THE KEPT MAN t2 - chapitre 1

La décision de la Princesse Chevalier

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Traduction : Calumi
Correction : Gatotsu
Relecture : Raitei

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Une fois encore, je me trouvais à l’étage de la Guilde des Aventuriers, à tenir compagnie au nain barbu que l’on appelait Dez. D’ordinaire, nous parlions de tout et de rien, mais parfois, nos conversations prenaient une tournure un peu plus sérieuse.

— Dis, Dez, tu n’as jamais envie… de retourner sur le terrain ?

Dez serait un excellent ajout à l’équipe d’Arwin. En termes de compétence et d’expérience, il cochait toutes les cases. Et surtout, il était entièrement dévoué à sa femme, donc aucun risque qu’il tente quoi que ce soit avec Arwin, contrairement à ce jeune Ralphie.

— Non.

— Oh.

Fin de la discussion. C’était tenté, rien de plus. Je n’allais pas insister.

— Pourquoi tu me demandes ça ? fit Dez, me lançant un drôle de regard.

— Son Altesse est de mauvaise humeur.

Ces derniers temps, la ville voyait défiler une marée d’aventuriers. Tous, bien sûr, visaient le dernier donjon encore existant : le Millénaire du Soleil de Minuit. La plupart n’étaient que des minables, à peine dignes d’intérêt, mais certains valaient le détour.

Il y avait Chrysaor, un groupe mené par le redoutable Rex, qui maniait à la fois l’épée et la lance. Medusa, dirigé par les sœurs Maretto, des magiciennes aguerries et Argo, conduit par Nick, un ancien bandit reconverti en éclaireur. Tous progressaient à vive allure dans le donjon.

À l’inverse, l’équipe d’Arwin, Aegis, peinait sur les étages supérieurs. En voyant ceux qui étaient arrivés bien après elle la dépasser, elle ne pouvait que s’en agacer. Pour reconstruire son royaume, il lui fallait le Cristal Astral enfoui au plus profond du donjon, cet artefact de puissance absolue.

— Y’a pas un nouveau membre censé venir dans leur équipe d’ailleurs ?

— Elle aurait déjà dû être là, répondit Dez. — La venue a été retardée à cause de la météo et de tout le reste.

Le voyage prenait déjà des mois à lui seul. Un peu d’indulgence, c’est trop demander ? Même pour ce genre d’affaires, ce fichu Dieu Soleil trouve encore le moyen de me mettre des bâtons dans les roues.

— N’utilise pas un truc aussi précieux comme un jouet, grogna Dez.

Je baissai les yeux et constatai que je jouais machinalement avec le soleil temporaire entre mes doigts.

— C’est ta corde de survie, non ?

— Si je peux faire en sorte que non, ce serait bien.Ciel

— Pourtant, cet orbe t’a sauvé la vie il n’y a pas si longtemps, pas vrai ?

Je lui avais raconté qu’il s’agissait d’une relique sacrée du Dieu Soleil. Je l’avais même fait briller sur lui, au cas où cela atténuerait temporairement sa malédiction, mais il avait juste plissé les yeux et marmonné : « Trop lumineux, sale clown », avant de me frapper.

Je lui avais aussi raconté que Roland, soi-disant mort, était revenu en prédicateur au service du Dieu Soleil, comme un morceau de crotte collé à la queue d’un poisson rouge, que je l’avais affronté, et que ce foutu dieu avait encore d’autres plans pour cette ville. Il y avait cependant quelques détails que je m’étais gardé de mentionner.

— Après tout ce que tu m’as dit, je ne peux pas m’empêcher de me demander, dit Dez d’un ton étonnamment grave, — et si cette relique t’était destinée ?

— Qu’est-ce que tu veux dire ?

— T’es le seul dont la malédiction a un rapport avec la lumière du soleil.

— Mais d’autres peuvent s’en servir.

Vanessa me l’avait donnée, et elle s’en était servie. Quand je l’avais passée à Dez tout à l’heure, il avait pu l’utiliser lui aussi.

— Si le Dieu Soleil répand ses malédictions pour ses « Éprouvés », ou peu importe comment il les appelle, alors il doit y avoir d’autres cas similaires. Comme toi, incapable d’utiliser ta force tant que t’es pas en plein soleil.

Donc, c’était destiné aux gens atteints du même genre de malédiction ? Pour Dez, c’était une déduction étonnamment perspicace. Et dans ce sens, une relique qui ne fonctionnait que temporairement collait parfaitement aux sales tours de ce Dieu Soleil.

— Dans ce cas, y a peut-être d’autres reliques quelque part, faites pour toi et les autres aussi.

— Peut-être bien.

— Tu sais où sont ces types ?

— Le capitaine tiendrait une guilde d’aventuriers quelque part à l’est, d’après ce que j’ai entendu. Pour les autres, aucune idée.

— De même pour moi.

Les membres des Lames Infinies s’étaient fait leur lot d’ennemis. Nous étions trop connus, et nous nous étions mêlés à trop d’histoires partout où nous passions. Les autres étaient bien trop coriaces pour se faire poignarder dans une ruelle, alors j’imaginais qu’ils traînaient encore quelque part.

— Préviens-moi si tu entends parler de quelque chose qui pourrait correspondre.

C’était rageant, cette impression de suivre le scénario du Dieu Soleil, mais plus nous avions d’outils à disposition, mieux c’était. Si nous pouvions retrouver nos pleines capacités, cela finirait bien par nous servir.

— Quoi qu’il en soit, si Roland disait vrai, d’autres prédicateurs risquent de débarquer ici. Tue-les dès que t’en vois un. La tête est leur point faible. Coupe-leur le cou ou arrache-leur la colonne vertébrale, dis-je dans un ton des plus cordiaux.

En bas, on entendit des coups sourds, suivis de cris et d’acclamations. Quelque chose se passait au rez-de-chaussée. Probablement encore des idiots bourrés qui se mettaient sur la gueule.

— On dirait qu’ils n’ont rien d’mieux à foutre, grogna Dez avec un air écœuré. — Allez bosser un peu, bande de feignants.

On entendit des pas précipités dans l’escalier. Quelques secondes plus tard, la porte s’ouvrit à la volée.

— On a un problème, Dez !

C’était April, la petite-fille du maître de guilde, qui aimait se donner des airs d’employée de cette dernière.

— Y a un monstre qui s’agite en bas ! Vite, viens !

Elle tirait frénétiquement sur le bras de Dez. Son regard changea aussitôt : il attrapa la hache appuyée contre le mur et dévala l’escalier, April le poussant tout du long. Je les suivis.

— Quoi, des gobelins sont sortis du donjon ?

La Guilde des Aventuriers se trouvait juste après l’entrée du donjon. Normalement, l’accès était fermé par d’épais battants, mais de temps à autre, des créatures plus petites comme des gobelins ou des kobolds parvenaient à en sortir.

April répondit à ma question d’un signe de tête négatif.

— Un monstre qu’on avait pris à un aventurier vient de reprendre vie…

À peine avions-nous atteint le rez-de-chaussée qu’une silhouette jaillit dans notre direction. Elle percuta un membre de la guilde qui se trouvait sur sa trajectoire, et tous deux s’écrasèrent contre un comptoir. Le premier n’était pas mort, mais complètement assommé. Je tournai la tête vers l’entrée, où un énorme lion à visage humain rugissait.

Une manticore[1].

La créature avait un visage humain et un corps de lion, recouvert d’un pelage noirâtre aux reflets rouge sang, semblable à la lumière du crépuscule. L’extrémité de sa queue était hérissée d’une multitude de dards venimeux. Elle faisait presque deux fois ma taille.

— Impossible ! On l’avait déjà tuée ! s’écria un jeune guerrier incrédule près du comptoir.

Imbécile. Elle t’a roulé. Les manticores étaient rusées. Faire semblant d’être morte n’était qu’un jeu pour elles.

Les peaux et les entrailles de manticores se vendaient à prix d’or. Cet aspirant aventurier avait sans doute voulu éviter la corvée de démembrement et confié la carcasse à un porteur pour qu’il la ramène à la guilde.

La manticore grogna et claqua des mâchoires pour tenir les aventuriers à distance. Ses blessures ne faisaient que la rendre plus féroce, plus dangereuse encore. Il ne fallait surtout pas qu’elle s’échappe en ville.

— On y va, Dez.

— Ouais.

Le nain hissa sa hache sur l’épaule et sortit.

Une bourrasque nous frôla.

C’était une jeune femme, à peu près du même âge qu’Arwin. Ses cheveux noirs étaient coupés au carré, et ses yeux, petits et bleus, brillaient d’une froide intensité. Elle portait une cape noire bordée de rouge par-dessus une armure de cuir. Ses gantelets noirs paraissaient démesurés par rapport au reste de son équipement.

Je connaissais à peu près tous les aventuriers de la ville, mais son visage m’était totalement inconnu.

En courant, elle sortit une sphère noire et la lança sur la manticore. La bête la repoussa d’un coup de queue, mais la sphère se fendit en deux, libérant une vapeur gris sombre.

Une bombe fumigène.

Le rideau masqua aussitôt la vision du monstre. La femme bondit, tira une grande lame de son gantelet, la leva bien haut et l’abattit sur la base de la queue de la manticore, qu’elle trancha net.

Un jet de sang éclaboussa l’air, accompagné d’un cri monstrueux.

Malgré le choc, la manticore, ivre de rage, redoubla de fureur. Elle montra les crocs et se rua à travers la fumée vers la jeune femme. Si elle la touchait, elle l’enverrait valser jusqu’aux toits, mais celle-ci fonça sans hésiter. Juste avant l’impact, elle se déporta brusquement sur la droite et prit appui sur la patte avant du monstre pour bondir sur son dos dans un mouvement fluide. Une fois à califourchon sur lui comme sur un cheval, elle enfonça sa lame dans la colonne de la manticore. La bête hurla et se cabra.

Tentant de la désarçonner, la manticore s’effondra de tout son poids et s’écrasa la tête contre le sol. La jeune femme bondit à temps pour éviter d’être entraînée dans sa chute ; du sang jaillissait du dos du monstre. La plaie était profonde, et la bête se tordait en rugissant de douleur. En roulant, elle envoya d’un coup de patte arrière sa queue tranchée voler dans les airs. Le morceau empoisonné décrivit une trajectoire en direction de la foule des membres de la guilde rassemblés au loin.

— Attention ! cria quelqu’un.

Tous se dispersèrent, excepté un vieil homme aux cheveux blancs qui trébucha et tomba à terre. Le dard venimeux fixé à la queue plongea droit sur lui. Il détourna le visage en hurlant. Juste avant qu’il ne le transperce, une lame surgit de côté et trancha le dard, le déviant de sa course.

— Vous allez bien, monsieur ? lança une voix claire et harmonieuse.

Des acclamations éclatèrent. C’était nul autre que Son Altesse la Princesse Chevalier Ecarlate, Arwin Mabel Primrose Mactarode, qui venait de le sauver. Derrière elle se tenaient les autres membres d’Aegis, ils semblaient rentrer tout juste du donjon.

— O…oui, madame, balbutia le vieil homme, tombant à genoux malgré la main qu’elle lui tendait.

— Cet endroit est dangereux. Mettez-vous à l’abri, l’avertit-elle avant de s’élancer vers la manticore. Elle lança ses ordres à ses compagnons : Ne la sous-estimez pas sous prétexte qu’elle est blessée. Restez prudents !

Une ombre noire passa au-dessus d’eux.

— Hyaah !

La femme de tout à l’heure bondit par-dessus les têtes d’Arwin et de son groupe, et planta sa lame en plein dans le front de la manticore. Le corps du lion rouge se convulsa avant de s’effondrer sur le flanc. Ses yeux noirs se fermèrent, et il cessa enfin de bouger.

La foule applaudit. Naturellement, les acclamations allaient à la petite femme, et non à la Princesse Chevalier.

— C’était incroyable ! Elle a vaincu ce monstre géant toute seule, s’émerveilla April, les yeux brillants d’admiration.

La jeune femme, elle, ne semblait pas s’en soucier le moins du monde. Alors qu’elle rengainait sa lame, une plaque de métal tomba de ses vêtements. C’était l’insigne de la guilde. Pour chaque rang obtenu, une étoile y était gravée, or il n’y avait pas la moindre étoile sur celle-ci.

Ce qui signifiait qu’elle était une toute nouvelle recrue.

Son niveau, pourtant, n’avait rien d’une débutante. Elle possédait visiblement une solide expérience du combat contre les monstres, sans doute mercenaire ou chasseuse avant de rejoindre la guilde. Il fallait être inscrit pour pouvoir explorer le donjon.

— Impressionnant, admit Dez en arrivant enfin à notre hauteur.

— Qu’est-ce que tu foutais ?

Il désigna d’un mouvement du menton un groupe de six aventuriers ligotés au sol. Parmi eux se trouvait celui-là même qui avait rapporté la manticore. Ils avaient tenté de s’enfuir en profitant du chaos, et Dez les avait capturés avant de les attacher. Il avait dû juger la nouvelle venue suffisamment compétente pour se charger lui-même des fuyards.

A partir de là, il était temps de reprendre le travail. Dez les traîna derrière le bâtiment. L’heure de la punition avait sonné. April voulut le suivre, mais je la rattrapai par le col.

— Ça, c’est une affaire d’adultes. File à la maison et va te chercher un bon morceau de gâteau aux fruits.

— Me traite pas comme une gamine, se plaignit la fille.

