THE KEPT MAN t2 - chapitre 2

L’angoisse du Chevalier Gardien

—————————————-
Traduction : Calumi
Correction : Gatotsu
Relecture : Raitei

———————————————– 

Être un homme entretenu était une affaire éprouvante, sans vacances tout au long de l’année. Mais au moins, le travail se passait surtout la nuit. Pour cette raison, je me réveillais tard. Les artisans et les marchands avaient déjà commencé leur journée bien avant que j’ouvre les yeux. Mon premier repas faisait souvent office de brunch. Mais il y avait toujours des exceptions, et ce jour-là, j’étais debout avant le lever du soleil.

— Comment te sens-tu ? demandai-je.

Arwin était affalée sur la table du petit-déjeuner. Elle se tourna vers moi avec beaucoup d’efforts. Son visage était pâle. La Princesse Chevalier Ecarlate souffrait en effet d’une gueule de bois. Ses joues tressaillirent lorsqu’elle leva la main lentement.

— …Aucun problème.

— Donc tu te sens toujours très mal. Compris.

Je m’assis en face d’elle et déposai une coupe sur la table, près de son visage.

— Bois ça pour commencer. Il y a du jus de fruits dedans.

Arwin me remercia doucement et avala l’eau sucrée dans la coupe.

— …C’est bon, dit-elle avec un soupir de soulagement.

La nuit précédente, elle s’était lancée dans un concours de boisson avec un chef de gang et s’était effondrée sur son lit en rentrant. Sans même se changer, bien sûr.

J’avais donc été très occupé depuis. Je lui avais fait boire de l’eau, retiré les vêtements de la ravissante princesse chevalier, plongé son corps dans la cuve pour le laver, puis séché sa peau avec soin avant de lui enfiler des vêtements propres. C’était une tâche si difficile et laborieuse que je ne pouvais demander à personne d’autre de s’en charger.

Puis-je être le seul à endurer ce lourd fardeau.

Bien sûr, j’avais aussi nettoyé ses vêtements et chauffé l’eau, ce qui ajoutait encore un peu d’ennui.

— Tu devrais te reposer aujourd’hui. Tu n’as rien de prévu, non ? S’il y a de petites courses à faire, laisse les autres s’en occuper. Je transmettrai tes messages.

— À propos, dit-elle après avoir terminé sa deuxième coupe d’eau aux fruits, — cet homme d’hier s’appelait Carlyle, n’est-ce pas ?

— Tu étais donc consciente.

 J’avais supposé qu’elle s’était évanouie.

— Il me semble que c’est une lignée de chevaliers dans ce pays, mais j’ai eu l’impression qu’il te connaissait. Tu le connais ?

— Seulement de nom. Hier était la première fois que je le rencontrais, répondis-je. — C’est le frère de Vanessa.

Son nom complet était Vincent Barry Carlyle. Les Carlyle étaient une famille renommée de chevaliers royaux du royaume de Rayfiel. Il avait deux ans de plus que Vanessa. Né fils aîné d’un marchand d’art, il avait montré dès son jeune âge un excellent physique et un talent certain pour l’escrime. On avait décidé qu’il serait confié comme fils adoptif à des parents éloignés d’une famille de chevaliers, ce qui lui avait valu le nom de Carlyle, comme Vanessa me l’avait un jour raconté.

— Il a envoyé son propre héritier en famille d’accueil ?

— Apparemment, il n’avait ni l’œil ni l’esprit pour l’art. Ils ne s’étaient jamais vraiment entendus non plus, et son père voulait que Vanessa prenne pour mari quelqu’un qui reprendrait les affaires familiales.

D’après les résultats, son plan n’avait été qu’à moitié couronné de succès. Le commerce d’art avait sombré, mais Vincent, lui, avait brillamment réussi sa nouvelle vie et avait été nommé chevalier royal à seulement dix-neuf ans.

— J’ai entendu dire qu’il était actuellement dans une unité de chevaliers chargée de protéger la capitale royale. Qu’est-ce qui a bien pu l’amener jusqu’ici ?  Ça n’avait pas l’air d’être juste pour visiter une tombe.

La première hypothèse qui me vint à l’esprit fut qu’il avait abandonné son grade pour chercher à se venger. Mais à en juger par la façon dont les gardes l’escortaient, cela ne semblait pas être le cas. Et je doutais qu’on l’ait envoyé ici pour des raisons politiques, ou qu’il ait été muté en guise de punition pour corruption. Avec son physique et son statut de chevalier, on pourrait croire que les femmes se jetteraient sur lui, mais il n’était pas du genre lubrique. Il ne paraissait pas particulièrement attiré par Arwin ou Noelle, non plus.

— Ce doit être au sujet des Paladins, alors.

Arwin releva la tête et utilisa ses doigts pour se coiffer.

— J’ai entendu des rumeurs disant qu’ils sont plus actifs, ces temps-ci.

Grâce à son ancien statut de princesse, Arwin recevait souvent des informations venant de sources influentes.

— Lesquelles ?

— Pour faire simple, c’est la force de maintien de la paix du roi de Rayfiel.

Pour la royauté et la noblesse, l’insécurité autour de Voisin-Gris était depuis longtemps un sujet d’inquiétude. À leurs yeux, le donjon était une montagne d’or renfermant mille curiosités et trésors rares, et ils n’appréciaient guère que les profits et objets qui en sortaient finissent inévitablement dans la pègre pour remplir les poches des criminels.

— C’est un organisme d’enquête indépendant de l’autorité locale. Les gardes continueront de patrouiller la ville comme avant, mais les enquêtes criminelles, en particulier le commerce d’objets volés, la contrebande et les activités des groupes, relèveront de leur autorité.

— Ha !

Cela ressemblait tout à fait à ces chimères que les riches et les puissants aimaient imaginer. Pour commencer, c’était voué à l’échec. Ajouter plus de personnel ne purifierait pas les ténèbres qui infestaient cette ville.

— Ça ne marchera pas. Ils finiront par accepter des pots-de-vin comme nos gardes si aimables et bien intentionnés. Je serais prêt à parier là-dessus.

— Allons, laissons-leur une chance, dit Arwin avec un sourire triste. — Nous devrions être heureux que cet endroit puisse devenir plus sûr qu’avant. Même si c’est trop tard pour me sauver des vices de cette ville.

— …

Les bonbons que je donnais à Arwin contenaient de la Release, une drogue interdite. Je lui avais dit que j’obtenais la matière première auprès d’une vieille connaissance en ville. Si la sécurité s’améliorait, la criminalité diminuerait. Les transactions de drogue seraient plus surveillées, et se procurer une source deviendrait plus difficile qu’avant. C’était à cela qu’Arwin faisait allusion.

Même une situation dont la plupart des gens accueilleraient avec joie posait problème pour d’autres. C’était formidable qu’elle ait moins de chances de refaire la même erreur, mais il était encore trop tôt pour qu’elle avance sans corde de survie. Nous n’en étions pas encore là.

— Aucun problème. Laisse-moi gérer ça. Tu n’as pas à t’inquiéter.

Si elle se tourmentait, cela risquait de provoquer une rechute de son état : le Syndrome du Donjon. Si elle prenait beaucoup de Release pour l’aider à supporter la maladie, tous nos efforts seraient réduits à néant. Et il n’y avait pas que l’aspect criminel : cela écourterait aussi sa vie. Pourtant, la foule de gens en quête de drogues ne s’amenuisait jamais. L’humanité est une espèce faible et stupide. C’est pour cela qu’il y avait toujours un moyen de se procurer plus de Release.

Arwin serra ma main.

— Ne fais rien de trop dangereux. Je détesterais que tu meures à cause de ma stupidité.

— Je n’en ai aucune intention, dis-je. — Je ne peux pas laisser ta corde de survie se rompre en premier. Alors je ne mourrai pas, et je n’ai certainement pas l’intention de te laisser mourir non plus.

Je pressai sa main en retour. Si je mourais, qui veillerait sur elle ?

— Tu as ma parole. Je te protégerai. Quoi qu’il arrive.

— Matthew…

Son regard s’adoucit, ses paupières s’abaissèrent.

On frappa à la porte d’entrée. Au beau milieu d’un moment profondément significatif entre nous. Quelle conduite grossière, vraiment.

Agacé, je me dirigeai vers la porte. Une seule personne frappait de cette manière. J’ouvris et confirmai qu’il s’agissait bien d’un visage familier.

— Gros problème, Matthew !

Elle devait être en plein état de panique. Le petit corps d’April tremblait frénétiquement

— Ces gens qui s’appellent les Paladins te cherchent. Ils veulent te parler au sujet de Vanessa.

 

Elle me conduisit au bureau de l’experte dans le bâtiment annexe de la Guilde des Aventuriers. C’était exactement la même pièce qu’utilisait Vanessa ; elle était vide depuis sa mort. Ils étaient censés recruter pour la remplacer mais avaient du mal à trouver le bon candidat.

Trois hommes étaient assis de l’autre côté de la cloison vitrée. Vincent se trouvait au milieu. Tous trois portaient la même tenue, sans doute l’uniforme des Paladins. Je sentis une présence et me retournai pour apercevoir quatre autres Paladins alignés contre le mur derrière moi, tenant des lances.

— Merci d’être venu. Asseyez-vous, je vous en prie. Mettez-vous à l’aise.

Malgré ses paroles, il était évident que son attitude n’avait rien d’accueillant. Redoutant encore plus cette rencontre, je m’assis face à Vincent.

— Ravie de vous revoir. Merci encore pour votre aide hier. Permettez-moi de me présenter encore : Matthew. Enchanté.

Je tendis la main pour une poignée de main, mais il ne sembla pas disposé à ce genre de courtoisie, alors je la retirai maladroitement.

— J’ai entendu parler de toi. Tu es le frère de Vanessa, n’est-ce pas ? Si tu cherches à en savoir davantage sur ta sœur, je pense tu auras bien plus de chances à la taverne, Vince.

— C’est Vincent, me corrigea-t-il. — Pas de familiarités avec ma personne. Laissons ça quand nous serons devenus suffisamment proches l’un avec l’autre.

— Bien entendu, Sir Carlyle, dis-je en me redressant.

— Je crois comprendre que vous étiez proche de Vanessa, déclara Vincent, allant droit au but.

— Oui, on peut dire ça, admis-je. — Mais rien de sexuel. Nous étions amis, plus ou moins.

Nous avions été seuls dans cette même pièce à plusieurs reprises, et pas un seul baiser.

— J’irai droit au point. Avez-vous la moindre idée de qui aurait pu tuer ma sœur ?

Mes yeux manquèrent de jaillir de mon crâne.

— J’ai entendu dire que quelqu’un de la pègre avait fait le coup, dis-je.

— Selon l’enquête des gardes, oui. Mais ce n’est que de la conjecture fondée sur des preuves circonstancielles.

Son amant, Sterling, s’était retrouvé impliqué dans un trafic de drogues, et avait ignoré les règles de territoire en le faisant. Lorsque les mafieux l’avaient appris, ils l’avaient tué pour le punir et, en détruisant et dissimulant les preuves, ils étaient tombés sur Vanessa par hasard et l’avaient tuée aussi.

