THE KEPT MAN t2 - chapitre 3
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Traduction : Calumi
Correction : Gatotsu
Relecture : Raitei
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J’étais dans le bureau de l’experte au sein du bâtiment annexe de la Guilde, séparé de Gloria par une vitre transparente.
— Après une convocation aussi passionnée devant la foule, cet endroit est un lieu de rencard pas vraiment séduisant.
Les côtés de la pièce étaient cloisonnés par des panneaux de bois pour nous dissimuler. Non seulement l’endroit était exigu, mais l’atmosphère confinée en devenait presque oppressante. Cela ne changeait pourtant rien à l’ordinaire.
Les expertes de la Guilde partageaient généralement un seul bureau pour trois, qu’elles divisaient en trois espaces distincts.
— C’était une invitation directe du maître de guilde, et malgré cela, voilà le traitement que l’on me réserve, sous prétexte que je suis nouvelle. J’ai vraiment l’impression de m’être fait berner, dit-elle.
Seuls les experts les plus compétents et les plus importants obtenaient une salle dédiée, comme Vanessa.
— Cela signifie que tu travailles pour une autre guilde ?
— Oui, au Phare Déchu.
C’était une ville portuaire située au nord-ouest. Je n’y avais jamais mis les pieds, mais on disait que l’endroit était animé. Dans un lieu comme celui-là, beaucoup de marchandises arrivaient à la Guilde des Aventuriers. Naturellement, cela représentait beaucoup de travail pour une experte.
— Pourquoi avoir déménagé ici ?
— Principalement pour le salaire. Il m’a dit qu’il me paierait le double.
Même dans une guilde d’aventuriers, les employés qualifiés étaient très recherchés.
Les postes techniques comme celui d’experte faisaient constamment l’objet de recrutements agressifs. Avant sa mort, Vanessa recevait sans cesse des offres d’autres guildes.
— Je suis plongée jusqu’au cou dans les tâches en retard depuis hier. Il y a une montagne d’objets à expertiser après la mort soudaine de ma prédécesseuse. Je suis complètement débordée, dit-elle en massant son poignet gauche.
Derrière elle, une pile de caisses de bois et de petits tonneaux s’entassait.
— On dirait que la situation est difficile, dis-je. — Tu as toute ma sympathie.
— C’est exact. Le travail d’experte est éprouvant. Et pourtant, les aventuriers viennent me dire que c’est « facile » parce que je n’ai pas à me battre. C’est tellement lassant, dit-elle en posant son menton sur la table.
— Si tu souhaites vider ton sac, un bar serait sûrement plus confortable.
Je serais prêt à passer la nuit entière avec elle, si elle le souhaitait… Non, mauvaise idée. Arwin rentrait aujourd’hui.
— Oh, j’avais oublié. Je voulais justement te demander quelque chose, Monsieur l’homme entretenu.
Gloria sortit un tissu vieux et décoloré. Il était de la taille d’une cape pour enfant. Plus de la moitié était tachée de rouge sombre, surtout au centre, probablement du sang. Même les parties intactes étaient brunies par le temps, et trouées par des insectes.
— Qu’est-ce que c’est ? Un drap nuptial d’époque ?
— Le Suaire de Bereni.
Je pouffai. Un grand classique des objets bidon.
Selon la légende, il existait autrefois une fille nommée Bereni, pauvre, mais au cœur pur, vivant dans un village de montagne. Ses parents étaient morts alors qu’elle était jeune, et elle avait survécu seule en cultivant leur petit champ.
Quand elle atteignit l’âge adulte, elle fut promise à un jeune homme du village. Un jour, alors qu’elle ramassait le linge, elle vit une lumière vive tomber du ciel, non loin de là.
Elle se précipita vers l’endroit où elle s’était écrasée et trouva un jeune homme splendide, étendu au sol et couvert de sang. Sans hésiter, Bereni utilisa le drap qu’elle tenait pour éponger le sang du jeune homme. Il ouvrit les yeux, la remercia et retourna aux cieux, c’était un dieu. Lorsqu’elle revint au village, son fiancé vit le drap et entra dans une fureur noire.
« Qu’est-ce que ce sang ? Tu as couché avec un autre homme ? » l’accusa-t-il, avant de la chasser du village.
Désespérée, Bereni courut jusqu’à la falaise avec le drap, prête à s’y jeter. Mais le sang du dieu provoqua un miracle. Des ailes poussèrent dans son dos, lui permettant de s’envoler. Le drap ensanglanté accomplit d’autres miracles. Parfois, il produisait du pain et du vin, parfois il guérissait les blessures, parfois il devenait un immense bouclier qui protégeait Bereni. Elle parcourut le monde, accomplissant des prodiges avec ce drap et sauvant les gens. Avec le temps, Bereni fut célébrée comme une sainte. À sa mort, on l’enterra dans le drap, et depuis lors, on le connut sous le nom de Suaire de Bereni. Fin de l’histoire.
Le suaire aurait dû rester enterré avec elle, mais des pilleurs de tombes l’auraient volé. Il n’était pas rare de voir des morceaux de tissu prétendument issus de ce suaire exposés dans des églises, utilisés comme accessoires douteux par des prêtres peu scrupuleux, ou vendus comme chiffon abîmé dans des échoppes de seconde main. Je n’avais jamais entendu dire qu’un seul pouvait être authentique.
— C’est un faux, non ?
— Eh bien, il est assez ancien, d’après l’usure. Et je peux sentir une certaine puissance magique. Même s’il n’est pas véritable, il pourrait quand même être un objet magique de valeur.
Pour moi, cela ressemblait juste à un vieux chiffon miteux.
— Et quel est le rapport avec moi ? demandai-je.
— Je veux que tu retrouves la personne qui a apporté ceci.
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
— La personne qui a déposé cet objet a disparu.
Il y avait un peu plus d’un mois qu’un homme avait apporté ce chiffon. Il avait demandé une expertise, convaincu qu’il s’agissait du Suaire de Bereni. Mais comme l’experte qui devait l’examiner était morte de façon inattendue le lendemain, l’objet avait pris la poussière depuis. Gloria l’avait inspecté en reprenant le poste, sans pouvoir se prononcer avec certitude. Elle espérait au moins rendre un rapport partiel, mais l’homme avait déjà quitté l’auberge où il séjournait. Il n’y avait aucune trace de sa sortie de la ville, et sa localisation actuelle restait inconnue.
— S’il s’est volatilisé, c’est qu’il n’en a probablement plus besoin, non ? Pourquoi la Guilde ne le récupère-t-elle pas simplement ?
— Ce n’est pas possible.
Selon les règles de la Guilde, un objet ne pouvait être éliminé qu’après six mois sans contact avec l’aventurier d’origine, ou si ce dernier l’avait officiellement abandonné. La règle avait été instaurée après une série de détournements d’objets d’expertise par la Guilde elle-même.
— Et si le client est mort ? demandai-je.
C’était ainsi que Vanessa avait obtenu le soleil temporaire qu’elle m’avait offert.
— Dans ce cas, c’est libre, mais je n’ai aucune preuve qu’il soit mort. Je ne peux pas me débarrasser du tissu dans cet état. Je dois attendre six mois.
— Je suppose que tu devras attendre.
— Et les objets d’expertise disparaissent tout le temps.
— Oui.
Parce que certaines personnes les détournent. Pas que je ferais ce genre de chose, bien évidemment.
— Et ce serait problématique s’il réapparaissait soudainement après ça, dit-elle. — En plus, le maître de guilde a dit qu’une fois que j’aurai traité tous les objets en attente, je pourrai passer au bureau privé. Je n’aime pas travailler autour d’autres personnes… je trouve ça distrayant.
Elle tapota la cloison à côté d’elle avec un dégoût évident.
— D’accord, alors tu veux retrouver ce type. Mais pourquoi moi ? Tes collègues ou de vrais aventuriers pourraient le faire.
— J’ai demandé au nain, et il m’a dit que tu étais doué pour retrouver les gens.
Bordel, Dez. Il m’avait refilé le travail et s’en était tiré. Certes, les aventuriers d’ici étaient plus adaptés aux histoires violentes qu’à ce genre d’affaire délicate. Même les employés de la Guilde, en tout cas les hommes, étaient pareils. Et il n’était pas forcément judicieux d’envoyer des femmes dans une poursuite dangereuse.
— Je pourrais accepter, selon la récompense, dis-je. — Ce n’était pas comme si j’avais quelque chose de mieux à faire. Mais je te préviens, mon tarif est élevé. Tu vois, j’ai un contrat exclusif avec une personne très importante. Il me faut une offre vraiment alléchante pour me pousser à rompre cet accord…
— Je passerai la nuit avec toi.
Je restai muet un instant.
— Dans le sens homme-femme, hein ? Pas simplement jouer aux fléchettes ou aux cartes ?
— Sexe, relations, rapports, ébats, copulation, intimité, baise. Ce genre de choses. Je n’ai pas beaucoup d’argent, et vu tes occupations, j’imagine que cela te conviendrait.
— Tout à fait.
— Tant que tu te retires à la fin, tu peux aller jusqu’au bout.
Bon sang.
Je dévisageai Gloria du regard une nouvelle fois.
Son visage était charmant, bien sûr, et son derrière un peu large, mais joliment formé.
Sa poitrine semblait résister à la contrainte de sa chemise. En somme, un corps ridiculement voluptueux.
— Alors ? dit-elle en se penchant en avant, laissant sa chemise s’ouvrir légèrement.

J’aimais ça. J’aimais vraiment ça. Et si je demandais à Arwin de le faire, elle me ferait subir la colère divine.
— Et tu serais disposée à me faire ça ?
Je me penchai pour murmurer quelque chose contre la paroi transparente qui nous séparait. La plupart des bordels faisaient payer un supplément pour la chose, ces temps-ci. C’était vraiment dommage.
— …Je suppose.
— Très bien. Marché conclu.
Elle me lança un léger regard noir, mais un accord restait un accord. Elle avait accepté.
— Assure-toi simplement de le faire. Voici le dossier de cet homme, dit-elle en me tendant deux feuilles.
Je les roulai et les glissai dans ma poche arrière.
— Juste pour être sur : tu paies à l’avance ?
— Non.
— Vu les circonstances, j’aimerais vraiment un acompte.
— Approche ton visage, murmura-t-elle d’une voix sensuelle.
Je me penchai et appuyai mon visage contre la vitre. Celui de Gloria s’approcha.
À travers le verre, ses lèvres rouges touchèrent les miennes.
— C’est tout pour l’instant.
— Je ne réclamais pas une petite récompense de gosse, dis-je avec un sourire, mais la vérité, c’est que ce genre de provocation me plaisait bien.
— Il n’y a pas de date limite, mais fais au plus vite, Monsieur l’homme entretenu… Oh, désolée, tu as un nom. Euh… Matou ?
— C’est Matthew.