Pendant ce temps, la nouvelle aventurière se retrouvait entourée d’une foule d’admirateurs.

— C’était incroyable, jeune femme. Vous êtes qui, au juste ?

— Rejoins notre groupe !

Elle ignora les compliments et les propositions, remarquant plutôt quelque chose qui attira son attention.

Elle épousseta ses vêtements, lissa ses cheveux, puis s’agenouilla devant Arwin.

— C’est un honneur des plus merveilleux que de contempler à nouveau votre auguste visage, ô vénérable Princesse …

— Nul besoin de cela, Noelle. Inutile de me traiter avec tant d’égards ici, l’interrompit Arwin en la relevant doucement avant de la serrer dans ses bras. — Je ne m’attendais pas à te revoir. Tu as fait des progrès depuis notre dernière rencontre.

 

— Je viens tout juste de terminer mon inscription à la guilde. Je peux donc vous accompagner dans le donjon à tout moment. Je partirais avec vous sur-le-champ, si vous m’y autorisiez.

— Ne sois pas si empressée, répondit Arwin avec un léger sourire.

La jeune femme était du genre envahissant. Si Arwin n’y prenait pas garde, Noelle risquait fort de s’incliner jusqu’à lui baiser les bottes.

— Je vous sers depuis mon enfance, Votre Altesse. Permettez-moi de vous aider. Je donnerais volontiers ma vie pour prendre la place de mon oncle et assumer le commandement, au nom de votre noble dessein.

— Je suis heureuse de l’entendre.

Noelle hocha la tête, visiblement comblée.

— Tu dois être fatiguée du voyage. Repose-toi pour aujourd’hui. Et puis, j’aimerais avoir de tes nouvelles.

— Dans ce cas, je vous accompagnerai au manoir. Je serai votre suivante, votre domestique… et tout ce qu’il vous plaira !

— Inutile, répondit Arwin avec une pointe de gêne. — Ce n’est pas un jeu pour moi. Je n’ai ni suivant ni domestique. Je me débrouille toute seule.

De l’air m’échappa des lèvres. J’ignorais que préparer son dîner, apporter son linge à la blanchisserie et faire le ménage de sa chambre relevaient de mes hallucinations !

Je peinais à retenir un rire, ce qui me valut un regard assassin d’Arwin, qui m’avait entendu. Naturellement, je n’allais pas révéler la vérité et ternir la bonne réputation de la princesse.

À la place, je souris et me penchai vers elle.

— Ce serait donc la nouvelle recrue ?

— C’est exact. Elle s’appelle Noelle. Elle est jeune, mais très douée, déclara Arwin en redressant fièrement sa poitrine.

Elle semblait visiblement fière de la fille.

— C’est la nièce du Seigneur Lewster.

— Ah, le vieux paladin. Un homme respectable, celui-là.

Si l’on mettait de côté sa passion un peu excessive pour Arwin, qui l’avait poussé à engager des aventuriers pour me tuer. Apparemment, il était le frère de la mère de Noelle. Cette dernière me lança un regard perçant.

— Et vous êtes ?

— Matthew. Disons que je suis impliqué, d’une manière ou d’une autre. Je ne suis pas aventurier, mais j’apporte tout type de soutien, répondis-je, omettant soigneusement le détail d’homme entretenu, qui n’aurait fait que compliquer les choses.

Quelqu’un de charitable finira bien par le lui apprendre tôt ou tard.

— Ton oncle et moi nous entendions très bien, poursuivis-je. — Je l’ai emmené dans un bordel, ce qui lui a beaucoup plu. Il glissait des pièces d’or dans les sous-vêtements de toutes les danseuses.

— Ne mens pas. C’était toi, me lança Arwin en me donnant un coup de coude.

Jamais de la vie. J’utilisais tout au plus des pièces de cuivre.

— Vous avez vraiment… ? fit Noelle, les yeux plissés.

Ses iris bleus s’étaient soudain chargés d’une hostilité glaciale.

— Ton oncle t’en a parlé, peut-être ? Peut-être t’a-t-il dit que le bordel où je l’avais emmené était une véritable arnaque. Je le pense aussi, d’ailleurs. Je lui écrirai bientôt une lettre d’excuses. Et je lui enverrai un onguent efficace pour… certaines maladies.

Noelle semblait convaincue que j’inventais tout, mais son regard devenait de plus en plus glacial.

— Ça suffit. Rentre maintenant.

Arwin me repoussa et me fit sortir du bâtiment de la guilde. Je me retournai une dernière fois et croisai le regard meurtrier de Noelle.

Elle ne ressemblait pas à son oncle, mais elle partageait manifestement un trait essentiel en commun.

Pauvre fille. Elle ne semblait pas remarquer que les trois personnes derrière elle la fixaient avec une férocité tout aussi redoutable.

 

Je craignais que, comme son oncle puceau, elle ne tente quelque chose dès le départ. Et en effet, le lendemain, elle se présenta chez nous en compagnie de Ralph pour une raison que j’ignore.

— Arwin n’est pas là pour le moment. Tu veux entrer ? Elle sera de retour dans la soirée.

— C’est vous que je souhaite voir, déclara Noelle en entrant sans attendre d’y être invitée.

Elle s’assit en face de moi, tandis que Ralph se tenait derrière elle, appuyé contre le mur. Je lui proposai une chaise, mais il fit mine de ne pas m’entendre, ce goujat.

Je lui demandai ce qu’elle voulait, et Noelle posa un sac d’or sur la table.

— Voici cinquante pièces. Prenez-les. Quittez la princesse et la ville sur-le-champ.

Je fus pris d’un grand éclat de rire.

— Tu as fait tout ce chemin juste pour me dire ça ?

— Mon oncle m’a parlé de vous.

— Que j’étais l’homme le plus séduisant du royaume ?

— Que vous n’étiez pas à sous-estimer. Que je ne devais pas me laisser duper par votre attitude et vos paroles désinvoltes.

Ainsi donc, ce rat avait bourré la tête de sa nièce d’histoires, tout en dissimulant sa propre honte. Au moins gardait-il bien mon secret. Il avait intérêt, vu les menaces que je lui avais faites.

— Et Arwin est-elle au courant de tout cela ? demandai-je.

— J’assumerai seule la responsabilité de mes actes.

Le fait qu’elle ne réponde pas simplement « Bien sûr » prouvait qu’elle avait un fond honnête.

Je poussai un long soupir exagéré.

— Eh bien… je suis déçu. Quel flop.

— Je ne sais pas ce que vous espériez, mais je…

— Pas de toi, du garçon derrière toi, répliquai-je en désignant Ralph d’un signe de tête.

Celui-ci fronça les sourcils.

— Je n’aurais jamais cru qu’il se laisserait embarquer dans les lubies d’une jeune fille qu’il ne connaît même pas, pour se fourrer dans une affaire aussi stupide. Qu’est-il donc devenu, le Ralph qui avait risqué sa vie pour me sauver des mains de ces voyous ?

— Ce n’était pas pour toi, c’était pour Son Altesse ! cracha-t-il, empli d’une haine mêlée de crainte. — Le fait est que… tu es louche. La plupart du temps, les aventuriers te traitent comme un punching-ball. J’ai même entendu dire qu’un enfant t’avais battu au bras de fer. Et pourtant, tu as accompli des exploits qu’on peine à croire, comme arrêter seul la charge d’un lindworm. On ne peut pas se permettre de laisser un homme aussi douteux que toi rôder autour de la princesse.

Ah, il faisait allusion à cette histoire-là. La situation avait été si désespérée que je n’avais trouvé aucune excuse convenable.

— C’était simplement un vieux réflexe de force, en cas d’urgence. Je ne pourrais pas le refaire, même en essayant.

— …

— Tu as l’air de ne pas me croire. C’est triste, après tous les mots d’amour que nous avons échangés.

— C’est toi qui les as dits, pas moi ! Et puis…

— Quoi qu’il en soit, coupa Noelle en recentrant la conversation, — vous n’avez pas le choix. Vous allez faire ce que je vous demande et signer ceci.

Elle posa sur la table une feuille de papier et une plume, juste à côté du sac d’or. Je n’avais pas besoin de la lire. C’était sûrement un contrat m’interdisant d’approcher Arwin jusqu’à la fin des temps.

— Je refuse. Je gagnerais bien plus à passer le reste de ma vie auprès d’Arwin qu’en acceptant ta misérable indemnité.

— Ou je pourrais simplement vous chasser par la force. La simple idée qu’un…

— Qu’un sale gigolo répugnant comme moi traîne autour de la princesse te foue la nausée, peut-être ?

Noelle me regarda, stupéfaite. Non, je ne lisais pas dans ses pensées.

— Tu vois, je connais quelqu’un qui m’a sorti exactement la même chose : un vieux type au visage taillé pour porter une moustache, nommé Lutwidge Lewster. La nuit même où j’ai emménagé avec Arwin, il est venu se plaindre. La seule chose qu’il avait en plus, c’est d’avoir eu le cran de m’accuser directement devant elle.

Et il avait parlé, parlé, parlé… Je n’avais quasiment pas dormi de la nuit.

— …

— Oh, désolé, je ne voulais pas être désagréable. Tu as aussi tes qualités. Tu m’as apporté cinquante pièces d’or, alors que ton oncle, ce gros radin, s’était contenté d’en mettre trente.

— Je ne vous laisserai pas insulter mon oncle, siffla Noelle, son doigt glissant imperceptiblement vers sa poitrine.

Peut-être pensait-elle à la dague dissimulée sous sa chemise.

— Très bien, très bien, comme tu voudras. Tu veux que je signe, n’est-ce pas ?

Je n’avais aucune envie de finir en pièces. Je poussai un soupir, attrapai la plume et traçai aussitôt quelques mots sur la feuille avant de la lui rendre. Ralph y jeta un œil, puis plaqua le document sur la table, le visage écarlate.

— Qu’est-ce que c’est que ça ?!

— Oh ! pardon, je vois mon erreur. J’ai écrit ton nom par mégarde. Mais j’ai bien orthographié, non ? Regarde : S-A-L-E-E-N-C-U-L…

— Ça suffit !

Il dégaina enfin son épée et me la pointa au nez. Ces gens sont d’une susceptibilité…

— Après m’avoir découpé en morceaux, je suppose que ça ne m’intéressera plus, mais, juste pour savoir, c’est toi qui feras le nettoyage ? Tu ne ferais quand même pas ça à Arwin, si ? lançai-je d’un ton menaçant.

Un grognement étranglé sortit de la gorge de Ralph, et il hésita. Si c’est pour reculer, mieux vaut ne pas dégainer.

— Quoi qu’il en soit, ma réponse est non. Arwin a besoin de moi, et je n’ai aucune intention de la quitter. Si tu veux me tuer, vas-y. Mais ça mettra ta précieuse princesse dans une belle panade. Je doute qu’elle puisse encore rester ici après ça.

— Sale fourbe, cracha Ralph en rengainant son arme.

Il devait sans doute croire que j’avais prévu de faire courir de terribles rumeurs sur Arwin dans l’éventualité de ma mort. Jamais je ne ferais pareille chose, bien sûr.

— Très bien. Je me retire pour aujourd’hui, déclara finalement Noelle en se levant.

Elle se doutait que je bluffais peut-être, mais tant qu’un doute subsistait, elle ne pouvait pas se permettre de l’ignorer. Si elle me torturait, je risquais de mourir avant qu’Arwin ne rentre, et le sang mettrait la maison sens dessus dessous.

Elle avait sans doute décidé qu’il valait mieux retenter sa chance plus tard. Elle reprit soigneusement le sac de pièces sur la table, même si ce n’était pas bien nécessaire.

— Considère ceci comme un avertissement, dis-je alors qu’elle atteignait la porte. — Je sais que tu es venue ici pour aider Arwin. Mais au lieu de te concentrer sur moi, tu ferais mieux d’ouvrir les yeux autour de toi. Le donjon n’est pas un endroit qu’on conquiert simplement avec du talent.

D’après le combat à la guilde plus tôt, elle se battait bien et avait une formation solide. En termes de capacité pure, elle dépassait largement son oncle. Mais cela s’arrêtait là. Elle n’était pas Lutwidge.

Noelle me lança un bref regard avant de quitter la maison.

— Toi aussi, Ralph, dis-je, lui adressant au passage une précieuse leçon de vie, puisqu’il avait eu la bonté de venir. — Les aventuriers incapables de réfléchir par eux-mêmes ne vivent pas longtemps. Utilise ta tête avant d’agir.

S’il voulait crever dans d’atroces souffrances, ça ne me regardait pas. Mais, techniquement, il faisait partie d’Aegis. Arwin, avec sa bonté et sa compassion, serait sincèrement peinée de le perdre.

Ralph renifla et ouvrit la porte d’un geste brutal. Quel mufle. Je devrais le dénoncer.

 

Le soir venu, Arwin rentra à la maison, et la première chose que je fis fut de le dénoncer.

— Nous avons un problème, dit Arwin en fronçant les sourcils.

— On se comprend. Je pense qu’on devrait enfin se débarrasser de ce gamin et recruter quelqu’un d’un peu plus compétent.

— Je parle de Noelle.

Elle s’assit sur une chaise, l’air épuisé. Je lui tendis une tasse de thé vert aux feuilles grillées, adouci d’un peu de miel pour le rendre plus agréable.

— Elle est terriblement naïve vis-à-vis du monde.

— Plus que toi ?

— Plus que moi.

