THE KEPT MAN t1 - CHAPITRE 5

Plus qu’une corde de survie

—————————————-
Traduction : Calumi
Correction : Gatotsu
Harmonisation : Raitei

———————————————– 

La catastrophe du lindworm, qui avait plongé Voisin-Gris dans le chaos, fut résolue sans trop de heurts. La Princesse Chevalier Écarlate, Arwin Mabel Primrose Mactarode, l’avait vaincu aux côtés de ses compagnons. J’y avais joué un rôle tout à fait « mineur », moi aussi, mais dans ce genre de situation, il valait mieux laisser à Son Altesse tout le mérite, pour moi comme pour les autres. Les dégâts étaient minimes, mis à part un manoir réduit en miettes. Beaucoup des corps furent jetés dans le donjon. Le corps non identifié de Polly fut également éliminé. Je n’avais pas encore dit à Vanessa que je l’avais revue.

Roland avait disparu après avoir relâché le lindworm. Nous l’avions capturé dans un premier temps, mais il s’était échappé dans la confusion. On supposait qu’il avait été enseveli sous les décombres, mais son corps n’avait pas été retrouvé.

D’après ce qu’avaient découvert les gardes, le parchemin avait été acheté sur le marché noir. Il avait probablement été volé à la Guilde des Aventuriers, puis s’était retrouvé entre les mains de Roland via une vente illégale. Cela entraîna plusieurs descentes dans les marchés clandestins, mais rien qui ne perturbe vraiment le cœur de leur commerce. Et à cause de ces dégâts limités, le maître de guilde ne reçut qu’un blâme symbolique du seigneur local, histoire de sauver les apparences. Les salauds s’en sortent toujours dans ce monde.

— Bon, j’y vais.

— D’accord. Prends soin de toi.

Encore une journée au donjon. Avec l’histoire du lindworm, tout ça avait un peu été relégué au second plan, mais maintenant qu’elle avait trouvé un remplaçant à Lutwidge, « le Paladin Puceau », les tentatives sérieuses d’exploration allaient reprendre. L’aventure d’Arwin ne serait terminée que lorsqu’elle aurait mis la main sur le trésor et rebâti le royaume Mactarode.

— Ah oui, j’oubliais…

Je lui tendis un petit sachet.

— Ah, oui.

Elle le prit et l’ouvrit discrètement pour en sortir une friandise verte.

— C’est ta préférée, non ?

— C’est ça.

Je voyais bien qu’elle s’efforçait de garder contenance. Ralph et les autres n’étaient pas loin. J’en pris une à mon tour.

— Allez, ouvre la bouche.

— Non ! s’écria-t-elle en rougissant. — Je peux le manger toute seule.

— Allez, fais pas ta timide.

Elle jeta un coup d’œil par-dessus son épaule, puis baissa les yeux vers le bonbon. Quand elle se rendit compte à quel point elle le dévorait des yeux, elle s’éclaircit la gorge et entrouvrit légèrement la bouche.

— Fais « aaaah ».

Je l’approchai doucement de ses lèvres, veillant à ne pas cogner ses dents. Dès que la sphère verte effleura ses lèvres rouges, sa langue humide happa la friandise et l’attira dans sa bouche entrouverte.

— Mmm…

À l’intérieur, elle la faisait rouler du bout de la langue, de gauche à droite, la laissant fondre dans sa salive et sa chaleur. Ses joues se creusèrent légèrement tandis qu’elle la suçait, puis gonflèrent tour à tour selon le mouvement de sa langue. Elle l’avala. Un instant de béatitude passa sur son visage, puis s’effaça.

— Tu sais, je me suis toujours demandé, lança Ralph avec curiosité, les yeux plissés. — Tu les achètes où, ces bonbons ? Je ne connais pas cette forme.

— Évidemment que non. C’est moi qui les fabrique.

— Tu ne mets rien de louche dedans, j’espère ?