Je quittai le bureau d’expertise. Je ne m’attendais pas à accepter une mission supplémentaire, mais la récompense en valait largement la peine. Une seule nuit me suffirait. La prochaine fois, c’est elle qui viendrait me chercher pour du travail.
Mes pensées demeuraient solidement ancrées dans le domaine des plaisirs charnels lorsqu’une douleur soudaine et violente au ventre me transperça.
— Arrête de faire ces bruits bizarres, dit le barbu, qui me dévisageait d’un air mauvais.
— Oh, c’est toi, Dez. Tu es si grand et si mince que je t’ai pris pour un pilier.
Cette fois, il me frappa sur le côté. Ce démon barbu essayait-il de m’écraser le foie ?
— Tu n’as pas à me frapper à chaque fois. En réalité, je venais justement de nettoyer ton désordre, dis-je, puis je lui expliquai toute l’histoire concernant le travail que Gloria m’avait confié. — Elle a dit qu’elle venait du Phare Déchu. Qui est-elle, au juste ? Ce n’est pas une simple experte.
Ses gestes étaient trop fluides. Seule une combattante aguerrie se mouvait ainsi.
— Je n’en sais pas beaucoup non plus. On dit simplement qu’elle était un « chien de garde » là-bas.
— Ahhh.
Chaque guilde d’aventuriers employait des membres pour certaines missions : retrouver ou achever des aventuriers disparus, et parfois punir ceux qui enfreignaient les règles de la guilde. On les appelait chiens de garde ou chiens de chasse, et ce genre de travail exigeait une sacrée compétence. Dez lui-même était un chien de garde, mais avec ses jambes trop courtes, il était plutôt un sanglier de garde. Je n’allais pas dire ça à voix haute : il essaierait littéralement de me tuer.
— Elle est apparemment une véritable experte aussi, mais là-bas, ils l’appelaient « Glauqria ». Les rumeurs disent qu’elle collectionne des trucs vraiment tordus.
— Ne me dis pas qu’elle garde des cadavres.
— Les contrefaçons, dit Dez en secouant la tête, incrédule. — Elle adore collectionner des copies contrefaites d’œuvres célèbres, apparemment.
— Ce n’est pas vraiment ce à quoi je m’attendais.
Cela expliquerait son intérêt pour un Suaire de Bereni, dans un monde saturé de faux.
— Et qu’est-ce que tu fais ici, d’ailleurs ? Tu n’es pas venu emprunter encore de l’argent, hein ?
— En fait, j’ai une offre très lucrative pour toi.
Ma mémoire se réveilla : j’étais venu précisément pour trouver Dez. Nous continuâmes à parler en nous dirigeant vers sa salle d’attente.
— Je suis censé avoir un match retour de bras de fer avec la gamine, dis-je. — Il y a quelque temps, nous nous étions laissé entraîner dans un bras de fer, et j’avais été battu par cette fille de treize ou quatorze ans à peine. Tu n’étais pas là pour le voir, mais j’étais à ça de gagner.
— D’après ce que j’ai entendu, elle t’a mis une raclée.
— Celui qui t’a dit ça exagère. Il ment. Tu devrais couper les ponts avec cette personne immédiatement. Bref, April s’est mis en tête qu’elle était la cheffe des lieux et m’a relancé. Elle a dit qu’elle me paierait si je gagne, mais que je devrais travailler à la Guilde si je perds.
— Ça me semble bien, dit-il en faisant craquer ses jointures. — Allez, tends ton bras.
— Tu vas me le briser en deux ?!
— Je plaisante.
Pas du tout. Le barbu était un monstre violent et dérangé. Je changeai de sujet aussi vite que possible pour ne pas y penser davantage.
— De toute façon, j’ai accepté ses conditions, tant que je pouvais décider du jour et du lieu du match.
Dez leva déjà les yeux au ciel. Il comprenait parfaitement où je voulais en venir.
— Ça se passera dehors, en plein jour. Un jour de grand soleil, évidemment. Autrement dit, ma victoire sera absolument certaine.
— Tu triches.
— En quoi est-ce tricher que de m’assurer de pouvoir utiliser la force qui m’appartenait à l’origine ?
La guerre n’était pas qu’une question de chiffres. Il fallait exploiter le terrain et le climat à son avantage lorsqu’on partait au combat.
— C’est là que tu interviens. J’ai abordé le sujet avec Simon, le bookmaker. Mais il dit qu’il ne peut pas établir de bonnes cotes si personne ne mise sur moi. Quel culot, cet homme !
— Il a raison.
— Voilà le plan, Dez. Tu dois miser sur moi. Tu vois bien l’intérêt, non ? Tu n’auras jamais une meilleure occasion de t’enrichir rapidement.
— C’est ce que racontent tous les escrocs.
— Allez, voyons. Je ne demanderais ça à personne d’autre. Gagne un peu d’argent et achète quelque chose de bien à ta femme.
— Demande à ta princesse de le faire.
— Déjà fait. En omettant quelques détails sur les conditions, bien sûr. Tu veux savoir ce qu’elle m’a dit ? « Tu devrais avoir honte. »
— Elle a parfaitement raison, dit Dez, ce goujat sans cœur. — Et en plus, tu as une poisse incroyable. Tu arriverais à tirer la mauvaise paille même s’il n’en restait qu’une bonne.
— D’ordinaire, oui. Mais l’avantage avec ce bon vieux Matthew, c’est qu’il a toujours de la chance quand ça compte vraiment.
Dez poussa un soupir. Il sonnait épuisé.
— Très bien. Je miserai. C’est avec Simon, c’est ça ? Je m’en occuperai plus tard.
— Tu es le meilleur, Dez.
— Mais je vais miser sur la petite, dit-il en me lançant un regard qui signifiait que c’était juste du bon sens. — Elle essaie de te faire travailler, non ? Je dois te pousser dans la bonne direction. Arrête de résister et fais enfin quelque chose d’utile pour la société.
Je descendis les marches de la Guilde des Aventuriers, accablé et trahi par mon meilleur ami. Imbécile de barbu.
Je lui apporte une occasion de devenir riche, et il me rit au nez. Très bien. Ne viens pas te plaindre quand tu feras faillite.
— Matthew ! lança April en surgissant de derrière le comptoir lorsque j’atteignis le rez-de-chaussée. Parfait timing. Tiens, signe ça.
Elle me tendit un contrat avec un immense sourire. Il ressemblait en tout point aux contrats que les aventuriers signaient avec la Guilde, mais vu l’écriture, il semblait qu’April l’avait rédigé elle-même. C’était plutôt bien fait.
— Je l’ai préparé parce que, te connaissant, tu allais forcément trouver une excuse ou inventer un mensonge pour te défiler.
Quelle idée astucieuse et sournoise. Où avait-elle appris des choses pareilles ?
J’examinai le contrat, et poussai un gémissement. Le contenu était simple. Si je perdais, je serais forcé de travailler pour la Guilde pendant quelque temps. Je devrais accomplir toutes sortes de corvées pour la Guilde des Aventuriers et aider les aventuriers affiliés à la Guilde. En gros, je travaillerais pour Dez.
Par pitié, non. Il allait me cogner encore plus qu’il ne le faisait déjà.
— J’en ai parlé à Grand-père, et c’est lui qui a eu l’idée finale. Il a dit que c’était quelque chose que tu pourrais réellement faire.
Le vieux n’avait-il donc rien d’autre à faire que de choyer sa petite-fille ?
— Allez, signe. Et tu dois écrire ton nom.
— Oui, oui.
Elle me tendit le stylo.
J’étais observé comme un rat de laboratoire. N’ayant pas le choix, j’écrivis mon nom comme elle l’exigeait. Je me demandais tout de même si le contrat avait la moindre valeur, sachant que le nom que j’utilisais n’était même pas le vrai.
— Voilà, c’est fait. Maintenant, dis-moi simplement quand tu auras choisi la date et le lieu. Pas de triche, pas de magouille.
— Oui. Ce sera un affrontement de force parfaitement légitime.
Tu vas voir. Je vais gagner, et je vais claquer tout ton argent de poche dans les combats de coqs.
Cela réglé, je me concentrai sur la chasse à l’homme de Gloria. D’après le dossier de sa demande d’expertise, le type s’appelait Cody. Il avait dix-huit ans. Il était venu en ville pour entrer dans le donjon. Mais contrairement à Arwin, il n’était pas vraiment sérieux. Il voulait traîner dans les étages supérieurs, arracher la peau et les écailles de quelques monstres, et gagner de l’argent facile.
D’après le propriétaire de l’auberge où il séjournait, le jour où il avait soumis sa demande d’expertise, il était allé au donjon comme d’habitude. Mais à son retour, il avait l’air livide, avait déclaré qu’il payait son séjour, et avait remis plus d’argent qu’il ne devait avant de disparaître.
Autrement dit, quelque chose était arrivé à Cody ce jour-là. Quelque chose qui l’avait forcé à se cacher.
Il y avait des gardes postés aux sorties de la ville, donc on ne pouvait pas simplement choisir une direction et marcher jusqu’à atteindre la nature sauvage. D’après l’enquête menée par la Guilde, il ne semblait pas que Cody ait quitté la ville.
Cody traînait encore quelque part dans les environs. La question était où, mais j’avais ma petite idée.
À mes yeux, Cody avait peur de quelque chose. Il se sentait en danger de mort. Mais où un type pouvait-il chercher refuge, alors qu’il venait tout juste d’arriver ici ?
S’il refusait ou ne pouvait pas compter sur la seule structure vraiment fiable à sa disposition, à savoir la Guilde elle-même, alors il restait un seul endroit où il aurait pu finir : l’église.
Le monde était rempli de gens qui, malgré une tête, des bras et des jambes bien à eux, choisissaient de devenir les esclaves d’une divinité. Alors même dans un lieu sordide comme Voisin-Gris, il y avait des églises. Les fanatiques religieux se prenaient pour des saints imparfaits, mais exaltés, et considéraient leurs tanières comme des lieux sacrés. Quand quelqu’un venait chercher leur aide, ils lui offraient au minimum un abri. Cody venait de Baradelle, au sud. On y trouvait plusieurs religions, dont la principale était le culte de la Terre-Mère. La première chose à faire était donc d’essayer ces églises-là.
Il y en avait trois dédiées à la Terre-Mère dans les environs. Celle du nord servait le quartier des riches, donc elle ignorerait un pauvre bougre comme Cody. Les deux plus au sud offraient de meilleures chances.
— Je crains de ne connaître personne de ce nom, dit le prêtre de la deuxième église de la Terre-Mère près du mur sud-ouest de Voisin-Gris, secouant la tête d’un air triste.
— Peut-être utilise-t-il un autre nom. Il a les cheveux noirs, les yeux bruns et une carrure robuste. Sa peau est bronzée, il ressemble davantage à un fermier qu’à un aventurier aguerri, expliquai-je, transmettant les détails que l’aubergiste m’avait donnés.
Mais il haussa simplement les épaules.