Le père de Noelle avait été l’un des plus grands stratèges militaires de Mactarode et supervisait la sécurité aux frontières. Il passait ses jours dans sa forteresse des montagnes, à repousser les monstres. C’est là qu’elle était née et avait grandi.

— Il ne voulait pas que sa propre fille prenne part aux combats là-bas, alors, en guise de compromis, il rassembla des rôdeurs et des montagnards du secteur pour la former au maniement des armes.

Ce n’était sans doute pour eux qu’un moyen de passer le temps, mais Noelle s’était révélée plutôt douée. Au fil des ans, elle était devenue une combattante aguerrie, rôdant dans les collines comme une bête sauvage et traquant les monstres.

— Non seulement elle a passé son enfance dans des contrées reculées à s’entraîner, mais en plus, elle n’avait aucun ami de son âge. C’est pour ça qu’elle a toujours du mal à converser. On dirait qu’elle s’efforce de ne pas trop se lier aux autres.

— Je ne sais pas. Elle m’a semblé très attachée à toi.

— J’ai visité la forteresse à plusieurs reprises avec mon père, pour des inspections. C’est ainsi que je l’ai rencontrée. La première fois, elle m’a défiée en duel. Je l’ai battue, et depuis, elle est comme ça.

Ensuite, elles avaient entretenu une correspondance, m’expliqua Arwin. Après la chute du royaume, Lutwidge avait envoyé sa nièce un peu partout dans le territoire pour éliminer les monstres et récupérer des reliques ou des objets de famille. À présent, elle était venue à Voisin-Gris pour reprendre la place qu’il avait laissée vacante.

— Je vais avoir une sérieuse discussion avec Noelle et Ralph. Ne t’en fais pas pour eux.

— Parfait.

Arwin porta la main à son front et murmura d’un ton las :

— Il fallait que ce soit Noelle…

— Elle n’est pas ta préférée ?

— Oh, non, Noelle est très bien. Tu as vu ses talents au combat, et elle est d’un grand sérieux. Je sais qu’elle sera d’une aide précieuse dans le donjon. Sa présence sera bénéfique à l’équipe, sans aucun doute, ajouta-t-elle un peu trop vite.

Elle semblait surtout vouloir se convaincre elle-même.

 

 

Ce soir-là, je bus quelques verres dans une taverne près du siège de la guilde, en compagnie de trois autres personnes.

— Alors, qu’en pensez-vous ? Comment vous trouvez Arwin ces temps-ci ?

Un homme d’une trentaine d’années, à sa deuxième chope de bière, secoua la tête avant de laisser échapper un rot bien sonore. Il avait les cheveux gris coupés court et une tête de cheval, mais sa carrure était impressionnante. Plus petit que moi, certes, mais solidement bâti.

— Comme toujours. Rien n’a changé. Elle a l’air un peu contrariée, cela dit. Sans doute à cause de la lenteur de la progression dans le donjon.

C’était Virgil, le guerrier. Lui aussi venait de Mactarode. Il avait longtemps voyagé comme aventurier dans d’autres royaumes avant que Lutwidge ne le recrute dans le groupe. C’était un combattant aguerri, robuste, et sans nul doute un atout précieux.

— Ce n’est pas ça. C’est à cause des nouveaux venus qui ont foutu le bordel, intervint un jeune homme vêtu d’un manteau vert. — Surtout les sœurs Maretto. Elles racontent partout que ce sont elles qui maîtrisent le Millénaire du Soleil de Minuit. Je ne sais pas où elles ont été formées, mais, où que ce soit, leurs maîtres ne les ont pas très bien éduquées, grommela-t-il, rouge de colère.

Il prétendait avoir vingt-quatre ans, mais ses grands yeux verts et sa frange courte lui donnaient un air beaucoup plus jeune. Sa voix aiguë n’arrangeait rien. C’était Clifford, le mage.

Les magiciens formaient un milieu très fermé. Ils constituaient des pseudo-familles appelées « écoles » et refusaient d’enseigner leur magie à quiconque n’en faisait pas partie. La relation entre maître et apprenti y était absolue. Clifford avait commencé son apprentissage à quatorze ans et avait été recommandé à l’équipe par son maître, un vieil ami de Lutwidge.

— Dame Arwin est très patiente, remarqua une femme aux longs cheveux d’argent en vidant son verre de vin. — J’espère seulement qu’elle ne gardera pas tout pour elle.

Elle paraissait avoir une vingtaine d’années, mais son âge réel restait incertain. Elle portait une robe grise, et son bâton de chêne reposait contre la table, à côté de sa chaise. C’était une beauté aux yeux plissés, mais je n’étais pas friand de sa silhouette trop fine ni de son visage qui semblait presque artificiel. C’était Seraphina, la soigneuse.

Parmi toutes les formes de magie, celles dédiées à la guérison étaient les plus ouvertes : les écoles de guérison acceptaient volontiers tout élève désireux d’apprendre et cherchaient activement de nouveaux adeptes. La magie curative était vitale pour les aventuriers. Une guérisseuse talentueuse était toujours la bienvenue dans une équipe.

Seraphina avait d’abord exercé comme soigneuse indépendante, jusqu’à ce que Lutwidge la remarque et l’intègre à une expédition des Chevaliers Royaux de Mactarode. C’est là qu’elle avait rencontré Arwin, et la jeune femme lui avait fait forte impression. Après la chute du royaume, apprenant qu’un donjon restait à conquérir, elle s’était portée volontaire pour rejoindre le groupe avec l’approbation de Lutwidge.

Arwin, la Princesse Chevalier Ecarlate, Virgil le guerrier, Clifford le mage, Seraphina la soigneuse, et Ralph pour compléter l’ensemble : telle était la composition actuelle d’Aegis.

Il m’arrivait, à intervalles réguliers, de chercher l’occasion de discuter avec eux, histoire de me tenir au courant.

Puisque je ne pouvais pas les accompagner dans le danger, ils étaient les seuls capables de protéger Arwin. Je devais savoir tout ce qu’il était possible d’apprendre sur eux, leur caractère, leurs capacités, et la manière dont Arwin s’en sortait là-dessous. Parfois, je buvais avec trois d’entre eux, parfois tête à tête avec un seul.

Le seul avec qui je n’avais encore jamais partagé un verre, c’était Ralph. Il refusait toujours, ce crétin.

— Tu t’inquiètes pour rien. Si tu te fais autant de souci pour elle, t’as qu’à venir avec nous, lança Virgil sur un ton moqueur.

— Peut-être bien que je le ferai un jour, répondis-je en riant.

— On parle de Matthew, rappela Clifford. — Il serait même pas fichu de battre un gobelin.

— Au moins, on ne s’ennuierait pas. Il ferait un divertissement parfait pendant nos pauses, ajouta Seraphina.

Leurs plaisanteries suffisaient à prouver à quel point ils méprisaient mes capacités, mais cela m’allait très bien. C’était toujours mieux que d’être méprisé comme l’homme entretenu et insupportable qui vivait aux crochets de la princesse. Partager un verre avec eux me servait justement de rempart contre cette image. Tout ce que je voulais, c’était m’assurer qu’ils se concentrent sur la conquête du donjon et leur rôle au sein de l’équipe, plutôt que de perdre leur temps à vouloir m’éliminer, comme un certain oncle que je connaissais.

— Et cette fille, alors ? À première vue, Noelle a l’air d’avoir un sacré niveau.

Je ne manquai pas de remarquer la tension qui s’abattit aussitôt sur la table.

— Elle a du talent, c’est certain. Elle est petite, mais elle sera d’une grande aide au combat, dit Virgil.

— En effet. Je lui donnerais presque la note maximale pour ses compétences contre les monstres, renchérit Clifford.

— Et puisqu’elle connaît personnellement Arwin, je pense qu’on peut lui faire confiance, ajouta Seraphina en hochant la tête.

— Et c’est la nièce du Seigneur Lewster. Je parie qu’elle fera de grandes choses pour le groupe. J’en suis même sûr, dis-je.

Un silence tomba aussitôt. L’atmosphère se fit plus lourde encore.

Pour détendre un peu l’ambiance, j’ajoutai :

— Mais bon, elle a précisé que c’était sa première fois dans le donjon, en tant qu’aventurière.

— Ouais, c’est bien ça le problème, fit Virgil, saisissant l’occasion d’exprimer ses doutes. — Et puis, elle est si jeune. Elle a passé sa vie à se battre dans les montagnes. Elle n’a pas l’air de comprendre grand-chose à la vraie vie.

— Je comprends qu’Arwin lui fasse confiance, reprit Clifford, — mais trop de confiance finit toujours par jouer des tours.

Ils tenaient leur nouveau sujet de discussion. Peu à peu, ils se mirent à vider leur sac, accumulant les reproches à l’encontre de Noelle.

Exactement comme je m’y attendais. Restait à voir ce que j’allais faire de tout ça dans les jours à venir.

 

Le lendemain, Aegis se rendit au donjon avec Noelle à ses côtés. Leur plan consistait à travailler la coordination dans les premiers étages et à s’habituer avant de descendre plus bas.

Les problèmes ne tardèrent pas à se manifester.

— Noelle ne s’entend pas avec les autres, dit Arwin, frustrée, un matin au petit-déjeuner, quelques jours après leur retour du donjon. — Elle ne parle presque pas avec eux. Au début, je la voyais échanger sur toutes sortes de sujets, mais, au fil du temps, elle est devenue de plus en plus réservée, et le dernier jour, je ne l’ai pas entendue prononcer un seul mot.

Ils n’avaient pas perdu de temps, à ce que je vois.

— Et ce n’est pas tout. Depuis le départ du Seigneur Lewster, j’ai l’impression que le groupe ne discute plus autant. Quand on descend dans le donjon, il y a comme une mauvaise ambiance. C’est vraiment désagréable. Et je ne comprends pas d’où vient le problème.

Elle posa la tête dans ses mains, les coudes sur la table, un comportement peu convenable. Le repas est censé être un moment animé, et non de tension. Ça gâche le goût des plats.

— C’est simple, dis-je. — Le problème, c’est qu’Aegis n’est pas ton équipe.

Sa tête se redressa brusquement. Ses yeux s’écarquillèrent de surprise.

— Le véritable chef du groupe, c’était Lutwidge. C’est ce vieil homme qui a créé Aegis.

Celui qui, en réalité, tenait les rênes du groupe, exploitant la reconstruction du royaume et la lueur d’espoir qu’incarnait Arwin pour rallier les autres, c’était lui. D’après ce que je savais, il gérait tout l’aspect stratégique : la négociation des prix, le réapprovisionnement en fournitures, la logistique. Arwin, elle, se contentait de fixer les grandes directions et de donner des ordres. C’était en partie parce qu’elle restait une princesse sans grande expérience du terrain, bien sûr. C’était aussi Lutwidge qui avait rassemblé les membres d’Aegis. C’est pour ça que je ne l’avais pas tué quand j’en avais eu l’occasion. Je n’en avais pas eu le cœur.

— Et c’est pour ça que personne ne t’a écoutée quand tu as cherché à recruter de nouveaux membres l’an dernier. Parce que le véritable chef du groupe s’y opposait.

Au moins trois d’entre eux devaient une faveur à Lutwidge, d’une manière ou d’une autre. Difficile, dans ces conditions, de contester ses décisions.

Arwin eut soudain l’air contrariée, manifestement replongée dans le souvenir de cette impuissance.

— Jusqu’à présent, tout fonctionnait bien, c’est pourquoi je n’ai jamais rien dit. Il valait mieux ne pas toucher à l’équilibre en place.

Dans certaines équipes, tout le monde était sur un pied d’égalité. Dans d’autres, un seul homme détenait le contrôle, utilisant les autres comme les membres de son propre corps. L’essentiel, c’était que l’organisation fonctionne. Il n’y avait pas de modèle parfait.

— Maintenant que Lutwidge est parti, chacun essaie de combler le vide qu’il a laissé. Tous veulent devenir le nouveau Lutwidge.

Virgil, le guerrier, était désormais le plus âgé du groupe. Il exerçait davantage d’influence, tentant de s’imposer comme meneur.

Clifford, le mage, cultivé et intelligent, le prouvait en contredisant systématiquement les autres pour imposer ses opinions.

Seraphina, la guérisseuse, connaissait Arwin depuis plus longtemps que tous les membres du groupe, et elle essayait de se servir de cette confiance comme d’une arme contre les autres. Mais depuis l’arrivée de Noelle, elle craignait de perdre le peu de prestige qu’elle avait acquis.

Aucun des trois, toutefois, ne constituait un véritable remplacement. Le paladin puceau excellait dans son domaine : il avait de l’expérience, de nombreux contacts, et c’était un homme accompli.

Assez, en tout cas, pour engager des aventuriers afin de se débarrasser de cet insupportable homme entretenu qui ruinait ses plans.

— Les trois occupent des positions équivalentes. Chacune doit repousser les deux autres, ce qui maintenait un équilibre précaire. Et maintenant, la nièce s’en mêle.

Bien qu’elle soit toute nouvelle au sein du groupe, et une aventurière sans la moindre étoile, Noelle tentait de prendre la place de Lutwidge simplement parce qu’elle était sa nièce. Évidemment, ceux qui avaient tant vécu aux côtés d’Arwin ne pouvaient que mal le prendre.

— Pour le moment, ils réagissent de manière assez puérile, mais avec le temps, la situation va empirer. Si tu comptes intervenir, c’est le moment.