— D’après le rapport basé sur les corps, Sterling a été transpercé à la trachée par son propre burin, et Vanessa a été étranglée, puis arrosée d’huile et brûlée.

— C’est atroce, grognai-je en levant une main pour frotter mon front. — Seul un démon ferait ça.

— Mais toujours rien. Le véritable auteur reste inconnu. Le groupe ayant donné l’ordre demeure flou également. Beaucoup de rumeurs, mais rien qui dépasse le domaine de la spéculation. Alors j’ai eu une idée.

Les yeux de Vincent se plissèrent.

— Il n’y avait aucune figure criminelle impliquée depuis le début. Le vrai coupable est quelqu’un d’autre.

S’il y avait eu une organisation criminelle, il serait compréhensible que la piste devienne froide, toutes les preuves étant éliminées. Convaincre les autorités de cela les garderait à distance, ou au moins détournerait leurs soupçons ailleurs.

— Je vais être clair avec vous. Je suis venu dans cette ville pour arrêter la personne responsable de la mort de Vanessa, déclara-t-il.

Sa proclamation sobre et puissante résonna dans la pièce.

— Ce n’est pas une mission pour vos Paladins ?

— Naturellement, je vais restaurer et maintenir la sécurité de la ville. C’était l’ordre de Sa Majesté. Chercher le meurtrier de Vanessa ne contredit pas cette mission.

Ainsi, trouver un meurtrier allait améliorer la sécurité de la ville, hein ? Il serait pas en train de devenir un peu gourmand, par hasard ?

— Eh bien, pour répondre à votre précédente question, non. Je comprends ce que vous ressentez, et moi aussi je veux attraper le tueur. Mais si ce n’est pas un membre d’une organisation, j’imagine que c’est lié à un homme. Tous les hommes qu’elle fréquentait étaient des dingues. Si ce n’était pas Sterling lui-même, alors ça pourrait être quelqu’un d’autre avec qui elle est sortie.

— Et qu’en est-il de Diane Clark ?

— Qui est-ce ?

Ce nom me disait quelque chose, mais je n’avais aucun souvenir du nom.

— Peu avant sa mort, Vanessa l’avait signalée pour consommation de drogues.

Là, tout fit sens. C’était cette femme, celle qui avait répondu à la clémence de Vanessa en brandissant une épée, folle de rage et de désespoir. Dez l’avait attrapée et jetée dans une cellule, et je n’en avais plus entendu parler. Il était logique que l’humiliation publique lui ait laissé une rancœur tenace.

— C’est elle, la meurtrière ?

— Elle a un alibi. Elle était détenue dans les cellules du sous-sol le jour des faits, et elle se trouve actuellement dans un sanatorium.

— C’est quoi, ça ?

— Pour faire simple, un établissement pour le traitement des toxicomanes.

Je restai un moment sans souffle.

— Ils ont ça ?

— Seulement temporairement. Les Paladins ont dégagé une partie de leur installation pour l’héberger. Après tout, se contenter de réprimer les dealers et les consommateurs ne suffira jamais à empêcher d’autres d’apparaître. Si cela fonctionne, cela devrait réduire le nombre de drogués dans la société.

— Ahhh.

Vanessa détestait les drogues, si je me souvenais bien. Il perpétuait donc la volonté de sa sœur sur ce point.

— Que font-ils dans ce sanatorium ? Ils donnent des médicaments pour guérir les gens ?

— Principalement, les patients sont retenus jusqu’à ce que la drogue ait quitté leur organisme.

Eh bien, tant pis. J’espérais lui voler l’idée si elle valait le coup… c’est raté.

— L’institut médical de la capitale royale étudie aussi une méthode curative. J’ai pris des dispositions pour que, s’ils en découvrent une, ils la partagent avec nous.

— Ça me semble bien. Vanessa serait très heureuse.

— Et tant que je peux arrêter son meurtrier, son âme connaîtra la paix.

— …En effet.

Le sujet était très intéressant à entendre, mais il fallait que j’ouvre ma grande bouche. Par moments, je me dégoûtais moi-même.

— Pour revenir au sujet, on ne sait jamais d’où peut venir une piste. Parfois, les détails les plus insignifiants et oubliés peuvent se rattacher au mobile du véritable assassin, dit Vincent, froid et clinique comme un chasseur. — Je vous le redemande donc : êtes-vous certain de ne rien vous rappeler d’autre ?

— Si quelque chose me revient, vous serez le premier informé, dis-je en m’étirant et en me levant. C’est tout ce dont vous vouliez parler ? Prévenez-moi quand vous sortez boire un verre.  Trois jours à l’avance, de préférence, pour que je puisse le mettre dans mon planning. Vous seriez surpris de voir à quel point je suis occupé.

— J’ai entendu dire que vous aviez été aventurier, Matthew, dit-il en changeant de sujet.

— Dans l’Est, oui. Je me suis attiré quelques ennuis là-bas. J’ai dû venir ici pour y échapper.

Les aventuriers avaient tous un passé entaché, plus ou moins lourd. Qu’il s’agisse de dettes ou d’histoires avec des criminels, Vincent n’avait aucune légitimité pour me tenir responsable de crimes commis dans d’autres contrées.

— J’ai aussi entendu dire que vous aviez pris votre retraite. Vous ne me semblez pas blessé.

— Peut-être pas au premier coup d’œil. Mais à l’intérieur, je suis en pièces. Je peux à peine tenir un couteau et une fourchette, alors manier une épée…

— Et c’est pour cela que vous passez votre temps à des divertissements oisifs au lieu de travailler ? Je crois savoir que, avant de rencontrer Dame Arwin, vous papillonnez et viviez aux crochets de plusieurs femmes.

— J’apporte un sens à la vie de femmes qui sont perdues.

Il y avait là une nuance, et il ferait bien de s’en souvenir.

— Et l’une d’elles était Polly ?

Mes yeux s’écarquillèrent.

— Vous la connaissez ?

— C’était une vieille connaissance.

Je me rappelai que Polly et Vanessa se connaissaient depuis des années. Il était donc logique que son frère Vincent la connaisse aussi. Peut-être étaient-ils amis d’enfance.

— J’ai entendu dire que la flamme s’était éteinte entre vous.

— Raison pour laquelle elle m’a largué. Elle est montée dans une carriole, a quitté la ville, et je ne l’ai plus jamais revue.

— Mais cela non plus n’est absolument pas certain. Cette dernière année, une personne de votre entourage a disparu, et une autre est morte. Qu’est-ce que cela signifie ?

— Une coïncidence.

Ou alors un mauvais tour du stupide guide de la vie que certains appellent le destin.

Polly était morte dans cette ville il y a quelques jours, mais son corps non identifié avait été jeté dans le donjon. Ses os avaient sans doute déjà disparu.

— Vanessa tenait beaucoup à Polly. Elle m’écrivait souvent à son sujet.

Je pouvais voir ce que Vincent imaginait aussi clairement que si sa tête avait été transparente. Il pensait que j’avais tué Polly, puis tué Vanessa parce qu’elle l’avait découvert. Oooh, on s’en approche, mais seulement à 70%. Tu n’arriveras pas à la vraie réponse en suivant ce chemin-là.

— Je sais, dis-je. — Elle regrettait de ne pas en avoir fait davantage pour elle. Cela lui pesait vraiment sur l’esprit.

— …

Vincent se tut. Lui qui avait été si incisif en enchaînant mes propos, le voilà soudain aussi fragile et passif qu’un enfant réprimandé.

 

— Très bien, dit-il en secouant la tête avant de se lever, signe que notre entretien touchait à sa fin. — Je suis désolé d’avoir interrompu votre journée. Si quelque chose vous revient, veuillez nous contacter. Nos bureaux sont dans la partie nord de la ville, mais je compte installer des avant-postes également. Il y en aura un près de la Guilde des Aventuriers.

Je me retournai pour partir, et remarquai aussitôt quelque chose de long et fin qui venait vers moi. Le temps que je réalise qu’il s’agissait d’une lance des Paladins, mes bras s’étaient déjà tendus pour la rattraper. Le poids m’entraîna en avant et je m’écrasai au sol, le visage contre terre. Une douleur fulgurante me traversa, et la lance était incroyablement lourde. Elle paraissait fine, mais il devait y avoir du plomb dedans, ou quelque chose du genre.

— Oh, je suis désolé. Je crois que sa main a glissé. Mes excuses pour mon homme, dit Vincent.

C’était volontaire. Il leur avait demandé de me prendre par surprise pour voir si j’étais vraiment aussi faible que je le prétendais.

— Si vous êtes désolé, alors retirez-moi cette foutue chose.

À l’ordre de Vincent, le Paladin se pencha et ramassa la lance d’une seule main. Aucune difficulté pour lui, contrairement à un certain homme entretenu.

— Encore une fois, toutes mes excuses. Je ferai réprimander mon subordonné pour ça, dit Vincent d’un ton léger.

C’était un homme dont il fallait se méfier.

Je bondis sur mes pieds, frottant mes avant-bras à l’endroit où ils avaient encaissé le choc. J’étais en train de poser la main sur la porte lorsqu’il lança :

— Une dernière chose. Où étiez-vous la nuit où Vanessa a été tuée, et que faisiez-vous ?

— Je buvais avec Dez, puis je crois que j’ai erré dans les rues. Je ne me souviens plus où, exactement.

— Donc vous n’êtes pas passé par l’Allée du Peintre.

C’était là que vivait Sterling, le petit ami de Vanessa. Sa maison n’était pas très loin.

— Je ne pense pas. Mais j’étais ivre, alors je ne me souviens pas de grand-chose.

— Et qu’en est-il du Quartier du Marais Empoisonné ?

Il en savait autant ? Il avait déjà déterré bien plus d’informations que je ne l’aurais imaginé.

— C’est un secteur souvent utilisé pour les transactions de drogues. Que feriez-vous dans un endroit pareil ?

— Écoutez, je ne touche pas à ces choses, si c’est ce que vous insinuez, dis-je. — Vous pouvez demander à qui vous voulez, et on vous le confirmera.

Il secoua la tête. Je crus un instant que Vincent était enfin en train de céder, mais il attaqua soudain sous un autre angle.

— D’après l’état des os de son cou, un homme de grande taille a étranglé Vanessa.

— Ou possiblement une femme. Il y a des géantes et d’autres types de créatures du genre.

Vincent me détailla de haut en bas.

— Vous êtes un homme très grand, Matthew.

— On peut également dire de même pour toi, Vince.

En taille, il n’était pas très loin de moi.

— Bon, à plus.

Cette fois, je sortis réellement dans le couloir. Je n’étais pas resté si longtemps pourtant, mais je me sentais étrangement épuisé. Je me laissai glisser contre le mur du couloir vide. Très vite, mes yeux se posèrent sur mes mains.

Qu’est-ce qui ne va pas, Matthew ? Tu regrettes, maintenant ? La voix résonnait dans ma tête.

— Hah. Jamais.

Si la même situation se reproduisait cent fois, je referais exactement la même chose cent fois. En fait, je le ferais encore mieux la fois suivante. J’étranglerais Vanessa autant de fois qu’il le faudrait. C’était aussi simple que ça.

