui se trouvait à l’intérieur ? Ce n’était qu’un vieux bonhomme.

Et la taille n’avait rien à voir. Il avait été bien plus petit, auparavant. Utilisait-il de la magie pour contrôler l’armure à distance ? Ou avait-il un familier, ou un agent quelconque, caché à l’intérieur ? Impossible de savoir ce dont il était capable. Et plus étrange encore, pourquoi cherchait-il à sauver le garçon ? Ces gens n’étaient-ils pas du même camp ?

Vincent ne savait pas s’il devait intervenir, lui non plus.

— N’ayez crainte. Je suis de votre côté, dit l’homme étrange, en détachant la corde du garçon.

Un cercle métallique fendit alors les ténèbres. Il ne le toucha pas, mais força l’homme à reculer.

— Je t’ai enfin trouvé, Nicholas Burns, dit une voix chargée de haine et de triomphe.

C’était Justin, l’inquisiteur de l’Église de la Terre-Mère. Que faisait-il ici ?

— Les chiens errants t’ont chassé de ton terrier, hein ? Je suis surpris que tu aies osé te montrer.

— Alors c’était toi. Je n’approuve pas qu’on attaque avant de poser des questions, dit l’homme qu’il appelait Nicholas en faisant onduler un éclair depuis son bâton.

Imaginez si le garçon avait été blessé. C’était couillu.

Justin se baissa pour éviter les décharges, puis se rua en avant, chakrams en main. Il frappa avec une force suffisante pour broyer un os si le coup portait, mais il ne rencontra que le vide.

Nicholas avait fléchi les genoux et s’était penché en arrière pour esquiver, souple et fluide comme une branche de saule. Lorsque l’attaque passa, il se redressa et abattit l’extrémité de son bâton contre le flanc exposé de Justin. Un grognement étouffé retentit, accompagné du bruit d’un os qui se brisait.

— Cela ne m’étonne pas. Tu es en cavale depuis des décennies, à présent. Il faut du talent pour ça.

— Je déteste la violence, vois-tu. Je te suggère de te rendre.

— Je te retourne la chose.

Le jeune garçon avait été pris en otage par les croyants du Dieu Soleil.

— Dépose ton bâton, Nicholas Burns. L’heure est venue d’expier tes péchés.

— Ce n’est pas moi qui les expierai, mais le Dieu Soleil.

— Foutaises.

Une lame fut plaquée contre la gorge du garçon. Nicholas jeta son bâton.

— Tu es fini, murmura Justin avec avidité en bondissant.

Il dégaina son épée en courant et la planta dans la poitrine de Nicholas.

Un jet de liquide rouge sombre jaillit de sa bouche. Justin changea sa prise sur l’épée et la lui enfonça cette fois en revers dans la poitrine. La lame traversa son flanc gauche et ressortit dans son dos. Les mains de Nicholas se crispèrent avant qu’il ne s’effondrât. L’homme en noir s’écroula dans une mare de sang.

— C’était étonnamment facile. Alors ? Même toi tu ne peux plus y échapper maintenant, dit-il en écrasant du pied le visage de Nicholas. — Cette épée est imprégnée du pouvoir de mon dieu. L’heure du jugement est arrivée. Tu trouveras bientôt la paix.

Il fouilla les vêtements de Nicholas.

— …Hmm. Pas de Suaire de Bereni. Peu importe. Je le ferai me le trouver plus tard.

Je supposai qu’il parlait de moi.

— On fait quoi du gamin ?

— On a ce qu’on voulait, non ? Tuez-le.

Vincent fit claquer sa langue et jaillit de sa cachette. Il lança la bombe aveuglante bien haut, près du plafond. Une vague de lumière et de son enveloppa la salle.

Les croyants se couvrirent les yeux et les oreilles avant de s’écrouler, hébétés.

— Maintenant !

— Ouais, ouais.

Je surgis tandis que la lumière s’estompait, me faufilai entre les croyants et saisis la main du garçon en l’exhortant à courir. Ce n’était pas exactement ce que nous avions prévu, mais le résultat revenait au même.

Pour l’instant, je lui dis d’aller se cacher près de l’un des cercueils au loin. Puis je retournai dans la vaste chambre, où Vincent combattait les croyants.

Ils devaient souffrir encore de la bombe aveuglante, car il les taillait comme des mannequins de paille.

L’instant d’après, il en avait déjà abattu cinq.

Mais où se trouvait Justin ? Vincent regarda autour de lui au moment où une ombre sombre passa au-dessus de sa tête. Il bondit souplement de côté et, une fraction de seconde plus tard, Justin trancha l’air à l’endroit où il se trouvait.

— Je suis Vincent, capitaine des Paladins du royaume de Rayfiel, déclara-t-il en brandissant son épée. — Vous êtes en état d’arrestation pour enlèvement et séquestration. Rendez-vous. Si vous résistez, je ne ferai preuve d’aucune clémence.

— Royaume. Ha !

Justin ajusta les chakrams à ses mains.

— Nous sommes tous des pécheurs devant Dieu.

Il lança les anneaux de métal les uns après les autres.

— Vous ne me laissez pas le choix… Je dois vous éliminer ! tonna Vincent en s’élançant dans la tempête de chakrams.