Et si les choses empireraient, cela mènerait à des querelles internes dans le groupe.

— Alors, devrais-je faire comme le Seigneur Lewster et donner moi-même tous les ordres ?

— Je ne ferais pas ça, répondis-je en secouant la tête. — Chacun a ses forces et ses faiblesses. Gérer les comptes et marchander avec les commerçants, ce n’est pas ton genre. Je crois même te l’avoir déjà dit : tu ne devrais pas essayer de tout porter sur tes épaules.

Les héros charismatiques restaient des héros parce qu’ils ne faiblissaient pas. Si elle s’efforçait de prendre en main des tâches qu’elle ne maîtrisait pas, elle finirait par commettre des erreurs. Ce ne ferait qu’attiser l’ambition des autres, qui se battraient pour le commandement afin de redresser le navire. Ce que les gens attendaient d’elle, ce n’était pas la gestion ou la comptabilité. Ils voulaient une meneuse dotée d’une compétence absolue, capable de tenir la barre.

— Alors, que devrais-je… ?

Elle enfouit de nouveau sa tête entre ses mains. Je n’avais aucune envie de lui donner des conseils. Il valait mieux éviter. L’avenir du groupe ne devait pas dépendre des caprices d’un homme entretenu qui n’en faisait même pas partie. Si cela venait à se savoir, les autres perdraient confiance en Arwin, et l’équipe finirait par se disloquer.

C’était précisément ce que Lutwidge avait tenté d’empêcher. Voilà pourquoi j’avais toujours évité de donner des conseils directs sur l’aventure ou la gestion d’un groupe. Mais Lutwidge n’était plus là. Et ceux qui restaient ignoraient leur capitaine pour se précipiter sur la barre du navire Aegis, sans même regarder la carte ni la boussole. Un tel navire finirait par s’échouer sur les récifs ou couler, à supposer que les pirates ne s’en chargent pas avant.

— …Je suis un échec, murmura Arwin en passant ses doigts dans ses cheveux. — Je suis encore bien loin d’être l’Arbre de Cameron.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Un grand arbre qui se trouvait dans la cour du château.

Elle m’expliqua qu’il avait été planté là en mémoire de la fondation du royaume de Mactarode, et qu’il existait depuis des siècles.

Chaque printemps, ses immenses branches se couvraient d’une profusion de fleurs blanches. Quand il pleuvait, son feuillage dense empêchait l’eau d’atteindre le sol, et son tronc massif offrait un abri contre le vent. Une fois l’hiver glacial passé, les fleurs revenaient toujours.

— On pouvait le voir clairement depuis l’extérieur du château, ajouta-t-elle avec douceur. — Les habitants attendaient sa floraison chaque année. Il était comme un symbole de Mactarode lui-même.

Son regard s’était perdu au loin, chargé de souvenirs. Nul doute qu’elle revoyait les paysages de son enfance.

— Je voulais être comme l’Arbre de Cameron, dit-elle. — Protéger le peuple et gagner son affection. C’est pour cela que j’ai appris à manier l’épée.

— Tu fais déjà de grandes choses.

Arwin secoua la tête.

— Quand j’avais huit ans, je voulais devenir forte. J’ai enterré l’épée courte que mon père m’avait offerte au pied de l’arbre. Je m’étais dit qu’après dix ans, si j’étais devenue un grand chevalier, je m’en servirais pour combattre tout ce qui tourmenterait mon peuple.

— Et qu’est-il arrivé ?

Elle m’adressa un sourire ironique.

— Nous avons été attaqués par une horde de monstres avant que ces dix années ne s’écoulent.

Mactarode était tombé. En un instant, Arwin avait perdu ses parents et son foyer.

— Cette épée est donc toujours enterré sous les racines de l’arbre ?

— À moins qu’il n’ait été piétiné par les monstres. Quand j’étais enfant, la terre était trop dure pour que je puisse creuser profondément.

— …

— L’Arbre de Cameron a sûrement été renversé par les monstres… ou dévoré par ces derniers. J’aurais dû emporter une de ses branches pour m’en souvenir.

— Cet arbre, quel qu’il soit, n’a pas commencé géant non plus. Il lui a fallu du temps pour étendre ses branches. Ce sera pareil pour toi.

— Tu le penses vraiment ?

— Je ne serais pas ici si ce n’était pas le cas.

— Mais le problème est déjà là. Et mon temps est compté. Que devrais-je faire… ?

Elle enfouit de nouveau sa tête entre ses mains.

Le visage de la belle chevalière, même empreint de tristesse, restait d’une grâce douloureuse à voir. J’avais été témoin d’innombrables querelles de pouvoir, depuis mes années de mercenaire jusqu’à mes jours d’aventurier. Parfois, j’avais été pris dans des disputes stupides ou des sabotages internes. D’autres fois, les choses s’étaient arrangées, menant à des issues positives. On ne m’appelait pas le Dévoreur de géants uniquement pour ma violence.

— Elle veut être la chef ? Alors, laisse-la faire.

 

 

Ce soir-là, je me rendis en ville. Arwin m’ignora délibérément, pensant que j’allais encore fréquenter un bordel, mais j’avais autre chose en tête.

Je vous le jure.

J’arrivai devant une auberge à trois étages appelée les Cinq Moutons. Le rez-de-chaussée abritait la taverne, tandis que les deux étages supérieurs offraient des chambres privées. Beaucoup d’aventuriers fréquentaient l’endroit chaque jour, sa proximité avec la Guilde des Aventuriers en faisant un lieu pratique. C’était aussi là que logeaient tous les membres d’Aegis, à l’exception d’Arwin.

J’aurais adoré m’asseoir un moment avec les trois idiots en compagnie de Ralph qui troublaient la tranquillité de Son Altesse, mais j’étais venu pour autre chose aujourd’hui.

Je perdis un peu de temps à profiter d’un verre à la taverne, et il ne fallut pas longtemps avant que la personne que j’attendais n’apparaisse, débarrassée de ses grands gantelets et de sa cape.

— Salut, Noelle, lançai-je dès qu’elle descendit les marches.

Elle afficha une expression d’un profond déplaisir.

— Tu n’as pas encore dîné, n’est-ce pas ? Je pensais qu’on pourrait partager un repas et finir sur de meilleures bases. C’est moi qui régale.

— Je refuse, répondit-elle aussitôt, avant de se détourner.

Quelle froideur.

— Allons, ne sois pas timide. J’aimerais mieux m’entendre avec vous tous, tu vois. Je bois souvent un verre avec les autres, et j’ai même partagé une tournée avec ton oncle, une fois.

C’était vrai. J’avais bu un verre et m’étais aussitôt éclipsé.

— S’il te plaît ? J’aimerais en savoir plus sur la vie d’Arwin autrefois. Et toi, tu ne veux pas savoir ce qu’elle fait ces temps-ci ?

— …

— Je te promets que je ne prépare rien de louche. On peut s’asseoir ici, dans la taverne, ou ailleurs, comme tu veux. Et si le dîner ne te tente pas, on se contentera d’un verre.

— …Très bien.

À cette heure, de plus en plus d’aventuriers revenaient du donjon. Toutes les tables étaient prises, alors nous nous installâmes côte à côte au comptoir. Je passai un menu à Noelle, assise à ma gauche.

— Qu’est-ce qui te ferait plaisir ? Je te recommande le vin d’ici. Ne prends surtout pas la bière. Entre nous, elle ne vaut guère mieux que de la pisse de cheval. Par contre, le rhum n’est pas mauvais.

— De l’eau, répondit-elle fermement.

Soit elle ne tenait pas l’alcool, soit elle préférait rester prudente. Cela dit, il valait mieux quelqu’un d’aussi vigilant pour veiller sur la sécurité d’Arwin.

Pour ma part, je commandai un verre de rhum.

— Pourquoi m’avoir invitée ? demanda Noelle après une gorgée d’eau.

— Comme je te l’ai dit, pour l’amitié. Je crois qu’il y a un malentendu entre nous. Je veux simplement éclaircir les choses.

— Je t’assure qu’il n’y a aucun malentendu. Sans cette invitation, je n’aurais jamais rien eu à faire avec toi, répondit-elle en faisant la moue, refusant de croiser mon regard.

— Vraiment ?

— Oui.

— Et ce n’est pas parce que ton oncle t’a ordonné de venir ici pour me trancher la gorge ?

Elle tourna la tête dans ma direction. L’effort en valait la peine.

— Je parle par intuition. Ton oncle donnerait facilement un ordre pareil. Quand tu es passée plus tôt à la maison, j’ai cru que c’était ce que tu allais faire.

Pourtant, Ralph l’accompagnait, pour une raison inconnue. Il n’était en rien taillé pour l’assassinat. Au mieux, il aurait servi de bouc émissaire pour porter le chapeau après m’avoir tué.

— Tu n’as pas l’air d’avoir l’intention de me tuer. Mais ton hostilité est plus que manifeste. Je suis curieux de ce contraste. C’est pour ça que je t’ai invitée.

Les yeux de Noelle se plissèrent. Elle parut abasourdie, mais aussi plus méfiante que jamais.

— Qui es-tu ?

— Ton oncle ne t’a rien dit ? Je suis l’homme le plus beau du royaume, et également l’homme entretenu de la princesse. Tu sais ce qu’est un homme entretenu ?

— Oui, je sais ce que c’est ! répliqua-t-elle sèchement.

Elle avait sans doute appris ce terme en même temps que mon identité.

— Tu es l’ennemi des femmes.

— Moi, je me considère comme leur allié.

Plusieurs comprenaient ma position, comme Arwin. Mais d’autres dames me détestaient profondément. Il y eut même une aventurière qui brandit son arme et me poursuivit avec. Celle-là hantait encore mes rêves.

— Mais pourquoi fais-tu ça ? Pourquoi ne trouves-tu pas un travail ?

— Parce que je n’en ai pas envie. C’est une corvée.

— Je ne sais pas de quelle religion tu es, mais tous les dieux que je connais disent que le travail est une vertu…

— Je crains qu’il ne faille invoquer un démon si tu veux que je me mette à bosser.

La dernière chose que je voulais en buvant, c’était un sermon théologique. D’ailleurs, il n’y avait qu’une seule déesse en laquelle je croyais.

— Alors, c’est quoi ? Tu veux ma tête ou non ?

Noelle hésita, regardant la surface de l’eau dans son verre qui tremblotait.

— …Je reconnais que le sujet a été évoqué.

Je m’y attendais. La prochaine fois que je verrais le Seigneur Lewster, j’allais lui fourrer des cailloux dans le cul. Quel genre d’oncle ne révèle pas l’identité véritable de la personne qu’il veut voir assassinée ? Peut-être était-ce la preuve de l’efficacité de mes menaces. Ou peut-être supposait-il que, avec l’habileté de Noelle, cela n’aurait aucune importance. Ou encore que si elle entendait le nom de Dévoreur de géants, elle en serait intimidée et échouerait dans sa mission.

— Mais je ne pouvais pas dire s’il était vraiment juste de t’exécuter ou non.

Elle glissa la main dans sa poche et sortit une lettre qu’elle posa sur le comptoir.

— Ceci vient de Son Altesse.

C’est vrai, elle avait mentionné qu’elles correspondaient par écrit.

— Elle m’a envoyé plusieurs lettres après s’être installée ici. Les mots eux-mêmes parlaient d’un avenir sans heurts et d’aucune difficulté, mais d’après son écriture, il était clair que la réalité en était toute autre.

Il serait vraiment temps qu’Arwin abandonne ce stoïcisme de façade, pour son propre bien.

— Cela m’inquiétait. Je voulais venir ici dès que possible, pour l’aider. Avant que les choses ne dégénèrent vraiment.

Je bus une gorgée de rhum. Les émotions ardentes qui m’envahissaient faillirent se transformer en paroles, mais je les gardai au fond de la gorge.

— Puis elle a changé de nouveau, reprit-elle, — il y a environ un an. Elle me semblait redevenue la princesse que je connaissais : vive, fiable et admirable. La princesse que nous aimions tous.

— Et c’est à peu près à l’époque où elle a commencé à vivre avec moi, fis-je remarquer.

Noelle hocha la tête.

— Elle a parlé de toi dans ses lettres.

— Qu’elle était folle amoureuse du fort, beau et viril Matthew ?

— Que tu étais vulgaire et sans gêne qu’un langage et un caractère grossiers t’habitaient, et que tu étais un bon à rien paresseux.

— Wow, c’était vraiment nécessaire de le rajouter ?

C’était pire encore que ce que Lutwidge avait dit à mon sujet.

— J’ai eu l’impudence de lui demander l’autre jour : « Pourquoi gardez-vous un homme pareil ? » Elle a répondu : « Parce que Matthew est pour moi une corde de survie si précieuse qu’il en vaut la peine. Alors j’espère que tu me feras confiance et que tu auras foi en lui aussi, Noelle. »

— …

Elle n’hésita pas une seconde à proférer ce genre de confidences embarrassantes. Pourquoi faisais-tu cela, Princesse ? J’eus l’impression de pouvoir pleurer.

— Je suis venue pour Son Altesse. Ce n’était pas pour Mactarode ni pour son peuple, mais pour la princesse elle-même.

Noelle n’était pas la meilleure oratrice. Elle choisissait souvent ses mots lentement et avec soin, mais cette phrase-là sortit sans la moindre hésitation.

— Si tu étais la raison pour laquelle Son Altesse est redevenue meilleure, et que ta présence lui est nécessaire, alors je ne peux pas te tuer.