— Absolument pas. Juste des herbes ordinaires. Elle les aime parce qu’elles sont bonnes pour la santé.

— Je peux goûter ? demanda Ralph à Arwin.

Pourquoi fallait-il qu’il soit aussi méfiant ? Qu’il aille pas trifouiller dans les affaires de sa maîtresse.

— Tu en veux un ? Vas-y.

Je lui lançai un bonbon enveloppé dans du papier, directement sorti de ma poche. Ralph l’attrapa, hésita un instant, puis le mit dans sa bouche.

— …C’est un peu amer.

— Je mets pas beaucoup de sucre dans la recette.

— Bon, il n’y a pas l’air d’y avoir quoi que ce soit de suspect là-dedans.

— Évidemment que non, dis-je en riant doucement. Contente-toi de bien protéger Arwin, hein ?

— Pas besoin de me le dire, répliqua Ralph, vexé. — Bon, on y va.

Avant qu’ils ne partent, je jetai un œil dans un sac qu’Arwin m’avait confié. Mon argent de poche pour le temps de son absence : une unique pièce d’or.

— Bonne chance, lançai-je en souriant, en leur faisant un signe de la main.

Ce n’était pas parce que mon salaire avait augmenté. C’était simplement la chose correcte à faire, dire au revoir avec le sourire. Et ça ne voulait pas dire que j’allais courir au bordel. L’argent doit servir à des choses plus sensées.

— Hé, microbe.

J’étais arrivé à l’orphelinat qu’April visitait souvent. Les gamins couraient dans la cour, entourée de hauts murs. L’un d’eux était assis contre la paroi, les bras autour des genoux, cherchant à se fondre dans l’ombre comme une pierre.

April me jeta un regard accusateur, puis baissa de nouveau les yeux, se détournant de moi.

— Tu veux pas aller jouer avec les autres ?

Les enfants nous jetaient des coups d’œil depuis le fond de la cour.

— Je n’en ai pas envie.

— Je vois.

Je m’assis à côté d’elle. Elle se poussa un peu plus loin.

— …Elle avait que huit ans.

— C’est vrai.

— Elle n’avait rien fait de mal. Elle devait vivre heureuse avec sa mère. C’est injuste.

April avait entendu parler de Sarah et Maggie. Polly, elle, n’avait jamais été mentionnée. On avait raconté qu’elles avaient été tuées par un cinglé qui voulait les voler. Mon histoire, en somme. C’était à moi de lui dire la vérité. Le foutu vieux m’avait encore refilé le truc le plus sensible et le plus pénible.

— La pauvre…

— Je sais.

— Elle a dû avoir mal. Ça a dû être si dur.

— J’imagine.

— Qu’est-ce que tu veux ?! lança-t-elle enfin en se retournant vers moi. — Tu répètes toujours la même chose ! J’ai pas besoin de ta pitié !

— Ce n’est pas mon intention. Je voulais juste te demander quelque chose.

Je lui tendis un livre. April poussa un petit cri en le reconnaissant. C’était un manuel pour apprendre à lire, destiné aux tout-petits.

— Donne-moi encore des leçons. J’ai appris avec d’autres, mais c’est toi qui expliques le mieux.

April serra les poings.

— Je n’en ai pas envie…

— Dans ce cas, je vais demander aux gamins là-bas. Moins y aura d’adultes comme moi qui peinent à écrire leurs lettres, mieux ce sera.

Je me levai et fis signe aux enfants.

— Hé, les petits ! Venez par ici ! Elle va vous lire une histoire ! criai-je.

Un des enfants commença à trottiner vers nous, suivi par un autre.

— Matthew, j’ai jamais dit que j’allais—

— Amuse-toi bien, coupai-je, en me tournant pour quitter l’orphelinat.

Dès que je passai la barrière, je jetai un coup d’œil par-dessus mon épaule. Malgré son air contrarié, April était en train d’ouvrir le livre pour lire aux enfants qui l’attendaient avec impatience.