Ils étaient assez puissants pour briser son épée, mais il les dévia tous avec adresse. Je pensais qu’il serait désavantagé face à Justin, mais il tenait largement la comparaison.

Tous les chakrams avaient disparu des bras de Justin, son stock entièrement épuisé. Vincent en profita pour se ruer sur lui.

— C’est la fin !

— Pour vous ou moi ?

Justin retira un autre anneau métallique de sa cheville et le lança, il en avait gardé un en réserve. Vincent était trop découvert et ne put éviter l’impact sur son épaule gauche. J’entendis un craquement d’os, mais il devait porter une armure sous ses vêtements, car le coup n’était pas assez puissant pour lui arracher le bras. Et malgré cela, Vincent continua d’avancer.

Justin dégaina l’épée à sa hanche et la mit en garde. Juste avant que sa poussée féroce ne puisse entailler le ventre de Vincent, ce dernier se tourna sur le côté. La lame passa devant sa poitrine, tandis que Vincent abattait son épée d’une seule main sur la tête de Justin.

La lame d’argent s’enfonça dans son crâne. Du sang jaillit. L’expression de Justin se figea de stupeur et son épée glissa de sa main. Il ouvrit la bouche sans un son, comme un poisson, puis tomba à la renverse.

Vincent, lui, tomba à un genou.

— Hé, ça va ? demandai-je.

— Rien d’inquiétant. Juste une fêlure à l’épaule, dit-il, ce qui n’était pas vraiment quelque chose à prendre à la légère quand son visage était livide et couvert de sueur froide. — Qui est cet homme ?

— Justin. C’est un inquisiteur de l’Église de la Terre-Mère.

— Et qu’est-ce qu’un homme comme lui fait avec ces adeptes du Dieu Soleil ?

C’était la question du moment. Mais la réponse apparaissait déjà clairement.

— C’est l’éclipse.

Vincent lui-même me l’avait dit.

Le soleil est toujours dans le ciel. Que ce soit derrière les nuages ou la lune, il est toujours à vos côtés, comme une ombre. À cause de ce précepte, vous avez le droit de cacher votre foi pour échapper à la persécution, n’est-ce pas ?

Il m’avait toujours semblé impossible qu’il connaisse mon ancien nom et qu’il détourne les tombes de ses propres coreligionnaires pour y dissimuler des armes. Mais désormais, tout s’expliquait.Il y avait un agent infiltré parmi les inquisiteurs.

— Je parie qu’il est…

— Bougez ! cria Vincent en me repoussant.

Un anneau de métal traversa le minuscule espace qui venait de s’ouvrir entre nous.

Je me retournai pour voir Justin se redresser, tendant le bras vers nous. Il avait dû ramasser un chakram et le lancer. Cela encore passait. C’était plutôt le fait que sa blessure à la tête guérissait lentement qui me dérangeait.

Je le savais. Les mauvais pressentiments de Matthew se réalisaient toujours.

Justin était un prédicateur qui avait reçu l’une des Révélations du Dieu Soleil malfaisant.

— Vous m’avez pris par surprise, mais ça n’arrivera plus, dit-il.

Justin se releva, arracha le symbole de la Terre-Mère qui pendait à sa poitrine et le jeta au sol avant de l’écraser comme un insecte. Il sortit une petite bouteille remplie de poudre blanche. On aurait dit de la release. Il ôta le bouchon et avala tout le contenu.

Presque aussitôt, son corps commença à briller intensément. Il poussa un grognement de douleur. Son dos, ses bras, son ventre, sa jambe droite… différentes parties de son corps gonflèrent et se contractèrent en déchirant ses vêtements, le transformant en tout autre chose… en un monstre.

Sa tête ressemblait à celle d’un lion noir aux oreilles gigantesques, et sa peau bleu-noir se fissura de toutes parts. Des yeux sans pupilles apparurent sur sa poitrine, suivis d’un museau et d’une gueule de lézard. Ses bras grossirent comme des gantelets épais, tandis que ses pieds traversaient ses chaussures pour révéler des serres d’oiseau qui claquaient contre le sol dur. Une queue semblable à celle d’un lézard s’étira depuis son dos, frappant le sol avec la force d’un fouet.

C’était un autre type de bête que celle de Roland. Personne ne vous a demandé de vous distinguer de cette manière, en fait !

— Hé, reprenez-vous, dis-je en giflant la joue du pauvre Vincent.

— Qu’est-ce que c’est que ce truc ?

— J’aimerais bien le savoir.

Qu’est-ce qu’il faut vivre pour vouloir se transformer en une forme aussi hideuse ? Je n’en avais aucune idée.

— Votre blessure va seulement nous ralentir. Je vais gagner du temps, alors emmenez le garçon en lieu sûr.

— Je ne peux pas me couvrir de honte en…

— Gardez vos arguments pour plus tard. Nous n’avions pas le temps de tenir une réunion en pleine urgence. Votre mission, c’est de sauver le garçon, non ? Accomplissez-la. Fais preuve d’intelligence.

Et surtout, il serait difficile de me battre avec Vincent qui regardait.

— Allez, bougez, bon sang !

Je le poussai pour l’aider à partir et filai dans la direction opposée. Un instant plus tard, j’entendis Vincent courir dans l’autre sens.

— Sol nia spectus.