 

Quelque temps plus tard, les Paladins furent officiellement envoyés à Voisin-Gris. Vincent, chevalier gardien de la famille royale, dirigeait les efforts pour éradiquer le crime en ville. Des hommes portant l’uniforme des Paladins apparaissaient çà et là à des coins de rue. L’une de leurs premières mesures fut de sévir contre la contrebande de drogues. Les officiers qui acceptaient des pots-de-vin furent punis. Même les groupes religieux louches comme Sol Magni ne bénéficiaient plus du moindre traitement de faveur.

Pour l’instant, ils semblaient obtenir des résultats, mais cela ne me surprenait pas. Ceux qu’ils attrapaient n’étaient que des petites frappes, jamais les vrais responsables.

Certains arrêtés venaient de gangs, mais seulement les membres d’en bas. Ils ne se rapprochaient pas des lieutenants. Ceux qui étaient tout en haut achetaient même la noblesse. Ils ne tomberaient pas facilement.

Et sans surprise, ils ne s’entendaient pas avec les gardes de la ville. Je les avais déjà vus dans des situations tendues plusieurs fois. Les choses n’allaient pas bon train.

— La vraie question, c’est… qu’est-ce que « Grand Frère » va faire ensuite ?

Allait-il s’acharner à extirper le crime, au détriment de sa propre situation ? Ou allait-il accepter des pots-de-vin comme tous les gardes, se limiter aux petits dealers, et considérer le travail fait ?

Difficile de dire quelle issue était la meilleure. Suivre ses devoirs et ses convictions était une voie de vie valable, mais s’adapter et plier sa morale pour survivre à l’occasion en était une autre.

Arwin s’était rendue au donjon ce matin.

La cohésion de l’équipe s’améliorait, et ils étaient prêts à reprendre l’exploration sérieusement. Elle était très motivée en partant. Je garderais la maison pendant un bon moment.

Elle m’avait donné un peu d’argent pour tenir, et je songeais justement à me rendre dans un bordel lorsque des visiteurs se présentèrent.

J’ouvris la porte avec prudence, puis grognai en voyant de qui il s’agissait.

— Ce n’est pas une salle de jeux ni une cantine, messieurs.

En un sens, c’étaient des connaissances : le garde à la peau plus sombre et celui à la moustache. Ils étaient d’ordinaire en patrouille, mais aujourd’hui, ils portaient l’uniforme des Paladins.

— Vous avez changé de métier ?

— On nous a affecdé, répondit celui à la peau plus sombre.

Il avait cette voix nasillarde que j’aimais parfois imiter.

— Les Paladins sont tous des édrangers, alors ils veulent des gens qui connaissent l’endroit. Quelques-uns d’entre nous, de la garde de la cidé, ont été choizis.

— Et sans augmentation de salaire, ricana celui à la moustache. — Et les autres gardes nous traitent comme des traîtres. Regarde-nous, à courir dans le vomi et la poussière de la ville avec ces tenues de luxe. Je me sens comme un clown.

— Toutes mes condoléances.

Être au bas de l’échelle ne rapportait jamais rien.

— Bref, on a des ordres d’en haut, Matthew.

Ils braquèrent leurs lances sur moi. Je levai les mains.

— Sir Carlyle te devande. Tu es invidé au sièdje des Paladins. Tu es l’invidé d’honneur, dit celui à la peau plus sombre, avec pitié.

— Désolé, je n’ai pas encore choisi ma robe. Il faut aussi que je mette mon corset.

— Pas d’inquiétude. C’est une soirée déguisée, et ton costume c’est « pauvre gigolo sans dignité ».

Ils me donnèrent un coup de lance sur le côté, et je dus commencer à marcher.

— Ton Prince Charmant vous attend. Profite-en pour te rappeler comment on valse.

 

Le bâtiment des Paladins se trouvait au nord de la ville, près du château du seigneur. C’était à l’origine un vieux fort, rénové pour l’occasion. La porte d’entrée n’avait visiblement pour fonction que de paraître robuste. À l’intérieur du bâtiment de pierre, un escalier descendant débouchait immédiatement. C’était apparemment leur salle d’interrogatoire. La porte était en acier. Comme c’était un demi-sous-sol, de petites fenêtres à barreaux, juste sous le plafond, laissaient entrer la lumière du jour. Il n’y avait que des chaises et une table. Vincent était déjà assis sur la chaise du fond. Quatre soldats supplémentaires montaient la garde derrière lui.

— Tout ça pour une animation de soirée, ça fait un peu beaucoup.

On me donna la chaise en face de lui. Ils me retirèrent mes affaires une nouvelle fois et me passèrent des menottes. Inutile de préciser que, dans mon état actuel, je ne pouvais m’en défaire.

Vincent ignora ma remarque et posa un document froissé sur la table. Je ne le reconnaissais pas, mais je devinais le contenu, ainsi que l’écriture.

— Vous deviez de l’argent à Vanessa ?

— C’est exact, admis-je.

Je n’avais aucune raison de mentir. Il n’y avait pas de contrat officiel, alors Vanessa avait dû laisser une note quelque part à ce sujet. Si je lui avais demandé de l’argent n’importe où, c’était forcément au bureau de l’experte, à la Guilde des Aventuriers, donc elle aurait conservé ça là-bas.

— Imaginez-vous que je l’ai tuée parce que je ne pouvais pas rembourser ?

Dans cette logique, j’aurais tué Dez trente fois déjà. En supposant qu’il puisse réellement mourir, bien sûr. J’ai emprunté de l’argent à plein de gens, et j’en ai remboursé par-ci par-là.

— Il semble que vous ayez remboursé une partie, peu à peu. Puis aussitôt réemprunté, dit Vincent en tapotant le papier. — Vous avez dit que Vanessa n’était pas votre amante. Cela signifie-t-il que vous l’avez courtisée avec insistance sans succès ?

— Eh bien, c’était une très belle femme. Même si j’ai horreur de dire ça devant son propre frère, il m’est arrivé de souhaiter que nous puissions être ensemble. Mais c’est tout. Je ne suis pas un roi avec son propre harem. Personne ne peut coucher avec toutes les personnes qu’il désire.

— Vous n’avez pas essayé de forcer les choses ?

— Je l’ai seulement imaginé.

— Peut-être avez-vous tenté de la forcer contre sa volonté et posé vos mains sur sa gorge lorsqu’elle a fait du bruit, mais vous avez appuyé un peu trop fort et vous l’avez tuée.

— C’est de la diffamation. C’est une insulte envers moi, et envers Vanessa. Vous vous branlez en imaginant la mort de votre sœur, espèce de malade ?

Je me mettais à bouillir. Je savais que tout cela n’était que provocation. Il attendait que je perde mon sang-froid pour me faire révéler mes secrets. Mais il y a des limites.

— Arwin Mabel Primrose Mactarode, dit Vincent.

Instantanément, je sentis comme une pierre glacée dans le creux de mon ventre, comme si on y avait versé de l’eau glacée.

Il ajouta :

— Vos yeux viennent de changer. Vous étiez si nonchalant tout à l’heure.

— Je ne veux pas entendre son nom sortir de votre bouche. Ça la salit.

— La première fois que nous nous sommes rencontrés, vous étiez en conflit avec les Oiseaux de Proie.

— Dépêchez-vous de balancer ces types en prison ou sur l’échafaud, déjà. Ce n’est pas votre travail ?

— Pour être honnête, j’ai remarqué que vous la protégiez pendant la bagarre.

— Donc vous n’êtes pas intervenu pour protéger de braves civils du danger, mais pour jouer à Dieu avec nos vies, hein ? Ça doit être agréable, votre boulot, dis-je.

Vincent ignora ma provocation. Ses yeux brillèrent d’intérêt.

— J’ai vu un certain nombre d’hommes entretenus dans ma vie, mais la façon dont vous regardez Dame Arwin n’évoque ni la convoitise, ni la cupidité. Vous la protégez comme si votre vie existait pour elle. Comme un père, ou un frère.

— Ou un petit ami, ou un mari. Vous avez oublié ces options.

— Oui, peut-être n’aviez-vous aucun mobile pour tuer Vanessa. Mais si c’était pour protéger Arwin ? Il existe des gens qui n’hésiteraient devant rien, même le meurtre, pour protéger ceux qu’ils aiment.

— Idiot, fis-je en ricanant. — Il n’y a jamais eu le moindre problème entre Arwin et Vanessa…

— J’imagine que non. Je n’ai rien trouvé de tel, admit Vincent. — Bien sûr, il n’aurait pas fallu que ce soit lié à l’argent ou aux hommes. Mais je vous l’ai dit tout à l’heure : on ne sait jamais d’où peut venir une preuve. Parfois, des détails insignifiants, oubliés, peuvent se rattacher au mobile du véritable assassin.

Il fit un signe à son subordonné. L’homme grimaça et posa sur la table un énorme tas de papiers. C’était aussi épais qu’un dictionnaire.

— Nous avons rassemblé une série de témoignages au sujet de Dame Arwin. Elle est plutôt célèbre, évidemment. Beaucoup de gens ont donné leurs opinions et leurs expériences à son propos. La majorité est inutile, bien sûr, mais je suis certain que la vérité se cache parmi eux.

Parce qu’elle était si connue, elle attirait énormément d’attention. Il était possible que, sans qu’elle le sache, quelqu’un ait aperçu un moment inopportun ou une vérité gênante, exactement comme moi.

Comme je ne disais rien, Vincent tapota la pile de papiers.

— Soyons clairs : ceci n’en est qu’une partie. Nous en aurons de plus en plus avec le temps. Pouvez-vous vraiment affirmer que, depuis que Dame Arwin est arrivée ici, rien de fâcheux ne s’est produit ? Est-elle vraiment irréprochable ?

— …

Il était tout à fait possible que quelqu’un ait été témoin de son secret. Mais peut-être l’avait-il oublié, ou s’en moquait, ou avait mal interprété la scène, ou n’y avait tout simplement pas réfléchi. C’était ainsi qu’Arwin s’en était sortie jusqu’ici. Aucun autre Oscar n’avait refait surface pour la faire chanter.

Mais si on leur demandait leur avis, ils pourraient se souvenir. Oui, pourquoi la princesse chevalier s’était-elle trouvée à un endroit pareil ? Que faisait-elle là, au juste ?

S’ils étaient venus réclamer de l’argent pour se taire, il existait des moyens de gérer ce genre de problème. Mais il était impossible d’éliminer des dizaines de témoins potentiels d’un seul coup. Personne ne pouvait deviner quels fils mèneraient à la vérité, ni où ils seraient dissimulés. Et il y avait trop d’inconnues pour simplement supposer que rien ne remonterait à la surface.

Si son secret était révélé, nous étions finis.

Ma gorge était sèche. Y avait-il un moyen de traverser cette situation ? Une façon d’assurer qu’Arwin soit en sécurité, au moins ? Je bougeai légèrement la tête, et les menottes entrèrent dans mon champ de vision. Des entraves destinées aux coupables, dures et froides.