Il vaut mieux être occupé quand on est triste.

Pas le temps de se laisser dévorer par les idées noires. Je parle en connaissance de cause. Et ça m’avait coûté l’argent de poche que je venais tout juste de recevoir. Les sages et les érudits lisent des livres, alors forcément, ça coûte un bras. Le moyen le plus simple d’économiser sur la boisson restait donc de taper dans la réserve du Maître Barbu. Et justement, je savais qu’il ne travaillait pas aujourd’hui.

— Au fait, lança Dez afin de commencer la conversation, ce qui était plutôt rare le concernant.

On buvait dans une taverne près de la guilde.

— Pourquoi t’as été enlevé, au juste ? Qu’est-ce que t’avais fait ?

C’était d’ailleurs la première fois que je le revoyais depuis les événements de ce jour-là. Je lui racontai toute l’histoire avec Polly. Il se renversa en arrière et caressa sa barbe impressionnante.

— La « Release », hein… ? J’ai entendu dire que ça circulait de nouveau dernièrement. Y a un truc bizarre à propos de ça.

— Quoi donc ?

— Les gardes luttent contre tous les dealers, mais à chaque fois ils ne trouvent rien, ou bien une drogue différente. On dirait qu’ils en ont conclu que quelqu’un venu de l’extérieur écoule un stock petit à petit…

— Ce qui attirerait forcément l’attention.

Ceux qui géraient le marché noir en ville n’étaient ni assez bêtes ni assez faibles pour laisser passer ça sous leur nez.

— C’est vrai. Moi, je parierais plutôt sur une personne, voire plusieurs, connaissant les lieux comme leur poche. Il faut connaître le terrain si tu veux passer sous le radar de ceux qui tiennent la baraque.

— Ils pourraient pas juste demander aux acheteurs où ils l’ont eue ?

— Les gardes en ont arrêté deux ou trois, mais aucun n’avait vu le dealer en chair et en os.

D’après Dez, ceux qui voulaient acheter écrivaient leur commande sur certains murs de la ville à l’aide d’un code bien précis. Par exemple : cent quarante-trois jeunes poissons-ayus[1], ou trois roses noires sans épines. Le vendeur lisait le code, puis indiquait à son tour une heure et un lieu sur le même mur. En général, ça se passait sur le pont qui surplombait le Quartier du Marais Empoisonné. Il fallait laisser tomber l’argent depuis le pont au moment convenu. En descendant quelques minutes plus tard, l’argent avait disparu et la drogue attendait, bien sagement, à sa place.

— C’est tout un système.

Le vendeur devait donc forcément venir d’ici.

— Donc, la Release qui circule, ce serait…

— Le stock fabriqué par Tri-Hydra. Il paraît que tout est parti en fumée avec l’entrepôt où ils la produisaient. Donc c’est sûrement comme ton ex t’a dit.

Je n’aurais pas su faire la différence, mais apparemment, la Release pouvait avoir de légères variantes selon les ingrédients utilisés.

— Soit Oscar est revenu en personne, soit c’est quelqu’un qui lui a volé son stock et qui attendait que l’affaire se tasse pour le revendre tranquillement. L’autre possibilité, ce serait qu’un type soit tombé par hasard sur une planque.

— Ouais, peut-être.

Mais sans savoir qui c’était, on n’avait rien à quoi se raccrocher.

— Qu’est-ce qui te passe par la tête, là ? grogna Dez en me fusillant du regard sous ses sourcils broussailleux. — On vient juste de sortir d’une affaire. Te fous pas encore dans un autre pétrin.

— Parce que ce sera à toi de venir réparer les dégâts, c’est ça ?

Je me levai. Il y avait une chose à vérifier avant d’être trop ivre pour le faire.

— Je te préviens, c’est tout.

— Va te faire foutre ! hurla Dez dans mon dos. — Va crever, si ça te chante ! Cette fois, je ne compte pas te tirer de là !