— Et c’est pour ça que tu as essayé de me soudoyer avec de l’argent ? Pour tester mon caractère ?

Noelle hocha la tête.

— Et si j’avais accepté l’argent ?

— J’aurais alors accompli la mission clandestine que mon oncle m’avait confiée. Après t’avoir torturé pour extraire la vérité sur tes intentions.

Il n’y avait aucune raison de garder près d’Arwin quelqu’un qui se laisserait acheter. Elle m’éliminerait donc avant qu’un scandale n’éclate.

Je commençais à comprendre son point de vue.

— Je vois. Tu sais, je t’aime bien, dis-je en lui tapotant l’épaule. —J’admire ta loyauté et ta détermination. Je pense qu’on s’entendra. Prends un verre, j’insiste. Nous avons beaucoup à nous dire.

Elle pouvait être obstinée et irascible, mais sa loyauté était authentique. Je pouvais compter sur elle pour garder Arwin en sécurité dans le donjon. Pour l’instant, elle avait ma confiance. Si seulement elle s’entendait avec les autres du groupe, ce serait parfait. Mais avec le temps et quelques verres, je pourrais lui apprendre ce qu’être un aventurier signifiait vraiment.

Noelle fit la grimace en avalant le petit verre de rhum que je lui avais servi. Au bout de quelques instants, elle se pinça le nez, puis avala cul-sec le shot.

— …Et voilà le résultat.

Elle était complètement cuite, adossée contre mon bras. Ce n’était probablement pas seulement une question de sensibilité à l’alcool, c’était sans doute sa première fois. Même elle n’avait sans doute pas prévu d’être assommée à ce point. Elle remua un peu en murmurant quelque chose.

Un parfum de pêche flottait et chatouillait mes narines. Son visage endormi était mignon, presque enfantin.

— Bon, et maintenant je fais quoi ?

Autrefois, je l’aurais portée jusque dans ma chambre pour que nous profitions du reste de la soirée ensemble, mais je n’avais plus la force pour ça. De plus, ce ne serait pas judicieux d’embarrasser l’un des compagnons d’Arwin. Ce serait probablement fatal, en plus d’être immoral.

Il valait sans doute mieux la réveiller maintenant. Je tournai la tête vers elle, mais à cause de la différence de taille, je la regardais d’en haut. La poitrine bien dessinée de Noelle se soulevait et s’abaissait au rythme de sa respiration. À travers le pli de son vêtement, je distinguai presque ce que je n’aurais pas dû voir.

— Hmmm.

Avec précaution, pour ne pas la réveiller, je passai le bras de l’autre côté et crochetais du doigt l’ourlet de son haut pour le remettre en place.

Eh bien, voyons ça. Très jolie couleur, en plus. Peut-être était-elle encore vierge.

— Il vaudrait mieux que je la prévienne de faire attention ici. On ne voudrait pas que des hommes étranges profitent d’elle.

— C’est exactement ce que je pensais.

Des perles de sueur me couvrirent aussitôt le front.

— Je devrai la mettre sévèrement en garde pour qu’elle ne se laisse pas séduire par un homme vulgaire, sans gêne, à la langue sale, au tempérament tordu, fainéant et dépravé.

Je me retournai d’un bond. La princesse chevalier en personne se tenait là, un sourire aux lèvres.

— N’est-ce pas, Matthew ? dit-elle en s’asseyant à ma droite avant de croiser les jambes avec audace.

— Eh bien, tu vois…

Je retirai mon doigt et déposai prudemment la tête de Noelle sur le comptoir pour éviter de la réveiller.

— Je comprends ce que tu veux dire. Mais je ne ferai pas l’erreur que tu imagines. Ce n’est pas ce que tu crois. Il y a un malentendu, voilà tout. Parlons-en calmement, on clarifiera la situation.

— Très bien. J’aimerais en savoir davantage sur la façon dont tu n’étais pas en train d’attenter à la pudeur d’une précieuse sœur d’arme.

Elle attrapa mon col et le tira brusquement vers le haut.

— La nuit sera longue. Prépare-toi, tu ne vas pas dormir.

J’aurais préféré entendre cette phrase dans un contexte plus romantique.

 

 

— Et voilà, le problème majeur est réglé.

Quelques jours plus tard, Arwin revint du donjon avec un sourire de soulagement.

Je lui avais suggéré une répartition des tâches. Autrement dit, traiter chaque membre du groupe comme le chef d’un domaine particulier.

Négociations, intendance, commandement, petits travaux. Des rôles trop flous engendraient des querelles. En confiant à chacun des responsabilités claires, on les gardait occupés. S’ils voulaient leur propre territoire, autant le leur donner.

En répartissant les responsabilités entre les membres, on permit aussi à leurs domaines de prédilection de s’épanouir. En supervisant une tâche précise et en défendant leur territoire, chacun assouvit son désir de reconnaissance. Ils commencèrent à davantage communiquer et à mieux coordonner leurs actions.

— C’est grâce à toi. Je t’en suis reconnaissante.

— Je suis content de l’entendre.

Ils étaient de vrais rustres d’ingratitude, responsables d’avoir tourmenté Son Altesse pour des broutilles. Cela avait gâché un bon dîner. Ma soupe aux herbes et mon poulet à la sauce verte étaient une spécialité. Je n’avais pas besoin qu’on la rende amère.

— Mais il semble qu’il reste encore quelques frictions.

— Ça ne m’étonne pas.

Ce n’était qu’une mesure provisoire. Les sentiments territoriaux conduisaient à l’exclusion. Tant qu’ils ne discuteraient pas franchement, ils ne se comprendraient pas vraiment.

— Qu’est-ce que tu ferais dans ce genre de situations ? demanda-t-elle.

— Me battre.

Je ne plaisantais pas. Dans le monde des aventuriers, la loi du plus fort régnait. La manière la plus rapide d’évaluer le niveau de quelqu’un et de lui montrer ma force était d’en venir aux poings. Nul ne se risquait à violer le territoire d’un adversaire puissant. Si l’on démontrait par la force que s’attaquer à nous entraînerait une sanction immédiate, les gens étaient moins enclins à nous manquer de respect, et parfois même nous respectaient. Ceux qui devenaient aventuriers adoraient la force. Les autres membres du groupe étaient pareils.

Je m’étais battu souvent lorsque j’étais aventurier. Chaque fois que des types vantards de leur force, comme des combattants ou des épéistes, rejoignaient le groupe, je les provoquais en duel amical. Parfois, ils me précédaient. Si je ne les aimais pas, je les écrasais. Selon la personne, je faisais parfois preuve d’indulgence et leur laissais faire bonne figure. Mais je ne perdais jamais. La seule fois où j’avais utilisé toute ma force et terminé sur un match nul, c’était contre ce nain barbu.

— Prends un bâton ou quelque chose, et fouette-les tous. Punis-les, et ils sauront qui est leur maître. Tu peux faire ça, non ?

Même la jeune Noelle lui avait juré fidélité après l’avoir battue en combat.

— Cela pourrait marcher avec Virgil, concéda-t-elle, — mais je ne crois pas que cela fasse effet sur Clifford ou Seraphina.

— Peut-être pas.

Les types intelligents comme eux avaient tendance à être fiers et obsessionnels. Ils faisaient mine de coopérer, mais au fond, ils nourriraient une rancune pendant cent ans.

— Ensuite, le mieux serait…

Ma proposition fut interrompue par un coup frappé à la porte.

— Votre Altesse, il y a un problème. Votre Altesse !

C’était Ralph. Au milieu de la nuit. D’ordinaire, les escapades de minuit devaient rester discrètes.

— Qu’y a-t-il, gamin ? T’as attrapé une maladie ? C’est pour ça que je te dis sans cesse de bien choisir tes maisons closes…

J’ouvris la porte, mais Ralph n’entendit pas mes railleries et se précipita vers Arwin, l’air affolé. Il semblait complètement hors d’haleine.

— Virgil et les autres… se battent… avec des voyous…

 

C’était le genre de choses qui arrivaient tout le temps. Ils avaient bu au Tréant Vagabond, un pub près de la Guilde des Aventuriers, lorsqu’un petit malfrat les avait accostés pour une histoire stupide. Comme les aventuriers ne devaient pas provoquer de scandales avec des civils, quelques imbéciles aiment s’éprouver en les provoquant.

Bien sûr, aucun aventurier n’était assez saint pour tendre l’autre joue et sourire après s’être fait frapper, il ferait un bien piètre aventurier en agissant ainsi. Ces abrutis ne comprenaient simplement pas qu’un aventurier pouvait très bien riposter. Et, de toute manière, difficile de prétendre que celui qui provoquait pour des broutilles était un citoyen innocent.

Une fois la bagarre lancée, c’était fini. Les plus malins laissaient le voyou porter le premier coup, puis le lui rendaient dix fois plus fort. La plupart du temps, cela suffisait à les faire détaler la queue entre les jambes. Mais parfois, ces types avaient derrière eux des soutiens un peu plus sérieux.

Ceux-là lâchaient souvent, d’un ton lourd de sous-entendus : « Je vois que vous avez déjà croisé mes hommes ». Si on leur payait une tournée, en général ça calmait tout le monde. Mais si on allait jusqu’à frapper ces gars-là, alors les choses se compliquaient vraiment.

Ils revenaient avec tous les membres de leur organisation, prêts à faire connaissance.

Le vrai problème, c’était leur nombre. Ils devenaient dangereux si on se mettait à dos leur groupe. On pouvait en battre un facilement, mais si une bonne trentaine arrivait, les chances étaient clairement contre nous. Ils nous immobilisaient et nous ligotaient. Une fois que c’était fait, on était fini. Ils  nous tabassaient, puis nous traînaient jusqu’à leur repaire, où ils pouvaient faire ce qu’ils voulaient de nous.

— Qui les a attrapés ?

— Les Oiseaux de Proie.

— Ah, merveilleux.

En façade, ils tenaient un commerce de sel, mais en réalité c’était une organisation criminelle qui contrôlait le sud-est de la ville. Leurs revenus venaient principalement de la contrebande, des jeux illégaux et de la protection. Ils étaient réputés pour leur agressivité, et une foule de leurs sbires étaient de vrais chaudasses en quête de bagarre. Ils m’avaient bastonné à plusieurs reprises et m’avaient dépouillé de mes rares pièces.

— Au début, il n’y en avait que quelques-uns, mais ensuite un homme nommé Oswald est arrivé avec une vingtaine d’autres. C’est là que le groupe de Virgil s’est fait prendre.

Oswald était l’un des lieutenants des Oiseaux de Proie. C’était un homme féroce d’une cinquantaine d’années. Il commençait à perdre ses cheveux. Et les restes de sa chevelure et de sa barbe étaient blancs, mais sous ses sourcils broussailleux, ses yeux étaient sombres et perçants.

— Qu’est-ce qu’ils réclament ?

S’il ne s’agissait que d’un meurtre, Ralph ne se serait pas enfui en pleine nuit. C’était un messager.

On l’avait probablement forcé à accomplir l’impossible, et, à court d’options, il n’avait plus trouvé d’autre recours que de venir ici, désespéré.

D’une voix abattue, Ralph avoua :

— La tête de Son Altesse.

— Ridicule.

Trois imbéciles contre la vie d’Arwin, ce n’était guère un échange équitable.

— Ne pourrions-nous pas demander à la Guilde d’intervenir ?

— Bien sûr que non.

Ralph était d’une naïveté touchante sur ce point. La Guilde des Aventuriers détestait se mêler de querelles, surtout lorsqu’elles impliquaient des truands. Trop d’ennuis pour trop peu de profit. Ils ne se mettraient jamais en première ligne pour ça. On ne pouvait donc pas demander l’aide de Dez.

— Il faut simplement les oublier, Arwin. Ils n’ont pas eu de chance. Demande de l’aide au Seigneur Lewster, il t’enverra peut-être une nouvelle écurie de compagnons.

— Ça n’arrivera pas. répliqua Arwin en se levant. — Je vais régler ça.

Elle comptait aller les retrouver. Mieux valait pourtant laisser tomber. Mais elle était têtue, toujours.

— Je viens avec toi, dis-je à contrecœur.

Ralph fit une moue.

— N’y mets pas les pieds. Ce n’est pas de ton ressort.

— Connais-tu mieux les bas-fonds de cette ville que moi ? Parce que si c’est le cas, je m’inclinerai.

Si le reste d’Aegis s’y connaissait autant, ils ne se seraient pas mis dans un tel pétrin. La plupart des aventuriers qui passaient leur temps au donjon étaient peu au fait des détails de la ville d’en haut, pas seulement le groupe d’Arwin.

— Tu veux dire que tu en sais plus que nous ? exigea-t-il.

— Oui, peut-être bien.

Depuis que j’étais arrivé, je m’étais montré proactif pour récolter ce genre d’informations. M’impliquer avec les mauvaises personnes, et c’était fini pour moi. Il suffisait de s’approcher des anciens et de les amadouer autour d’un verre. Ils racontaient alors toutes sortes d’anecdotes et de vantardises. C’est ainsi que j’avais appris beaucoup sur le fonctionnement des ruelles sombres de la ville. Ça m’avait aussi permis de flairer les endroits où l’on trafiquait de la drogue.

— Je ne serai pas un poids. Considère-moi comme un conseiller.

— Comme tu voudras.

Quel sale gosse prétentieux. Ce n’était même pas lui le chef.

