THE KEPT MAN t1 - CHAPITRE 6

L’homme entretenu de la princesse chevalier

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Traduction : Calumi
Correction : Gatotsu
Harmonisation: Raitei

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La cloche de l’église sonna lugubrement. Beaucoup de monde était venu aux funérailles de Vanessa. La chapelle résonnait des prières pour le salut de son âme, de sanglots et de reniflements des fidèles.

La maison de Vanessa avait échappé de justesse à la destruction totale, mais on découvrit son corps carbonisé. Des traces d’étranglement marquaient son cou. Le coupable n’avait pas encore été arrêté. Son petit ami, Sterling, avait lui aussi été retrouvé mort.

Très probablement, il s’était attiré de gros ennuis et on l’avait tué pour servir d’avertissement. Des rumeurs couraient partout que Vanessa n’avait été qu’un dommage collatéral. Tout le monde savait que Sterling finirait ainsi.

 Ils s’y étaient tous préparés mentalement.

Les funérailles de Sterling se tenaient au même moment, mais tous pleuraient en réalité la mort de Vanessa.

Elle devait être enterrée dans le cimetière géré par la Guilde des Aventuriers, mais comme tous les pauvres et les opprimés de cette ville, Sterling fut simplement jeté dans le donjon. On le brûla et le broya d’abord pour l’empêcher de revenir en zombie.

La différence de traitement reflétait leurs actes respectifs en tant que personnes, ainsi que leur popularité auprès du public.

       

Même ceux qui, d’ordinaire, juraient comme des charretiers se tenaient aujourd’hui solennels et silencieux. April sanglotait et s’agrippait à son grand-père. Après l’inhumation, Dez prétendit avoir des affaires à régler et retourna au bâtiment de la guilde.

Je me joignis à Arwin, abattue, pour rentrer chez nous. C’était un long trajet le long de la route principale, depuis le cimetière aux lisières de la ville jusqu’à notre maison. Rires, pas, boissons qu’on versait et qu’on partageait, enfants qui pleuraient après une fessée, les bruits de la ville étaient toujours à parts égales, vivants et moroses.

— Elle et moi, dit Arwin, rompant son silence. — Nous parlions rarement. Mais elle semblait être une femme charmante.

— Ouais.

— Depuis que je suis arrivée ici, beaucoup d’aventuriers que j’ai rencontrés sont morts. Je croyais m’y être habituée… mais ça fait encore mal, murmura-t-elle en tripotant la breloque de jade sur sa poitrine, le pendentif.

Je lui avais dit que je l’avais trouvé chez un prêteur sur gages.

— C’est pareil pour tout le monde. Et on ne s’y habitue pas. Tu es censé te sentir mal et triste chaque fois que quelqu’un de proche meurt.

Sinon, ça ne valait pas la peine de les connaître. La douleur de les perdre prouve combien on les aimait. C’est comme ça que ça marche.

— Pas besoin de pleurer. Pas besoin d’encaisser non plus. Les gens peuvent survivre, qu’ils soient couverts de bleus ou couverts de boue. Il suffit de se débattre de toutes ses forces. Tu peux toujours choisir de mourir si l’envie t’en prend.

— C’est vrai, dit-elle.

 Je ne voyais pas son expression, mais il me sembla que ses traits raides s’étaient un peu détendus. Elle avait dû sourire.

— Allez, rentrons. Mieux vaut ne pas trainer et se prendre la pluie.

Il faisait clair un peu plus tôt dans la journée, mais des nuages maussades étaient maintenant là.

— Hum ?

Un homme au visage pâle traversa la foule. Il bâillait et se grattait la nuque. Je relevai la tête pour mieux voir.

— Qu’y a-t-il, Matthew ?

— Désolé. Je crois que j’ai quelque chose à régler. Rentre sans moi.

Arwin était visiblement perturbée.

— Encore à boire ? Ou bien une femme ?

Je secouai vigoureusement la tête.

— Je viens de me rappeler qu’ils ouvrent une salle de jeu aujourd’hui. Ne t’en fais pas, je rentrerai une fois complètement rincé.

— J’espère qu’ils te nettoient aussi la raie du cul pendant qu’ils y sont !

— Comme c’est vulgaire.

— C’est de toi que je l’ai appris.

Là-dessus, je ne pouvais pas la contredire.

— Quoi qu’il en soit, dans cette optique, si tu voulais bien me fournir un peu de monnaie, dis-je en lui adressant un sourire éblouissant.

Le regard d’Arwin se fit encore plus froid.

— Misérable…

— Allez, s’il te plaît ? Je déposai un bonbon dans sa paume. Mange ça en attendant.

— … D’accord, grommela Arwin en fourrant le bonbon dans sa bouche.

C’était un bonbon sucré tout ce qu’il y a de plus banal.

—Mais tu as intérêt à être de retour avant la nuit.

— Bien sûr, dis-je en lui faisant un signe de la main en me mettant en route.

Une fois seul, je me fis discret et suivis l’homme à distance. Il s’engagea dans une ruelle, apparemment vers l’arrière d’une certaine taverne. Un endroit bien connu pour le trafic de drogue. Il y aurait un vendeur là-bas. Il tourna à l’angle. C’était presque le moment. Je m’approchai sans bruit, réduisant l’écart, quand un tumulte me parvint de l’autre côté.

— T’es qui, bordel ?

— Hé, ça suffit !