— Moi, je te sauverais autant de fois que nécessaire, vieux frère.

Je ne voulais plus perdre un seul ami.

— À plus. Et merci d’avoir payé l’addition.

Je sortis du bar et une clameur de rage si puissante me frappa aux oreilles que je faillis rater une marche.

J’étais arrivé au Quartier du Marais Empoisonné, juste à l’est de la rue du Serpent Mange-Roche. Le terrain descendait naturellement ici, ce qui créait un dénivelé entre les bâtiments. Il en résultait une enfilade de passerelles et de murs. D’après Dez, l’un des murs utilisés pour les échanges de drogue se trouvait dans ce coin-là.

— C’est ici.

Je levai ma lanterne vers un mur de pierre à peu près à ma hauteur, couvert de graffitis obscènes, du genre qu’un abruti comme moi pouvait comprendre sans effort. C’était aussi une sorte de panneau d’affichage pour tout ce qui touchait aux combines crasseuses, comme la drogue. Entre deux messages graveleux, des plaintes sur les épouses et autres remarques à base de femmes, un code du type que je cherchais apparaissait.

— Deux bouteilles de vin doux de serpent d’un coup. C’est du vol.

Comme les jeunes ayus et les roses noires sans épines, le vin doux de serpent était un autre nom de code pour la Release. Un « coup » signifiait un sachet. Une bouteille coûtait dix pièces d’or ; on vendait donc ici un sachet pour vingt. C’était le double du prix habituel. À côté du vin de serpent et de son tarif figuraient un lieu et une heure. Quelqu’un avait tenté d’effacer ces infos, probablement les gardes. Mais un simple lavage à l’eau n’aurait pas suffi. L’écriture bâclée visait sûrement à éviter qu’on reconnaisse la main. Je me penchai sur les lettres rouge sombre, espérant en tirer quelque chose de plus. Je les suivis du doigt et je compris soudain.

— …Oh, non.

Je me couvris le visage des mains.

Pas une seconde à perdre. Il ne faudrait pas longtemps avant que d’autres comprennent, eux aussi. Je filai vers Le couchant du Chat Sauvage, sur l’Allée du Peintre. Je montai les escaliers en vitesse, au milieu du vacarme des ivrognes, et frappai à la porte. J’étais prêt à la défoncer s’il le fallait. Un homme frêle que je connaissais bien m’ouvrit.

— Qu’est-ce qu’il y a, Matthew ? Il est tard.

Je me glissai à l’intérieur sans un mot et refermai derrière moi.

— Eh, qu’est-ce qui se passe ? Tu t’emballes un peu, là, non ? Il est même pas encore minuit, dit Sterling en prenant un air affable et innocent.

Je l’ignorai et arrachai le drap blanc, enlevant les pierres une à une.

Sous la boîte, dissimulée en dessous, se trouvait une pile de petits sachets. J’en ouvris un et y trouvai de la poudre blanche.

Je me tournai vers lui et déclarai froidement :

— Depuis quand tu vends de la drogue ?

Un son rauque s’étouffa dans sa gorge. Son regard se déroba. Des gouttes de sueur perlèrent à la surface de sa peau. Inutile d’espérer un jour lui faire garder un secret.

— P… pourquoi tu demandes ça ?

— Le mur du Quartier du Marais Empoisonné. C’est toi qui as noté l’échange, pas vrai ?

— N… non. Tu n’as aucune preuve.

— Si.

Je levai ma lanterne, l’éclairant sur une tache rouge au sol.

— C’est la même encre que sur le mur. Même couleur, même odeur que celle que tu fabriques avec du sang de jumus.

Il avait sans doute cru qu’en changeant son écriture, ce serait suffisant. Il avait voulu rendre l’encre résistante à la pluie, mais c’était justement ce qui l’avait trahi. Sterling était livide. Je lui tapai gentiment l’épaule.