— Qu’y a-t-il ? Les menottes vous rendent nerveux ? Ou êtes-vous en train de vous souvenir du moment où vous avez tué Vanessa ? dit-il en remarquant mon regard.

Vincent se pencha en avant, me fixant avec les yeux calculateurs d’un prédateur.

— Alors, Matthew ?

— Ne pose pas de questions inutiles, Vince.

Je me moquais qu’ils me pendent ou me coupent la tête. Qu’ils fassent ce qu’ils veulent. Je ne dirais rien, et je n’en avais aucune intention. J’emporterais ce secret dans la tombe, et jusque dans l’au-delà. Une fois décidé, les choses devenaient claires.

— Pour commencer, évidemment que je vais protéger Arwin, dis-je. — Si elle disparaît, je perds mon mode de vie. Une fois que ça arrive, ce n’est plus qu’une question de temps avant que je crève dans la rue. Je n’ai donc pas d’autre choix que de me battre contre quiconque s’oppose à nous, qu’il soit un mafieux ou autre. Même si ça ne me réjouit pas.

Je n’avais certainement pas l’intention de partager Arwin ni de la confier à qui que ce soit, quel qu’il soit.

— N’est-ce pas la spécialité de tout chevalier de risquer sa vie pour la femme qu’il sert ? Ce n’est pas ainsi pour vous ? demandai-je.

Aussitôt, Vincent eut l’air d’avoir avalé quelque chose de trop amer. Sa voix se bloqua dans sa gorge. Il essaya de parler, mais aucun son cohérent ne sembla vouloir sortir.

Dans le silence qui suivit, la fatigue m’écrasa comme une lourde couverture.

Je m’appuyai contre le dossier de la chaise.

— …Je suis désolé de décevoir votre ardent désir de vengeance, mais j’ai un devoir très important : garder la maison. Je pense qu’on a assez bavardé, vous ne croyez pas ? Laissez-moi sortir maintenant. Et rendez-moi mon portefeuille et mes affaires. Vous savez, la boule de cristal que vous m’avez prise.

— C’est si important, pour vous ?

Vincent sortit de sa poche une petite sphère translucide. C’était le soleil temporaire.

— J’ai entendu dire par un employé de la Guilde des Aventuriers que c’était un objet que Vanessa avait obtenu dans les réserves de la guilde.

Une colère sourde brûlait dans ses yeux.

— Pourquoi l’avez-vous ?

— Vanessa me l’a donné.

— Pourquoi ? Cet objet n’a aucun effet visible, et pourtant c’est bel et bien un artefact magique. Vous pourriez probablement le vendre pour une belle somme. Alors pourquoi me dire qu’elle vous l’aurait offert, alors qu’elle vous prêtait déjà de l’argent ?

— Son petit ami Sterling avait eu des ennuis avec des gangsters, et je les ai réglés pour lui. Elle m’a offert ce cadeau en signe de gratitude.

— Vous pouvez le prouver ? Quelqu’un pourrait en témoigner ?

— Non. Il n’y avait aucun témoin.

Vanessa et moi avions été seuls à ce moment-là. Cela concernait des pièces contrefaites, donc impossible d’en parler devant d’autres. Et Sterling, celui qui avait commis l’erreur, était maintenant dans l’au-delà, où il ne pouvait plus me couvrir.

— Vous n’insinuez tout de même pas que je l’ai tuée pour lui voler ça. Comme vous l’avez dit, ce n’est pas plausible.

— Et si c’était mon hypothèse ? répliqua Vincent en me tendant brusquement le soleil temporaire.

À l’intérieur de l’orbe translucide flottait le symbole du Dieu Soleil.

— Pourquoi le porter sur vous en permanence, sinon parce que vous êtes un croyant du dieu Soleil ?

— Non ! criai-je en bondissant sur mes pieds.

— On dirait que j’ai trouvé ma réponse, dit Vincent en me fixant d’un regard glacé. — A quel culte vous appartenez ? Vous versez votre dîme à Sol Magni ?

— Non ! J’ai dit non ! hurlai-je en me penchant vers lui.

Les Paladins se précipitèrent pour me plaquer au sol.

Vincent m’observa d’en haut, alors que je me tordais sous leur emprise, et déclara :

— Le culte du Dieu Soleil n’est pas interdit par la loi. Mais beaucoup rejoignent leurs rangs et commettent des crimes au nom de « révélations » et du « Palais Solaire ». Sol Magni, en particulier, s’est montré très violent récemment.

Trafic de drogues et d’armes, contrebande de monstres avec des parchemins, enlèvements et meurtres à la pelle, ils faisaient tout. Ceux qui avaient offert leurs trous du cul au Dieu Soleil plein de vermine étaient vraiment une espèce à part.

— Et ce qu’ils considèrent comme le plus sacré de tout, ce sont les artefacts magiques qui portent le symbole du Dieu Soleil. Ils appellent ça des « reliques ». Ils sont prêts à tout pour mettre la main dessus. Ils vont même dans d’autres villes pour commettre des meurtres. En d’autres termes, dit Vincent en me fourrant le soleil temporaire sous le nez, — cela devient un mobile de meurtre. Vous autres seriez capables d’étrangler une femme pour obtenir une chose pareille.

— Arrêtez vos conneries ! hurlai-je. — Très bien, vous voulez une preuve ? Je peux cracher un million d’insultes sur cette saleté. Si ça vous fait plaisir, je prendrai même un malin plaisir à répandre ma merde, ma pisse et mon vomi sur toute son église.

— Vous pourriez brûler tout le bâtiment que cela ne prouverait rien. Pas dans le cas d’une éclipse.

— De quoi vous parlez ? demandai-je.

— Ne faites pas l’idiot. C’est l’un des enseignements de la religion solaire. Le soleil est toujours dans le ciel. Que ce soit derrière les nuages ou la lune, il est toujours à vos côtés, comme une ombre. À cause de ce précepte, vous avez le droit de cacher votre foi pour échapper à la persécution, n’est-ce pas ?

Des fidèles secrets, donc. J’ignorais cela.

— Eh bien, ça n’arrivera pas ici, ni ouvertement ni en secret. Je ne vénérerai jamais, de toute ma vie, ce chauve de merde.

— Si vous le détestez à ce point, pourquoi aviez-vous ça ? Vous auriez pu le jeter ou le vendre.

— Ma vie serait bien meilleure si je pouvais faire ça !

— Vous dites que c’est un objet maudit ? Il n’y a aucune magie de ce genre placée dessus. Vous avez gardé cette boule de cristal de votre plein gré. Et vous avez tué Vanessa pour l’obtenir. Ai-je tort ?

— Je ne l’ai pas fait ! Je n’ai rien fait de tout ça !

J’essayai de la récupérer, mais ils me plaquèrent à nouveau. Le haut de mon corps fut écrasé contre la table, et deux hommes me maintinrent les bras.

— C’était donc votre véritable mobile, déclara Vincent avec une certaine surprise en remettant ses vêtements en ordre. — Emmenez-le. Je suis certain qu’avec assez de pression, nous découvrirons bien d’autres crimes qu’il a commis.

Il frappa dans ses mains, et les Paladins me traînèrent hors de la pièce. Tandis que Vincent s’éloignait dans mon champ de vision, je souris faiblement.

Qui aurait cru qu’un jour, que ce soit pour protéger Arwin ou non, j’en viendrais à passer pour un croyant du Dieu Soleil ? Bien sûr que je connaissais les détails à propos de Sol Magni dont il avait parlé.

Si j’avais simplement avoué, Vincent aurait été sceptique. Alors j’ai nié. Et plus je niais, plus il devenait persuadé qu’il y avait quelque chose derrière. Plus l’homme est intelligent, plus il se convainc lui-même.

Je l’avais détourné d’Arwin, mais en faisant cela, je m’étais plongé dans un tas de merde. Mais c’était toujours mieux que l’alternative.

Alors, Vanessa… c’est ta vengeance d’outre-tombe ?

Si oui, c’était bien joué. Une vraie torture.

Ce qui suivit fut une séance de torture parfaitement prévisible.

Ils me jetèrent dans une pièce minuscule, puis quatre d’entre eux me rouèrent de coups : poings, pieds, ils me traînèrent, me jetèrent, me piétinèrent, tentèrent de m’étrangler, me frappèrent avec des matraques et des fouets. Même après la malédiction, ma robustesse restait intacte. Quand je faisais une sieste par ennui, ils me réveillaient en m’aspergeant d’eau, hurlaient, frottaient mon visage contre le mur. J’avais presque envie de pleurer.

Quand la nuit tomba, je n’avais toujours rien avoué, et eux étaient épuisés. Ils me jetèrent dans une cellule souterraine, face contre la pierre qui puait la pisse et la merde. Bientôt, des pas approchèrent.

Je pensais que ce serait Vincent, mais c’était en fait le garde moustachu.

— Alors, comment ça va ? demanda-t-il.

Je tournai la tête, le seul mouvement supportable.

— C’est trop. Je suis trop sensible. Encore un peu et je vais jouir.

— Tu as l’air de bien tenir, alors, répondit le garde en s’accroupissant contre les barreaux.

— Qu’est-ce que tu veux, sale ordure corrompue ?

— Ne sois pas comme ça. Je viens t’aider. Tiens, c’est ton dîner.

Il glissa un petit plateau avec du pain et de l’eau par l’ouverture de la porte.

— Il y a intérêt à ce qu’il n’y ait pas de poison là-dedans.

— Probablement pas. Et s’il y en a… tant pis.

Quelle délicatesse. S’il était vraiment gentil, il proposerait de goûter devant moi.

— Qu’est-ce que tu veux de moi ? Tu viens me libérer ?

— Impossible. Sir Carlyle semble déterminé à t’envoyer sur l’échafaud. Si je fais du bruit pour te protéger, c’est moi qui y passe.

ll se frappa la nuque du tranchant de la main.

— C’est glauque, fit-je.

— Oui, tout le monde est sur les nerfs à cause de ça. Surtout nous autres, les mutés.

Les gardes de cette ville acceptaient tous, à un certain degré, des pots-de-vin de la pègre et des riches pour détourner les yeux, tirant ainsi profit de leurs crimes. Pour eux, la croisade de Vincent contre la criminalité réduisait leurs gains potentiels. C’était comme mettre du sable dans leur pain.

— Alors il nous prend notre argent et il monte un truc qu’il appelle un « sanatorium ». Tu crois vraiment que ça va guérir les gens, ce truc ? dit-il avec moquerie.

Je ne ris pas.

— Donc je te dirais bien de laisser tomber, ajouta-t-il, sa moustache frémissant de façon éloquente, — mais selon comment ça se passe, je pourrais transmettre un message si tu veux. À toi de voir.

Je compris ce qu’il voulait dire.

— Cela concerne la Place de l’Araignée Venimeuse pour demain ?

— Oui.

— Quel combat ?

— Le dernier. L’affiche principale.

— Alors note-moi pour M. Sage. Je trouve Auguste meilleur, mais celui-là aura des obstacles. M. Sage a l’avantage en saut et en agilité.

C’étaient les noms de coqs du cercle de combats. J’étais doué pour repérer les oiseaux les plus forts, alors parfois je faisais semblant d’être bookmaker et je donnais des conseils de mise.