Une phrase insupportable que je n’avais aucune envie de réentendre un jour. Justin me lança un chakram. Il fendit l’air en ma direction et je le déviai d’un coup de poing en prononçant le mot d’incantation du soleil temporaire. Ça me fit un peu mal, mais ce n’était pas grand-chose.

Le deuxième chakram ne semblait pas venir, parce qu’il fonçait lui-même droit sur moi.

Un poing énorme s’abattit vers ma tête, que je bloquai. Quand mes jambes cessèrent de glisser, Justin m’assaillit de coups répétés. Il avait une sacrée puissance.

— Mais rien d’exceptionnel.

Surhumain ? Bien sûr. Mais Roland possédait une force plus monstrueuse encore que celle de Justin. Je ne pouvais pas prendre cette puissance à la légère, mais je pouvais m’en défendre.

J’attrapai l’un de ses coups et tirai son bras, lui flanquant un direct de l’autre main en guise de contre. Je sentis et entendis la chair se déformer.

Je pouvais y arriver.

Mais quand je tentai de le frapper une seconde fois, le corps de Justin disparut.

Je ne l’avais pas perdu de vue. Il s’était littéralement volatilisé en un instant.

— Tch ! J’eus un mauvais pressentiment et roulai pour esquiver. Justin réapparut juste au-dessus de ma tête. Ses pieds écrasèrent le sol de pierre.

— Combien de temps pensez-vous pouvoir m’éviter ? me nargua Justin avant de disparaître encore.

Il avait une fichue capacité en plus de tout le reste.

Je me décalai jusqu’au mur et plaquai mon dos contre la surface, essayant de réduire les angles morts qu’il pourrait exploiter.

— Allez. Montre-moi ce que tu sais faire.

— Comme vous voudrez, dit une voix derrière mon dos.

Un bras bleu épais traversa directement le mur, m’attrapa à la taille et me souleva du sol en arrière. Justin se servit de mon corps pour défoncer la paroi de pierre, puis me projeta au sol sans perdre un instant d’élan.

Des débris s’effondrèrent sur moi. J’eus la tête qui tournait. Ma vision à l’envers me désorientait complètement. Je serrai les dents contre la douleur brûlante et envoyai un coup de coude derrière mon dos, ce qui me libéra de la main de Justin. J’essayai de ramper à quatre pattes, mais quelque chose d’énorme bloqua mon passage. C’était la statue de la Terre-Mère au visage brisé.

Pourquoi Tu ne m’aides pas contre ton inquisiteur ? Si tu m’aides, je deviendrai peut-être croyant.

J’étais foutu. Je me retournai, mais Justin avait disparu.

Sa présence était proche. J’assenai un revers derrière moi. Je crus l’avoir touché. Mais il se dissipa comme une vague de chaleur, et mon poing ne rencontra que le vide.

Toutes les alarmes de mon cerveau hurlaient.

Son poing heurta mon flanc, précisément là où j’étais vulnérable. Mes poumons se bloquèrent et je fus soulevé du sol. Je traversai le plafond et atterris dans un endroit baigné de lumière. Au moment même où je commençais à reconnaître l’endroit, mon corps frappa le sol à nouveau.

Je roulai, serrant mon flanc entre mes bras.

Il y avait ici une autre statue de la Terre-Mère, distincte de celle d’en bas. Ah, voici l’église de la surface. Je savais que nous en étions proches, mais nous n’avions fait que passer à la pièce d’à côté. Être à la surface, dans un lieu isolé, ne me dérangeait pas… mais la menace restait entière.

Une douleur atroce embrasa tout mon corps. Je ne pouvais même pas le toucher, car il bougeait au même instant. À ce rythme, le soleil temporaire allait s’éteindre. Depuis la dernière fois où j’avais merdé en laissant le temps filer, je comptais chaque seconde mentalement. C’était suffisamment précis pour savoir que j’allais manquer de temps à ce rythme.

— Je dois riposter…

— Dommage pour toi.

Un chakram passa au-dessus de ma tête à toute vitesse. Je crus qu’il m’avait raté, mais j’entendis un son lourd, ma vision se noircit et mon corps devint aussi lourd que du plomb.

Merde, il visait le soleil temporaire. Le chakram avait frappé la petite boule de cristal, qui roula sur le sol avant d’atterrir dans la main de Justin.

— À présent, vous n’êtes plus qu’un faible incompétent.

Le chakram revint vers moi. Je le voyais, mais cette fois je ne pouvais plus réagir. Le mieux que je pus faire fut de le bloquer avec mon bras. Un seul impact pesa aussi lourd qu’une balle de métal. Je vacillai, offrant à Justin l’occasion de se ruer sur moi. Cette fois, je ne pus pas esquiver et son poing m’atteignit en plein visage. Je basculai en arrière et heurtai le mur.

Il afficha un sourire narquois, mais un petit insecte vola juste devant son visage. Il l’écarta d’un revers agacé, puis me regarda avec une sorte d’admiration étrange.

— Vous êtes vraiment solide. Un humain ordinaire serait mort depuis plusieurs minutes.

Oui. C’était pour ça que j’avais survécu à tout ça.

— Dis-moi juste une chose, Inquisiteur, murmurai-je en remontant lentement le long du mur pour me remettre debout. — Pourquoi es-tu devenu prédicateur… et pourquoi suivre le Dieu Soleil ?