— T’en fais pas, je vais pas te balancer aux gardes. Mais je cherche la source de cette came. Sinon, on va se retrouver avec la même situation que l’affaire des fausses pièces.

Une simple menace suffisait à le faire pâlir et trembler. Pour un lâche de cette trempe, il ne manquait pas d’audace quand il s’agissait de foncer tête baissée à la moindre promesse d’un peu d’argent. Il n’apprendra jamais.

— Parle. Tu l’as eue où ? Ou bien c’est encore quelqu’un qui t’a mis là-dedans ?

— C… c’est pas moi. C’est Vanessa.

Je restai stupéfait.

— Dis pas de conneries. Jamais elle ferait un truc pareil—

— C’est vrai. C’est Vanessa qui a la drogue. Je l’ai trouvée sous les lattes du plancher, chez elle.

Et tout s’imbriqua dans ma tête. C’était Oscar qui l’avait planquée. Il avait siphonné un peu de Release chez Tri-Hydra et l’avait dissimulée chez sa maîtresse. Elle avait l’œil affûté d’une experte, mais côté cœur, elle était aveugle. Il lui aurait suffi d’un prétexte pour se retrouver seul chez elle, et y planquer la marchandise.

Vanessa faisait partie de l’élite dans le sens où elle était très estimée au sein de la guilde, et jouissait d’une confiance absolue. Les aventuriers l’adoraient, eux aussi. Plus on fouillait dans ses affaires, plus la guilde risquait de s’en mêler. C’était la cachette idéale. Peut-être même qu’Oscar s’était rapproché d’elle dans ce but dès le départ. Et maintenant que le propriétaire avait disparu, les drogues abandonnées chez elle avaient été trouvées par son petit-ami actuel, Sterling, qui s’était mis à les revendre.

— Allez, Matthew, ne sois pas si dur. Tout le monde le fait. Écoute, je peux te filer une part, miaula-t-il en geignant comme un gros chaton désagréable.

Il me suppliait, persuadé que j’allais, une fois encore, lui sauver la mise. Ce n’était pas un mauvais bougre. Juste une chiffe molle, trop facilement influençable.

— Je veux dire, où est le mal ? poursuivit-il. — La Release, c’est pas comme les autres drogues. C’est une révélation divine, ce truc.

— Qu’est-ce que tu racontes ?

— Ah, tu savais pas ? fit-il, surpris. — Paraît que c’est un prêtre qui a inventé la Release, à l’origine.

D’après lui, elle avait été distribuée aux fidèles souffrants pour soulager leurs douleurs. Le reste, évidemment, avait suivi. Elle était tombée entre les mains des criminels et s’était répandue sur le continent.

— Ce foutu monde touche à sa fin.

— Et en fait, la raison pour laquelle le prêtre a commencé à en fabriquer, c’était soi-disant une révélation. Il aurait entendu une voix lui dire : « Tu feras selon Ma volonté, et tu répandras Ma miséricorde comme Je l’ordonne », et la recette lui serait venue comme ça.

Je saisis Sterling par l’épaule et le secouai.

— Qui était ce prêtre ? Où ça ? Dis-moi.

Je n’aurais pas pu oublier ce qu’il venait de dire, même en le voulant.

Les mots étaient différents, mais cette même expression rappelait étrangement ce satané ivrogne de Dieu Soleil. Pas seulement ce qu’il avait dit, mais sa façon de le dire.

— J’en sais rien. Tout ce que je sais, c’est qu’il venait de Soleil-en-Brume. Mais je connais pas son nom, je te jure, pleurnicha Sterling.

Je le lâchai. Soleil-en-Brume était une ville proche de la tour du Dieu Soleil, un lieu considéré comme sacré dans la religion solaire. Qu’est-ce que ça voulait dire ? Il avait ordonné à l’un de ses fidèles de fabriquer de la drogue ? Quel intérêt une divinité pouvait-elle bien trouver à répandre encore plus de dépendance dans le monde ?