— Il y a chaque jour quantité de brebis égarées qui viennent à nous. Je ne peux pas retenir les noms et les visages de chacune.
L’église était minuscule, c’était le moins qu’on puisse dire. Je dus me pencher pour regarder à travers l’entrée, plus basse que moi, et vis l’insigne de la Terre-Mère sur le mur, ainsi qu’une statue derrière le pupitre. Il n’y avait qu’une poignée de chaises. Rien de plus. Sur le côté du bâtiment, un petit jardin entouré d’un muret à hauteur de taille. Cela n’avait pas l’air du genre d’église bondée de fidèles. Et pouvait-on vraiment être prêtre sans retenir les noms et les visages des gens ? Je flairai l’arnaque.
À côté de l’église se trouvait un bâtiment à deux étages, peint de couleurs criardes. Il n’y avait aucune enseigne, donc je soupçonnais un bordel non déclaré ou illégal. Malgré l’heure en pleine journée, on entendait surgir de l’intérieur des hurlements dignes d’un porc qu’on égorge et des gémissements grotesquement simulés à plein volume.
— Aucun homme de ce genre n’est venu ici. Souhaitez-vous entrer pour vérifier par vous-même ?
— Sans façon.
Dans ce genre de situation, chercher était souvent une perte de temps. Les gens avaient tendance à nier plus fermement lorsqu’ils savaient qu’ils avaient l’avantage. Et je voyais briller dans les yeux du prêtre l’envie de me faire un sermon. Si j’étais assez stupide pour entrer, il refermerait la porte derrière moi et prêcherait jusqu’à ce que je me convertisse.
— Sa famille est inquiète. Si jamais vous le voyez, contactez la Guilde des Aventuriers. Dites-leur que vous avez un message pour Matthew. Ils me connaissent tous.
J’avais une réputation. Elle n’était simplement pas bonne.
— Que les bénédictions de la terre, de l’herbe et de l’eau soient avec vous, dit-il, l’une de leurs prières habituelles, puis je partis.
Je pris d’abord la direction de la maison, puis fis un détour pour revenir dans l’autre sens. Cette fois, je dépassai l’église et contournai l’arrière du bâtiment d’où provenaient les gémissements assourdissants.
Même si cela restait difficile à voir depuis la rue principale, il y avait une ligne directe depuis la porte arrière, à travers le jardin, jusqu’à l’arrière du bâtiment voisin. Caché dans l’ombre, je toquai doucement à la porte.
— Le père m’envoie, dis-je à voix basse, en parlant du prêtre.
La porte s’entrouvrit, et un minuscule œil m’observa. Je glissai mon pied dans l’ouverture et saisis la porte, essayant de la pousser… ou d’y parvenir si j’avais eu la force pour ça. Je réussis seulement à l’empêcher de se refermer. Seule la moitié du visage derrière la porte était visible.
— Salut. Désolé pour ça, petite. Je te jure que je ne veux aucun mal. Je veux juste parler avec un gars ici, qui s’appelle Cody.
Une fillette d’une dizaine d’années tentait désespérément de refermer la porte. Elle avait des cheveux blonds emmêlés et des yeux verts. Ses bras, ses jambes et son torse étaient maigres, peut-être par malnutrition, mais c’était une adorable gamine. Et j’étais en train de me battre pour ma vie pour maintenir l’équilibre. Pas étonnant que je ne puisse pas battre April.
— Dégage ! Fous le camp, sale grand con !
Elle était bien grossière, mais la façon dont elle jetait tout son petit corps contre la porte pour me repousser en devenait presque attendrissant. Étant un adulte et un sale type, j’avais toutefois mes méthodes. Je me penchai et lui attrapai le poignet. Elle pâlit aussitôt et essaya de se dégager.
— Tu ferais mieux de venir, Cody ! Sinon quelque chose de terrible va arriver à ce frêle petit bras ! Tu veux entendre des sanglots de douleur, hein ?! criai-je dans l’ouverture de la porte.
Et je ne mentais pas, avec la force que je devais mettre là-dedans, c’est mon frêle petit bras qui allait hurler demain au point de me faire pleurer la journée entière.
— Arrête !
Un jeune homme aux cheveux noirs et aux yeux bruns surgit en trombe. Il avait la peau hâlée et une carrure robuste, ressemblant plus à un fermier qu’à un aventurier aguerri. Il tenait aussi une épée à l’aspect rouillé.
— Lâche la fille. Qu’est-ce que tu veux ?
— Salut, Cody. Enchanté. Je suis Matthew. La Guilde des Aventuriers m’envoie.
— Je suis surpris d’avoir été trouvé.
Il m’avait conduit dans le grenier du bâtiment peint de couleurs criardes. C’était là qu’ils le cachaient.
— J’imagine, dis-je. — Cet endroit fait partie de l’église, n’est-ce pas ?
Se cacher dans l’église ne nous menait pas bien loin quand il existait des mécréants comme moi dans le coin. Mais s’ils construisaient un bâtiment sans rapport juste à côté pour y planquer les petites brebis égarées, ils pouvaient semer les poursuivants. Et personne ne se poserait de questions s’ils faisaient tourner un vrai bordel, avec des prostituées et tout le reste. Il y avait plein de bordels non déclarés ici. Ce qui m’avait mis la puce à l’oreille, c’était les gémissements. S’il s’était agi d’un établissement sans licence, ils auraient fait profil bas. Là, ils hurlaient à pleins poumons. Comme s’ils voulaient envoyer le message très clair : ici, c’est un bordel.
— À l’origine, cet endroit servait à cacher des femmes et des enfants.
C’était un refuge pour celles qui n’avaient nulle part où aller, fuyant la violence de leur mari ou les coups de leur père. À partir de là, l’Église de la Terre-Mère pouvait les aider à s’enfuir vers une autre ville ou leur trouver un emploi. Elles restaient ici en attendant.
Une tasse de thé me fut tendue violemment. Je me retournai : c’était la fillette de tout à l’heure, qui me lançait un regard contrarié. Je lui fis un signe, mais elle m’ignora et posa délicatement l’autre tasse devant Cody.
— Crie s’il tente quelque chose, dit-elle avant de tourner les talons en soufflant et de descendre les escaliers.
Elle ne m’aimait visiblement pas.
— Elle aussi ? demandai-je.
— Son propre père allait la vendre comme esclave, alors elle s’est enfuie ici avec sa petite sœur, dit-elle.
Le monde était vraiment immonde.
— Et toi, qu’est-ce que tu fais là ? demandai-je. — Tu ne t’es pas réfugié ici pour fuir ta femme, j’imagine.
Cody ne répondit pas tout de suite. Le teint pâle, il finit par avouer :
— Ce morceau de tissu renferme un démon.
Il l’avait trouvé par hasard. En chemin vers cette ville, alors qu’il se reposait au bord de la rivière, il avait repéré un tissu accroché à la berge.
Au début, il comptait le jeter, puis il s’était souvenu de l’histoire du suaire de chez lui, et avait décidé de le garder. Tout ce qu’il voulait, c’était inventer une histoire plausible et le vendre à une boutique d’occasion pour gagner un peu d’argent.
À la place, une fois arrivé en ville, un homme étrange en armure complète était apparu sur la route. Son armure était rouillée et démodée, et elle recouvrait entièrement son visage. Cody ne savait que par la voix grave et profonde qu’il s’agissait d’un homme.
— Il a tendu la main vers moi et, d’une voix venue des profondeurs de la terre, il a dit : « Rends-le-moi. »
Terrifié, Cody s’était enfui. Il avait aussitôt regretté d’avoir ramassé le suaire, mais il était trop tard. L’homme en armure s’était lancé à sa poursuite. Pris de panique, il avait couru en ville pour se mettre en sécurité, mais cela n’avait pas duré. Partout où il allait, l’homme en armure apparaissait. Il surgissait de nulle part pour supplier qu’on lui rende le tissu. Chaque fois que Cody demandait l’aide de quelqu’un, l’homme en armure avait disparu. Et ce manège avait duré, encore et encore, jusqu’à ce que Cody soit à bout.
— Pourquoi ne l’as-tu pas simplement jeté ou rendu ?
— Je pensais que je serais maudit. Si je le jetais ou si je le laissais tomber entre ses mains, qui sait quelles horreurs pourraient arriver ? Alors j’ai espéré que la Guilde des Aventuriers m’aiderait et je leur ai laissé le tissu. Je me suis dit que s’ils l’expertisaient, je comprendrais peut-être au moins ce que ce suaire est vraiment.
Mais l’homme en armure était réapparu après son passage à la Guilde. Pris de panique, Cody avait réglé son séjour à la hâte et, dans la confusion, perdu son portefeuille et son passe de guilde. C’était pourtant le meilleur moyen d’attester de l’identité d’un vaurien, alors la plupart des auberges refusaient de l’héberger sans ça. Quelques-unes acceptaient, mais elles étaient soit illégales, soit des arnaques.
Ne sachant plus quoi faire, il s’était souvenu du culte de la Terre-Mère de chez lui et s’était précipité vers l’une de ses églises pour demander refuge. Depuis, l’homme en armure ne l’avait plus approché.
— Hmm.
Son récit n’était pas parfait de bout en bout, mais l’essentiel, c’est que je l’avais retrouvé. Le reste m’importait peu.
— Très bien, il n’y a qu’une chose dont j’ai besoin : que tu signes ceci. Tu n’en as plus besoin, n’est-ce pas ?
Je lui tendis un formulaire de renoncement pour un objet déposé en expertise. Il ne me restait plus qu’à le rapporter à Gloria, et mon travail serait terminé.
Cody jeta un coup d’œil inquiet au formulaire.
— Hum… ils ne vont pas me l’acheter ?
— Pour qu’ils te l’achètent, il faut payer des frais d’expertise supplémentaires. À toi de voir.
Qu’il s’agisse d’un simple bout de tissu ou d’un véritable objet magique, il fallait des réactifs et des solutions pour effectuer les tests appropriés. Tout cela coûtait de l’argent.
— Je ne peux pas payer quelque chose comme ça.
— Alors oublie. Ou tu peux quitter cet endroit et retourner le chercher à la Guilde. Espérons que le type en armure ne te trouve pas.
— Tu ne vas pas me protéger ?
— Ce n’est pas mon boulot. Tu perds ton temps à placer ton espoir dans un homme incapable de battre une gamine de dix ans. Tu comptes passer le reste de ta vie à fuir ce gars ? Retourne chez toi et fais pousser des légumes, ou quelque chose du genre.
— Mais je n’ai pas d’argent. Et si je voulais rentrer chez moi… j’aurais besoin d’un minimum.
Ce petit con commençait à prendre la confiance, juste parce qu’il n’avait pas vu l’homme en armure depuis quelque temps.
— Crois-moi : tu n’es pas fait pour être aventurier. Signe le formulaire, ou tu vas connaître la douleur, le menaçai-je en faisant craquer mes articulations.