Un cri perça, suivi du bruit d’un corps qui s’effondre. Se battaient-ils ? Ou bien y avait-il un client arrivé avant ? Je restai plaqué au mur et jetai prudemment un coup d’œil au coin. Mon souffle se coupa.

Un homme se tenait dans l’étroite ruelle entre deux bâtiments. Une épée ensanglantée pendait de sa main. Deux corps gisaient au sol. L’un était l’homme au visage pâle de tout à l’heure, l’autre un quadragénaire qui semblait être le dealer. Tous deux avaient été ouverts de face et étaient manifestement morts. Et l’homme qui avait fait ça m’était familier.

— Sors de là, Matthew. Je sais que tu es ici, dit Roland sans se retourner.

J’avais entendu dire qu’il était coincé sous les décombres. Apparemment, il avait survécu. Ses vêtements étaient en loques, mais il ne paraissait pas blessé. Une sueur poisseuse me monta au front. Qu’il soit encore en vie était déjà assez étonnant ; mais en plus, il était bien différent d’il y a quelques jours. Il n’était alors qu’un noble distant et gâté. À présent, il restait parfaitement calme après avoir commis un meurtre. C’en était inquiétant.

— Hé, la poule mouillée. Drôle de coïncidence de te trouver ici. J’ignorais que tu te reconvertissais en voleur meurtrier. Sacrée chute pour un fils de marquis.

Roland ne mordit pas à l’hameçon. Il rengaina son épée ensanglantée, puis s’avança vers moi et leva les mains en l’air.

— Je vais à présent te transmettre un message de mon Dieu.

— Hein ?

Avant que je ne puisse ajouter un mot, le visage de Roland se vida complètement de toute expression.

— « Tu as bien fait de réussir mon épreuve, humain. »

Ma poitrine se serra. La voix était celle de Roland, mais je n’oublierais jamais cette façon de parler. C’était le Dieu Soleil : Ariostol. Combien de misères avais-je endurées par la faute de cette divinité à la con ? La fureur, la malveillance, le doute et la peur obscurcirent mon esprit, mêlés comme un mucus brûlant qui obstruait mon cerveau. Pourtant, je savais quoi faire : le frapper.

Heureusement, le soleil perçait les nuages. Pour un instant seulement, mais cela me suffisait. Qu’on blâme l’idiot qui avait eu l’idée de se mettre en plein soleil, pas moi. Je ramenai le poing en arrière, sentant la lumière rendre à mes muscles une force vibrante. Même si Roland n’était qu’un fou sans la moindre connexion directe avec le Dieu Soleil, peu m’importait. C’était sa faute s’il s’était amusé à faire cette imitation débile devant moi.

J’allais lui écraser la figure d’un seul coup, mais ça ne se produisit pas. Mon coup à pleine puissance fut arrêté net par la paume de Roland.

— Quoi ?

Il serra mon poing dans sa main. Mon poing, celui-là même qui avait brisé des rochers et percé des cuirasses de métal, se mit à craquer. Je portai un coup de l’autre main, mais il le bloqua aussi. Nous nous agrippâmes alors, engagés dans une épreuve de force. J’essayai de le repousser, mais il ne bougea pas.

C’est une blague ? Dans mon état, Roland n’aurait pas dû être plus ferme que de la morve. Ce dernier plissa les yeux, d’un air mécontent, me souleva du sol sans effort et me projeta contre un mur.

— Silence. La Révélation n’est pas terminée.

Je ne pouvais pas bouger. Être projeté le dos en premier ne m’avait pas tant fait mal, mais mon intuition me disait qu’il était dangereux de bouger sans réfléchir, à cet instant. Roland écarta de nouveau les mains vers le ciel.

— « Tu t’es emparé de mon artefact divin et tu t’en es servi pour sacrifier chair et sang. Ce faisant, tu as passé la seconde épreuve. »

Je me sentis pris de vertige. La bile me remonta à la gorge sans prévenir. « Seconde épreuve » signifiait qu’il y en avait eu une première. Sans doute s’agissait-il d’avoir franchi la tour du Dieu Soleil. L’artefact était quasiment à coup sûr le soleil temporaire. Je n’avais vaincu aucun monstre ni remporté de duel d’esprit pour l’obtenir, mais j’imaginais que le moyen importait peu. Le problème, c’était cette histoire de « sacrifier chair et sang ». Autrement dit…

— Va te faire foutre !

Je ne l’avais pas tuée pour toi. La sensation d’étrangler son cou, la cellule de prison de la culpabilité refermée sur moi, la voix et les larmes qui m’appelaient depuis l’abîme de la mort, tout cela m’appartenait. Ce n’était pas pour te faire plaisir ! Et puis, qui diable se contente de dire « Tu as réussi, félicitations » sans la moindre explication ? C’est quoi cette aberration ?

— Nous ne sommes pas tes fidèles, et nous ne sommes pas tes esclaves ! Rends-moi comme avant, tout de suite !

— « Vient ensuite la troisième épreuve. Attends son avènement… C’est tout. »

Roland baissa les mains et mit fin à la conversation, sans avoir répondu à mes paroles.

— Quelle ironie, que tu sois l’un des Éprouvés de Dieu, dit-il avec un froid sourire.

Je l’avais déjà vu la dernière fois, mais à présent, cela me paraissait entièrement faux.

— Qu’est-ce que ça veut dire ?