— En plus, il est mort depuis longtemps. Paraît qu’il s’est pendu.

— Je vois.

Le prêtre avait sans doute cru bien faire. Il avait suivi le message divin de sa divinité pour venir en aide aux croyants souffrants. Mais une fois que la drogue était tombée entre les mains de la pègre, ce fut l’enfer pour des dizaines de centaines d’innocents. Il n’avait pas pu supporter la culpabilité.

— Tu vois ? C’est une très bonne drogue, faite selon l’enseignement du divin. Tout va bien, non ?

Il n’était pas encore prêt à lâcher l’affaire. Et maintenant qu’il y avait goûté, il recommencerait. C’était comme ça que Sterling fonctionnait.

— Tu as tout faux, fis-je en posant la lanterne au sol. — Elle est toujours planquée chez Vanessa ?

— Tout le stock. J’en ai vendu qu’une toute petite partie. Je te le jure.

Je n’avais pas le temps de l’écouter déblatérer ses excuses.

— Emmène-moi là-bas. On verra ensuite comment on s’en débarrasse.

— Quoi ? Maintenant ?

— Sauf si tu préfères finir noyé dans un caniveau demain matin, fais comme tu veux. Moi, je t’en empêcherai pas.

— A-attends ! Je vais juste me changer.

Il me tourna le dos et commença à se déshabiller. Pendant ce temps, je me glissai près d’une sculpture à moitié terminée et saisis le ciseau posé là. Juste pour vérifier, je passai un doigt sur la pointe : bien affûtée. Je la dissimulai derrière mon bras et m’approchai lentement de Sterling par-derrière.

— À propos de la Release… je pensais…

Je levai le ciseau et le pressai contre la gorge de Sterling au moment où il se retournait. En y mettant tout mon poids, la lame s’enfonça profondément dans sa trachée. Incapable de crier, Sterling me fixa, les yeux exorbités. Il devint livide et s’effondra sur le sol obscur de l’atelier, agrippant le manche planté dans sa gorge avec une douleur atroce.

Il se tordit, roulant au sol, renversant au passage des toiles inachevées hors de leurs chevalets. Les premières convulsions ressemblaient à une flambée, comme s’il avait pris feu.  Mais peu à peu, les soubresauts se firent plus lents, plus faibles, jusqu’à ce que la flamme de la vie s’éteigne.

Je restai là à tout regarder.

— Hé, ferme-la ! Arrête de t’agiter comme ça tous les jours alors que t’as jamais un rond ! brailla une voix depuis le bar du rez-de-chaussée.

On aurait dit que les crises de Sterling faisaient partie du quotidien.

À bout de forces, Sterling se traîna jusqu’à moi, rampant en griffant le sol de ses mains rougies de sang. Des larmes coulaient le long de ses joues, déformées par la douleur de respirer et par la peur de mourir.

— … !

Il essayait de dire quelque chose, mais aucun son ne sortait. Sa bouche battait l’air comme celle d’un poisson vers moi, en quête d’aide. Il atteignit mes pieds, puis, sans un mot, s’effondra face contre terre. Il ne bougea plus.

Je comptai jusqu’à cent, puis vérifiai si ses pupilles étaient dilatées.

Avec toute cette agitation, je n’avais même pas besoin de maquiller ça en cambriolage. Pas besoin non plus de payer le Fossoyeur. J’essuyai les quelques éclaboussures de sang sur moi, fis disparaître quelques preuves, remontai ma capuche et je quittai furtivement la pièce.

Je ne détestais pas Sterling. Certes, je l’avais trouvé exaspérant plus d’une fois, et c’était fatigant de devoir réparer sans cesse ses conneries, mais il avait aussi son charme, à sa manière. Pourtant, cette fois, il avait franchi la ligne rouge.