Cody pâlit. J’étais connu depuis longtemps comme un faible dans un corps de géant, mais ma taille pouvait être une menace utile pour ceux qui n’avaient aucune idée de qui j’étais. Si on en venait réellement aux mains, c’est moi qui me ferais tabasser. Cody attrapa le stylo avec des doigts tremblants et commença lentement à écrire.
— Un peu plus vite que ça. Et n’oublie pas, c’est ton nom. Pas d’idées stupides, pas de gros mots, pas de petites blagues du genre…
Un hurlement assourdissant me coupa la parole. C’était plutôt impoli. Il semblait provenir de la fillette.
— Rita !
Cody dévala les escaliers dans la panique. Je le suivis. Une fois au rez-de-chaussée, nous courûmes dans la direction du cri.
Je restai bouche bée.
Une silhouette sombre en armure rouillée se tenait dans le couloir étroit. Les interstices de l’armure, les articulations, et le cou étaient enveloppés de tissu noir, masquant entièrement ce qu’il y avait dessous. C’était clairement l’homme en armure dont Cody avait parlé. Rita était recroquevillée à ses pieds, terrorisée.
— Vite ! Éloigne-toi ! cria Cody, avant de lancer un vase à fleurs qui traînait là sur l’homme en armure.
Le vase se brisa sur son torse. La silhouette ne réagit absolument pas et tendit la main vers nous.
— Me le rends-tu ? dit-elle.
La voix était grave et calme. Étrangement plaisante à écouter.
— C…comment m’avez-vous retrouvé… ?
— J’ai entendu ta voix.
C’était lorsqu’il avait crié en essayant de sauver Rita. Donc c’était ma faute.
— Je t’en prie. Rends-le-moi.
L’homme en armure tituba vers nous, attiré par une force étrange. Une allure de zombie.
Cody était tombé au sol et rampait en arrière pour s’éloigner.
Bon, merde.
Je me plaçai devant l’armure pour lui barrer le passage. Je n’avais aucune envie de voir une enfant se faire tuer sous mes yeux. Le grand, en revanche, c’était une autre affaire.
— Qui diable es-tu ? Pourquoi veux-tu ce chiffon en lambeaux ? Il n’y a même pas assez de tissu pour en faire une robe de mariée pour ta fille.
— J’ai besoin du suaire sacré.
La silhouette tenta d’attraper Cody. Donc elle croyait encore qu’il l’avait sur lui.
— Pourquoi faire ?
— Avec lui, je pourrai redevenir humain.
— Qu’est-ce que tu racontes ? Tu n’es plus humain et tu t’es transformé en monstre ?
Silence. Je pris ça pour un oui. Génial. Vraiment génial.
— Qu’est-ce que tu as fait, alors ? Tu as passé un pacte avec le diable ?
— …Quelque chose comme ça, répondit cet être, sur un ton mêlant plainte et dégoût de soi.
Quelle monstruosité se cachait derrière ce casque ? Beaucoup me connaissaient comme Matthew le Lâche. S’il me faisait pisser de peur, je jure que j’utiliserais ce foutu chiffon pour m’essuyer, monstre ou pas.
— …Laisse-moi te montrer.
L’armure porta la main à son casque. Ma gorge se contracta malgré moi.
Et à cet instant, je sentis une force meurtrière gonfler, prête à jaillir.
Brusquement, je me jetai sur Cody pour le couvrir. Une rafale nous frôla la tête.
Je sentis tous les poils de mon dos se hérisser. En levant les yeux, j’aperçus un cercle métallique planté dans la paroi en planches grossières au bout du couloir.
Un chakram. Une arme rare. Un anneau d’acier dont le bord était aiguisé à en tuer. Et il ne venait pas de l’homme en armure.
— Qui a fait ça ?! criai-je en me tournant dans la direction d’où il avait été lancé.
Face à l’homme en armure se tenait un homme vêtu de blanc.
Il semblait avoir autour de quarante ans. Ses cheveux blonds étaient coupés courts, et il avait les yeux bleus. Il portait une chemise noire, un pantalon noir, et un long manteau blanc qui descendait jusqu’aux chevilles.
De nombreux anneaux de métal entouraient ses bras, mais la répartition n’était plus la même : il venait d’en envoyer un dans le couloir. Un pendentif à son cou portait le sigle de la Terre-Mère.
L’homme en blanc nous lança un regard haineux avant de tendre la main, dégoulinante de dédain.
— Rendez le Suaire de Bereni.
Encore un.
— Et si tu commençais par te présenter avant de donner des ordres ? Je déteste les impatients. Ce n’est pas parce qu’on est dans un bordel que tu peux entrer et dégainer ton machin aussitôt passé la porte, dis-je.
Un autre cercle de métal fendit l’air à côté de moi. Je l’avais senti venir, donc l’esquiver fut facile. Le mur derrière moi éclata. Cody poussa un cri tandis que des éclats de bois lui tombaient dessus.
— Deux fois déjà, alors qu’on n’a même pas encore fait venir une dame pour toi ? On dirait qu’on a affaire à un petit précoce.
— Qui êtes-vous ?
Enfin, l’homme s’intéressait à moi. Attirer l’attention était un dur labeur, pour les hommes comme pour les femmes.
— Comme tu peux le voir, je suis le plus bel homme du royaume. Et ce brave homme en armure exigeait simplement qu’on lui rende le suaire. Nous avions une discussion charmante avec lui.
— Il appartient à ma déesse.
— La Terre-Mère ?
— Je me nomme Justin Rubinstein. Je suis inquisiteur.
Parfait. Encore un casse-burnes.
Bien sûr, la religion n’était pas un bloc homogène : il y avait d’innombrables religions, chacune avec leurs propres sectes. Pour les branches les plus nombreuses, les autres enseignements étaient faux, voire mauvais.
Elles cherchaient à retrouver ces croyants « hérétiques » pour les « guider » vers le « bon » chemin.
En d’autres termes, un cas classique de majorité qui s’attaque à la minorité.
Les inquisiteurs étaient les troupes avancées qui faisaient le sale boulot. Ils avaient toute autorité pour agir, enquêter et trancher sur les affaires religieuses internes.
Les inquisiteurs de la Terre-Mère, en particulier, étaient célèbres pour abattre leur marteau de justice sur les autres cultes également. Pour eux, vénérer une autre divinité relevait déjà de l’hérésie. Une belle bande de tarés.
— Le suaire était une relique conservée dans l’une de nos églises, jusqu’à ce qu’il soit volé par celui-là, dit Justin en pointant l’homme en armure. — Je suis ici pour reprendre ce trésor sacré au brigand qui a osé le dérober.
— Voilà qui est dit. Et toi, là-bas, tu revendiques quoi ?
— Il m’est nécessaire.
Bravo. Il venait juste de tout avouer.
— Vous devez le rendre, ordonna Justin en balayant le bras.
La force du mouvement fit jaillir un chakram hors de son poignet. L’homme en armure ne put l’éviter, et se prit coup sur coup.
Les anneaux ne taillaient pas le métal, mais les impacts cabossaient les plaques et le faisaient danser comme un pantin ivre.
La silhouette en eut apparemment assez. Elle se retourna, passa devant moi et Cody, puis s’effondra finalement contre le mur du fond. Justin bondit en avant, réduisant la distance d’un seul élan et dégainant une épée courte aussi épaisse qu’une machette pendant son saut. Il frappa l’homme en armure dans le dos.
Il s’effondra mollement. L’armure tinta contre le sol. Les articulations se plièrent sous des angles impossibles et le casque roula plus loin.
— Hein ?
Le bruit était trop léger. Et malgré le coup profond, il n’y avait pas de sang. Je regardai par les interstices de l’armure : rien. Vide. Pas même une tache de sang. Le casque et les gantelets étaient tout aussi creux.
— Il s’est enfui, cracha Justin avec frustration, en récupérant ses chakrams pour les remettre à ses poignets.
— C’était quoi, ce type ?
— Je l’ignore. Mais je n’ai rien senti au moment du coup.
Un fantôme ? Une apparition magique contrôlée à distance ?
— N’y prêtez pas attention. Cela n’a aucune importance pour un homme qui va mourir, dit Justin en braquant son épée épaisse sur moi cette fois.
Je levai les mains.
— Rien. Et vous deux, là ? Rendez-le moi !
— La gamine là-bas s’en servait comme chiffon, dis-je.
Un souffle d’air effleura mon nez.
— Je ne tolérerai aucun mensonge.
Une odeur infecte flottait dans l’air.
Je levai la main et essuyai le sang au bout de mon nez.
Justin plissa les yeux et me dévisagea avec un regard scrutateur, méticuleux. N’importe quel mensonge ne passerait pas.
— Il est à la Guilde des Aventuriers. C’est eux qui ont la garde du suaire.
— …C’est vrai ?
— Va vérifier, sinon il finira avec les autres chiffons pour nettoyer les latrines.
Justin claqua la langue, remit son arme à sa ceinture et tourna les talons, quittant la pièce d’un pas décidé, ne s’intéressant plus à rien d’autre. Mais avant de franchir la sortie, il prit bien soin de pivoter sur ses talons et de déclarer, avec son ton le plus prétentieux :
— Que les bénédictions de la terre, de l’herbe et de l’eau soient avec vous.
J’attendis une minute ou deux, mais il ne revenait pas. La menace enfin écartée, une fatigue écrasante me retomba dessus, et je m’assis sur place.
Ce n’était pas idéal d’avoir mentionné la Guilde, mais je n’avais pas vraiment eu le choix. Ma vie passait d’abord. Et même un inquisiteur avait des marges de manœuvre limitées face à la Guilde des Aventuriers. Au pire, il risquait d’entraîner l’Église de la Terre-Mère dans un conflit avec elle. Il était sûrement assez lucide pour le comprendre. Malgré son air féroce, un véritable chien enragé ne deviendrait jamais inquisiteur.
— Cela mis à part…
Où était donc passé ce qui se trouvait dans cette armure ? J’avais senti une présence lorsqu’il parlait, et maintenant elle était vide, inerte. Y avait-il de la magie là-dessous ?
J’examinai l’armure de nouveau pour être sûr, mais ce n’était qu’une vieille armure de fer, certes assez ancienne, mais rien de plus remarquable.
— Hmm ?
Quelque chose était collé à l’intérieur.
Je ramassai un éclat du vase brisé et l’utilisai pour le récupérer : une substance violette. Je la touchai, et un résidu se fixa sur la pulpe de mon doigt. C’était comme toucher de l’acide. En fait…
— Hé, Cody. Ce ne serait pas… ?
Je me retournai, mais Cody avait disparu. Il était encore recroquevillé au sol quelques instants auparavant. Où diable était-il passé ? Rita passa la tête dans l’angle de l’escalier.
— Cody vient de partir, dit-elle.
Il s’était éclipsé pendant le chaos. Ni Rita ni aucune des filles du bordel ne savaient où il avait pu aller. Ses affaires étaient toujours là, il s’était simplement volatilisé.