— Il est un dieu de bataille et un dieu d’épreuves. Ceux qui ont le potentiel de devenir des héros et des champions reçoivent un certain nombre d’épreuves, et seuls ceux qui les réussissent toutes sont conduits au Palais Solaire pour y recevoir la vie éternelle. Ceux subissant les épreuves sont appelés les Éprouvés.

— Conneries…

En gros, être l’esclave de ce Dieu soleil répugnant fini à la pisse.

— Tu as dû lui offrir en sacrifice ton trou du cul bien vierge pour obtenir ce pouvoir, alors.

— Surveille ta langue, gronda Roland. — Quand j’étais coincé sous les décombres de ce bâtiment, Il m’a envoyé une Révélation. Il a dit : « Tu n’es pas destiné à mourir ici. Tu as un devoir à accomplir. » La seconde d’après, je me tenais devant le manoir.

Il agrippa son col et le tira vers le bas, révélant le sceau divin soleil gravé sur sa poitrine gauche.

— C’est le signe d’un prédicateur. Je fais croître le troupeau, je recrée les miracles divins sur terre et je guide spirituellement le peuple quand il le faut. Telle est la grande et noble charge qui m’a été assignée.

Ça sentait l’arnaque. Être un homme entretenu valait mille fois mieux.

— Je me réjouis. Après seulement trois ans passés comme fidèle, ma foi avait déjà été récompensée.

Ha. Voilà qui confirme que le sens du talent du Dieu Soleil est pire que l’aveuglement.

— Alors, tu comptes faire quoi maintenant ? Te servir de ton pouvoir pour relever ton pays ? Rentrer chez toi et détruire tous les monstres qui l’infestent ?

— Je ne m’intéresse pas à ces choses-là, dit-il d’un ton léger. — Ce qu’il adviendra de Mactarode ne me concerne plus. Ma vocation est tout.

— Tu pars en pèlerinage ? Ou tu vas te raser la tête et répandre humblement la bonne parole à travers le pays ?

— Je purifierai cette ville, dit-il.

L’espace d’un instant, mon esprit se vida.

— Tu devrais savoir à quel point cet endroit est crasseux et déshonorant. À quel point ses habitants ont sombré. Il y a ici tant de choses qui ne devraient pas être. Et avant que le Dieu-Soleil prenne Sa place légitime sur terre, nous devons nettoyer la pourriture. En commençant par ici.

— Tu sais bien que tu n’y arriveras pas.

Les ténèbres de cette ville étaient profondes. Un type simplement un peu plus puissant que la moyenne n’irait nulle part à essayer de les déraciner. Si ça suffisait, Dez dirigerait déjà cette ville.

— La question n’est pas de savoir si je peux ou non. Je dois accomplir la Volonté divine. C’est mon devoir.

Il sortit de sa poche un petit sachet et en versa le contenu sur sa paume : de la poudre blanche.

— De la Release ?

— Tu sais pourquoi j’en voulais tant ? ricana-t-il, avant d’enfourner le tout dans sa bouche.

Aussitôt, le sceau gravé sur sa poitrine se mit à briller d’une lumière éclatante. Le corps de Roland trembla. Pour faire ça, continua-t-il. Son épaule enfla brusquement. Son flanc, sa cuisse, son dos et ses pectoraux se mirent à gonfler et à pulser, comme si quelqu’un à l’intérieur de son corps avait frappé vers l’extérieur. On aurait dit un petit démon en lui, qui se débattait pour sortir.

— Vous semblez tous croire qu’il ne s’agit que d’une vulgaire drogue ordinaire, mais non. Ce sont les ailes qui nous rapprocheront de Dieu, la clé qui transformera nos corps pécheurs en âmes pures et nobles.

Quand la transformation se calma, je me retrouvai face à un homme immense, qui me dépassait d’au moins une tête. Mais ce n’était pas tout. Ses vêtements étaient déchirés, sa peau avait la couleur du sang, ses os se voyaient en relief et son corps était recouvert de tâches et de marbrures. Ses cheveux tombèrent, ses oreilles avaient disparu, et trois crêtes jaillirent de sa tête boursouflée, avec un bec. On aurait dit qu’il s’était fait pousser une tête de poulet enflée. Les iris et pupilles ordinaires avaient disparu de ses yeux, remplacés par le symbole du Dieu-Soleil.

— Voilà ce qu’est la Release, déclara le nouveau Roland, à l’apparence monstrueuse.

Il avait donc tué le dealer pour voler ses sachets.

— Et pour être clair, vous n’obtiendrez pas ce pouvoir en vous en emparant. Ceux qui manquent de foi ne se rapprocheront pas de Sa grandeur. Cette forme est le signe des élus, même parmi les fidèles.

— Tant mieux, dis-je. —  Je n’aimerais pas voir Arwin transformée dans cet état hideux.

— Il y a de nombreux croyants de Sa Radiance dans cette ville. En voyant ma forme, ils connaîtront la grandeur du Dieu-Soleil, et leur foi s’en trouvera renforcée.

Je dirais qu’ils auraient plutôt tendance à fuir cette secte, pensai-je.

— Si nous avons davantage de croyants, davantage de prédicateurs, alors tant qu’il y aura de la Délivrance et le pouvoir qu’elle confère, il sera possible de purifier cette ville. Si tu tentes de t’interposer, toi aussi tu seras tué. Tu n’es pas le seul Éprouvé. Si tu meurs ici, c’est que tu n’étais pas destiné à réussir. Sa Radiance ne m’a donné aucune révélation au sujet de ta vie.

— Ça me va aussi, cocorico, dis-je en enfouissant les mains dans mes poches. Mais je n’en veux pas.