— Tu en es certain ?

— À cent pour cent.

Le garde à la moustache se donnait des airs sérieux, mais au fond c’était un joueur affamé. Il dépensait l’essentiel de son salaire dans les combats de coqs et les jeux de dés.

C’était pour cela qu’il restait un simple garde de patrouille à son âge.

Il connaissait si bien les rues parce qu’il les arpentait pour rejoindre tous les jeux de hasard de la ville.

L’autre, à la peau plus sombre, était un glouton. Il passait dans divers centres d’affaires et proposait ce qu’il appelait des services de protection en échange de nourriture gratuite. On l’avait laissé faire jusqu’à récemment parce qu’il ne prenait que des sucreries et des amuse-gueules.

— Je dois prévenir le nain, alors ?

— Non, la crevette… enfin April, s’il te plaît.

Dez était un brave gars, mais pas très malin. Son idée pour me sauver serait de réduire ce bâtiment en miettes. Mais April irait pleurer auprès de son grand-père. L’ancien maître de guilde de la Guilde des Aventuriers devait avoir assez de pouvoir et de moyens de pression pour obtenir ma libération. Je détestais lui devoir une faveur de plus, mais je manquais d’options.

— Pas la princesse chevalier ?

— Non. Je ne veux pas qu’elle me crie dessus.

J’étais certain qu’elle viendrait aussitôt, mais elle était dans le donjon à présent, et ce serait dangereux de la rapprocher de Vincent. Ça réduirait à néant tout ce que je venais d’endurer pour la protéger.

— Dis-lui : « Le gentil Grand Frère Matthew est retenu par de mauvaises personnes, alors viens le sauver. »

— Je lui dirai ces mots exactement, dit le garde, puis il remonta les marches avec impatience.

Il était clair que ses pensées étaient tellement accaparées par le combat de coqs qu’il était venu juste pour obtenir mon avis.

Avec des types comme lui dans les parages, ce n’était qu’une question de temps avant que les Paladins ne pourrissent de l’intérieur. Peut-être que c’était déjà le cas.

Restait seulement à savoir si le fier chevalier gardien s’en rendait compte ou non.

 

Du matin au soir, le lendemain, ils m’interrogèrent, me torturèrent et s’agitèrent tout autour de moi.

Ils avaient vraiment besoin de s’acheter une vie.

Puis le surlendemain matin, quelques heures après le lever du soleil, ils descendirent jusqu’à ma cellule et me traînèrent dehors.

Ma destination était la même salle de jeu où ils m’avaient offert leur petite fête de coups de poing et de coups de pied ces deux derniers jours.

Cette fois, cependant, Vincent était là aussi. Il tenait même une matraque.

Il était prêt à participer aux réjouissances.

— Vous sentez-vous prêt à avouer vos crimes, maintenant ?

— Deux ans et demi, répondis-je en m’essuyant le visage avec le revers de ma main et le bord des chaînes et laissant tomber toute formalité pour de bon.

— Quoi ?

— C’est le temps qui s’est écoulé depuis que Vanessa et moi nous sommes rencontrés. Tu ne cesses de dire Vanessa ci, Vanessa ça, comme le frère le plus attentionné du monde, mais pendant tout ce temps, elle n’a pas reçu une seule lettre de toi. Rien n’est venu, même après sa mort. Tu as forcément reçu un message de la Guilde des Aventuriers. Peut-être que tu n’aurais pas pu arriver à temps pour la cérémonie, mais tu n’as même pas répondu.

— Cela ne vous regarde pas.

— Encore une chose. Tu connais la vieille dame nommée Amanda ?

— …La servante de Vanessa.

Elle vivait autrefois chez Vanessa, mais elle était à présent chez son petit-fils.

Je lui avais rendu visite une fois, et elle m’avait dit en pleurant : « Si seulement je n’étais pas partie à ce moment-là, Vanessa ne serait pas morte. »

 

— Elle m’a raconté que pendant son deuil, un homme s’était présenté en prétendant être le frère de Vanessa, allant presque jusqu’à l’accuser de meurtre. La pauvre vieille. Elle se remet encore du choc. Tu pensais que cette petite femme toute ridée avait étranglé ta sœur à mort ?

— Je vois que vos plaisanteries sont en grande forme aujourd’hui, ricana Vincent. — Cela fait partie des enseignements de votre culte ?

— Voilà ma réponse.

Je lui collai mon majeur en plein dans sa stupide face.

— Va en enfer ! En plus d’être un faux calme, t’es un sale détraqué obsédé par sa sœur.

— … Je suis très déçu, Matthew.

La matraque dans sa main gémit. Cette tournée où nous devions boire ensemble ne viendra peut-être jamais.

Il jeta la matraque fendue. À la place, il brandit une feuille couverte de sceaux importants.

— Les Paladins ont reçu le droit d’exécuter les criminels. Réjouissez-vous : vous serez notre premier glorieux cobaye.

Ce n’était pas une nouvelle réjouissante du tout.

— Quel est mon crime ? Avoir révélé que tu es un taré incestueux ?

— Vol, meurtre et incendie criminel. C’est largement suffisant pour vous mettre à mort.

Et mon mobile était de gagner une relique de mon précieux Dieu Soleil. J’avais envie de pleurer.

— Et tes preuves ?

— Quelqu’un a vu une personne vous ressemblant dans le secteur au moment des faits. Vous n’avez aucun alibi. Et si elle avait reçu des somnifères, même vous, vous seriez en capacité de l’étrangler dans votre état.

— Donc tu vas me mettre à mort avec des preuves aussi fragiles ? J’imagine comme ce n’est pas ta vie qui est en jeu, tu te contentes volontiers d’un travail bâclé.

— Emmenez-le, ordonna Vincent.

Ses sbires me saisirent par les bras.

— L’exécution aura lieu dans deux jours. Priez votre divinité dans votre cellule d’ici là.

Ils me relevèrent et me tirèrent dehors. Deux jours. S’ils faisaient ça au moins en plein soleil, j’aurais une chance de faire quelque chose.

Il n’y avait toujours aucun signe d’April. Peut-être que son grand-père l’avait contrée, cette fois encore. Il l’avait déjà fait lors de l’enlèvement, un an plus tôt. Il avait abandonné une prostituée et sa fille, alors il était logique qu’il abandonne certainement un gigolo bon à rien.

Ce qui faisait de Dez mon seul espoir. Il aurait entendu l’histoire par April, maintenant. Les Paladins n’étaient rien face à lui. Mais s’il faisait évader un criminel, on le qualifierait de criminel lui aussi. Malgré ses défauts, c’était un homme de famille avec une femme et un enfant, et je ne voulais pas qu’il soit obligé de fuir. Reste tranquille, Dez.

J’étais en train de me demander quelles options il me restait quand j’entendis une voix.

— Je vous demande pardon !

Elle venait de l’extérieur du bâtiment. Déconcertés, les Paladins allèrent jusqu’à la fenêtre pour regarder dehors.

— Je vous demande pardon ! répéta la voix.

La première fois, j’avais mis ça sur le compte d’une hallucination auditive, mais là, c’était indéniable.

Il n’y avait qu’une seule princesse chevalier qui oserait réclamer une audience avec une voix aussi sonore.

Les choses devinrent très agitées à l’intérieur du bâtiment. Des pas martelèrent le sol et des voix s’élevèrent.

— Qu’est-ce que c’est ? Que se passe-t-il ?

Les subordonnés de Vincent se précipitèrent dehors pour voir ce qu’il en était. Ils ouvrirent la porte pour s’élancer, mais refluèrent presque aussitôt à l’intérieur.

— Excusez-moi, dit-elle en se faufilant entre eux et en avançant d’un pas vif vers nous. — Je suis venue récupérer mon homme entretenu.

Mais pourquoi était-elle là ? Elle n’était pas censée revenir du donjon avant un moment.

— Je suis désolé de vous décevoir, mais ce n’est pas un endroit fait pour vous. Veuillez partir, demanda Vincent, gardant son calme malgré cette visite inattendue.

Arwin ne lui répondit pas. Elle passa droit devant lui et sortit un tissu blanc pour le presser contre ma tête.

— Est-ce que ça va ? Seraphina arrive juste après moi. Tu devras tenir bon jusque-là.

— Pourquoi es-tu ici ?

— Ce n’est pas évident ? Pour te ramener à la maison.

 Elle fit un pas en arrière, tira son épée et trancha les chaînes qui liaient mes mains.

— On s’en va.

— D’accord.

Je me remis péniblement debout, tiré par sa main.

— Pas si vite, je vous prie.

Naturellement, c’était Vincent qui se dressait devant nous.

— Ici, c’est Rayfiel. Ce n’est pas votre pays, et le vôtre n’existe même plus. Vous n’avez aucun pouvoir ici.

Arwin sortit un papier blanc de sa poche et l’ouvrit pour que Vincent puisse le lire.

— Je l’ai emprunté à la guilde. C’est le formulaire autorisant la libération du soleil temporaire.

Ce document était créé lorsqu’un objet expertisé était retiré du contrôle de la guilde. Le visage de Vincent se déforma. Je ne pouvais pas le voir d’ici, mais il ne faisait aucun doute que si c’était un document authentique, il porterait le nom de Vanessa.

— Il contient les descriptions des caractéristiques et des effets de l’objet, mais il n’y a aucune mention d’un sceau du Dieu Soleil. Ce qui signifie qu’au moment où il a été remis à Vanessa, il n’y avait aucun sceau dessus.

— Où voulez-vous en venir ?

— Alors, quand le sceau est-il apparu ? Si vous ne pouvez pas prouver qu’il était là avant que Matthew ne le reçoive, votre supposition selon laquelle il l’a tuée pour obtenir le sceau du Dieu Soleil n’a aucun fondement. Mais au-delà de ça, le sceau est sans importance.

L’expression de Vincent était vraiment mauvaise, à présent. Non seulement sa logique venait d’être pulvérisée, mais l’état de son enquête s’était retrouvé divulgué à une personne extérieure.

Arwin sortit ensuite un petit carnet.

— Comme je n’ai pas besoin de vous l’apprendre, en tant que frère, Vanessa avait une personnalité très méthodique. Il y a eu un incident impliquant le vol d’objets expertisés, après quoi elle a pris soin de consigner minutieusement chaque objet. Il y a aussi une ligne qu’elle a ajoutée ici : Un présent pour Matthew.

— Mais…

— Cette écriture est indubitablement celle de Vanessa. Si vous avez encore des doutes, vous pouvez vous rendre plus tard à la Guilde des Aventuriers pour consulter ses notes et vérifier par vous-même.

En d’autres termes, le soleil temporaire m’avait sans aucun doute été offert de la propre volonté de Vanessa, indépendamment de tout sceau du Dieu Soleil. Qu’il soit apparu avant ou après qu’elle me l’ait donné, je ne commettrais jamais un meurtre pour ce sceau.

— De plus, j’ai également terminé les démarches pour la libération de cet homme. Voilà pourquoi j’ai dit que je suis venue le ramener à la maison.