Je supposai qu’ils les avaient emmenés au repaire, mais il affirma qu’ils étaient encore au pub. Ils étaient entourés d’une bande de voyous, attendant l’arrivée de la princesse. Pour ma part, j’aurais volontiers souhaité qu’ils se mordent la langue et meurent. Cela nous aurait évité bien des tracas.

— Par ici.

Comme un petit chien guide, Ralph ouvrait la marche. Arwin le suivait à quelques pas, soucieuse. Elle n’avait pas eu le temps d’enfiler son armure. Elle portait ses vêtements ordinaires, avec seulement son épée et sa cape.

Je marchai à ses côtés et lui soufflai à l’oreille :

— Tu as une idée pour régler cette affaire ?

— Non.

— Je m’en doutais.

— Qu’est-ce que tu me conseilles ?

— Si l’argent peut arranger ça, c’est la solution la plus simple. Mais je crois qu’on a déjà dépassé ce stade.

Les aventuriers et les truands avaient beaucoup de points communs : des hors-la-loi, enclins à la violence, soudés par le groupe, obsédés par l’honneur et la fierté. Si l’on apprenait qu’Aegis s’était fait tabasser par des voyous et avait payé pour obtenir le pardon, leur réputation s’effondrerait. Tous les aventuriers les tourneraient en ridicule et les piétineraient.

— En tout cas, les Oiseaux de Proie en ont après toi. Ils te ciblaient depuis longtemps. Les autres se sont juste fait piéger.

Tout cela était trop bien organisé pour être un simple incident. Oswald était arrivé bien trop vite. Il avait attendu l’occasion d’atteindre la Princesse Chevalier Ecarlate et avait tendu un piège à ses compagnons.

— Ils en ont après ma vie ?

— Pas exactement.

Je doutais qu’ils veuillent vraiment la tête d’Arwin, même si la probabilité n’était pas nulle. S’ils avaient voulu la tuer, ils auraient eu bien plus de chances en l’attendant à la sortie du donjon.

— Je suppose que ce que leur chef veut, c’est ton nom… et ton corps.

Elle était de l’ancienne noblesse, la puissante et splendide Princesse Chevalier Ecarlate. Il y avait assurément un certain prestige à se rapprocher d’une telle femme. Naturellement, un homme comme Oswald voudrait passer une nuit avec elle. Il avait des maîtresses partout.

— On raconte qu’il est en rivalité ouverte avec le maître de la Guilde. Pour cette raison, il déteste les aventuriers.

Peut-être visait-il Arwin simplement pour rabaisser une figure célèbre de la Guilde.

— C’est absurde.

— Je suis entièrement d’accord, répondis-je en expirant.

Il devrait savoir que la princesse a déjà un homme pour la satisfaire.

Je contournai Arwin, posai mes mains sur sa taille et la tirai contre moi. Je posai ensuite mon menton sur son épaule, ma joue effleurant la sienne. Comme j’étais bien plus grand, je dus me pencher pour y parvenir. Un parfum doux me monta aux narines, et ses cheveux roux frôlèrent mon visage. C’était agréablement soyeux.

Elle rougit et m’envoya un coup de coude en plein visage. Ça fit un peu mal.

— Lâche-moi. Je ne peux pas marcher comme ça.

— Oh, pardon. Et comme ça, c’est mieux ?

Cette fois, je passai simplement un bras autour de ses épaules, la rapprochant juste assez pour que nos épaules se frôlent. Je ralentis le pas pour qu’on avance côte à côte sans gêne.

Arwin jeta un regard à ma main, puis jugea cela tolérable. Nous marchâmes ainsi, l’un près de l’autre. Le vent nocturne sifflait dans la rue.

— Tu as froid ?

— Non, ça va.

— On pourrait se rapprocher un peu, tu serais plus au chaud.

— Alors marche devant moi. Tu me couperas du vent.

— Ou bien, tu pourrais t’accrocher à mon dos ?

— Je ne verrais plus rien.

— J’ai une idée : on s’enlace face à face, et on marche de côté…

— Cesse de plaisanter ! s’emporta Ralph, qui attendait plus loin, visiblement agacé. — Cette situation n’a rien d’un jeu ! Si tu n’es pas capable de la prendre au sérieux, éloigne-toi !

— Je fais juste mon travail, petit. Je prends très au sérieux mes avances envers Arwin. D’ailleurs, il lui arrive même de me reprocher de ne pas lui accorder assez de contact physique.

— Imbécile.

Cette fois, le coude atteignit mes côtes.

Ralph se renfrogna, frustré, et reprit sa marche en avant à grandes enjambées. Sérieusement, il comptait vraiment laisser sa précieuse princesse derrière lui ? Ce garçon avait besoin de quelques leçons de discipline.

Je décidai de trouver un compromis en repassant mon bras autour de ses épaules pour marcher à sa hauteur.

— Alors, tu as un plan ? demanda-t-elle.

— Que dirais-tu d’une petite opération de séduction ?

— Répond sérieusement à la question.

Elle me pinça le dos de la main sans me regarder. Difficile de proposer un plan concret quand je ne savais même pas à quoi ressemblait l’ennemi dans ce cas précis.

— Les types d’en face ont trois des nôtres comme otages. Il sera difficile d’offrir quelque chose d’équivalent à leur valeur. Si on veut emprunter cette voie, il faudra sortir une sacrée somme. Et ça, c’est un problème.

J’avais quelques idées en tête, mais je ne pourrais en choisir une qu’une fois sur place. Bientôt, nous arrivâmes au Tréant Vagabond, où une foule de curieux s’était rassemblée. Les Oiseaux de Proie avaient dû les chasser de la taverne, car certains tenaient encore des bouteilles ou des assiettes. Ralph attendait devant la porte, l’air esseulé.

— Qu’est-ce que tu fais ? Entre. Tu peux passer le premier.

— Euh, eh bien… fit Ralph, hésitant.

Avait-il peur, après tout ce temps ? Pathétique.

— J’entre la première, dit Arwin en poussant la porte.

Ralph et moi la suivîmes.

Le rez-de-chaussée du Tréant Vagabond servait de salle commune, tandis que les chambres destinées aux aventuriers se trouvaient à l’étage. Des chandeliers fixés le long du mur de pierre diffusaient une lumière tremblante.

L’endroit était dans un état lamentable. Les tables en bois avaient été repoussées contre le mur, les chaises empilées n’importe comment. Seule une table restait au centre de la pièce, occupée par un homme à l’allure luisante : Oswald. Je l’avais déjà vu, donc je le reconnus aussitôt.

Autour de lui se tenait un groupe de subordonnés, aux visages fermés et menaçants. Et ligotés, assis par terre juste à côté, un trio d’imbéciles.

— Oh, bon sang, grommelai-je.

Debout, de l’autre côté de la table face à Oswald, se trouvait… Noelle.

— Noelle est déjà là…

Tu aurais pu nous prévenir avant.

Un sac rempli d’or trônait sur la table. On voyait clairement ce qu’elle essayait de faire.

Et il était tout aussi clair qu’Oswald n’appréciait pas la manœuvre.

— Cela vous convient-il ? Prenez tout ce que vous voulez, déclara Noelle, impassible face à l’homme renfrogné et intimidant qui lui faisait face. — Je reprends l’argent alors.

— Pas si vite, grogna Oswald en croisant les bras. — Nous ne sommes pas des mendiants, ici. Tu crois qu’il suffit de jeter quelques pièces et c’est fini ?

— Que pourriez-vous vouloir d’autre ? C’est bien ce que vous désirez, n’est-ce pas ?

Il y avait les motivations affichées, et celles qui étaient réelles. En vérité, ce qu’ils voulaient, c’était de l’argent. Mais ces types-là tenaient à leur réputation. Quand on leur mettait sous le nez la bassesse de leurs véritables intentions, leur orgueil les empêchait de l’admettre. Noelle n’avait sans doute pas imaginé la complexité de l’esprit d’un truand. Elle voulait simplement régler ce problème pour Arwin au plus vite, et cela se retournait contre elle de façon spectaculaire. L’argent ne pouvait plus rien arranger désormais.

— En temps normal, je n’aurais aucune raison de vous donner cet argent, mais le voilà. Profitez-en.

— Je vois que t’as de la répartie, ma jolie, ricana Oswald.

Il se tourna vers ses hommes et hocha la tête. Ceux-ci braquèrent aussitôt leurs couteaux sur les trois imbéciles ligotés.

— Quand on me parle sur ce ton, je n’ai plus le choix. On ne peut plus reculer, maintenant.

— Alors, que voulez-vous ? Cet argent ne suffit pas ? Combien dois-je vous payer pour que vous soyez satisfait ? Dépêchez-vous. Nous avons mieux à faire que de perdre notre temps avec des gens comme vous.

Oswald rugit et abattit ses poings sur la table. Il tenta de la renverser, mais elle ne bougea que d’un pouce. Noelle avait bondi dessus d’un seul élan et pointait déjà sa lame droit vers sa gorge. Une goutte de sueur glissa le long de son menton avant de tomber sur la lame. Les sbires dégainèrent leurs armes à leur tour. Mauvais signe. Tout allait finir dans le sang, et vite. Elle pourrait bien tuer Oswald, mais ses hommes auraient le temps d’abattre le trio avant que nous ne puissions intervenir.

— Ça suffit, déclara Arwin, incapable de supporter plus longtemps la tournure des événements.

Tous les regards se tournèrent vers nous. Enfin, vers Arwin.

— Abaisse ton arme, Noelle.

— Mais…

— C’est un ordre.

Noelle abaissa sa lame sans un mot, puis effectua un saut arrière pour descendre de la table.

À sa place, Arwin s’assit face à Oswald. Et bien sûr, c’est moi qui tirai la chaise pour elle.

— Veuillez excuser mon associée. Je suis venue en réponse à votre convocation. Je me nomme Arwin Mabel Primrose Mactarode.

— Merci pour cette présentation formelle. Je suis Oswald le Cirrocumulus, lieutenant des Oiseaux de Proie.

Le surnom sonnait plutôt élégant, mais son origine l’était beaucoup moins. Une fois qu’il se mettait à se battre, il ravageait tout autour de lui, ne laissant derrière que du sang et des lambeaux de chair. À l’automne, les nuages de type cirrocumulus annonçaient souvent la pluie et les tempêtes. Voilà pourquoi il avait choisi ce nom : il pleuvait et déchaînait la tempête partout où il passait.

— Je pense que vous voyez la situation. Vos hommes ont eu une petite altercation avec quelques-uns des nôtres. On en a pas mal qui sont blessés. Et ensuite cette fille arrive, nous insulte en balançant de l’argent, et met un couteau à ma gorge, en prime.

Il frappa la table d’un poing.

— Alors comment comptez-vous réparer ça ?

— Si vous voulez en venir aux mains, je n’y suis pas opposée, mais cela entraînera plus de victimes. Je suppose que vous souhaitez éviter la chose ? dit Arwin.

Elle me jeta un coup d’œil en biais. C’était à mon tour.

— Dans ce cas, j’ai une proposition. Je frappai des mains, attirant l’attention.

— Tout a commencé par une bagarre d’ivrognes. Vous ne pensez pas que régler ça de la même façon serait approprié ?

Je posai une bouteille sur la table.

— C’est une simple compétition. On se relaye à boire cul sec, et le premier qui tombe perd. Et si le perdant doit en plus payer l’addition, ça réglera proprement le différend, non ?

— Et tu penses que ça va restaurer notre honneur, mon mignon ?

Les yeux d’Oswald luisaient comme ceux d’un prédateur. C’était la première fois que j’échangeais des paroles avec lui, mais il savait qui j’étais. C’était effrayant. J’eus l’impression de pouvoir me mettre à trembler à tout instant.

— Cette fille nous a traités comme des mendiants. C’est un peu commode d’imaginer qu’on se satisferait d’une réponse pareille.

— Mais s’il y a encore des bagarres, cela veut dire plus de pertes. De plus, les gardes vont finir par intervenir. Ça ne nous arrange pas vraiment de tous finir en cellule.

— Tu crois que je vais me dégonfler pour quelque chose comme ça ?

— Peut-être que ça ne vous dérangerait pas, concédai-je, — mais je ne sais pas ce qu’en pense votre organisation dans son ensemble. Votre présence ou votre absence influera sur l’issue de la compétition.

Les Oiseaux de Proie avaient toujours été en conflit avec d’autres groupes comme les Loups Tachetés ou l’Alliance du Diable.

Et les guerres de territoire étaient constantes. Perdre un combattant redoutable comme Oswald ne pourrait qu’affaiblir leur position.

— Si essayer de gagner un peu d’argent de poche et de redorer votre honneur suffit à faire vaciller toute la structure de votre organisation, j’aurais tendance à dire que ça vous fait paraître assez pitoyable, non ?

Une lueur d’hésitation traversa les yeux d’Oswald. Je sentis que c’était ma chance et je me jetai dessus.

— Si nous gagnons, vous relâchez les trois types. Si nous perdons, vous faites ce que vous voulez d’eux : les vendre, les baiser, qui s’en soucie ?

Les imbéciles protestèrent, mais je les ignorai, évidemment.

— On devrait simplement assommer tous ces crétins. Pourquoi s’entêter sur cette compétition stupide ? grommela Noelle.

— Tu vois, mettre K.O. tous les méchants et laisser tout le monde vivre heureux à jamais, ça fonctionnait autrefois. Mais le public est plus exigeant, maintenant. Il lui faut un rebondissement, dis-je.