— Bon, peu importe.
Il avait fini de signer le formulaire de renoncement. S’il se retrouvait mort quelque part, ce n’était pas mon problème.
— Désolé pour les ennuis. Tiens, c’est pour toi et ta sœur.
Je donnai à Rita un bonbon dur et quelques amandes. Elle se montra d’abord méfiante, mais quand je lui prouvai qu’ils n’étaient pas empoisonnés, elle les prit prudemment et sourit.
— Allez, à plus.
Je fis un signe de la main et partis. La prochaine étape était le petit plaisir que j’avais mérité. J’allais m’arrêter quelque part pour boire un peu de vin de serpent, peut-être. La nuit promettait d’être longue.
En jetant un regard par-dessus mon épaule, j’aperçus Rita en train de donner la friandise à une fille qui lui ressemblait. Sa petite sœur avait une expression de béatitude en goûtant la douce sucrerie, et Rita lui caressait les cheveux.
Ce soir-là, je descendis la rue en direction de la Guilde des Aventuriers et je bondis presque dans le bureau d’expertise de Gloria.
— Voilà. Je lui montrai le formulaire de renonciation signé et lui expliquai toute l’affaire du début à la fin. Maintenant, le suaire appartient à la guilde. Fais-en ce que bon te semble. Dommage pour le prêtre flippant et le monstre qui vont avec le lot.
— Hein ? J’avais juste demandé le papier signé, moi.
— Ah mais pareil ! Sauf que monsieur n’acceptait que le pack complet, prêtre flippant et monstre collant inclus.
— Eh bien, c’est parfait, grogna Gloria en se prenant la tête entre les mains.
Je ne pouvais pas lui en vouloir. Elle était passée de l’idée que sa paperasse embêtante était réglée à la découverte qu’il y avait en réalité bien plus d’ennuis que prévu.
— Ne t’en fais pas, dis-je en lui prenant la main.
À travers son gant, je sentis une douceur sous mes doigts.
— Je sais que tu as peur, surtout la nuit, quand tu es seule. Mais je serai avec toi ce soir.
— Tu n’as vraiment pas besoin de…
— C’est un bonus. Rappelle-toi, nous avons un accord : ce soir, c’est moi qui t’expertise au lit.
— Euh, mais…
J’avais retiré son gant en parlant, de sorte qu’elle ne pouvait plus le retirer complètement. Je caressai sa peau nue. Elle était lisse et agréable.
— Ne t’inquiète pas, je ne serai pas brutal. Crois-le ou non, mais je fais partie des meilleurs experts pour femme. Je te traiterais avec autant de douceur, de soin et d’attention qu’une sculpture de déesse en verre.
Je commencerais par retirer l’emballage, avant d’examiner chaque centimètre du produit pour m’assurer qu’il était impeccable.
Après avoir confirmé l’artisanat à l’œuvre du bout des doigts et de la langue, je profiterais de l’inspection intérieure…
— Je me demande quelle sera la valeur d’expertise de ton corps. On pourrait battre un nouveau record.
— Vraiment ? Dans ce cas, je devrais peut-être faire expertiser quelque chose, moi aussi.
Des cloches funèbres sonnèrent dans ma tête.
Quelque chose de froid, de dur et d’acéré toucha l’arrière de mon cou.
— Cette lame sacrée a été transmise dans la lignée royale de Mactarode pendant des générations. D’innombrables personnes nous ont suppliés de la vendre, mais nous avons toujours refusé, affirmant qu’elle valait plus que n’importe quelle somme d’argent. Cependant, à ce stade, je serais curieuse de connaître la valeur qu’elle détient. Ne te retiens pas. Tu peux utiliser ton corps pour en évaluer le prix.
Je n’avais même pas besoin de me retourner. Il n’existait qu’une seule princesse chevalier au monde qui appuierait son épée derrière ma nuque de cette manière.
J’avais oublié qu’il s’agissait d’un bureau d’expertise en trois sections. Naturellement, il y avait d’autres experts en dehors de Gloria. L’un d’eux avait dénoncé la situation à Arwin dès son retour du donjon. Et je remarquais maintenant que Gloria avait disparu.
— Allons, du calme, dis-je en me retournant lentement et prudemment pour ne pas l’irriter.
Même si… peut-être que j’allais mourir de toute façon.
— C’est une épée précieuse de tes ancêtres, n’est-ce pas ? Tu ne peux pas la vendre. Toi seule peux lui donner sa valeur. Ne laisse jamais quelqu’un d’autre t’en dicter le prix.
— Et qui donc se vantait tout à l’heure de son talent pour expertiser les biens des femmes ?
— C’était il y a très longtemps… Mais aujourd’hui, je suis comblé par le matériau de la plus haute qualité que je puisse espérer examiner. Les autres femmes me paraissent n’être que de simples singes, maintenant.
— Ne sois pas si modeste. Par quoi veux-tu commencer ? Un bras ? Une jambe ? fit-elle en levant son épée. — Ah, non. Je sais parfaitement ce que tu devrais perdre en premier. Ne t’inquiète pas : je ferai en sorte que ce soit très rapide.
C’est une zone très sensible, alors vas-y doucement. Pas les dents. Euh… pas la lame non plus.
Après m’être prosterné sans la moindre considération pour ma dignité ou ma réputation, je parvins à survivre à l’épreuve sans être séparé de mon organe le plus précieux. Cela faisait une éternité que je n’avais pas été aussi reconnaissant d’être en vie. Ahh, quelle bénédiction.
— Jusqu’où ira donc cette pourriture ? s’emporta Arwin, même pendant le dîner une fois que nous fûmes rentrés chez nous.
La soupe au gingembre, le canard subtilement assaisonné et la salade d’herbes n’avaient aucun goût.
Nous étions assis l’un en face de l’autre pour le repas, mais en réalité, c’était un interrogatoire.
— Profiter du désespoir d’une femme pour exiger son corps en retour ! Tu n’as donc aucune honte ?
— C’était son idée, pas la mienne.
— Si tu as accepté, alors c’est comme si cela venait de toi !
Je voulus débattre, mais le regard dangereux qu’elle me lança ne laissait place à aucune contestation.
— Pervers, débauché, vicieux, dégénéré, raclure d’homme entretenu ! dit-elle, ponctuant chaque terme d’un coup de pied dans ma jambe sous la table.
Une fois satisfaite de ses insultes, Arwin posa sa joue contre son poing et détourna les yeux. Ses lèvres étaient serrées dans une moue parfaitement boudeuse.
— Je ne suis pas une femme aussi remarquable qu’elle, après tout.
— Oh, je vois. Madame serait jalouse ?
— Pas du tout ! s’écria Arwin en rougissant et en frappant la table. — Je ne peux simplement pas tolérer un comportement aussi immoral et non professionnel…
— Pas besoin d’être timide. Tu sais très bien que mon trésor, c’est toi.
Je me levai et passai une main autour de son épaule pour la rapprocher. Je savourai un instant son parfum doux et sa peau lisse avant qu’elle ne m’enfonce violemment un coude dans les côtes. Ça faisait mal.
— Mon trésor, c’est cette épée, et les compagnons qui combattent à mes côtés. Et les habitants de mon pays. Tu n’es pas sur la liste.
Eh bien, on ne qualifie pas vraiment sa corde de survie de « trésor », après tout.
— Tout le reste m’a été pris. J’ai tout perdu.
Ses parents étaient morts, et des monstres avaient détruit son royaume. Ils avaient piétiné la terre, et elle ne pouvait toujours pas récupérer son ancien territoire. Elle avait perdu de nombreux amis et membres de sa famille, aussi. Même depuis son arrivée dans cette ville, l’un était mort et un autre mutilé.
Tant de choses, bien trop de choses, avaient glissé entre les doigts d’Arwin.
— Peu importe à quel point les choses sont importantes et précieuses, tu les perdras si tu n’as pas la force de les protéger. J’ai appris cette leçon quand j’avais sept ans.
— Il t’est arrivé quelque chose, à cette époque ?
— Ce n’est pas important, dit Arwin avec un sourire en coin. — Ma mère avait une boîte à bijoux qu’elle adorait. Elle était si belle que je la voulais pour moi, alors je la lui ai demandée.
Elle y avait placé des choses que la petite Arwin chérissait, comme des rubans et de jolies pierres.
— Cependant, peu de temps après, j’ai déclaré que je voulais devenir chevalier. Ma mère est entrée dans une colère noire et me l’a reprise. J’ai supplié, imploré pour qu’elle me la rende, mais elle ne me l’a jamais rendue.
Mais elle avait quand même choisi la voie du combat et de la chevalerie, ce qui montrait à quel point elle était une enfant têtue. Et elle l’est toujours aujourd’hui.
— Cela fait plus de dix ans, et il me reste si peu de choses aujourd’hui. Pourtant, je continue de me battre… pour reprendre ce que j’ai perdu, et pour ne pas perdre ce qu’il me reste.
— Et où veux-tu en venir ? demandai-je, sans vraiment comprendre où elle voulait en venir.
— Ce que je veux dire, c’est qu’il est difficile de récupérer ce qui a déjà été perdu. Et qu’il est aussi difficile de protéger ce qu’on possède ! lança-t-elle avant de se rapprocher de moi. — Tu devrais me chérir davantage. Ne suis-je pas ton trésor ?
— Bien sûr que si.
La main posée sur son épaule, je la rapprochai de moi. Cette fois, elle ne résista pas.
— Je te chérirai. Je te le jure. Tu as ma parole.
— Et pour être claire, lorsque je dis « chérir », ça inclut ne pas courtiser d’autres femmes.
— …Je m’efforcerai de m’en souvenir.
Bien sûr, je voulais respecter ses souhaits. Mais d’expérience, je savais que ce genre de résolution durait moins de trois jours. Je m’étais toujours lassé facilement, et la première chose que je faisais pour m’amuser, c’était batifoler avec des femmes.
Ce n’est pas si simple de changer sa nature.
Pour l’instant, je réfléchirais à ses demandes une fois que j’aurais récupéré mon paiement auprès de Gloria.
Le lendemain matin, je sortis de la maison en douce.
Gloria pensait peut-être avoir laissé la situation suffisamment floue, mais je ne serais pas dupé. Elle allait me payer, avec des intérêts pour le temps perdu. Prépare-toi, ma belle. Quant à Arwin, elle dormait encore. J’avais veillé tard avec elle pour tenter d’apaiser son humeur, alors je ne pouvais pas lui en vouloir.
J’entrai d’un pas vif dans la guilde, rempli d’énergie et d’objectif, et trouvai une foule devant le comptoir. Par curiosité, je regardai à travers et reconnus un visage familier vu la veille. C’était Justin l’inquisiteur. Il avait empilé une pile de pièces sur le comptoir.
— Vous en voulez davantage ? Voici tout ce que j’ai sur moi, mais si vous pouvez attendre, je m’arrangerai pour obtenir le double, dit Justin avec impatience. — Je vous donnerai l’argent. Donnez-moi simplement le Suaire de Bereni. Je sais qu’il est ici.