— …

Vincent porta une main à son front. Il était totalement vaincu. Mais, à ma surprise, son regard restait plein de défi.

— Et une dernière chose, annonça Arwin en rangeant le document. — Mactarode n’est pas tombé. Ce royaume retrouvera la place qui était la sienne. Il la retrouvera.

— …

— Avons-nous terminé ? Si vous voulez bien m’excuser…

— Dame Arwin, appela Vincent une fois que nous avions fait quelques pas dans le couloir.

Il n’y avait aucune raison de l’écouter. Je lui soufflais de l’ignorer quand la suite de sa phrase nous parvint.

— Depuis un an, il paraît que vous fréquentez l’Allée des Lucioles, si je ne me trompe.

Arwin s’arrêta. L’Allée des Lucioles était le quartier des plaisirs de la ville. On y trouvait plusieurs bordels, et d’innombrables occasions d’acheter de la drogue.

Il était vrai qu’elle avait été dans les parages, un peu plus d’un an auparavant.

— Bien sûr, il n’y a rien d’illégal à cela. Vous êtes libre de coucher avec ou d’acheter les services de n’importe quel homme de votre choix. Comme celui qui vous accompagne.

— …

— Je crois que vous vous rendiez surtout au Cercueil Cramoisi …oh, mais il n’y a pas de gigolos là-bas. Aviez-vous une autre affaire qui vous y conduisait ?

— Malheureusement, dit Arwin d’un ton plat en se retournant, — je n’ai pas la moindre idée de ce dont vous parlez.

— Ah, je vois. Toutes mes excuses, répondit Vincent en s’inclinant superficiellement. — J’attends avec impatience notre prochaine rencontre.

Arwin repartit sans ajouter un mot. Elle me prit la main et me conduisit dans un couloir désert. Nos pas résonnaient contre les murs. Je serrai sa main tremblante en retour.

— Je sais que ça a été une épreuve, Matthew, dit-elle enfin, une fois que nous fûmes dehors.

— Je croyais que tu devais rentrer plus tard que ça.

— Nous campions dans le donjon quand le messager nous a rejoints. À ce moment-là, nous avons fait demi-tour.

La Guilde des Aventuriers avait des messagers qui pénétraient dans le donjon pour prévenir les membres en cas d’urgence. Le garde à la moustache avait parlé à April, qui était allée pleurer chez son grand-père. Le maître de guilde avait rappelé Arwin du donjon pour gérer mon affaire. C’était ainsi que je voyais la succession des événements.

— Ce Paladin m’a résumé l’essentiel. Il a dit : « Ton gigolo dégénéré a fait une bêtise, s’est retrouvé en prison, et il a pleuré en me suppliant de lui sauver la vie. »

Peut-être que seuls deux mots étaient exacts.

— Je n’avais pas entendu dire que tu avais ceci, en revanche.

Arwin me tendit le soleil temporaire, qu’elle avait récupéré je ne sais quand.

— Je croyais que tu exécrais le Dieu Soleil.

— C’est toujours le cas. Je ne veux même pas entendre son nom. Mais à ce stade, c’est un souvenir d’elle, tu comprends ? Je ne peux plus le jeter.

— Je vois.

Elle esquissa un sourire attristé.

— Par contre, ce Vincent, cette ordure…

— Je sais. Elle détourna les yeux. — Il a dû apprendre mon existence pendant qu’il enquêtait sur les groupes criminels de la ville. Ne t’inquiète pas. Il n’a aucune preuve. Si nous gardons le silence, il ne pourra rien faire.

Si c’est vrai, alors ne fais pas cette tête effrayée en le disant. On dirait que tu bluffes désespérément.

— S’il le faut, je ferai en sorte que tu ne prennes pas tout le blâme.

— Non, attends, je ne…

— Ils t’ont bien amoché, dit Arwin brusquement, décidée à clore la conversation.

Elle sortit un tissu propre et essuya le sang et la saleté sur mon visage.

— Ça fait mal.

— Supporte la chose.

Elle me lança un regard de compassion.

— Je sais que c’était difficile, mais tu dois endurer encore un peu. Un jour, toutes les accusations seront levées.

Non, Arwin, tu ne comprends pas. C’était entièrement ma faute si j’avais pris des coups. En un sens, je serais prêt à en rire et à leur pardonner.

Mais certaines choses ne laissaient aucune place au pardon. S’ils touchaient Arwin ne serait-ce qu’avec un doigt, cela deviendrait immédiatement une situation de tuer ou être tué. Même si ce n’était qu’une menace, quiconque lui voulait du mal devenait mon ennemi.

Désolé, Vanessa.

J’ai comme l’impression que ton frère va bientôt te rejoindre.

 

Le lendemain, Aegis retourna au Millénaire du Soleil de Minuit. Arwin paraissait inquiète en partant, et je dus presque la pousser dehors. Ils avaient déjà assez de retard dans leur progression, et je ne voulais pas qu’ils soient encore freinés par ma faute. Les autres finiraient par me détester encore plus.

Et puis, il serait plus difficile de m’occuper de Vincent si elle restait dans les parages.

Un autre problème, toutefois, c’était qu’il était un chevalier royal. Ce ne serait pas comme éliminer un petit voyou de bas étage.

Si je me contentais de le tuer, les Paladins mettraient leur réputation en jeu pour retrouver l’assassin. Je voulais que cela ressemble à un accident. Pour y parvenir, la première étape serait de comprendre ses habitudes de déplacement.

D’abord, il logeait dans un dortoir proche du quartier général des Paladins, et il passait l’essentiel de son temps de travail à l’intérieur du bâtiment. Il sortait parfois pour des patrouilles ou des arrestations, mais toujours accompagné de ses subordonnés.

Quand il terminait son service le soir, il sortait boire. Il marchait seul, prenait deux verres, puis retournait à sa chambre. Plus j’observais cette routine rigide et constante, plus une évidence s’imposait.

C’était un piège.

Il supposait probablement que s’il s’en prenait à Arwin, cela me pousserait à agir. C’était pour cela qu’il lui avait raconté ces absurdités. Comme il se retrouvait seul dans la rue, il avait sûrement un moyen de gagner. Il essayait de m’attirer pour que je l’attaque, afin de m’éliminer pour de bon. Un vrai sournois.

Ayant compris que c’était un traquenard, j’envisageai d’abandonner la filature, mais ce jour-là, les choses furent différentes. Au coucher du soleil, il sortit et prit un itinéraire inhabituel. Soit il s’était dit qu’emprunter toujours le même chemin devenait trop voyant, soit il avait été pris d’un caprice soudain. Je le suivis avec une grande prudence jusqu’à une rue familière, le chemin menant à la maison de Vanessa.

Lorsque la nuit tomba, Vincent arriva aux vestiges de la maison, comme je m’y attendais. Il ne restait que la fondation et quelques piliers et murs brûlés. Le reste n’était qu’un amas de gravats. La rumeur disait que tout serait bientôt dégagé pour qu’une nouvelle maison soit construite. Peut-être qu’il était venu chercher des souvenirs de sa sœur. Il fit quelques pas dans les décombres, s’accroupit et ramassa un morceau de meuble carbonisé. Je ne voyais pas son visage, mais tout indiquait qu’il baignait dans l’émotion.

J’étais en train de penser que je pouvais le tuer sur-le-champ quand des pas approchèrent de plusieurs directions.

Je me raidis dans l’ombre où je me cachais, m’attendant malgré tout à un piège. Plusieurs hommes surgirent de diverses ruelles, armes en main. Ils devaient être une dizaine. Leurs vêtements variaient, mais tous portaient des masques, et ils se ruèrent sur Vincent sans hésiter.

Il parut secoué et surpris, mais pas effrayé. Il tira l’épée à sa taille, puis se retourna pour fuir avant qu’ils ne puissent l’encercler.

— Attends !

L’un des hommes masqués cria en se lançant à sa poursuite. Sa voix n’était pas celle d’un vulgaire vaurien. Il fonçait avec la puissance et la vitesse d’un cheval de guerre. Ils utilisèrent leur nombre pour bloquer toute issue possible à Vincent. Lorsqu’il cessa de bouger, ils se resserrèrent, le piégeant efficacement entre eux.

— Qui êtes-vous ? Des voleurs ? Ou faites-vous partie d’un gang ? demanda Vincent d’une voix forte.

Ses yeux furetaient à droite et à gauche. Il semblait tenter de les occuper avec la conversation tout en cherchant un moyen de survivre. Sa voix haute visait clairement à attirer l’attention d’un passant. Mais dans cette ville, rares étaient ceux disposés à risquer leur peau pour un inconnu. Des maisons se trouvaient tout près, mais aucune ne montra le moindre signe d’activité, même si la nuit était encore jeune et que personne ne dormait.

L’un des hommes masqués leva son épée et poussa un cri très peu digne d’un assassin. Vincent détourna la lame calmement et avec précision, puis profita de l’élan pour taillader le poignet de l’homme.

La main tomba au sol dans un jet de sang. Son propriétaire enlaça son bras et se roula par terre en hurlant de douleur. Cela n’offrit à Vincent qu’un répit infime, car un deuxième et un troisième assaillant fondirent aussitôt sur lui. Vincent balaya son épée, cherchant une ouverture, mais les assaillants masqués étaient précis et sûrs d’eux. Quand l’un était blessé, il se retirait immédiatement, laissant sa place à un autre qui attaquait.

Vincent faisait de son mieux pour résister, mais le terrain ne lui était pas favorable. Une fois que son bras fut entaillé et en sang, ses mouvements furent nettement ralentis. Cela devait sceller l’affaire. Ce n’était pas une bande de criminels ordinaires, mais des assassins entraînés d’un groupe quelconque, ou des soldats formés.

À ce rythme, il allait bientôt perdre la vie au même endroit où sa sœur était morte. Ça lui ferait sûrement tellement plaisir qu’il en giclerait. Je n’aurais même pas besoin d’intervenir. Ils me facilitaient le travail.

Adieu. Dommage, au final, qu’on ne puisse pas partager ce fameux verre ensemble.

Alors que je me tournais pour partir, je réalisai que je fixais à nouveau mes propres mains.

— …

Ma résolution n’avait pas vacillé. Je serais prêt à étrangler Vanessa autant de fois qu’il le faudrait.

La rédemption, ce n’était pas mon style. Vincent était un sale arrogant hautain. Je serais très heureux de le voir disparaître. Sa mort serait très pratique, pour moi comme pour Arwin.

Mais le timing et les circonstances n’étaient peut-être pas… idéaux. Si Vincent mourait soudainement après avoir exprimé des soupçons à notre égard, qu’en penserait Arwin ? Ce n’était pas comme les autres fois où j’avais réglé des problèmes sans qu’elle s’en rende compte. Elle avait beau avoir été élevée comme une princesse couvée, elle ne manquerait pas de remarquer la mort anormale, mais pratique, d’un être humain extrêmement encombrant.

Ce n’était pas le seul souci. Qui que soient ces types, ils ne maquillaient clairement pas cela en accident. Tout le monde chez les Paladins était au courant de ma querelle avec Vincent. Cette fois, ils m’arrêteraient pour me suspecter de l’avoir tué. De plus, si Vincent mourait maintenant, le sanatorium temporaire fermerait aussitôt. Pour l’avenir, il valait probablement mieux laisser cet infime embryon d’espoir grandir.