Un inquisiteur n’était pas un poste qu’on obtenait grâce à des relations. Il exigeait piété et mérite. Il devait y avoir des épreuves que je ne pouvais même pas imaginer. Et pourtant, il avait tout jeté pour devenir l’esclave du Dieu Soleil. Ça n’avait aucun sens.

— Et tu n’es pas un imposteur ni un sosie, hein ? Qu’est-ce que tu voulais ? La vie éternelle ?

Justin eut un regard lointain. Une nostalgie tendre et un vide amer traversèrent ses yeux monstrueux.

— Trente ans.

— Quoi ?

— C’est le temps qui s’est écoulé depuis que j’ai franchi la porte de la Terre-Mère, dit-il.

Justin était né dans une famille noble.

— Mais il y a tant de gens dans le monde qui vivent dans la pauvreté et meurent de faim. J’ai toujours ressenti de la culpabilité de pouvoir vivre sans manquer de rien.

— …

Pour apaiser sa conscience, il avait décidé, à quinze ans, de devenir un religieux et de servir la Terre-Mère.

— Pendant tout ce temps, tant d’âmes perdues sont mortes de faim. Des parents vendent leurs enfants. Des enfants tuent leurs parents. Aucun des enfers de ce monde n’a changé ni diminué d’un pouce. Malgré toutes mes prières et ma dévotion, la Terre-Mère ne m’a rien donné.

Même lorsque sa foi et ses capacités lui valurent le poste d’inquisiteur, le vide de Justin ne disparut jamais.

— C’est alors que j’ai reçu une Révélation. J’ai accepté ma mission : éliminer un traître et récupérer le Suaire of Bereni. Il n’a suffi que de ça pour obtenir ce pouvoir.

Sa voix était fière, presque ravie.

— En un seul instant, le Dieu Soleil m’a donné quelque chose que la Terre-Mère n’a pas su m’offrir en plus de trente ans. Même un enfant peut comprendre lequel des deux propose la meilleure offre.

— Et donc tu as simplement pris le contrôle de toute l’Église de la Terre-Mère ici, remarquai-je.

Même le prêtre était désormais un fidèle du Dieu Soleil, hein ? Justin avait dû arriver si vite au bordel parce que le prêtre l’en avait informé. Je me mis à rire.

— Alors tu as été assez stupide pour te faire avoir par un charlatan… et tu t’es jeté dans les bras d’un autre.

— Silence ! rugit Justin en frappant le sol.

Le trou qu’il m’avait fait traverser s’élargit encore.

— Ce corps-là, c’est le Salut que tu recherchais ? C’est censé sauver les pauvres et les affamés de la prison de violence sordide où ils vivent ?

Forcer les autres à t’écouter par la force n’était qu’une autre forme de violence. Et cette force qu’il avait n’allait pas changer le monde. Pas le moins du monde.

— La vraie solution ce serait de trouver un endroit où envoyer des sœurs dont le père s’apprête à les vendre comme esclaves. Ou d’aider une fille qui n’a déjà pas assez à manger et qui partage ses friandises et ses amandes avec sa petite sœur. Ça, ce sont des actions qui changent vraiment les choses.

— Assez de vos conneries !

Justin disparut. Il apparut, puis s’évanouit encore, avant de réapparaître pour me frapper et me donner des coups de pied, puis disparaître une nouvelle fois.

Je n’arriverais à rien dans ces conditions. Il me martelait sans relâche. Je tentai de me défendre par instinct, mais je n’arrivais pas à lui résister. Il me fit tomber, et je m’effondrai contre le mur de l’église comme si on venait de me crucifier.

— Voici votre dernier avertissement, dit cette ordure. — Il n’est pas trop tard. Rejoignez-nous. Devenez un Éprouvé et offrez votre foi et votre dévotion au Dieu Soleil.

— Il y en a d’autres, des prédicateurs, en dehors de toi ? Combien ?

Qu’il n’y en ait pas une centaine, je vous en prie.

— Le Grand doyen est dans cette ville depuis bien avant mon arrivée.

— Et qui est-il ?

Justin posa son pied sur ma tête et sourit avec arrogance.

— Ça va vous coûter cher.

Et le prix était ma foi, hein ? Pas un très bon jeu de mots.

— Comment suis-je censé te payer quelque chose que je n’ai pas ?

— Alors il ne vous reste qu’une solution, soupira Justin. — Vous devrez être un sacrifice pour le Très Saint des Saints.

— Je ne crois pas, non.

Une lumière argentée scintilla derrière Justin. Du sang jaillit de l’arrière de son cou, et il commença lentement à s’affaisser. Le sang qui giclait de sa plaie se transforma en cendre noire.

Derrière l’imposante masse bleue de la créature face à moi surgit Vincent, capitaine des Paladins.

— Cela a pris plus de temps que je ne le voulais. Le garçon est en sécurité à présent. Les Paladins devraient arriver d’un moment à l’autre. dit-il en m’offrant son épaule pour m’aider à me relever.

— Pourquoi être revenu ?

— Je ne dormirais pas bien si je vous laissais mourir. Et j’ai des questions qui demandent des réponses. Et puis, dit-il en se détournant de moi, —nous étions censés partager un verre, n’est-ce pas ?