Dans une pièce de théâtre, nous les aurions vaincus et le rideau serait tombé, mais la vraie vie ne marchait pas ainsi. On s’en tirerait déjà bien si tout se limitait à quelques os cassés. Et s’il y avait un mort, cela tournerait à un enfer de représailles mutuelles. Oswald réfléchit un moment. Puis il déclara :

— Même si j’acceptais un concours de boisson… je pense qu’il nous faudrait une mise plus élevée, non ?

Et voilà. On y était.

— D’abord, la compétition sera entre moi et la princesse. Et si je gagne, elle devient ma femme. Qu’en dites-vous ?

Le sourcil d’Arwin se fronça.

— Vous voulez que je sois votre épouse ?

— J’ai déjà une épouse. Une fripée, que je me traîne depuis trente ans, ricana-t-il. Je parle d’une maîtresse. Une amante. Une petite distraction. Comme diraient les nobles distingués, une concubine. Et il faudra bien évidemment rompre avec ce gigolo.

Vraiment ?

— Si ça ne vous plaît pas, très bien. Ce n’est pas une obligation.

Je voyais très bien son intention. Il voulait reprendre la main en posant des exigences impossibles à accepter. Pas la peine de mordre à l’hameçon. J’avais l’intention d’ignorer sa proposition, mais Arwin ouvrit la bouche.

— Soit.

Je n’en crus pas mes oreilles.

— Euh… Arwin ?

— Vous voulez augmenter les enjeux, n’est-ce pas ? Très bien.

Ce n’était pas parce qu’on jouait qu’il fallait miser n’importe quoi.

— Vous ne pouvez pas, Votre Altesse, dit Ralph.

— Ne faites pas ça, Votre Altesse. Je prendrai votre place, proposa Noelle dans la précipitation.

Pour une fois, j’étais tout à fait favorable à leurs protestations, mais notre chère princesse ne se souciait absolument pas des inquiétudes de ses sujets.

— C’est moi qu’il a choisie. Et tu ne tiens même pas une goutte d’alcool, Noelle, dit Arwin en m’adressant un regard appuyé, que j’évitai soigneusement.

— Dis quelque chose, exigea Noelle en se tournant vers moi, comprenant qu’elle n’obtiendrait rien d’Arwin.

— Tu vas vraiment faire ça ? demandai-je.

— Oui.

— …Eh bien, voilà.

Une fois qu’elle avait pris sa décision, rien ne pouvait la faire revenir dessus.

— …Est-ce qu’elle tient bien l’alcool ? demanda Noelle à voix basse.

— Elle n’est pas du genre à se laisser abattre, répondis-je. — Mais surpasser Oswald risque d’être difficile.

Arwin buvait rarement pendant ses jours de repos, sans doute pour éviter tout contrecoup pendant l’exploration des donjons. Au mieux, nous partagions une bouteille de vin à deux. Oswald, de son côté, était réputé pour être un buveur insatiable.

— Alors pourquoi avoir proposé une telle compétition ?

— Parce que sans ça, ils n’auraient montré aucun intérêt.

Personne n’était assez idiot pour accepter un défi qu’il était sûr de perdre. J’avais évidemment l’intention d’être notre représentant, mais pendant que je préparais le terrain, il m’avait devancé, et Arwin avait décidé de tout accepter toute seule.

— Ne t’inquiète pas, dit Arwin à Noelle, cette dernière toute pâle.

Elle lui adressa un sourire rassurant.

— Je gagnerai.

— Vous avez un plan ?

— Je dois simplement boire plus que lui. C’est tout. Je ne vais pas faire ma fiotte.

Parfait. Maintenant, perdre n’était plus une option. S’il fallait aller jusque-là, je devrais tous les tuer. Ce qui mènerait probablement à la révélation de mon identité, et je ne pourrais plus rester ici. Plus important encore, Arwin ne me pardonnerait jamais d’avoir gâché un pari qu’elle avait pris. Franchement…

Mes lamentations furent interrompues par une traction sur ma manche.

— Au fait, que signifie « faire sa fiotte » ? demanda Arwin.

— Cela veut dire faire demi-tour et filer la queue entre les jambes…

 

Les règles étaient simples. Une fois le sablier retourné, les participants devaient boire l’alcool versé dans les coupes posées devant eux, l’une après l’autre. S’ils s’évanouissaient, vomissaient ou n’arrivaient pas à vider leur coupe avant que le sable ne soit écoulé, ils perdaient et le perdant devait tout payer.

Dans l’autre camp, c’était Hector, un des sbires d’Oswald, qui servait. De notre côté, c’était Noelle. Mon rôle, à moi, consistait à retourner le sablier.

Une foule de curieux s’était massée autour de la taverne, intéressée par l’issue du pari.

— Commençons par du vin.

Au signal d’Oswald, on versa un liquide rouge dans les deux coupes. Il provenait de la même bouteille, pour garantir l’équité.

— Santé, alors.

Les verres s’entrechoquèrent. Le pari venait de commencer.

Un verre, puis un autre. Dès que les coupes étaient vides, on les remplissait à nouveau.

Deux bouteilles furent vidées, puis une troisième. Une différence commençait à se dessiner entre les deux concurrents.

Quand vingt coupes eurent été englouties, il était évident qui gagnait et qui perdait.

— Le sable est presque écoulé.

— Ta gueule ! rugit Oswald, avant d’avaler sa coupe d’une traite.

Il l’écrasa contre la table et expira bruyamment. Son regard était flou, son visage cramoisi. Il lâcha un rot tonitruant.

— La suite.

Le visage d’Arwin était rouge, elle aussi, et ses yeux mettaient un moment à se déplacer. L’alcool commençait clairement à lui monter à la tête, mais sa voix restait nette, ferme. Quand elle buvait, elle avalait tout d’une traite.

Sa coupe vide retomba sur la table. Mais Oswald avait encore la moitié de la sienne à finir.

— Vous allez y arriver. C’est notre princesse ! encouragea Ralph, sans rien comprendre.

Le reste du groupe la regardait avec espoir.

Oswald termina sa boisson juste avant que le sable du sablier ne s’épuise. Il respirait difficilement. Il ne tiendrait plus très longtemps.

— La suite.

Arwin tendit sa coupe. Noelle la remplit de vin blanc, puis tendit la bouteille au sbire d’Oswald.

— Oups.

L’homme fit tomber la bouteille au sol en la prenant. Un liquide transparent se répandit sur le plancher, exhalant une forte odeur d’alcool.

— Fais gaffe, bon sang !

— Désolé, patron, dit l’homme en se courbant pour ramasser la bouteille.

Il en restait encore un peu. Il la pencha avec hésitation au-dessus de la coupe d’Oswald pour la remplir.

— La suite.

— Euh, une seconde, dis-je en coupant Arwin. — À force de vous regarder boire depuis tout à l’heure, ça m’a donné soif. Sers-moi un verre aussi.

— Qu’est-ce que tu… ?

— Ça ira.

J’attrapai la bouteille devant moi et la portai à mes lèvres. Quelqu’un laissa échapper un cri bref. J’avalai deux fois, bien distinctement, puis m’essuyai la bouche du revers de la main.

— Aaah, ça fait du bien. Excellent cru. Une bonne tenue en bouche, très facile à boire, commentai-je en reposant la bouteille sur la table.

Il restait de quoi remplir une coupe.

— Allez, continue. Je garantis le goût.

— …

— Quoi, tu n’en veux plus ? Dans ce cas, je peux finir ? Ou bien, Noelle ! Celui-ci te plairait peut-être. Il se boit tout seul.

— Non merci ! lâcha-t-elle d’un ton sec.

Oswald agrippa la bouteille et la retourna au-dessus du sol pour en vider ce qu’il restait. Puis il lança un regard assassin à son subalterne.

— Ça porte la poisse de boire dans une bouteille qui est tombée. Ramène-en une autre.

Le sbire détala chercher une nouvelle bouteille. Oswald me fixa de nouveau.

— …Vide aussi la tienne. On repart avec une neuve.

— Très bien.

Une fois les coupes remplies à nouveau, le duel reprit. Ils continuèrent à boire, mais pas longtemps. Au milieu du remplissage de la tournée suivante, Oswald et sa chaise basculèrent en arrière. Ses hommes se précipitèrent pour l’aider, mais il ronflait déjà.

— Ça ira comme ça, déclarai-je, et une clameur monta de l’extérieur.

On avait frôlé la catastrophe.

Ralph libéra aussitôt les autres membres de la troupe. Virgil, Clifford et Seraphina entourèrent Arwin avec gêne, se mettant à genoux et inclinant la tête.

— Je suis profondément désolé de l’erreur que nous avons commise. Je vous implore de nous pardonner, madame, dit Virgil, le visage débordant de remords.

— …

Arwin ne dit rien. Elle tenait sa coupe vide d’une main et appuyait sa joue sur l’autre.

— Vous ne vous sentez pas bien, Votre Altesse ? demanda Noelle.

Arwin poussa sa coupe vers l’avant.

— La suite.

Nous échangeâmes un regard.

— Euh, Votre Altesse ? Le duel est terminé…

— La suite.

Elle ne semblait même pas entendre Ralph. Je l’examinai de plus près et agitai la main devant ses yeux, mais elle ne réagit pas. Elle fixait simplement le vide, l’air maussade.

— Euh… tu t’es évanouie depuis un bon moment, pas vrai ?

— La suite.

 

Noelle transportait Arwin sur son dos. Elle était plus petite, ce qui rendait la position un peu étrange, mais je ne voulais pas qu’un autre homme touche Arwin, surtout pas Ralph. Je l’aurais portée moi-même, sauf qu’en pleine nuit, je me serais écroulé au bout de cinq pas.

— Tiens tiens, regardez-la dormir. Alors que je pourrais jurer que mon cœur a failli s’arrêter, dis-je.

Elle dormait comme un ange sur le dos de Noelle. Je pourrais presque l’embrasser.

 

 

Ralph grimaça. Il portait l’épée d’Arwin.

— Si tu le dis. Et pourtant tu as eu l’audace de voler un peu de leur alcool pendant le concours.

— Ce n’était pas de l’alcool, juste de l’eau.

Ils avaient vu la situation tourner en leur défaveur et avaient décidé de tricher. Pendant que nous étions concentrés sur le duel, le sbire d’Oswald avait discrètement remplacé le contenu de la bouteille de vin blanc par de l’eau. Puis il avait fait exprès de laisser tomber une bouteille avant de sortir celle remplie d’eau. Avec la faible lueur des chandelles, au milieu de la nuit, il espérait sans doute que cela passerait inaperçu, mais il ne pouvait pas me tromper. L’eau n’avait pas la même viscosité que le vin.

— Mais cela aurait été servi à Son Altesse après. Elle l’aurait remarqué, non ?

— C’est pour ça qu’il a laissé juste ce qu’il faut dans la bouteille. S’il n’y avait pas eu assez pour deux verres, il aurait fini avec un verre coupé à l’eau pour lui, avant d’aller chercher une vraie bouteille.

— Pourquoi tu ne les as pas dénoncés sur le champ ?

— Ils n’auraient pas levé les mains pour se rendre. Les acculer ne ferait que les pousser à se montrer plus désespérés, et on se serait retrouvés à se battre exactement comme avant.

Le but du concours de boisson était précisément d’éviter que quelqu’un soit blessé. Alors, au lieu de ça, j’avais montré ouvertement que j’avais compris leur petite combine, pour les empêcher d’aller plus loin. Je supposais qu’ils nous avaient rendu les autres membres du groupe parce qu’ils ne voulaient pas qu’on parle de leur tricherie. Il y avait beaucoup de témoins à l’extérieur de la taverne.

— Souviens-toi de ça. Mettre une lame sous la gorge de quelqu’un, ce n’est pas la seule manière de le menace. Tout repose sur la façon dont tu l’effraies, dis-je.

— Ne me prenez pas de haut juste parce que vous avez percé à jour une tentative de tricherie. Vous n’êtes toujours qu’un bon à rien…

— Ne dis pas ça.

Je tournai la tête d’un coup. Arwin avait relevé le visage, et elle souriait, les yeux mi-clos de sommeil.

— C’est un homme très utile.

— Bonjour. Comment tu te sens ? demandai-je.

Elle secoua lentement la tête.

— …Mal.

— Normal, tu as trop bu.

Une fois rentrés, je m’assurerais d’avoir un seau sous la main.

— …Je me souviens avoir bu avec cet homme. Et puis la prochaine chose dont je me souviens, c’est que j’étais ici. J’imagine… que j’ai gagné ?

Elle laissa échapper un soupir de soulagement. Les trois imbéciles présentèrent leurs excuses. Arwin tapota les épaules de Noelle pour qu’elle la repose, puis glissa de son dos. Vacillante, elle se tint devant nous et écartant les bras.

— Alors ? À quoi est-ce que je ressemble ?

— …

Personne ne répondit. À part Ralph, qui disait des idioties du genre : « Vous êtes une héroïne », « J’ai tellement de respect pour vous ». Je pris donc la responsabilité de donner la vraie réponse.

— Tu es ivre. Complètement saoule. Tu as de l’alcool qui coule à flots dans tes veines.

— C’est vrai.

Elle chancela en riant.

— Mes jambes sont molles. Ma tête tourne, et mes mots sonnent étrangement. Je ne peux même pas rentrer chez moi seule, encore moins me battre. Je ne peux rien faire du tout sans l’aide de quelqu’un. Voilà ce que je suis, maintenant.