Je sortis l’orbe, la lançai et prononçai le mot « Irradiation ».

La sphère s’éleva et dégagea une lumière puissante. Roland n’eut d’autre choix que de détourner le regard. C’était ma manière de faire : utiliser tout ce que je pouvais. Regarde bien, Dieu-Soleil : je vais me servir de « l’artefact divin » que tu m’as donné pour réduire en bouillie ton sbire.

— Retourne en enfer !

Je lui envoyai un coup en traître, mais il le bloqua sans peine.

— Ne te donne pas cette peine. Mon pouvoir est déjà… hein ?

Roland s’interrompit, pris au dépourvu. Comme il me tenait le bras, je me rapprochai de son corps, calai mon épaule contre son plexus solaire, puis poussai vers le haut de toute la force de mes jambes pour le renverser sur le dos. Il était massif, mais cette manœuvre m’était facile. Roland s’écrasa au sol.

Il haleta ; l’air avait été chassé de ses poumons. J’empoignai la poignée de son épée, la tirai du fourreau et la lui enfonçai dans le cœur. Le sang éclaboussa partout. Après quelques torsions d’avant en arrière, je la retirai et l’enfonçai de nouveau. Roland convulsa deux fois, cracha du sang par la bouche, puis s’affaissa, inanimé, sur le sol.

— Un peu trop sûr de toi, hein ?

Il avait beau avoir une puissance divine, son expérience du combat restait la même. Je pouvais prendre le dessus sur n’importe quel petit fils à papa dorloté qui n’avait jamais connu une vraie baston.

— Reste à me débarrasser du corps…

Il me faudrait faire appel au Fossoyeur à nouveau. Mais la vue de ce monstre hideux pourrait l’alarmer.

J’étais en train de sortir la clochette pour la faire tinter quand une main se referma sur ma cheville.

Impossible…

Je baissai les yeux et vis Roland rire, la bouche rouge comme maquillée par un clown. Une douleur atroce me traversa la cheville. Je grimaçai et me sentis quitter le sol. En un instant, je me retrouvai au-dessus des toits du deuxième étage pour être aussitôt rabattu vers le bas et traverser la fenêtre la plus proche. Mon corps brisa la vitre et l’encadrement avant de s’écraser sur le sol de pierre. Je parvins tout juste à protéger ma tête, mais le choc me laissa sonné. Je le sentis passer.

C’était un bâtiment abandonné, si je me souvenais bien. La rumeur disait qu’un riche s’était retrouvé sur la paille et avait laissé le manoir à l’abandon. Je me trouvais dans une sorte de grande salle, au plafond haut et vaste. Des candélabres tachés de cire pendaient au-dessus, et la cheminée noircie de suie ne contenait pas un seul morceau de bois. Tout était couvert d’une pellicule de poussière. Il y avait toutefois quantité de fenêtres pour laisser entrer la lumière, si bien qu’au moins, il ne faisait pas trop sombre.

Où était Roland ? Je le cherchai désespérément à travers une vision vacillante, tandis que des cloches d’alarme carillonnaient dans ma tête.

Une ombre noircit l’espace au-dessus de moi. Je roulai sur le côté juste au moment où une épée s’abattit, s’enfonçant profondément dans le sol. Apparemment, il avait bondi depuis le sol jusqu’ici.

Très agile pour un type aussi massif.

— Tu es coriace, dit Roland avec à la fois de l’admiration et du dégoût.

La blessure que je lui avais faite à la poitrine se refermait sous mes yeux.

— Tu es vraiment immortel ?

— Oui, j’en suis aussi stupéfait que toi. Je n’étais pas conscient quand le bâtiment m’a écrasé, vois-tu. Je n’aurais jamais imaginé qu’on puisse autant souffrir quand le cœur se fait broyer, plaisanta-t-il en retraçant sa plaie du doigt.

Il allait parfaitement bien après s’être fait enfoncer une épée dans le cœur.

Maudit sois-tu, foutu Dieu-Soleil, incompétent, pourri, raté. Qu’est-ce qui t’est passé par la tête pour donner ce pouvoir à ce petit poulet chétif ?

Comment étais-je censé le battre ? Heureusement, le soleil temporaire m’avait suivi, même quand j’avais traversé la fenêtre, mais je perdais un temps précieux. Malheureusement, le ciel s’était de nouveau couvert. Je ne pouvais pas compter sur la lumière du soleil pour m’aider.

Roland me lança l’épée. Ce fut un éclat dans l’air que je n’aperçus qu’à temps pour l’éviter, au prix de mon équilibre. Il en profita et chargea comme un taureau furieux. J’essayai de me reprendre et de tenir bon, mais il me projeta sans peine contre un mur lointain. L’air s’échappa de mes poumons. Je venais à peine de retomber à genou que Roland arriva en balayant un crochet vicieux. Je relevai mon poing pour tenter de l’intercepter.

L’impact me sembla m’engourdir jusqu’aux os. Son coup écarta mon bras sans effort. Mon visage resta complètement découvert pour que son autre main le martèle. Je ne pus que tomber en arrière pour amortir un peu l’élan. L’instant d’après, je fus de nouveau plaqué contre le mur.

Ma nuque me parut prête à rompre.

Il n’y eut que la morsure de ma langue pour me garder conscient. Le monde s’assombrissait autour de moi quand un éclair d’argent fusa vers moi. Je roulai pour l’éviter au moment où Roland abattait l’épée dans le sol. Je me giflai les joues deux fois pour me réveiller. La face monstrueuse de Roland se rapprochait.