Oh, ne fais pas ça. Tu vas finir par faire rater un battement au cœur d’un type.

— Et vous pouvez reprendre ceci. dit-il en me tendant le soleil temporaire. — C’est à vous, je suppose.

Je t’ai dit de ne pas faire ça.

— Je vais m’occuper du reste. Vos blessures doivent être soignées…

Il s’apprêtait à se mettre en marche en me maintenant sur son épaule lorsqu’il s’arrêta net. Il se retourna juste assez pour voir Justin, qui avait une main autour de sa cheville. La cendre noire avait cessé de se répandre, et la plaie sur son cou se refermait.

— Il est encore en vie ! Achevez-le !

— Trop tard !

Justin projeta son bras vers le haut, la cheville de Vincent prisonnière, et l’envoya droit vers le plafond. Son corps heurta le sommet de l’église, resta suspendu un instant, puis redescendit lentement. Je me précipitai à l’endroit où il chutait et le rattrapai. En temps normal, j’aurais fait cela sans effort, mais dans mon état affaibli, le mieux que je pus faire fut d’amortir sa chute.

— Hé, pas le moment de rester inconscient ! Hé !

Vincent était évanoui. Il fallait qu’il fasse le malin.

Je ne voulais pas que frère et sœur meurent par ma faute. J’en avais la nausée.

Mais des pas tout proches me tirèrent de ce moment d’émotion.

— À votre tour.

Je me retournai pour faire face à Justin.

— Je vois.

Je posai le soleil temporaire sur ma paume tournée vers le haut et le coinçai de ma seconde main au-dessus, le faisant rouler entre mes doigts.

— Qu’est-ce que vous faites ?

— Crois-le ou non, je suis un très bon devin. Je suis simplement en train de prédire ton sort.

Je serrai la petite boule translucide et prononçai le mot magique.

— Irradiation.

En réponse à ma voix, le soleil temporaire émit la lumière du soleil et s’éleva dans les airs. La puissance se répandit dans tout mon corps, et je levai mon majeur.

— Réjouis-toi, Justin, dis-je. — C’est le jour de ta mort.

Je me ruai vers la forme monstrueuse de Justin. Je n’avais pas le temps. En moins d’une centaine de secondes, l’effet disparaîtrait. Si je ne portais pas le coup final d’ici là, nous allions perdre.

Mon poing fendit l’air de toutes mes forces et ne toucha rien, exactement comme prévu. Aussitôt, je lançai un revers derrière moi et enfonçai le visage du monstre. Il gronda de douleur et chancela en arrière. Je levai la jambe et lui envoyai un coup en plein ventre. Le corps de Justin s’éleva, puis disparut juste avant de heurter le sol. Sa téléportation habituelle. Mais ce n’était pas suffisant.

— Là !

Je lançai un morceau de gravats vers le plafond. Il s’arrêta net, et la forme de Justin apparut dans le vide : le fragment était planté dans sa peau, près des yeux sur son ventre. Il s’écrasa au sol.

— C…comment… ?

— Ce n’est pas évident ? fis-je en haussant les épaules. — C’est la bénédiction de la Terre-Mère.

Je ne l’avais pas laissé me frapper autant de fois pour rien. Il y avait un pattern dans les endroits où il réapparaissait après avoir disparu. Il cherchait toujours l’effet maximal pour l’effort minimal. Autrement dit, il essayait systématiquement de se placer dans l’angle mort de sa cible. J’avais donc su exactement où le trouver.

— Vous semblez bien sûr de vous. Mais avez-vous oublié quelque chose ? ricana Justin. Je sais que votre artefact a une limite de temps. Je n’ai qu’à attendre, ensuite j’aurai tout le loisir de vous achever.

Bien sûr qu’il le pouvait.

— Mais je ne vais pas te laisser faire, répondis-je avec le même rictus. — Tu es déjà pris au piège.

— Quoi ?

Justin baissa les yeux vers ses jambes, où des insectes noirs commençaient à s’assembler. Il n’y en avait pas qu’un, mais deux ou trois, puis davantage à chaque seconde.

— Quoi ? Qu’est-ce que c’est que ça ?

— Je te l’avais dit : la bénédiction de la Terre-Mère. Elle est venue sous la forme de vulgaires insectes pour punir les impies.

C’étaient les insectes noirs que Bradley le Fossoyeur utilisait dans son produit répulsif d’odeurs. Ils étaient attirés par l’odeur du fluide corporel de leurs semblables. En me débarrassant du corps d’un certain dealer avec un tatouage d’ange sur le bras, j’avais récupéré un peu de cette substance et l’avais gardée pour une occasion utile, qui, visiblement, était maintenant, lorsque je l’avais frottée sur ses jambes.

— Dégagez !

— Tu sembles pris de panique. Cela voudrait-il dire que tu ne peux pas te téléporter si d’autres êtres vivants te touchent ?

Il ne répondit pas, mais sa réaction affolée m’apprit tout ce que je devais savoir.

— Tu ne peux donc plus t’échapper, j’imagine.

Il pouvait en tuer autant qu’il voulait, mais d’autres arrivaient aussitôt. Le liquide et son odeur n’allaient pas disparaître avant un bon moment.

— Excuse-moi. dis-je en empruntant l’épée de Vincent.