C’était de l’auto-dérision, mais il n’y avait rien d’humiliant dans son ton.

— Je ne suis pas une guerrière du niveau du Seigneur Lewster, et je ne suis ni aussi expérimentée que Matthew. Je connais bien mes manques en tant que dirigeante. Pourtant, j’ai juré de me battre de toute ma vie pour mon peuple et mon royaume. Je ne suis peut-être pas forte, mais je deviendrai plus forte. Si cela vous convient, alors je vous demande de me supporter.

Noelle et les autres la regardaient, stupéfaits. Ils ne savaient que faire ni que dire. Alors je me chargeai de montrer l’exemple.

Je mis un genou à terre et pris sa main.

 

— J’obéirais à vos ordres, ô souveraine.

 

Dans un palais royal, la scène aurait été grandiose. Hélas, nous étions dans une ruelle sale. Mais cela n’enlevait rien à sa dignité ni à son maintien. C’était ce qui définissait Arwin.

Noelle réagit la première. Elle se plaça à côté de moi et s’inclina profondément.

— Je vous jure fidélité, Votre Altesse.

Les trois membres capturés inclinèrent ensuite la tête, suivis enfin par Ralph. C’était bien. Un bon rappel du fait que la personne qu’ils devaient protéger n’était pas une princesse sans défense, mais une maîtresse qu’ils étaient censés servir. Cela ferait d’Aegis la véritable troupe d’Arwin.

Le désastre avait tourné à l’avantage. La situation avait été difficile, mais tout allait finalement bien se terminer.

Et la soirée aurait dû s’arrêter là. Il ne me restait plus qu’à rentrer, enlever les vêtements de la princesse chevalier, masser son corps, puis profiter de ce qui viendrait naturellement… euh, prendre soin d’elle.

Malheureusement, l’instant fut interrompu.

Soudain, des voyous surgirent de chaque recoin de la ruelle.

Pas besoin de poser de questions : c’étaient les Oiseaux de Proie. Oswald n’était pas avec eux, mais ils étaient une vingtaine.

— C’est une idée d’Oswald ? Non. Il n’est pas assez mesquin pour faire quelque chose qui salirait ainsi son image publique.

— La ferme !

Ils levèrent gourdins et épées en se ruant sur nous. C’était donc bien leur initiative. Oswald ne ferait jamais ce genre de chose en pleine rue. S’il n’agissait pas ouvertement et loyalement, sa réputation ne s’en relèverait jamais.

Alors on en arrivait là. Apparemment, la foule voulait du divertissement facile, malgré tout. Nous avions tout fait pour régler la situation en douceur, mais il n’y avait plus de choix possible. Il allait falloir se battre.

— C’est trop dangereux ici. Dans ton état actuel, tu ne feras que nous gêner. On devrait fuir…

Je tirai la manche d’Arwin, et elle s’affaissa contre moi. En me penchant, je constatai qu’elle dormait profondément.

— La Belle au Bois Dormant, hein ? Ça doit être agréable.

Il faisait nuit, donc je ne serais d’aucune utilité en combat.

— Emmène Son Altesse. Nous les retiendrons, déclara Ralph d’un ton suffisant en dégainant son épée.

— Je vous en prie.

— C’est pour elle, pas pour toi.

— Ça me va.

Bien sûr, je ne pouvais pas simplement m’enfuir avec Arwin : je n’avais pas la force de la porter seul. Je me mis donc à la tirer vers un coin d’ombre. Pendant ce temps, la bagarre battait son plein.

— Ne les laissez pas franchir cette ligne. En position ! ordonna Virgil, et les autres se mirent en formation d’un seul mouvement.

Il se plaça à l’avant avec Ralph, tandis que Clifford les appuyait par la magie depuis l’arrière.

Noelle, quant à elle, fonçait d’un bout à l’autre des rangs ennemis.

Elle arracha un gourdin des mains d’un des voyous et lui écrasa le crâne avec. Leurs contre-attaques ne touchaient rien, sinon parfois leurs propres camarades, tant elle se déplaçait avec une agilité fulgurante. L’un d’eux frappa la tête de son ami, puis resta stupéfait juste assez longtemps pour que Noelle l’assomme d’un coup derrière la nuque.

C’était très héroïque, mais ils étaient simplement trop nombreux. L’un des voyous lui faucha les jambes alors qu’elle atterrissait, et elle s’effondra au sol.

— Maintenant, meurs !

L’un d’eux brandit son gourdin au-dessus de sa tête. Noelle se crispa, attendant le coup…qui ne vint jamais.

— Tu parlais de toi ? lança Seraphina, qui venait de le frapper dans les parties intimes.

— Tu vas bien, Noelle ?

Elle lui tendit la main et aida la jeune fille à se relever.

— Merci, répondit Noelle, un sourire fissurant enfin son visage.

— Pas de temps à perdre ! Ils arrivent par la droite ! aboya Virgil.

Les autres se ressaisirent. Cinq guerriers poussèrent un cri commun et se ruèrent sur les Oiseaux de Proie.

Aussi improbable que cela paraisse, le groupe apprenait enfin à se battre ensemble pour un même objectif. Le meilleur moyen d’unir une équipe aux liens fragiles était de lui donner un ennemi commun. C’était une circonstance bien pratique, d’autant plus qu’il était très facile d’identifier le méchant de l’histoire.

En réalité, j’avais prévu de leur arranger un ennemi de ce genre. Oswald avait simplement pris l’initiative de provoquer une bagarre, ce qui m’avait épargné des efforts. Merci à lui.

Il n’y avait donc pas grand-chose que je pouvais faire. Au mieux, je pouvais jeter des cailloux pour les tenir à distance. Ce n’étaient que des graviers, l’effet serait minime, mais cela les ferait peut-être tressaillir.

Ils étaient peut-être agressifs et téméraires, mais cela restait des petits voyous. Et s’ils avaient gagné à la taverne, c’était uniquement grâce à leur nombre et à l’étroitesse des lieux. Dans un vrai combat en terrain ouvert, leur supériorité numérique perdait beaucoup de sa valeur.

Très vite, près de la moitié d’entre eux gisaient étalés sur les pavés.

Quand il devint évident que la situation tournait contre eux, un homme d’une quarantaine d’années donna précipitamment l’ordre de battre en retraite. Apparemment, c’était le meneur de cette petite mascarade. Un tatouage représentant Baphomet, le démon à tête de bouc, couvrait son bras. C’était Hector, l’homme qui servait Oswald plus tôt. Au moins avait-il la conscience professionnelle de ramasser les membres inconscients de sa bande.

Ça ne changerait pas grand-chose. D’ici demain, Oswald ferait jeter son cadavre dans le donjon.

Hector s’enfuit dans une direction différente de celle de ses sbires.

— Attends, toi ! cria Ralph en se lançant à sa poursuite, alors qu’il n’avait absolument pas besoin de s’en donner la peine.

Cet idiot se laissait emporter.

— Ne le poursuis pas ! Reviens ici ! l’avertis-je, mais il m’ignora et resta sur les talons d’Hector.

Ses jeunes jambes étaient vives, et en un rien de temps il contourna la ruelle pour lui couper la route.

— Merde ! jura Hector.

Cela fut suivi d’un cri féminin. Il avait attrapé une prostituée au passage et l’avait prise en otage. Son bras encerclait sa gorge par-derrière, tandis que l’autre main brandissait un couteau près de son visage. Ralph pâlit, stupéfait.

Voilà pourquoi je l’avais mis en garde.

— Espèce de lâche ! Libère-la !

— Je m’en fous complètement ! rugit-il en retour.

Noelle arriva en courant, cherchant une ouverture pour attaquer, mais Hector avait le dos au mur maintenant, et il utilisait la femme comme bouclier. S’ils n’étaient pas prudents, il la blesserait. Normalement, c’était la princesse qui sauvait la situation dans ce genre de moment, mais elle était toujours ivre.

— Reculez. Si vous ne le faites pas, je lui refais le portrait !

Hector était sérieux, désespéré. Il passerait à l’acte si on le poussait, alors nous lui fîmes de la place avec précaution.

— Ne bougez pas, compris ? Pas avant que je…

Sa menace fut interrompue par un claquement net de talon. Nous tournâmes tous la tête vers un homme grand qui avançait dans la ruelle sombre.

Il semblait avoir vingt-huit ou vingt-neuf ans. Ses yeux étaient d’un brun noisette, aigus comme ceux d’un faucon, et ses cheveux châtain clair étaient noués derrière sa tête. Son visage comme son corps étaient minces, mais pas maigres : il semblait avoir éliminé toute trace de graisse superflue. Rien en lui n’évoquait la faiblesse. Je pensai d’abord à un aventurier, mais je ne le reconnaissais pas. Entre la belle épée à sa taille et la veste blanche, il avait clairement investi dans son équipement. Sa manière assurée et calme trahissait des années d’entraînement et d’éducation.

Il était soit chevalier, soit issu d’une famille noble.

Je ne l’avais jamais vu auparavant, et pourtant j’avais la sensation étrange de l’avoir déjà rencontré. Ou l’avais-je déjà aperçu ? Ou bien ressemblait-il à quelqu’un que je connaissais ?

Avant que je puisse trouver la réponse, l’homme s’avança vers Hector sans un mot.

— Hé, reste en arrière ! Sauf si tu veux que cette femme…

L’homme avait dégainé son épée avant qu’Hector puisse finir sa phrase. Une lumière argentée trancha deux fois, rapide comme un éclair. Le sabre fin retrouva son fourreau juste avant que les mains d’Hector ne tombent au sol. Un jet de sang sombre jaillit, et le couteau qu’il tenait glissa hors de ses doigts.

Ce fut seulement alors qu’Hector hurla. Il se tordit de douleur et se lamenta dans sa propre mare de sang. La femme cria aussi, couverte d’éclaboussures. Elle s’enfuit en trébuchant, terrorisée.

L’homme sembla alors se rappeler quelque chose et se tourna vers nous.

— Êtes-vous des aventuriers ?

Sa voix était étonnamment jeune. Grave, mais agréable à entendre.

— On peut dire ça, répondis-je pour le groupe.

Arwin se reposait encore, et les autres étaient pétrifiés. Techniquement, j’étais un étranger parmi eux, mais je n’avais ni le temps ni le devoir d’être plus précis.

— J’ai une question, et peut-être aurez-vous une réponse. Où se trouvent les tombes gérées par la Guilde des Aventuriers ?

La question me prit de court.

— Vous allez visiter une tombe en pleine nuit ? Vous êtes fossoyeur ? Ou pilleur de tombes ?

— J’avais prévu m’y rendre demain, mais je ne me souviens plus de l’endroit exact. Je sais seulement qu’il s’agit d’un cimetière à l’orée de la ville, dit l’homme.

Je pensais qu’il allait se mettre en colère, mais il ignora complètement ma petite pique habituelle.

— C’est directement à l’ouest du grand arbre au centre du cimetière. Vous le remarquerez tout de suite : il y a des épées rouillées et des bouteilles d’alcool éparpillées partout.

— Je vois. Je vous remercie.

— Et puis, il y a deux types de tombes : les individuelles et les communes. Les individuelles sont pour ceux qui ont accompli quelque chose au sein de la guilde, pour les aventuriers connus. Tous les autres finissent dans les fosses communes. Je ne sais pas dans laquelle se trouve la personne que vous cherchez.

Verser un peu de vin au sol, et le défunt en serait sûrement ravi.

— Cela ne posera aucun problème. Je me rends à une tombe individuelle, répondit l’homme. Il s’inclina profondément. — C’est là que repose ma jeune sœur.

Je répétai le mot « sœur », et une flamme de colère passa dans ses yeux. La sienne n’était clairement pas morte dans de bonnes conditions.

— Ah ! Vous voilà.

— Nous vous cherchions, Seigneur Carlyle.

Plusieurs gardes de la ville arrivèrent en trottinant, soulagés. Je reconnus certains d’entre eux, le moustachu et celui à la peau plus sombre. Comme je l’avais pensé, cet homme était bel et bien quelqu’un d’important.

— Pardonnez-moi. Je voulais me promener dans la ville. Cela faisait longtemps. Et il semble que je me sois un peu trop éloigné, dit celui qu’ils appelaient Seigneur Carlyle.

Il s’excusa et ordonna qu’on transporte Hector, ensanglanté. Il risquait de mourir d’hémorragie avant qu’ils ne puissent l’interroger, mais Carlyle n’en semblait pas concerné.

— Par ici, je vous prie. Le maître vous attend, dit poliment le garde moustachu.

Carlyle fit quelques pas, puis se retourna vers moi.

— Et quel est votre nom ?

J’hésitai, puis répondis franchement :

— Matthew. Pourquoi ?

— Ah. Donc vous êtes…

Il hocha la tête pour lui-même, sans finir sa phrase. L’espace d’un instant, je crus voir la haine brûler dans ses yeux. Me connaissait-il ?

— Je suis Vincent. Nous nous reverrons.

Vincent ?

Il remarqua l’effet que ce nom eut sur moi et sourit d’un air satisfait, puis s’éloigna avec les gardes.

Je sentis la sueur couler dans mon dos en le regardant partir. Je savais à présent qui il était.

Cet homme… Vincent… était le frère de Vanessa, l’experte de la Guilde des Aventuriers.

 

[1] La manticore est une créature légendaire d’origine persane, ayant un corps de lion, un visage d’homme et une queue de scorpion

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