Pas exactement ce qu’on aime voir en rouvrant les yeux.

— Abandonne, Matthew. Tu ne peux pas gagner.

— J’aimerais éviter. Malgré mes chances pourries, je ne peux pas encore lâcher l’affaire. J’ai promis d’être rentré avant la nuit.

Sinon, la princesse chevalier m’attendrait dans une pièce assombrie, sans même prendre la peine d’allumer une chandelle.

— Démène-toi tant que tu veux, mais on n’échappe pas à Sa Radiance, vermine. Ou dois-je t’appeler Mardukas ?

Un murmure admiratif m’échappa.

— Alors tu sais qui je suis ?

— Sol nia spectus. Le Dieu Soleil voit tout.

— Ah. Évidemment.

Il devait déjà connaître la malédiction qui pesait sur moi. Voilà pourquoi il ne cessait de lorgner le soleil temporaire qui flottait autour.

Je me relevai.

— Dans ce cas, tu sais sans doute qu’on m’appelait le Dévoreur de géants. Tu sais pourquoi ?

— Tu as vaincu un géant ? fit-il, d’un ton blasé.

Je secouai la tête.

— Ça aussi, oui. Mais c’était après. Je peux te montrer pourquoi, tout de suite.

Je cognai mes phalanges l’une contre l’autre et l’invitai d’un geste à s’approcher.

— Tu vas avoir aux premières loges une démonstration du grand Matthew le Dévoreur de géants à son âge d’or.

— Fascinant, murmura-t-il en saisissant la garde de l’épée pour l’arracher du sol.

— Pas si vite.

Je frappai la main crispée sur la garde. Une personne ordinaire aurait lâché à ce moment-là, mais vu sa force démentielle, ce fut l’épée qui céda la première. Elle se cassa net à l’endroit frappé.

Roland claqua la langue, agacé, et fit siffler l’arme désormais bien plus courte. Son escrime n’était pas mauvaise du tout et sa vitesse était féroce. Même moi, je ne distinguais pas sa trajectoire. Le combattant moyen aurait déjà été taillé en pièces.

— Mais ça n’ira pas plus loin.

J’agrippai son poignet au moment où il levait la lame. Il avait beau être immense, ses mouvements et ses lignes de regard restaient désespérément évidents et directs.

— Tu m’as placé pas mal de bons coups. Je m’en souviens. Quatre… non, c’était le cinquième.

Et je réglais toujours mes dettes.

— En voilà un !

J’enfonçai mon poing dans son flanc sans défense. Je sentis l’os se briser. Le corps de Roland se plia sur le côté.

— Et un autre !

Celui-là fut un uppercut qui fracassa le menton de Roland. Il cracha du sang et chancela en arrière.

— C’est pas fini !

Je tirai sur son poignet, et cette fois, Roland accompagna le mouvement pour me frapper en retour.

Malgré sa puissance, son grand swing démarra lentement, et l’angle exagéré se lisait plus facilement. Je décochai un contre qui le cueillit en plein visage.

— Quatre, maintenant !

— Je ne crois pas !

Roland m’attrapa le poignet en retour. Nous nous retrouvâmes chacun à tenir le poignet de l’autre. Il sourit avec assurance. Mais il était trop tôt pour se croire vainqueur. Je pliai le coude et l’attirai vers moi.

— Prends ça !

J’écrasai mon crâne contre son visage sans défense. Quelque chose de chaud et d’humide m’éclaboussa le front.

— Et voici le coup de grâce.

Mon genou remonta dans son entrejambe. Roland pâlit, gémit et lâcha la poignée de l’épée.

— Tch !

Pour m’empêcher de la ramasser, il donna un coup de pied dans l’arme tombée avant que je réagisse. Elle s’envola par la fenêtre et s’écrasa en contrebas. Nous étions désormais tous deux désarmés.

— Alors… tu pensais compenser l’écart avec des petits tours et l’expérience, dit Roland en m’attrapant l’autre main.

À nouveau, nous nous bloquâmes à deux mains.

— Mais dans une épreuve de force pure, j’ai l’avantage. Ça ne se passera pas comme la dernière fois, poursuivit-il.

Je l’avais frappé pour tuer, mais Roland revenait encore. Apparemment, ses os écrasés, comme ses bijoux de famille, se remettaient très bien.

— Pas forcément.

Un souffle de vent traversa la fenêtre brisée. Notre lutte de puissance restait au point mort. Que l’un de nous se relâche d’un rien, et il serait renversé. Mes muscles atteignaient leur limite et commençaient à se tendre. La sueur perla au front de Roland.

— Qu’est-ce qu’il y a ? On dirait que tu peines un peu.

— Et toi, tu es à ta limite. Regarde.

Je jetai un œil sans tourner la tête : le soleil temporaire commençait à perdre de son éclat, vacillant et faiblissant.

— Avec le temps, le pouvoir de l’artefact divin s’estompe. Et lorsque cela arrivera, tu redeviendras le pitoyable minable que tu étais à l’origine.

— Tu parles trop, petit poulet chétif, dis-je en reniflant. — Le Dieu Soleil t’a peut-être parlé de moi, mais dans mon cas, j’ai entendu parler de toi par Arwin. Elle m’a raconté comment on te traitait chez toi.

La bouche de Roland se tordit presque imperceptiblement.