Elle était fine, mais suffisamment solide pour lui trancher la tête. Je la levai en position et avançai vers Justin. Il était accablé par les insectes noirs, l’alarme pure dessinée sur son visage… jusqu’à ce qu’elle se transforme brusquement en un sourire confiant et triomphant.

— Imbécile !

Son corps entier s’embrasa instantanément. Le souffle brûlant me força à m’arrêter et à lever la main pour protéger mon visage. À travers les interstices de mes doigts, je vis les insectes se consumer ou tomber de sa peau. Quand les flammes se dissipèrent, il ne restait plus un seul insecte sur Justin.

Qui aurait cru qu’il pouvait sortir un tour pareil… ?

Pendant la brève seconde où j’étais stupéfait, Justin en profita pour réduire la distance. Je tentai une maigre esquive, mais ce n’était pas moi qu’il visait. Il saisit l’épée de Vincent et la brisa d’un coup de poing. Puis il jeta sans ménagement les deux morceaux, qui retombèrent dans un bruit sec.

— Dommage de ruiner un plan aussi ingénieux, ricana-t-il.

Je n’avais pas envie de lui répondre. Je posai un genou à terre et désactivai le soleil temporaire. Il ne lui restait que quelques secondes.

— Vous reconnaissez la défaite, hein ? Alors savourons ce moment…

Il s’avança, un pas régulier après l’autre. Je ne bougeai pas.

Mais au moment où il allait m’atteindre, Justin s’arrêta.

— Ah. Je comprends ce que ça veut dire, dit-il en levant brutalement les yeux vers le plafond, plus précisément vers le large trou que Vincent avait créé un peu plus tôt. —Vous attendez que la lumière du soleil passe par ce trou. Vous vous êtes placé juste en dessous. Un homme très prudent. Mais c’est dommage, voyez-vous.

Une couche de nuages gris couvrait le ciel, épaisse et menaçante. Je ne pouvais pas compter sur un rayon de soleil.

— Et combien de temps votre artefact peut-il continuer à briller ? Cent secondes ? Deux cents ? Non, je pense qu’il s’éteindra d’ici dix.

— …

Bingo. Pas que ça lui donne droit à un prix.

Il me restait aussi l’ultime recours de ma simple volonté, mais une fois utilisé, je n’avais plus rien. S’il restait hors de ma portée, c’en était fini de moi.

C’était mal parti.

Ça devait être bientôt le moment. Mais pas encore ?

— Qu’est-ce qu’il y a ? Vous ne comptez pas m’attaquer ? Ou vous attendez que le ciel se dégage ? Je crains de ne pas vous accorder autant de temps.

Le corps de Justin s’embrasa à nouveau. Le sol sous nos pieds chauffa rapidement tandis qu’il avançait vers moi.

— Vous allez brûler jusqu’à devenir une coquille vide… tout comme ces insectes !

Il ramena son poing pour me frapper, au moment même où quelque chose de froid coula sur ma joue. Une grosse goutte d’eau, suivie d’autres, tomba du ciel.

— Hmm ?

Justin leva les yeux vers la pluie qui tombait désormais en abondance par le trou du toit. Il pleuvait vraiment fort.

Dès que la pluie toucha son corps, elle se transforma en vapeur. Bientôt, il fut enveloppé d’un nuage blanc. Une fumée qui montait de son corps, brouillant sa vision.

À force d’observer les nuages, j’avais appris à prédire assez précisément le temps imminent. Je savais quand le ciel allait se dégager et quand la pluie tomberait en fin d’après-midi.

Au départ, je comptais attaquer avec la pluie en distraction mais le fait qu’il s’enflamme lui-même rendait les choses beaucoup plus simples que prévu. En réalité, j’avais même du mal à réprimer un sourire lorsqu’il s’embrasa encore.

Maintenant, c’était l’heure de la punition.

Je laissai le soleil temporaire flamber de nouveau. La force envahissant mon corps une fois de plus, je contournai Justin et passai un bras autour de sa taille. Je contractai mon corps, le soulevai, puis me laissai tomber en arrière avec violence.

— Qu-qu’est-ce que vous faites ?

— C’est simple. Je voyais déjà le point d’arrivée.

C’était le trou vers le sous-sol qu’il avait créé avec moi plus tôt.

— Je t’aide juste à embrasser ta déesse.

Justin, énorme masse entre mes bras, basculant avec moi, nous tombâmes à la renverse droit dans le trou du sol. Nous étions exactement au-dessus de la statue de la Terre-Mère. Nous plongeâmes tête la première vers l’épée qu’elle brandissait.

— L’heure de rencontrer ton créateur !

Je sentis l’impact. Ma vision vacilla. Mon dos heurta le sol et je roulai plusieurs fois avant de percuter le mur. Lorsque je retrouvai mes esprits, mes bras enlaçaient toujours le corps de Justin.

— Aïe !

La boule de cristal translucide retomba sur ma tête. Le temps était écoulé. Je la glissai dans ma poche, levai les yeux et poussai un soupir de soulagement.

— Je pense que ça a marché.

Empalée sur la pointe de l’épée de la déesse, tout là-haut, se trouvait la tête de Justin.

— Tu m’entends là-haut, chef ? lançai-je à la tête tranchée en me relevant pour m’éloigner du corps.