Ahh. Il tentait donc la méthode officielle. Le rôle de la Guilde des Aventuriers consistait à racheter les objets rares et précieux que leurs membres rapportaient, pour ensuite les revendre avec une belle marge. Ils vendaient les pièces les plus remarquables à de riches collectionneurs, les mettaient aux enchères, ou les écoulaient par l’intermédiaire de marchands partenaires. Il existait toutefois des exceptions. Lorsqu’un bruit courait qu’un aventurier avait trouvé une arme ou un objet magique particulièrement rare, certains acheteurs venaient à la guilde avant même que l’objet n’y soit apporté.
Dans ce cas, l’acheteur pouvait passer outre toutes les étapes intermédiaires et acquérir l’objet directement. C’était exactement ce que Justin tentait de faire : éliminer les autres acheteurs potentiels pour obtenir le suaire.
Les droits sur le Suaire de Bereni venaient à peine de passer de Cody à la guilde. On ne savait même pas clairement s’il s’agissait du vrai suaire ou non. Le fait qu’il soit prêt à offrir autant d’or suggérait qu’il avait de solides raisons de son côté. Justin posa sur moi un regard glacial. Je haussai les épaules.
Il était ici en tant que client alors je n’allais pas m’en mêler. Qu’il s’amuse. L’argent venait de toute façon de l’Église de la Terre-Mère. Leurs fidèles transformaient leur sang, leur sueur et leurs larmes en dîmes pour l’Église. Quelle tristesse de voir que leur dur labeur était dépensé pour un sale morceau de tissu.
Le grand-père d’April, le maître de la guilde, apparut depuis l’arrière-boutique. Gloria l’accompagnait, probablement parce qu’elle gérait le Suaire de Bereni. Le maître de la guilde échangea quelques mots avec Justin, puis lui ordonna d’aller chercher le suaire.
Ce fut à ce moment-là que Gloria me remarqua. Ses yeux s’écarquillèrent, puis elle me sourit et me fit un signe de la main, chaleureuse. C’était plutôt séduisant et je lui rendis son salut.
Finalement, un membre de la guilde arriva avec une petite boîte en bois. Il la posa sur le comptoir et souleva le couvercle. Je ne pus m’empêcher de me pencher pour mieux voir.
Quelqu’un cria.
La boîte était vide. Justin la saisit. Elle dégoulinait d’un liquide violet et poisseux.
— Qu’est-ce que cela signifie ? hurla-t-il en fracassant la boîte au sol.
Elle éclata, et la force du choc fit cascader sa pile de pièces sur le comptoir.
—Où est le Suaire de Bereni ?!
Le maître de la guilde semblait très contrarié. Il n’avait aucune réponse.
Gloria toucha la substance violette, puis se tourna vers moi.
— C’est la même matière dont tu m’as parlé, celle dans l’armure ?
— Probablement.
L’homme avait dû se faufiler d’une manière ou d’une autre. Il nous avait pris de court.
— Que signifie cela ? exigea Justin en se tournant vers moi, alors je lui expliquai la gelée violette qui était attachée à l’armure hier.
— Il n’a pas pu aller bien loin. Si nous nous séparons pour chercher, nous le trouverons peut-être.
— Prévenez-moi immédiatement si c’est le cas. Justin ramassa toutes les pièces pour les mettre dans son sac et le passa sur son épaule. Je paierai si vous le retrouvez. N’oubliez pas : il nous appartient.
Et sur ces mots, il quitta la guilde, sans doute pour fouiller à l’extérieur. Le visage du maître de la guilde se renfrogna davantage. Non seulement son beau profit venait de s’évaporer pour le moment, mais la guilde venait aussi de subir une humiliation.
Il ordonna une fouille complète du bâtiment de la guilde, mais naturellement, le suaire resta introuvable. À la place, on accumula une pile de chiffons ordinaires et de loques sur le comptoir. Gloria dut les examiner un par un, ce qui la laissa épuisée et affalée sur la table.
— Aucun ne correspond. Ce ne sont que des déchets.
— C’est bien ce que je pensais.
Nous étions dans l’ancien bureau d’expertise de Vanessa. Celui de Gloria était en cours de fouille, ce qui l’obligeait à venir ici. De plus, deux membres de la guilde se tenaient dans un coin de la salle pour nous surveiller, au cas où.
— Tu n’aimes pas les faux, pourtant ? Tu devrais être ravie, entourée de tout ça.
— Ce que j’aime, ce sont les contrefaçons. Là, ce ne sont que des morceaux de tissu. Une contrefaçon, c’est quelque chose sur lequel quelqu’un s’est donné du mal pour imiter le vrai.
— Enfin bref, tu as encore du travail, non ?
— Argh ! Bon sang ! jura Gloria en saisissant un morceau de tissu à l’odeur fétide avec une grimace.
— Bon, je vais y aller, dis-je.
Je n’allais clairement pas la séduire aujourd’hui. Même moi, je me sentais épuisé, surtout après l’examen fouillé qu’on venait de me faire subir.
Ils auraient pu envoyer une employée pour inspecter chaque centimètre de mon corps, mais non : il fallait que ce soit deux gaillards en sueur, le teint sombre. J’en avais presque pissé dans mon froc à l’idée d’être violé par eux.
Je quittai le bureau et traversai l’espace ouvert pour rejoindre l’arrière, là où se trouvait le tas d’ordures. On brûlait régulièrement les déchets ici, mais c’était aussi un lieu de stockage pour les objets en attente d’être jetés.
— Ah, nous y voilà.
Je retrouvai les restes de la boîte en bois que Justin avait fracassée plus tôt. Elle était complètement détruite et ne servirait plus jamais à son usage d’origine, mais cela ne signifiait pas qu’elle était totalement inutile. Je ramassai soigneusement la substance violette qui se trouvait à l’intérieur avec mes doigts, puis séparai mon pouce et mon index, traçant de petits filaments de gelée.
Comme je le pensais.
J’essayai d’essuyer la substance sur mon pantalon, mais elle était trop collante et refusait de partir. Ce n’est qu’après avoir frotté ma peau encore et encore qu’elle finit par disparaître. C’était incroyablement poisseux.
Dehors, le soleil était haut dans le ciel. J’étais arrivé tôt le matin, et il était déjà midi. Mes plans étaient complètement partis en vrille. Je n’étais pas d’humeur pour un bordel, et Arwin devait être réveillée à présent. Je pensais rentrer plus tôt.
— Oh, c’est Matthew, dit April, qui arrivait en sens inverse. —Il s’est passé quelque chose ?
— Il y a eu une petite affaire de vol.
— Vraiment ? fit-elle, les yeux grands ouverts.
Elle se retourna et repartit d’où elle venait en courant, alors je l’interpelai.
— Où étais-tu ?
— Je faisais des courses pour la guilde, dit-elle.
Je remarquai qu’elle portait un sac aplati.
— Il y en avait beaucoup. Je suis fatiguée maintenant.
— Ce n’est pas ton travail. Et c’est dangereux.
April n’était même pas employée par la guilde. C’était juste une petite fille qui se souciait de son grand-père. Vu le niveau de sécurité général des rues, ce n’était pas une bonne idée. Elle avait des gardes, mais parfois un danger pouvait frapper avant qu’ils aient le temps de réagir, et alors il serait trop tard.
— Oui, je sais, dit April avec un sourire partagé, — mais j’aime bien faire ça. Et j’aime marcher en ville.
— Tu ne peux pas faire des courses éternellement. Qu’est-ce que tu veux devenir quand tu seras grande ?
— Je ne sais pas. J’y réfléchis.
— C’est bien, c’est un bon début.
Avoir suffisamment de possibilités pour ne pas être sûre était bon signe. Je n’avais jamais eu ça.
— Si jamais tu es en danger, crie aussi fort que tu peux. Ce grand-père si gentil et attentionné viendra te sauver en un instant.
April prit une expression intriguée et me fixa. Comme elle était bien plus petite que moi, elle me regardait en levant les yeux à travers ses longs cils.
— Tu ne vas pas m’aider, Matthew ?
— Au mieux, je pourrais les laisser me passer dessus à ta place. Aujourd’hui comme autrefois, ma robustesse était mon unique qualité.
— Oh, très bien, dit-elle en soupirant et en secouant la tête. — J’imagine que je t’aiderai à te protéger si ça arrive.
— J’apprécie.
Au minimum, elle semblait plus efficace que moi.
— Mais je ne te ménagerai pas au bras de fer.
— Pourquoi est-ce que tu tiens tellement à me forcer à travailler ? C’est pour Arwin ?
Le fait que le partenaire de vie de la princesse chevalier soit un gigolo sans emploi donnait mauvaise impression, je le comprenais bien, mais c’était notre problème. Quiconque s’en mêlait trop ne le faisait que pour se donner bonne conscience.
— Ça, aussi, mais je pense que ce serait surtout mieux pour toi, Matthew.
— Pour moi ?
— Je ne saurais pas vraiment l’expliquer, mais je sens que tu es capable de choses incroyables. Tu es peut-être un faible, mais tu es très grand, tu parles bien, et tu as plein de qualités.
— …
— Je suis sûre qu’il y a des choses pour lesquelles tu n’es pas fait, ou que tu n’as pas envie de faire, mais je sais que si tu essaies, tu découvriras des talents que tu ne soupçonnais pas. Alors fais un effort… pour moi, d’accord ?
— Je vois.
Je dus détourner les yeux. Je ne pouvais pas la regarder en face. Être l’objet d’une confiance aussi innocente, aussi naïve, était insupportable, sans parler de la gêne. April faisait ce qu’elle pensait être dans mon intérêt. C’était mon affaire, pas la sienne, mais savoir qu’elle se souciait de moi n’était pas désagréable.
— Bon, je vais rentrer. Arwin va me gronder si je tarde, dis-je en prenant congé.
Mais alors que je m’éloignais, elle m’appela. Je me retournai et vis April lever un bras vers le ciel.
— Je vais gagner notre prochain bras de fer, aussi !
— Sois gentille avec moi, d’accord ? dis-je en lui faisant un bref signe de la main.
Maintenant que nous étions mêlés à tout ça, je n’étais plus très sûr de ce qu’il fallait faire. Au fond, tout revenait à la cupidité.
Il n’y avait aucun danger ni pour moi ni pour Arwin.
J’aurais pu faire semblant de ne rien remarquer, mais au final, mieux valait régler l’affaire.
Cela aiderait même la gamine.
Quelques jours plus tard, je me rendis dans un petit appartement d’un immeuble en pierre à deux étages.
L’étage supérieur était la résidence de Gloria. Le bâtiment était assez récent, et on voyait encore les traces laissées par la découpe et le ponçage de la pierre.
Je frappai, et elle ouvrit presque aussitôt. Je savais qu’elle ne travaillait pas aujourd’hui.