— Harcelé par tes frères et ignoré par tes parents parce que tu étais le fils bâtard de la maîtresse de ton père, et corrigé à la cravache par ton précepteur parce que tu étais trop stupide. Ça t’a valu une sorte d’éveil, peut-être ? Vilain garçon. Pas étonnant que tu aies mené une enfance triste et solitaire, sans amis.

— … Tais-toi. Une veine bleue palpitait sur son front.

— Ne fais pas le timide, maintenant. Toute cette histoire selon laquelle tu étais en inspection quand la folie des monstres a éclaté n’était qu’un prétexte, pas vrai ? Tu as abandonné ta famille et t’es enfui pour sauver ta peau. J’ai entendu dire que tu avais aussi une femme et un fils, là-bas. Les pauvres, ils ne méritaient pas ça.

Il grinça des dents, qui crissèrent sous la pression.

— Je les entends qui gémissent, maintenant. « Père, père, aidez-moi. Pourquoi m’avez-vous laissé derrière ? Les monstres faisaient si peur ? Ou bien je t’empêchais juste de courir après le cul d’Arwin, comme tu en avais toujours envie ? » « C’est ça, chéri. Papa adore le cul d’Arwin. À tel point qu’il se fiche pas mal de ce qui peut nous arriver. Youpi ! »

— Je t’ai dit de tenir ta langue ! tonna Roland.

Il appuya encore plus fort, ses muscles qui se déchiraient, les veines des bras qui éclataient. Je ne tins pas le choc et commençai à glisser en arrière.

Bientôt, je fus plaqué contre la fenêtre brisée. Il allait me pousser au travers, je devais tenir bon. Si je tombais, je ne pourrais pas gagner.

— On est loin de la figure de saint que tu affichais tout à l’heure. Je trouvais que ça t’allait mieux.

— Attends un peu que je scelle cette grande gueule !

— Tu peux toujours rêver, dis-je avec un rictus. —  Elle ne se ferme que pour recevoir les baisers des belles femmes.

— Je doute que tu en aies encore besoin.

Quelque chose de dur heurta le sol tout près. Une petite sphère roula à nos pieds : le soleil temporaire. J’étais à court de temps. Il lui faudrait une demi-journée en plein soleil pour se recharger. Je n’en avais évidemment pas de rechange. Mon corps s’alourdit aussitôt.

Comme avant, je redevenais faible et engourdi, comme d’habitude. C’était comme être lâché dans un marécage profond. Comme couler et couler, où tous les efforts ne servaient à rien. La malédiction du Dieu-Soleil me tenait de nouveau. Je tombai à un genou, incapable de porter mon poids. Un rire moqueur retentit au-dessus de moi.

La pression se fit plus forte, écrasante d’un coup.

— Dommage, faiblard !

Ne fais pas l’idiot, petit poulet chétif. Je savais que ça arriverait dès le départ. Oui, j’avais toujours été un perdant, un chien battu fouetté par le monstre injuste du ciel, forcé de rentrer la queue, geindre et fuir. Mais je n’allais pas perdre éternellement. Je ne voulais pas que ça finisse comme ça. Peu importait sa force, ça ne servait à rien de continuer si c’était pour me laisser piétiner à jamais. Je n’avais qu’un seul message pour ce soi-disant dieu : « lèche-moi bien le cul ! »

— C’est fini !

Maintenant !

J’inspirai profondément, puis rugis du fond des entrailles.

Et alors je saisis le pouvoir qui m’avait volé ma liberté et m’avait enchaîné à la faiblesse, et je le rejetai. Je me tapis sous Roland puis, en prenant tout l’appui de mes chevilles et de mes genoux, je le soulevai du sol.

Ses yeux s’écarquillèrent de stupeur.

En rugissant, j’écrasai le corps de Roland contre le sol. Des fissures se formèrent dans la pierre. Je pris appui du pied sur son corps, face contre terre, enserrai son menton de mes doigts et tirai de toutes mes forces. Un cri muet fit vibrer ma main.

Mon visage brûlait. Mes doigts tremblaient. La sueur ruisselait.

Putain, il était plus costaud que je ne l’avais cru.

Se transformer en monstre le rendait-il également plus solide qu’un humain ordinaire ? La peau fendue et le sang jaillissant rendaient la prise plus glissante et plus difficile. Mais je ne pouvais pas desserrer ma poigne. Je serrai les dents, crispai les fesses et tirai en arrière. Si je perdais ma concentration, tout mon corps se viderait à nouveau de sa force. C’était ma dernière chance.

Un bruit de déchirure et de rupture emplissait l’air. Quand mes os avaient commencé à se briser ? Je n’en pouvais plus.

Merde, je vaiscrever. Crève ! Abandonne ! Crève, putain !

— C’est parti !

En tirant de tout mon poids et de toute ma force en arrière, ma prise céda enfin. L’élan me renversa sur le derrière. J’haletais, les mains et le visage poisseux à cause du sang. J’aurais bien essuyé tout ça, mais j’étais trop épuisé. Je m’affalai en arrière, face au plafond.

En renversant la tête, je vis la tête tranchée de Roland sur le sol.

Un corps sans tête gisait à mes pieds. Sa colonne jaillissait de la nuque là où tout avait rompu. Le sang giclait en fontaine, maculant le sol. Le corps ne faisait que convulser et tressaillir.

— Im…possible, murmura la tête de Roland, le regard vide.

En dépit de la douleur qui me labourait chaque parcelle du corps, je rampai jusqu’à elle et la tournai pour qu’elle me regarde.