Les yeux de Justin me fixaient avec haine, injectés de sang. De la cendre noire s’échappait de l’endroit où son cou s’était arraché de son corps.

— Je t’avais prévenu. C’est le jour de ta mort.

Ma bonne connaissance de la météo faisait de moi un expert en prédictions.

La cendre grignotait peu à peu le corps de Justin. Cette fois, il allait vraiment en enfer.

— Autant poser la question. Avec qui tu travailles ?

— Comme si j’allais le dire.

C’était sûr.

— De toute façon, cette ville est condamnée. Vous et cette princesse chevalier et tous les autres, vous allez mourir.

— C’est ta prédiction ?

— C’est le destin. répondit Justin avec un rictus. — Le Grand doyen l’a dit.

— Et qui est-ce ? Parle !

— Approchez pour que je vous le chuchote à l’oreille. Je vous arracherai la tête avec les dents. ricana la tête.

La cendre se propagea encore, au point que la tête tomba de l’épée de la statue. Il n’y avait plus ni gorge, ni bouche, ni langue, mais elle continuait de rire. J’avais l’impression de l’entendre encore. Même le torse s’était entièrement effondré en cendre. Il ne restait plus qu’un vide sur le sol.

Mon soulagement ne dura qu’un instant. J’entendis de nombreux pas à la surface. Les Paladins étaient arrivés. Ils pouvaient s’occuper de la suite.

Et je n’avais aucune envie de rester là à subir des interrogatoires pendant des heures. Je voulais juste rentrer me reposer.

Mais il restait encore un travail important à accomplir.

Je traînai mon corps meurtri jusqu’à la statue de la Terre-Mère. Nicholas était toujours étendu au sol, les yeux ouverts.

L’épée de Justin était plantée dans sa poitrine. Je saisis un morceau de tissu à proximité et l’enroulai autour de mon poignet et de la garde, puis me laissai tomber en arrière de tout mon poids.

Si je ne pouvais plus la retirer par la force pure à ce stade, je pouvais au moins utiliser tout le poids de mon corps. Petit à petit, la lame se dégagea du corps de Nicholas.

— Voilà. grognai-je en tirant le dernier morceau de la lame avant de retomber sur les fesses. — Alors ? Tu peux de nouveau bouger ?

Son corps tressaillit aussitôt.

— Ah, vous m’avez sauvé, dit-il en se redressant.

Donc il était vivant.

Justin l’avait transpercé de part en part, mais n’avait jamais dit qu’il l’avait tué.

— Je n’aurais jamais imaginé qu’il possédait une telle capacité. Il m’a presque eu. Votre nom… vous êtes Monsieur l’Homme Entretenu n’est-ce pas ?

C’était donc lui qui avait pris le Suaire de Bereni chez Gloria. Il avait dû s’éclipser avec l’étoffe quand j’avais débarqué et que tout s’était emballé.

— C’est Matthew. répondis-je d’un ton léger, sans avoir le cœur à sourire.

La plaie sur sa poitrine se refermait sous mes yeux, ses vêtements aussi. Je venais de voir quelqu’un faire exactement la même chose, et ça ne me rassurait pas.

— Tu es un prédicateur ?

— On pourrait dire que vous avez à moitié raison, dit Nicholas avec un sourire en coin.

— Et l’autre moitié ?

— Un pécheur.

Nicholas se leva, puis enfouit son bras dans sa propre poitrine. La surface ondula comme de l’eau, et il en retira un large pan d’étoffe : le Suaire de Bereni.

L’instant suivant, le corps de Nicholas s’effondra comme de la boue.

Sa couleur changea, ses bras et ses jambes fondirent complètement et se mêlèrent. Lorsque ce fut terminé, il ne resta plus qu’une énorme masse de boue violette. Je la touchai du bout du doigt.  Elle tenta de s’accrocher à ma peau.

J’étais stupéfait. Puis la masse énorme se déplaça, roula sur le Suaire de Bereni et l’absorba à nouveau. Un instant plus tard, Nicholas redevint un homme vêtu de noir.

— Permettez-moi de me présenter. Je suis Nicholas Burns. Et j’ai jadis reçu une Révélation du Dieu Soleil Ariostol.

Il ne semblait pas hostile, alors je décidai de l’écouter. Nous montâmes à l’étage du bâtiment de la guilde.

— C’était il y a plus de vingt ans. À l’époque, j’étais prêtre à Soleil-en-Brume.

Soleil-en-Brume était la terre sacrée du culte solaire, où une multitude de sectes coexistaient. Nicholas y dirigeait seul une petite église. Parce que l’endroit était proche de la Tour du Dieu Soleil, de nombreux croyants y affluaient. En vendant souvenirs et breloques aux fidèles, d’autres églises prospéraient, mais Nicholas ne se laissait pas séduire par les tendances passagères et conservait une foi humble.

Un jour, il entendit une voix dans sa tête.

C’était une Révélation.

Il la comprit comme la voix de Dieu et ne la remit jamais en question.

Elle lui ordonnait de créer une concoction médicinale destinée à faire progresser les enseignements du Dieu Soleil.

Enivré par l’exaltation de servir sa divinité, Nicholas se mit à produire l’élixir sacré. Il avait de vastes connaissances en herboristerie et entretenait même un jardin de plantes derrière l’église.