C’était donc une simple affaire de pour et de contre. Ma dette envers Vanessa, la possibilité qu’Arwin découvre mon vilain secret, ma propre sécurité, l’avenir du sanatorium… Tous ces éléments plaçaient la balance légèrement d’un côté. Juste un peu. Mais suffisamment.

— Zuste ici ! Zir Carlyle est en dijjiculté ! criai-je en me pinçant le nez pour imiter la voix du garde à la peau sombre.

Les hommes masqués se retournèrent. Ils ne semblèrent pas alarmés par cet appel soudain. D’un coup d’œil, trois d’entre eux se détachèrent et vinrent dans ma direction. Mon imitation ne les avait-elle pas convaincus ? Ils s’approchaient de ma cachette dans l’ombre. Ah.

Je fis demi-tour et courus. Je pris deux virages, enjambai un ivrogne endormi dans la rue, et, une fois certain que Vincent et ses agresseurs ne pouvaient plus me voir, je sortis l’orbe translucide de ma poche.

— Irradiation, dis-je.

Le soleil temporaire libéra une lueur éclatante.

 

Les trois hommes masqués vacillèrent un instant, puis recommencèrent à courir vers moi en gardant les yeux baissés. Vraiment des imbéciles.

Ce fut une boucherie instantanée, évidemment. J’écrasai le visage du premier d’un coup de poing, esquivai la lame du second puis tendis la main pour lui broyer la gorge. Le dernier resta figé, indécis, alors je saisis sa tête des deux mains et l’écrasai contre le mur.

Quand je fus certain qu’ils ne bougeaient plus, je fouillai dans ma poche à la recherche d’un objet familier : un sifflet. Je le frottai contre mon haut puis soufflai dedans.

Une série de brefs coups retentit. C’était le signal lambda utilisé par la garde de la ville pour demander du renfort.

Aussitôt, un grand vacarme éclata au loin. Je retournai vers la scène et vis les hommes masqués détaler. Vincent, silencieux, les regarda s’enfuir avant de s’effondrer à genoux.

Sa respiration était bruyante.

— Hé, ça faisait un bail, lançai-je une fois que j’eus remis un peu d’ordre.

Vincent tenta de se remettre sur ses pieds, mais grimaça et retomba aussitôt.

— Ne force pas. Les patrouilleurs ne devraient plus tarder. Laisse-les t’aider.

— C’était ta voix ? Et le sifflet ?

— Peut-être.

Si j’étais honnête, ça ne ferait que causer davantage d’ennuis. Et puis, j’étais un homme humble et réservé. Je n’allais pas me vanter des dettes que les autres avaient envers moi.

— Vous n’êtes pas venu ici pour me tuer ?

— Oh, sûrement pas, dis-je en haussant les épaules. — Je souffre encore des blessures que toi et les tiens m’avez infligées. J’ai du mal à dormir la nuit, alors je suis sorti marcher un peu pour me vider la tête.

— Je ne vous fais pas confiance.

— Que tu me fasses confiance ou non, c’est ton affaire. Mais c’est peut-être le destin qui a provoqué cette rencontre. J’allais justement te faire passer un avertissement. Normalement, je te demanderais un bon prix pour ça, mais inutile de t’inquiéter pour le paiement. J’ai déjà obtenu ce qu’il me fallait de ta sœur.

J’en avais pris une, et maintenant j’en avais sauvé un. Si cela pouvait simplement effacer ma dette, je n’aurais plus rien sur la conscience.

— Un avertissement ?

Je levai un doigt, parce qu’il y avait deux points à mentionner.

— Le premier concerne l’attaque qui vient d’avoir lieu. C’était l’œuvre de tes hommes, pas vrai ?

Ils s’étaient déplacés comme des combattants entraînés. Même mon excellente imitation du garde à la peau sombre n’avait eu que peu d’effet sur des gens qui le connaissaient. Ils avaient immédiatement reconnu que ce n’était pas sa voix et étaient venus me tuer.

— Ça te dit quelque chose ? repris-je. — Je suis sûr que ceux qui ont fait ça sont ceux qui prennent de l’argent en douce auprès de la pègre, tu vois.

— …Personne ne fait ça, dit Vincent en détournant péniblement le regard.

Il semblait fouiller sa mémoire à la recherche d’indices pour comprendre ce qui venait de se produire.

— Et l’autre, dis-je en levant un second doigt. — Tu m’as dit que tu étais venu dans cette ville pour te venger. C’était un mensonge, pas vrai ?

— Quoi ? fit-il, la voix rauque.

— Tu as été formé pour rejoindre la chevalerie à dix-neuf ans, quand Vanessa en avait dix-sept. C’est alors que vous avez été frappés par une terrible tragédie.

La faillite de l’entreprise familiale, et la chute de leur père.

Après la perte de son commerce d’art, le père de Vincent s’était tourné vers la drogue, et avait rapidement sombré. Vincent était parti chez sa famille d’accueil, et la dégradation soudaine de la famille avait rendu sa mère maladive. Par conséquent, c’était Vanessa qui avait dû s’occuper de leur père, pratiquement seule.

— Vanessa t’a envoyé des lettres, mais tu n’y as pas répondu. Depuis, tu lui as très rarement écrit. La raison, évidemment, c’était ton ascension chevaleresque. Un jeune homme qui espère devenir un chevalier digne et prestigieux ne peut pas laisser savoir que son père est un drogué.

— Taisez-vous !

— Je comprends. Ça se tient. Quand tu approches une telle promotion, tu n’as pas envie que ton père encombrant te tire vers le bas.

Alors il avait ignoré les appels de sa sœur. Il l’avait laissée tomber, elle et son propre père. Son père était mort à cause de la drogue, et Vanessa avait dû travailler à la Guilde des Aventuriers, repaire d’idiots et de vauriens, afin de rembourser sa dette.

— On pourrait croire que tu as ensuite vécu heureux, mais ta conscience ne t’en a pas laissé la possibilité. Tu te sentais encore coupable envers Vanessa.

Même s’il avait une bonne raison, le fait demeurait qu’il avait abandonné sa sœur. Cette culpabilité couvait au fond du cœur de Vincent. Il ne pouvait pas aller la voir pour s’excuser parce qu’ils étaient trop éloignés, et Vincent était trop occupé pour seulement la contacter. Leur relation s’était étiolée. Il ne l’avait pas recherchée.

— Pendant ce temps-là, Vanessa était très dévouée à son travail, mais elle passait son temps libre à sortir avec des hommes épouvantables. Oscar était un trafiquant de drogue, et Sterling un peintre incompétent. Elle est probablement allée vers eux parce que tu n’étais pas là pour la garder dans le droit chemin. Ou du moins, c’est ce que tu crois.

Peut-être que la moitié de la faute pour ses fréquentations avec les déchets et la racaille de la ville revenait à son père et à son frère. L’autre moitié était due à ses goûts personnels.

— Mais avant que tout ça n’arrive, Vanessa est morte. Et tu as perdu à jamais la chance de t’excuser pour ce que tu avais fait.

S’il était revenu à temps, peut-être qu’il aurait pu faire soigner son père efficacement. Peut-être qu’ils auraient conservé l’entreprise familiale, et que Vanessa se serait mariée, amenant son futur époux dans la famille pour en hériter. Au lieu d’être chargée de dettes et de travailler pour la Guilde des Aventuriers, elle aurait vécu paisiblement, confortablement, et serait encore en vie aujourd’hui. Des mots comme « sera » et « peut-être » finissent toujours par devenir des « était » et « aurait dû ». Ces possibilités devenaient des futurs perdus qui s’enroulaient autour du cœur de Vincent, et l’alourdissaient jour après jour.

Vanessa ressentait la même chose. Elle était toujours rongée par la culpabilité concernant Polly, devenue prostituée puis disparue. Ce frère et cette sœur se ressemblaient d’une manière étrange.

— Assez.

— La culpabilité grandit de jour en jour. Puis il y eut le sujet des Paladins. Tu es venu dans cette ville en pensant que faire le bien à l’endroit où ta sœur avait vécu apaiserait un peu cette culpabilité. N’est-ce pas ?

— Qu’est-ce que vous en savez ?! cria-t-il en attrapant ma chemise pour me tirer vers lui. — Vous faites comme si vous saviez tout ça ! Quelles preuves avez-vous de… ?

— Tes yeux semblent emplis de colère, mais il n’y a aucune chaleur.

Ce n’était pas parce qu’il était froid et calculateur, mais simplement parce que cela ne l’avait jamais intéressé.

— Même ta quête de vengeance n’est qu’une manière de faire semblant, parce que tu cherches à fuir ta culpabilité. Tu as ignoré ces registres de stockage volontairement, n’est-ce pas ? Même Arwin, qui a été élevée comme une princesse gâtée, a pu les trouver. Il est impossible que tu les aies simplement oubliés !

Les registres de stockage d’un objet précieux étaient évidemment le premier endroit à vérifier.

Il m’avait probablement choisi parce que j’étais le suspect idéal et le plus évident pour ce rôle. Il n’avait pas découvert la vérité. Et le motif qu’il avait décidé d’adopter n’était que celui auquel j’avais réagi le plus fortement.

Vincent ne cherchait jamais la vérité. Il voulait seulement obtenir le pardon de sa sœur. Il voulait être pardonné.

— Ne fais pas ton travail par culpabilité. Il n’en sortira rien de bon.

— Silence ! rugit-il en frappant ma joue dans un accès de fureur.

Je basculai sur les gravats et le bois brûlé, et Vincent bondit sur moi. Il posa une main sur mon cou et leva l’autre.

— Tu l’as tuée ! Tu as tué Vanessa !

J’étais allongé sur le dos, et ma vision fut bientôt occultée par le visage et le poing de Vincent. Ses traits séduisants s’étaient déformés et étaient devenus laids. Il semblait à la fois en larmes et fou de rage. Je me demandai à quoi j’avais pu ressembler quand c’était arrivé. Quel visage Vanessa avait-elle vu tandis que la vie quittait son corps ?

— Si c’est ce que tu veux croire, libre à toi. Mais m’envoyer à la potence n’effacera pas la culpabilité que tu ressens. C’est un problème que tu devras porter seul.

— La ferme !

— Tu devrais au moins aller lui rendre visite au cimetière, pour une fois, plutôt que de t’acharner sur moi ? Tu n’y es même pas allé, n’est-ce pas ?

Le poing s’arrêta juste devant mes yeux.

— Comment le savez-vous ?

— J’y suis allé ce matin, et rien n’avait changé depuis la dernière fois. Je n’ai rien vu qui suggérait que tu étais passé pour laisser quoi que ce soit en sa mémoire.

Il avait demandé l’emplacement, donc il avait sûrement eu l’intention d’y aller, mais ne l’avait pas encore fait, pour une raison ou une autre. Sans doute parce qu’il n’en avait pas eu le courage, quel lâche.

La force quitta le corps de Vincent. J’en profitai pour me glisser hors de dessous lui.