— Qu’est-ce qui ne va pas ? Tu n’as pas l’air en forme. Une démangeaison au cul, peut-être ?

La seule réponse fut un gémissement d’agonie. Le bord déchiré de sa gorge se changeait lentement en cendre noircie. L’astuce, avec les monstres immortels, c’était toujours de leur couper la tête. Apparemment, son petit tour de magie ne faisait pas exception. Tant mieux. Si ça n’avait pas marché, j’aurais dû passer à des mesures plus drastiques : l’enterrer vivant, le couler dans l’océan, ou le réduire en poudre pour l’incorporer à des briques.

— Normalement, j’aurais simplement utilisé une bonne vieille épée ou une hache pour te trancher la tête, mais je n’avais pas de bonne lame sous la main, alors il ne me restait que mes mains.

— Po… pourquoi… ? Tu es sous… Sa Radiance…

— Ah oui. Ça.

La malédiction n’avait pas disparu. Je ne possédais pas non plus d’objets magiques spéciaux capables de la neutraliser temporairement.

— Juste une bonne vieille obstination.

À cause de cet idiot de Dieu Soleil, je ne pouvais plus utiliser ma force comme je l’entendais. Quand je pouvais employer 100 % de mes moyens auparavant, je ne produisais plus que 1 %. Ce qui voulait dire, si mes calculs sont justes, qu’en fournissant 10 000 % d’effort, je pouvais provisoirement en produire 100.

Ce n’était que pour un bref instant, et mon corps était en miettes. Chaque muscle, chaque articulation me torturait, et je ne tenais même plus debout. Je ne pourrais pas faire ça face au premier voyou venu. Pour être honnête, c’était une force passablement inutile. Mais pendant un court laps de temps, je pouvais résister à la malédiction de cette couille molle de Dieu-Soleil. C’était le maigre reste d’obstination que mon corps et mon âme pouvaient produire. Je n’en avais même pas parlé à Dez. C’était mon ultime atout dans la manche.

— Ah oui, tu voulais savoir d’où venait le surnom de Dévoreur de géants. Eh bien, c’est simple : je l’ai gagné à force de battre des types bien plus grands que moi.

Le monde était vaste. Des gens plus forts que moi, de meilleurs combattants, plus expérimentés, dotés de capacités uniques qui me manquaient, il y en avait partout. Je m’étais battu dans des rixes où je n’avais en apparence aucune chance de gagner. Mais je les avais prises de front et je l’avais emporté quand même. Si j’étais là aujourd’hui, c’était parce que j’avais défié le géant et renversé la table un nombre incalculable de fois.

— Tu disais être l’envoyé de ce Dieu Soleil de mes couilles, hein ? Voilà ma réponse à son message.

Je levai le pouce, puis le passai en travers de ma gorge.

— « Un de ces jours, je t’arracherai la tête, à toi aussi. Attends un peu, connard. »

Il était temps de lui faire comprendre que même un chien battu avait encore des dents et des griffes. Je le tirerais à terre et je lui ferais embrasser jusqu’à la dernière merde qui souille le sol.

— Profite de tes fanfaronnades tant que tu peux, misérable, grogna Roland. L’avènement viendra un jour. Tu n’as que deux issues : servir de sacrifice à la résurrection ou mourir en chemin.

— Tu as oublié l’option qui consiste à tordre la tête de ce dieu de mes deux.

Ignorer toutes les autres bonnes options pour n’en présenter que deux, bien commodes, c’était la marque d’un charlatan.

— D’autres prédicateurs viendront ici tôt ou tard. C’en est fini… pour toi et pour cet endroit.

— Pourquoi cette obstination envers cette ville ?

— … Parce que le donjon est ici.

C’est là que je compris. Le Cristal Astral situé tout au fond du donjon. C’était le seul donjon au monde qui n’avait pas encore été conquis. Voilà ce que visait le Dieu Soleil.

— Alors dis-lui aussi ceci. « Si tu le veux, descends le chercher toi-même, sale clown. »

— Ce ne sera pas nécessaire, marmonna Roland pour lui-même. La cendre noire lui avait déjà grignoté le menton. Sol nia spectus. Le Dieu Soleil voit tout.

— Parfait. Je lui laisse l’occasion de m’admirer chier. Dis-lui que j’ai le siège parfait, il n’attend plus que lui, alors qu’il se bouge.

Roland ne répondit rien. La cendre recouvrait la moitié inférieure de son visage. J’eus l’impression qu’il essayait de me dire quelque chose du regard, mais il n’y avait plus moyen de lui demander ce qu’il voulait dire.

Finalement, la cendre noire engloutit toute la tête de Roland et, d’un souffle froid, disparut. Un peu plus tard, la cendre recouvrit son corps, qui suivit le même sort. Il ne resta que ses vêtements et ses chaussures. Même le sang sur mes mains et mes fringues se changea en cendre et se fondit dans la brise.

— Adieu, petite poule mouillée…

Un bref éclat me fit plisser les yeux. Par la fenêtre, le soleil perçait les nuages.

— Je sais que tu regardes de là-haut, putain de merde.

Quoi qu’il cherche, je ne comptais pas lui en donner la satisfaction. Ce titre de dieu et la malédiction qui m’avait volé ma force me fichaient la trouille. J’avais fui, par peur de lui et de ma propre impuissance. C’est comme ça que j’avais fini par me fourrer dans ce plan bizarre, tout au bout du continent.