— Oh ? Monsieur l’homme entretenu, dit Gloria en me lançant tout de suite un regard noir. — Je n’arrive pas à croire que tu oses venir frapper à ma porte comme ça. Tu veux coucher avec moi à ce point ?
— C’est une offre très tentante, mais j’ai des affaires à régler d’abord. Impossible de me détendre et d’accomplir l’acte avec des problèmes en tête.
Ignorant les protestations de Gloria, je la dépassai pour entrer dans l’appartement. C’était étonnamment ordonné. Deux étagères allaient des côtés de l’entrée jusqu’au milieu de la pièce, alignées de petites boîtes en bois. Plus loin se trouvaient une table, une chaise et une cruche d’eau, sans doute son poste de travail. À côté de l’âtre éteint, une étagère à hauteur de taille séparait la pièce en deux. Au-delà se trouvait son espace personnel : un lit, une bibliothèque, un miroir, et ce qui semblait être de l’art religieux.
— C’est un très bel endroit. Et bien ensoleillé, en plus.
Je pointai les œuvres au fond.
— Ce sont toutes des contrefaçons ?
— C’est exact. Toutes des fausses, des contrefaçons, des copies, dit-elle d’un ton maussade. — Qu’est-ce que tu veux ?
— Je suis ici pour enfoncer un pieu dans ton escroquerie.
— Pardon ?
— C’est toi qui as volé le Suaire de Bereni.
Gloria me lança un regard furieux.
— Mais qu’est-ce que tu racontes ?
— Quand tu m’as demandé de retrouver Cody, ce n’était qu’une mise en scène pour que tu puisses voler le Suaire de Bereni.
Je sortis une liasse de papiers de derrière ma taille. C’était une liste des règlements internes de la Guilde des Aventuriers. La lire avait été épuisant à cause de tout le jargon juridique qu’elle contenait.
— Je l’ai empruntée à Dez. Je ne savais pas que les experts étaient soumis à des règles et réglementations aussi strictes.
Les objets confiés par les visiteurs étaient les plus faciles à dérober, ce qui expliquait pourquoi plusieurs restrictions encadraient ce que les experts pouvaient ou non sortir de la guilde.
On ne pouvait pas simplement partir avec. Et pour transférer un article désormais sans propriétaire à une autre personne, il fallait une série de documents et de signatures d’autorisation.
Vanessa avait été une rare exception à ces règles, parce qu’elle avait gagné la confiance au fil de nombreuses années, grâce à son talent et à ses succès.
— Dans ce cas, pourquoi est-ce que je ne l’aurais pas simplement volé ? Je l’avais en ma possession, après tout.
— À cause de ce que tu as déjà dit. Si Cody réapparaissait après que tu l’aies volé, ce serait un énorme problème.
Elle aurait pu le remplacer par un faux, ou prétendre que l’expertise révélait qu’il s’agissait d’une contrefaçon, mais c’était trop risqué, surtout qu’elle ignorait à quel point Cody connaissait le suaire.
S’il était capable de prouver qu’elle mentait, elle était condamnée.
— Une fois que tu avais obtenu le formulaire de renonciation signé, l’objet était à toi. Tu pouvais le remplacer par un objet similaire et en ressortir blanchie. Mais ensuite, d’autres personnes sont venues chercher le suaire.
Elle m’avait entendu parler de la silhouette en armure et avait décidé de lui attribuer tout cela. Mais Justin était arrivé plus tôt que prévu et avait exigé d’acheter le Suaire de Bereni pour une somme énorme. Paniquée, elle avait improvisé une substance violette et l’avait collée dans une boîte vide pour faire croire qu’elle provenait de cette silhouette.
— Toi et moi étions les seuls à connaître l’existence de cette matière collante. J’imagine que tu comptais me la faire confirmer plus tard, mais comme je me suis pointé tôt le matin, tu m’as interrogé sur-le-champ.
Puis elle avait demandé à April de faire des courses avant que le suaire puisse être remis à Justin. April était intouchable au sein de la guilde : personne n’oserait se mêler de ce qu’elle faisait. Et elle n’irait jamais soupçonner un membre de la guilde. Ce n’était tout simplement pas dans sa nature.
— Je me fiche que tu veuilles mettre la main sur un vieux chiffon crasseux. Si tu te fais couper les mains ou assommer par Dez, ce sera de ta faute. Fais ce que tu veux. Mais il y a une chose que je ne peux pas laisser passer : tu as utilisé April.
Dans le pire des cas, Gloria aurait pu être poursuivie par deux démons. Et malgré ça, elle avait mis April en danger.
— Rien de grave n’est arrivé, non ?
— Après coup seulement.
C’était comme laisser quelqu’un emprunter un chemin menacé par un éboulement sans le prévenir, puis le féliciter pour être arrivé vivant.
— Et surtout, repris-je, — si je ne t’arrête pas ici et maintenant, tu recommenceras. Et ça signifie que la gamine sera en danger à chaque fois.
Gloria ricana.
— C’est donc ça qui t’intéresse, Monsieur l’homme entretenu ? Les enfants ?
— Je déteste ce genre de plaisanteries.
Quiconque ferait du mal à un enfant pouvait aller se faire foutre et crever.
— Et pourtant, tu en fais beaucoup, des blagues.
— Tu serais satisfait d’apprendre que j’ai vu beaucoup d’enfants subir ce sort ? dis-je.
Je n’avais pas besoin de me souvenir de ces choses-là.
— La prochaine fois que tu tentes quelque chose dans ce genre, j’en parlerai au vieux. Il se fera un plaisir de te faire écarteler, en arrachant chaque membre comme les pétales d’une fleur.
Gloria tressaillit à mes gestes déchirants. Peut-être que cela la touchait un peu trop.
— C’est tout ce que j’avais à dire. Fais ce que tu veux de ces chiffons. D’ailleurs, si tu as le vrai suaire, ça t’aidera sûrement à repérer les contrefaçons pour ta petite collection.
Elle semblait frustrée que j’aie percé à jour sa supercherie aussi facilement, du moins je le supposais. Elle se ressaisit vite et laissa soudain tomber une aura de séduction.
— Monsieur l’homme entretenu, dit-elle en retirant sa chemise et en se penchant contre moi. — Je t’en prie, ne le dis à personne. Si le maître de la guilde l’apprend, j’aurai de terribles ennuis.
Elle enfouit son visage contre ma poitrine, ses mains glissant sur mon torse. Je pouvais sentir son parfum.
— En fait, je pense que je devrais te donner la récompense dont nous avions parlé. Avec les intérêts, pour t’avoir fait attendre. On pourra même faire cet extra que tu veux.
— J’apprécie beaucoup, dis-je en affichant un sourire. — Hmm, mais est-ce que j’en ai envie maintenant ou non ?
— Ne te retiens pas. Je vis seule ici. Personne ne viendra. Et la princesse chevalier est dans le donjon, n’est-ce pas ?
Elle passa un bras autour de mon cou. Ses lèvres brillantes se rapprochaient. Je fis de même quand je sentis soudain quelque chose de dur contre ma gorge.
— C’est précisément pour ça, dit Gloria en souriant, révélant une fine lame semblable à un rasoir entre ses doigts, — que tu vas mourir maintenant.
Dans un sifflement rapide, elle fit glisser la délicate lame à l’horizontale. Une ligne rouge fut tracée sur ma gorge.
— Hein ? fit-elle en piaillant.
Elle s’attendait clairement à voir jaillir une giclée de sang et avait bondi en arrière en me coupant. Le fait qu’elle ait été un chien de garde dans sa précédente guilde devait être vrai. Mais elle n’était pas si douée pour achever son travail.
Je me mis à rire.
— Oh, désolé pour ça. Tu as eu la gentillesse d’essayer de me raser la barbe, mais comme tu le vois, ma peau est très fragile. Elle se fend au moindre rasoir. Assez honteux, n’est-ce pas ?
Je frottai ma gorge, qui était irritée, mais c’était tout. Pas une goutte de sang. Gloria avait mal évalué la résistance de ma chair. Et puis, nous étions en plein soleil. Il lui faudrait bien plus qu’un rasoir pour m’ouvrir la trachée ici.
— Tu es… vraiment humain ?
— Et bel homme, comme tu peux le constater, dis-je. — Allez, viens. Tu veux me réduire au silence, non ? Un baiser fera très bien l’affaire. Surtout si tu utilises ta langue.
Gloria jeta le rasoir. Cette fois, elle sortit une aiguille dont le corps était aussi épais qu’un clou. Ses yeux avaient l’éclat déterminé et dangereux d’un animal sauvage.
Eh bien, eh bien : de l’experte à la chienne de garde. Rien de bon lorsque celle chargée de faire respecter les règles décide de les piétiner elle-même.
— S’il y a une chose que je déteste, c’est qu’on se moque de moi.
— Oh, mais moi, j’adore faire ça. Surtout avec la langue. Je peux te lécher où tu veux. On peut même y mettre du miel avant.
— Répugnant ! cracha Gloria en se ruant sur moi.
Elle feinta un coup d’aiguille vers mon visage, mais visa mes jambes à la place. Elle espérait me faire tomber, mais je ne bougeai pas d’un millimètre, ce qui la laissa accrochée à mes jambes. Je la saisis par le dos et la soulevai.
— C’était impoli.
Je la projetai contre le plafond. Elle s’y écrasa, faisant voler des échardes. Mais au lieu de retomber aussitôt, Gloria changea de position en plein vol et prit appui contre le mur pour revenir vers moi. Elle s’enroula autour de mon bras comme un serpent et leva les jambes pour les passer par-dessus mes épaules. On aurait dit qu’elle faisait une sorte de saut sur mon dos, sauf qu’en bloquant l’un de mes bras sous sa jambe, elle limitait considérablement mes mouvements.
Gloria m’enserra la tête d’un bras pour la maintenir en place, puis rapprocha l’aiguille de mes yeux avec l’autre.
Oooh, ça promettait d’être douloureux.
Je fis basculer mon bras vers le bas. Le mouvement arracha Gloria de ma prise et la projeta contre le mur.
Elle se releva avec difficulté. L’impact l’avait clairement secouée. Certes, elle avait du mordant comme dans sa précédente guilde, mais je commençais à comprendre qu’elle excellait davantage dans l’assassinat que dans la chasse aux monstres.
— Qu’est-ce que tu es au juste, Monsieur l’homme entretenu ? Un chien de berger de la guilde ? Ou un mouton ?
Un chien berger était un espion chargé de débusquer les traîtres au sein de la guilde. Il se faisait passer pour un membre ordinaire, mais surveillait discrètement les fautes pour les révéler aux supérieurs.
Les moutons étaient des complices engagés pour aider le chien berger, faisant avancer l’enquête en se faisant passer pour des aventuriers ou des clients.
— Ni l’un ni l’autre. Un simple chien errant qui traîne dans les rues. Avec un collier, offert par la princesse chevalier.
— Je vois.