Une fois l’élixir sacré achevé, il l’offrit aux fidèles du voisinage ainsi qu’aux voyageurs de passage à Soleil-en-Brume.

— Et je l’ai nommé « Release ».

Mais ce n’était ni une panacée ni un élixir miraculeux. C’était une drogue terrifiante qui rendait les gens fous et les précipitait en enfer.

Puis, avant même qu’il s’en rende compte, des dizaines de personnes étaient dévastées par le manque et réduites à la ruine. Nicholas regretta ce qu’il avait fait. Ce n’était pas la voix de Dieu. C’était un démon qui s’était servi de lui. Il tenta de détruire ce qu’il avait créé, mais c’était trop tard : la substance s’était déjà répandue dans d’autres villes et circulait désormais dans le monde.

Par-dessus le marché, un groupe criminel vola les documents dans lesquels Nicholas avait noté les étapes de fabrication de la Release, puis l’enleva. Ils le forcèrent à en produire davantage dans le bâtiment où il était retenu prisonnier.

Il fut finalement sauvé par la garde de la ville, mais il avait déjà perdu toute volonté de vivre.

— J’ai même envisagé le suicide, alors que Dieu l’interdit.

Au fond du désespoir, il entra dans son église, prit de la Release et se pendit. Il mourut à cet instant, mais se réveilla dans une tombe. En creusant désespérément pour sortir de terre, Nicholas réalisa qu’il n’était plus sous forme humaine.

— Les prédicateurs utilisent la Release pour transformer leur corps, grâce à leurs prières au Dieu Soleil et à leurs qualités innées. Ayant perdu la foi, je n’étais plus digne d’être un prédicateur, et j’ai continué d’exister sous cette forme.

Ranimé, Nicholas s’était mis à aider les gens souffrant de la Release, et avait juré de détruire les ambitions du Dieu Soleil. Sous sa forme invertébrée, il se déplaçait mal et attirait trop l’attention, alors il passait la plupart de son temps dissimulé dans des armures intégrales.

— C’est alors que j’ai appris que le Suaire de Bereni était réel. Un linceul funéraire taché du sang du Dieu Soleil.

Je repensai à ce que j’avais vu quelques minutes plus tôt et grimaçai. Je n’allais pas retrouver l’appétit tout de suite.

— Avec ça, je peux limiter le pouvoir du Dieu Soleil dans une certaine mesure. Je ne peux pas redevenir humain, mais je peux au moins maintenir une forme humaine temporairement.

Avec le temps, il avait fini par trouver la véritable relique dans une église de la Terre-Mère. On l’avait repéré au moment du vol et il était tombé dans le fleuve en s’enfuyant. Il avait perdu son armure, et le Suaire de Bereni avait dérivé. C’est Cody qui avait trouvé l’endroit où il s’était échoué. Il aurait pu simplement l’ignorer, mais il ramassa le chiffon et tenta de le vendre en prétendant qu’il s’agissait de l’authentique linceul, sans comprendre ce qu’il avait entre les mains.

Et nous voilà maintenant.

— J’ai beaucoup de questions, mais je vais aller à l’essentiel, dis-je.  Tu peux soigner l’addiction à la Release ? Tu utilises quoi ?

Si je trouvais simplement les bons ingrédients, mon travail serait terminé. Je n’aurais plus besoin de salir le nom de la Princesse Chevalier.

Mais Nicholas secoua la tête.

— Pour l’instant, la réponse est non. Avec mon apparence habituelle, il m’est difficile de poursuivre mes recherches.

— Mais ça pourrait aller mieux plus tard ?

— Disons que la possibilité n’est pas nulle.

— Je vois, dis-je.

Même si ça ne devait pas être immédiat, le simple fait qu’il existe une possibilité était une bonne nouvelle.

—Si tu as un jour besoin d’aide, dis-le-moi, et je ferai ce que je peux. On va travailler ensemble pour faire la peau à ce foutu Dieu Soleil.

Je ne savais pas encore jusqu’où je pouvais lui faire confiance, ni dans quelle mesure je pouvais l’aider, mais je savais que je devais maintenir un lien avec lui. C’était exactement ce que j’attendais : un expert de la Release. Impossible de laisser passer ça.

— Donc, quelle est son ambition ?

— Renaître. répondit Nicholas, la colère brûlant derrière ses yeux. — Il a abandonné le corps qui fut banni par les dieux et cherche à revenir sur terre dans un nouveau. Et pour cela, il a besoin…

— Du Cristal Astral.

Et pour cela, il allait provoquer une Ruée et affaiblir les monstres restants dans le donjon.

— Ça me rappelle quelque chose : tu sais quoi que ce soit sur ce « Grand doyen » dont Justin parlait ?

— Eh bien… dit Nicholas en inclinant la tête, — j’étais trop occupé à essayer de fuir pour y faire attention. Je n’en connais pas les détails. Mais il avait l’air d’être en contact avec d’autres croyants, donc il pourrait s’agir de quelqu’un lié à ce groupe.

— Je vois.

— Vous devriez être prudent. Je soupçonne cette personne d’être un autre prédicateur.

— Aucun problème. dis-je.

Je le tuerai, qui que ce soit.

— Quoi qu’il en soit, je dois maintenant décider de la suite des choses.

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