— Pour commencer, tu dois regarder en toi et affronter Vanessa et ton père. Si après ça tu veux encore te venger, il ne sera pas trop tard, dis-je en me relevant et en dépoussiérant mes vêtements.

Vincent ne m’attaqua plus.

— Voilà pour mon avertissement. Considère ma dette comme réglée.

Je lui tournai le dos et m’éloignai.

— Où allez-vous ?

— Chez moi.

Après les sorts de soin qu’ils m’avaient infligés, ils m’avaient encore tabassé tellement fort que mon visage gonflait de nouveau. Je ne voulais pas rendre les choses plus difficiles pour Arwin qu’elles ne l’étaient déjà.

— Allez, salut. Et la prochaine fois, essaye de limiter tes escapades nocturnes, dis-je en agitant la main.

 

— Ah, te voilà.

Bien plus tard, je marchais dans l’Allée des Lucioles en plein milieu de la journée quand quelqu’un m’appela : Vincent.

— C’était votre œuvre, n’est-ce pas ?

— Qu’est-ce que tu veux dire ?

— Vous vous souvenez, l’autre jour, quand j’ai été attaqué.

— Ah, tu veux dire le moment où tu m’as agressé, oui, dis-je en le corrigeant aimablement.

Pour une raison étrange, Vincent ne me remercia pas.

— J’ai arrêté ceux qui ont participé à l’attaque, dit-il.

Les agresseurs étaient bel et bien des membres des Paladins.

Les gardes de la ville n’étaient pas les seuls à avoir été envoyés en renfort : certains étaient des chevaliers au service du seigneur de cette ville. Tous étaient des subordonnés de Vincent et des chevaliers royaux. Même en prenant en compte la différence de statut entre leurs maîtres, ils ne pouvaient pas apprécier qu’un étranger arrive, prenne le commandement et mette le désordre sur leur propre territoire.

Et, en plus de cela, il était devenu plus difficile de recevoir des pots-de-vin et des femmes de la part des marchands et des gangsters, ces derniers temps. Même le plus insignifiant des hommes finit par vouloir se venger quand on lui enlève à la fois son maigre orgueil et ses maigres revenus.

— Parmi ceux qui ont participé à l’attaque, trois étaient morts en plus de ceux que j’ai abattus. Chacun avait été massacré, apparemment par quelqu’un doté d’une force surhumaine.

Une expression d’horreur traversa le visage de Vincent. Il avait vu les corps.

— Et en quoi est-ce ma faute ? Tu sais que je suis une mauviette, non ?

— L’enquête a révélé que les trois morts étaient ceux qui étaient partis en courant pour aller vérifier cette voix étrange. Puis il y a eu un sifflement, et vous êtes apparu. Cela semble trop commode pour être une simple coïncidence.

Vincent tendit la main et attrapa mon bras.

— Ce n’est pas possible d’avoir une carrure pareille et d’être aussi faible physiquement. Vous prétendez être blessé, mais je ne vois aucune gêne dans vos mouvements. Je pense que vous cachez votre véritable force.

— Alors pourquoi je me ferais tabasser et voler par des voyous ?

— Je pense que vous le feriez pour Dame Arwin.

Je reniflai.

— Je suis arrivé ici bien avant Arwin. J’avais déjà été roué de coups et dépouillé plus de fois que je ne peux le compter. Si tu penses que je mens, ramasse quelques-uns de ces vauriens et demande-leur toi-même.

— Vous avez des compagnons…

— Ah oui ? Qui donc ? Souviens-toi, le groupe d’Arwin était au donjon ce jour-là, et Dez travaille de nuit à la Guilde des Aventuriers. Il n’y a personne d’autre.

Vincent se tut. Il semblait m’observer, cherchant à voir si je mentais. Quel petit moucheron agaçant.

— Et puis, ces types essayaient de te tuer. Pourquoi tu te donnes tant de mal pour retrouver celui qui les a tués ? Il y a une limite à ce qu’on doit faire pour les autres, non ?

— C’est ainsi que fonctionnent la loi et l’ordre.

— Eh bien, bien sûr.

Je ne comprenais pas. Je retirai mon bras de sa poigne, qu’il relâcha plus facilement que prévu.

— Je peux y aller ? J’ai quelque chose de prévu.

— Attendez, je n’ai pas fini de … hmm ? fit Vincent en se tournant vers une ruelle latérale. — Vous avez dit que Dame Arwin devait encore être dans le donjon.

— C’est exact. Elle est censée revenir ce soir.

Il regardait une femme aux longs cheveux rouges, qui nous tournait le dos. Avant que je puisse dire un mot, Vincent se précipita vers elle.

— Puis-je vous parler ? dit-il d’un ton impérieux, presque suffisant.

La femme se retourna.

— Hein ? fit-il.

Elle avait des cheveux et des vêtements similaires, mais c’était clairement une autre personne. Ses traits étaient suffisamment réguliers pour être qualifiés de jolis, mais elle ne ressemblait pas tant que ça à Arwin.

Bien qu’il eût été pris de court au début, Vincent s’éclaircit la gorge et se reprit admirablement. Il ressemblait de nouveau au chef des Paladins.

— Qui êtes-vous ? Pourquoi êtes-vous vêtue comme la Princesse Chevalier Ecarlate ? Ce n’est certainement pas une coïncidence.

— Oh, ça ? Vous parlez de ma tenue de travail ? répondit-elle d’une voix douce et mielleuse. — Vous savez à quel point la princesse chevalier est populaire. Mais personne ne peut l’avoir. Alors si je m’habille comme ça, les clients aiment encore plus.

Elle retira sa perruque et révéla de courts cheveux noirs.

— Ils m’ont dit de ne pas sortir habillée comme ça, mais mon client est parti précipitamment et a oublié quelque chose.

— …Depuis combien de temps faites-vous cela ?

— Euh, un peu plus d’un an. Vous vous souvenez de la manière dont la princesse chevalier a résolu cette affaire d’enlèvement ? C’était à peu près à ce moment-là. Si ça vous intéresse, vous devriez passer au bordel. C’est juste un peu plus loin. Nous sommes juste à côté du Cercueil Cramoisi.

Abattu, Vincent lui dit qu’elle pouvait partir. Une fois la femme déguisée en Arwin disparue au coin de la rue, il se tourna vers moi.

— Vous étiez au courant ?

— Ne lui en parle surtout pas, dis-je avec dégoût. — Si elle découvre que des prostituées gigotent sur des queues en étant habillées comme elle, il va pleuvoir du sang dans le coin.

— Vous n’avez pas songé à les faire arrêter ?

— Oh, je leur ai dit. Et elles m’ont répondu : « On perdra de l’argent, à moins que tu puisses payer la différence. » C’est une perte de temps.

— Je vois, dit-il d’un ton las. — Vous avez raison. Il n’en sortira rien de bon. En fait, j’adresserai des excuses convenables à Dame Arwin la prochaine fois que j’en aurai l’occasion. Pardonnez-moi pour ça.

Le plan avait fonctionné.

Bien sûr, cette fille était une complice. J’étais allé la voir et lui avais demandé de marcher dans la rue au moment où Vincent ferait sa patrouille.

Je savais depuis un moment qu’elle faisait son commerce avec cette tenue. Et bien que ce fût profondément écœurant, j’étais heureux de l’avoir laissée en vie, au cas où elle me servirait comme aujourd’hui.

— Il n’y avait rien d’autre ? Je vais y aller, alors. Assure-toi de lui présenter de vraies excuses.

— Attendez.

— Quoi encore ? fis-je en me retournant, déjà agacé.

Vincent détourna les yeux, évitant mon regard.

— Je… suis allé sur la tombe de Vanessa.

— Alors ?

— Je ne sais pas. Mais j’ai l’impression qu’un petit poids s’est détaché de ma poitrine.

Effectivement, le visage de Vincent paraissait plus lisse, plus calme, comme s’il avait chassé un fantôme de son esprit et trouvé un peu de paix.

— J’ai juré, devant sa tombe, que je n’abandonnerai jamais. Je vengerai la mort de Vanessa.

— Comme tu voudras.

Alors il restait encore un emmerdeur, mais je pouvais vivre avec ça. Je lui laisserais la vie sauve cette fois. La prochaine, ce sera différent.

 

Mes petites affaires terminées, je me dirigeai vers la Guilde des Aventuriers. Mes plans précédents avaient rencontré quelques turbulences, alors j’allais demander de l’aide à Dez.

— Qu’est-ce que c’est que ça ?

Il y avait de l’agitation près du bâtiment annexe de la guilde. Beaucoup d’aventuriers s’étaient rassemblés autour et observaient avec attention. C’était visiblement le bureau de l’experte.

— Il s’est passé quelque chose ? demandai-je à un aventurier à proximité. Peut-être une blonde pulpeuse qui remue son cul pour tout le monde ?

— Exactement, le gigolo, dit un type massif avec un sourire mauvais. — La nouvelle experte est sacrément bien foutue, tout comme la précédente. Et avec un gros cul, en plus. Pas vraiment comme ta princesse chevalier, mais elle vaut le détour quand même.

— Oooh.

Je ne pouvais pas rester indifférent face à une description pareille. Je me penchai par-dessus les têtes de la foule pour la chercher, juste au moment où la porte du bâtiment s’ouvrait.

— Aaaah.

Elle avait de longs cheveux blonds qui tombaient dans son dos, de fins yeux bleus, un nez délicat et des lèvres pleines, le tout formant un ensemble d’un charme éblouissant. Son corps était tout en courbes, et le pendentif bleu qu’elle portait à la poitrine rebondissait à chacun de ses pas. Sous sa veste noire, elle portait une mini-robe rouge qui descendait à peine à mi-cuisses. Si elle se penchait suffisamment, on apercevrait sa culotte. Une tenue parfaitement provocante. Elle avait des gants blancs aux mains.

Elle tenait une petite boîte en bois, qui contenait sans doute un objet qu’elle venait d’identifier.

Les aventuriers idiots se mirent aussitôt à lui lancer des propositions vulgaires, mais elle les esquiva toutes avec aisance.

— Peut-être plus tard. Un jour, qui sait.

De toute évidence, elle avait l’habitude des abrutis. Elle s’en sortirait très bien ici.

Satisfait de la vue, je m’apprêtais à m’éloigner quand nos regards se croisèrent.

— Toi, dit-elle en se glissant entre les lourdauds.

Sa voix était grave, mais délicieusement suave.

— Tu es l’homme entretenu, n’est-ce pas ? Quel est ton nom déjà  ? Marvin  ?

— Matthew.

— Ah oui. Désolée, les noms et moi… fit-elle en riant.

— Tu m’invites à un rencard  ? Crois-le ou non, je suis assez pris, mais pour toi…

Je tendis la main pour lui attraper l’épaule, mais je ne saisis que du vide.

— C’est ça, oui.

Je basculai en avant, manquant de perdre l’équilibre.

Elle se tenait déjà au-dessus de moi.

— Je m’appelle Gloria. J’ai une faveur à te demander. Tu veux bien venir avec moi, Monsieur l’Homme Entretenu ?

error: Pas touche !!