Gloria bondit vers la porte. Elle tentait de fuir. Une fois dehors, elle compterait certainement accuser que j’avais essayé de la violer, ou quelque chose dans ce genre. Et si je la poursuivais, elle serait assurément hors de portée dès que je passerais dans l’ombre.
Mais je ne pouvais pas laisser faire.
Je saisis un morceau de tissu qui traînait, le plongeai dans la cruche d’eau, puis le lançai sur elle une fois bien imbibé. Le tissu se resserra comme un fouet et s’enroula autour de son bras droit au moment où elle essayait d’ouvrir la porte. Je sentis qu’elle l’attrapait et la tirait en arrière. Elle passa devant moi et alla s’écraser contre l’appui de la fenêtre.
— Bon retour.
Je me glissai derrière elle et pressai contre sa gorge le rasoir qu’elle avait laissé tomber. Avec un peu de pression, je pouvais remplir la pièce d’une soupe à la tomate au goût de fer. Gloria lâcha son arme et leva les mains.
— Est-ce pour avoir détourné des objets d’expertise que tu es partie du Phare Déchu pour venir à Voisin-Gris ?
— C’était une épée magique qu’un ancien héros était censé avoir utilisée. Je n’ai pas pu résister.
Elle laissa échapper un rire sans joie, agacée par sa propre nature, mais sans le moindre regret.
— Je suis surpris que tu t’en sois sortie vivante.
— Vivante, oui. Entière, non.
Elle retira lentement ses gants. Le gant gauche tomba et révéla une main de métal.
— Doucement !
Je lui saisis la main droite sans même la regarder. Une pointe semblable à une perceuse s’arrêta juste devant mes yeux. Elle avait tenté de me prendre de vitesse au moment où mon attention se portait sur sa main gauche. Avec elle, il fallait rester sur ses gardes.
— Je pense que tu ne vivras finalement pas très longtemps.
— Je suis désolée. C’était la dernière. Je n’ai vraiment plus d’armes. Je ne résisterai plus. Épargne-moi, je t’aime bien, Monsieur l’homme entretenu, dit-elle d’une voix suppliante, jetant l’arme au loin et implorant pour sa vie.
— Ce chiffon vaut vraiment tout ce grabuge ?
— Bien sûr.
Son visage se tordit de haine.
— Ça valait la peine de le ramener chez moi pour l’examiner. C’était le vrai. Un linceul funéraire avec du sang divin dessus.
— Lequel ? Celui de la Terre-Mère ?
— Les récits varient. Certains parlent de la Terre-Mère. D’autres du dieu serpent, du dieu de l’eau, du Dieu Soleil, et…
— …J’ai changé d’avis. Je veux récupérer le linceul.
— Hein ? Mais…
La pression de mes doigts augmenta.
— D’accord, je vais le faire.
Gloria marcha d’un pas chancelant jusqu’à une boîte en bois posée sur l’étagère.
— Et ne me donne pas un faux, sous prétexte que tu penses que je n’y verrai que du feu, dis-je.
Elle me lança un regard, puis attrapa la boîte d’à côté et la posa sur la table.
— C’est le vrai. Je le promets.
Elle se pencha et ouvrit le couvercle. Nous poussâmes tous les deux un souffle stupéfait.
Il n’y avait aucun linceul dans la boîte, seulement une substance violette qui restait dans les coins.
— Oh, ça alors.
— Non ! Je ne te mens pas ! Ce n’était pas un faux. On me l’a volé… Je n’arrive pas à le croire…
Elle s’effondra à genoux, hébétée. Je conclus que ce n’était pas de la comédie.
J’appuyai la pulpe de mon doigt contre la gelée violette. Elle avait une sensation acide et irritante. Je n’avais pas décrit cette partie de la sensation à Gloria. C’était donc bien l’œuvre de la silhouette en armure.
— Tu sais quand il a été volé ?
— Il était là ce matin. C’est la dernière fois que je l’ai vérifié. Mais personne n’est entré ici, à part toi.
Donc il était apparu de nulle part et avait disparu de nulle part.
— Bon, ça n’annonce rien de bon.
C’était difficile de jouer au chat et à la souris quand on ignorait d’où venait l’autre et où il disparaissait. Justin allait être furieux, et le maître de la Guilde des Aventuriers humilié, mais ce n’était pas mon problème. Ce qui m’intriguait surtout, c’était ce que cherchait l’homme en armure. Si le sang sur le linceul se révélait réellement appartenir à ce déchet de Dieu Soleil, et si la silhouette en armure était un autre taré de croyant comme Roland, on allait avoir un sérieux problème.
— Pour l’instant, je ne vais rien dire. Tu n’as rien vu. Compris ?
J’avais envisagé de la tuer, mais cette histoire n’avait aucun rapport avec Arwin. Et si les experts commençaient à se faire tuer les uns après les autres, j’allais devenir le suspect numéro un. Les autres experts de la guilde m’avaient vu lui parler.
— D’accord, dit-elle d’un ton morne.
Elle semblait avoir perdu toute envie de résister.
— Bon, je m’en vais. Tu me donneras ma récompense plus tard. Je penserai à apporter le miel.
— N’y pense même pas !
Gloria me lança un chiffon à la gueule.
Quelques jours plus tard, j’étais prêt pour ma revanche au bras de fer avec April.
Nous faisions face l’un à l’autre, de part et d’autre d’une table que nous avions installée dans la cour de la Guilde des Aventuriers. Une corde avait été tendue en cercle autour de nous, pour empêcher les spectateurs de s’approcher trop près.
Je pensais qu’il n’y aurait finalement pas de paris, jusqu’à ce que quelqu’un mise sur moi au dernier moment. Il y avait toujours quelqu’un pour tenter le coup improbable. Les cotes étaient de neuf contre un. Merci, l’ami. J’espère que tu profiteras bien de l’ivresse sucrée d’un gros gain.
Le ciel était d’un bleu éclatant au-dessus de nous. Pas un seul nuage.
En plus de ça, Arwin était au donjon. Il n’y avait aucune variable contre moi.
Alors bien sûr, le match se déroula comme prévu.
Une onde d’excitation parcourut la foule.
— C’est dommage. Voilà ce qui arrive quand je suis sérieux. La prochaine fois, ne prends pas les adultes de haut.
— Rrrrgh !
April tentait furieusement de faire basculer mon bras. Mais avec ma véritable force, elle ne pouvait rien. Un moustique aurait eu plus de chance.
— Alors, microbe, qu’est-ce qu’il se passe ? Tu n’allais pas me battre ?
— Ne m’appelle pas microbe ! cria-t-elle entre ses dents serrées, les joues en feu.
Elle força encore davantage, mais hélas, cela ne changea rien.
— Abandonne pas, petite !
— Détruis ce gigolo d’imposteur !
Le public était entièrement du côté d’April. Ils levaient les poings et l’encourageaient en hurlant.
— Prends… ça !
À ce stade, une simple poussée de ma part aurait suffi pour écraser sa main contre la table, mais April s’acharnait. Elle allait souffrir de sacrées courbatures demain. Regardez-moi cette brindille qui se donne autant de mal pour moi.
Dez, qui officiait, me lança un sale regard. Je le connaissais assez pour deviner ce qu’il pensait. Tu prends vraiment autant de plaisir à écraser une gamine qui donne tout ce qu’elle a, aussi faible soit-elle ?
Il n’avait pas tort, mais je n’étais pas non plus assez noble pour la laisser gagner. Désolé, April. Le jour était venu pour toi d’apprendre deux ou trois vérités de la vie.
Il était presque temps de mettre fin à cette petite mascarade.

Mais au moment où j’allais contracter le muscle une dernière fois, quelque chose se produisit.
Des spectateurs surexcités franchirent la corde et s’approchèrent directement de la table
— Continue ! Lâche pas !
— Détruis ce foutu entretenu !
Ils ne me touchaient pas, mais ils étaient assez proches pour le faire, tout en encourageant April. Même le type qui avait parié sur moi était en train de la soutenir. Il n’y avait plus rien de logique.
La foule se resserra, le cercle autour de nous devenant plus dense et plus haut.
— Hé, ça suffit. Reculez ! criai-je, juste au moment où une ombre passa au-dessus de ma tête. Un grand dadais se penchait au-dessus de la table pour mieux voir.
La force quitta mon bras. Mon corps devint lourd. April remarqua aussitôt le changement.
— Yaaah ! lança-t-elle d’un cri vaillant en écrasant le dos de ma main contre la table.
Un silence bref s’abattit.
— Nous avons une gagnante : April, annonça Dez.
— Youpiii ! s’écria-t-elle en bondissant de joie.
La foule explosa.
— Attendez. Ça ne compte pas ! Ils empiétaient sur notre espace. C’est de l’interférence !
— Ils étaient juste trop excités. Ils ne t’ont pas touché, ni elle, dit Dez, ce traître de juge.
— Tu avais promis. Tu dois travailler maintenant, jubila April.
Mais ce n’était pas encore gagné pour elle.
— Je crains que ce ne soit pas si simple. Tu ne peux pas seulement rédiger deux papiers. Il te faut l’approbation personnelle du responsable… ton grand-père. S’il ne met pas le sceau, ce n’est qu’une feuille blanche.
— Tant pis, dit-elle. — Je l’ai déjà fait tamponner.
— Mais est-il authentique ? Tu ne peux pas mettre n’importe quel tampon. Tu n’es pas une employée officielle de la guilde. Peut-être qu’il a cru que tu jouais et qu’il a utilisé un tampon au hasard pour te faire plaisir.
— C’est faux. Grand-père l’a… Elle sortit un document de la mallette sous la table. …un vrai tampon. Regarde, c’est le…
— Hop !
Je lui arrachai le papier des mains.
— Hé, rends-moi ça !
Elle tenta de le récupérer désespérément, mais avec ma taille, elle n’avait aucune chance.
— Laisse-moi t’apprendre autre chose : des documents comme celui-ci n’ont aucune valeur tant qu’ils ne sont pas remis au bon comptoir. Ici, ce serait le bureau de la secrétaire, mais tu verras que les ennuis ont tendance à surgir aux moments les plus gênants.
Je pliai le papier en une petite boule, le posai au creux de ma main et ouvris grand la bouche.
— Noooon ! hurla April, au désespoir.
Ma mâchoire s’activa rageusement, et après quelques secondes, j’avalai.
— Dommage. Essaie encore la prochaine fois.
Le visage d’April vira rouge cramoisi.
— Tu n’es qu’un sale… porc ! Crétin ! Flemmard !
Elle me donna coup sur coup dans les tibias.
Je dus battre en retraite.
Si je restais une seconde de plus, les fans du microbe allaient me réduire en charpie.
— Souviens-toi bien de cette leçon : tant que tu n’abandonnes jamais, la vie finit souvent par s’arranger, dis-je, avec l’air de quelqu’un prodiguant une grande sagesse, avant de prendre la fuite pour de bon.
— Reviens ici, sale porc !