Si je ne pouvais plus reculer, il ne me restait qu’à me raidir et à me battre. Et je ne supportais plus de voir ce salaud perché sur ses grands chevaux. S’il était celui qui avait pondu la formule de la Release, il connaissait peut-être aussi le moyen de remettre Arwin sur le droit chemin.

Être ton esclave ? Continue de rêver.

— Voilà ma réponse.

Je levai la main et fis un doigt d’honneur au ciel. Le soleil se cacha de nouveau derrière les nuages.

— Alors… et maintenant ?

Le bon côté, c’était que je n’avais pas à me débarrasser du corps, mais j’étais en vrac, visuellement comme physiquement. On avait aussi fait trop de boucan. Quelqu’un ne tarderait pas à rappliquer, et s’il me voyait, j’aurais des ennuis à coup sûr. Sauf que je n’avais pas assez d’énergie pour courir. En fait, j’avais l’impression que quelqu’un montait déjà l’escalier.

Déjà ? Foutez-moi la paix.

Pas d’issue. Je rampai à quatre pattes vers la fenêtre brisée, me hissai pour regarder en bas, et fis la grimace.

— Bon, advienne que pourra.

Je me raidis, puis basculai par la fenêtre. Après un bref instant d’apesanteur, j’atterris la face la première sur un tas d’ordures. Une foutue fosse à fumier, entassée de restes de nourriture et de cendre de cheminée. Tous les dix jours, un pauvre type payé des clopinettes passait pour ramasser et trier le tout : une partie partait à l’incinérateur, le reste était emporté aux fermes pour être vendu comme engrais. Ça faisait un bon coussin en vrai.

J’ôtai des épluchures et des coquilles d’œuf de ma tête et roulai hors du tas.

— Beurk, l’odeur…

Je ne pouvais pas voir Arwin maintenant. Une romance centenaire se briserait net face à cette puanteur. Quoique si c’était elle qui puait, ça m’irait. Je crois.

— Ah ! Bon sang ?

Je me retournai d’un coup : un garde. Celui à la petite moustache. Il était aussi tombé sur la scène avec les frères Aston. Un gars occupé, décidément.

— T’as une sale tronche, mon gars. T’es blessé ?

— Je me suis fait tomber dessus par des types plutôt effrayants qui m’ont affreusement malmené. On m’a frappé, on m’a botté le cul et on m’a jeté dans la fosse, dis-je en lui lançant un regard au bord des larmes. —  Et ils m’ont vidé ma bourse, aussi. Je venais de recevoir mon argent de poche.

Je la retournai et la secouai ; rien n’en sortit. L’argent qu’Arwin m’avait donné était en réalité dans la poche de mon pantalon.

— Allez, monsieur. Vous allez récupérer mon argent, pas vrai ? S’il vous plaît ?

— Oublie, dit-il en me repoussant rudement quand je me rapprochai.

Je retombai sur les fesses.

— C’est comme ça, dans cette ville. Si ça te plaît pas, je te conseille de partir.

— C’est cruel, déplorai-je.

— Quoi qu’il en soit, tu n’aurais pas aperçu des types louches dans le coin ?

— À part ceux qui m’ont volé mon fric, vous voulez dire ?

— J’ai trouvé deux corps là-bas. On dirait une histoire de drogue. Le coupable n’a pas pu aller bien loin.

C’était l’œuvre de Roland. Il avait fallu qu’il foute le bordel.

— J’en sais rien, répondis-je en haussant les épaules. — Par contre, il me semble avoir entendu pas mal de bruit de là-haut.

Je pointai le doigt vers le haut, juste au moment où le garde à la peau plus foncée passait la tête par la fenêtre.

Génial, lui aussi ?

— Rien. Personne ici-haut. Juste des fringues bizarres et des godasses. Des signes d’grabuge aussi. P’t-être qu’c’est lié.

— Très bien. Je monte, répondit le garde moustachu.

En partant, il croisa mon regard, se pinça le nez et lâcha, avec dégoût :

— Allez, dégage, avant que je t’enferme au cachot !

— Oui, monsieur.

Je décampai sans ajouter un mot. Mon dos me picotait sous les regards mêlés de dérision et de pitié. Un peu de repos m’avait rendu assez de force pour marcher, au moins, alors je gagnai la rue, où les passants poussèrent des cris et prirent leurs distances. Manifestement, je me faisais plus remarquer que je ne le pensais. J’essuyai un brin de verdure de mes cheveux et me penchai en avant, poursuivant mon chemin dans une douleur atroce.

— Qu’est-ce qu’il a, lui ? Écœurant.

— Beurk, quelle puanteur.

J’entendais des remarques moqueuses et méprisantes tout autour.

— C’est Matthew ?

— Celui qui est avec la princesse chevalier ? Oh là là.

— Il est immonde. Qu’il crève.

Ils me jetèrent des regards agacés, grimacèrent et gardèrent leurs distances.

Je ne leur en voulais pas.

J’avais autrefois été un aventurier connu sous le nom de Dévoreur de géants. Avec ma force surhumaine, j’avais toute la gloire, l’argent et les femmes que je voulais. Je les avais perdus pour certaines raisons, mais j’avais gagné autre chose à la place.

Les regards glacés du public, et le privilège d’être aux côtés de la belle princesse chevalier.

Quand Son Altesse se perdrait dans les profondeurs des ténèbres, je serais là pour la ramener.

Je suis l’homme entretenu de la princesse chevalier.

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