Pour lui, c’était sans doute encore un de ses jeux dangereux habituels. Mais pour moi, c’était autre chose. Si je le laissais s’en sortir, il ferait bien pire la prochaine fois. Je ne laisserai personne vendre de la Release dans cette ville. Personne. Une fois certain que personne ne m’observait, j’abaissai le volet de ma lanterne et descendis les escaliers. On trouverait le corps demain. Je ne pouvais plus perdre une seconde.

La prochaine étape consistait à me rendre chez Vanessa. Je connaissais ses horaires de service : ce soir, elle dormait au bâtiment de la guilde. D’ordinaire, sa vieille bonne passait la nuit à la maison, mais elle était partie voir ses petits-enfants. Je devais m’occuper de tout ça ce soir. J’avais envisagé d’y aller en pleine journée, pendant l’absence de Vanessa, mais ça augmentait trop les risques d’être vu.

Heureusement, sa maison n’était qu’à quelques rues de l’Allée du Peintre, là où vivait son petit ami. Une bâtisse en pierre sur deux étages. Le quartier était calme, presque désert. Je crochetai la serrure avec une aiguille et me glissai à l’intérieur. Par chance, je connaissais déjà bien la maison de mon amie, et son agencement. Au rez-de-chaussée, il y avait la cuisine et la chambre de la domestique. À l’étage, les pièces privées de Vanessa, dont sa chambre.

Le silence régnait. Seuls les bruits étouffés de la ville parvenaient de l’extérieur. Les yeux plissés, je montai les escaliers avec précaution. Sterling avait dit avoir trouvé la drogue sous les lattes du plancher. La domestique dormait généralement en bas, et il n’y avait pas de cave ici. Oscar l’avait sûrement planquée dans un endroit facile d’accès.

À l’étage, un parfum doux me parvint aux narines. Différent de celui d’Arwin. J’aurais aimé m’attarder et en profiter, mais ce n’était pas le moment. Je me penchai pour entrer dans la petite chambre et rampai dans l’obscurité jusqu’au lit. Impossible d’allumer quoi que ce soit, alors je fouillai à tâtons sous le sommier. Il n’y avait que peu d’endroits où Sterling aurait pu trouver une cachette que Vanessa ne remarquerait pas.

Du bout des doigts, je sentis une planche légèrement surélevée. Je glissai la tête sous le lit et tentai de la soulever. J’avais sans doute eu tort de croire que, si Sterling avait réussi à l’ouvrir, ce serait facile pour moi aussi. Dans mon état, ce fut un vrai calvaire.

Je finis par en venir à bout, et tendis la main vers ce qui se trouvait dessous : un petit sachet. Je sortis de là et versai le contenu dans ma paume : une poudre blanche. Je plissai les yeux et reniflai. Aucun doute possible : c’était de la Release Restait maintenant une seule question : comment s’en débarrasser ?

Soudainement, la lumière jaillit.

— Qu’est-ce que tu fais ?

Je me retournai d’un bond. Vanessa se tenait là, effrayée, une bougie à la main. Impossible. Elle n’était pas censée rentrer si tôt. Mais alors je vis le sac dans son autre main. Il était plein de viande, de légumes… et même de vin. Je me maudis en silence… Demain, c’était l’anniversaire de Sterling. Elle avait échangé son service avec quelqu’un pour pouvoir lui préparer un bon repas.

— Matthew, est-ce que tu… ?

— Attends. Attends, ce n’est pas ce que tu crois, dis-je en levant les mains pour lui montrer mes bonnes intentions, avant qu’elle ne se mette à hurler. — Je m’excuse d’être entré par effraction. Mais j’ai une très bonne raison.

Je tentai de maîtriser ma respiration, d’expliquer avec le plus de calme possible. Si je me mettais à bafouiller, ça ne ferait qu’accentuer ses soupçons.

— Sterling s’est mis à vendre de la drogue, cette fois. Si les types louches du coin le repèrent, il est mort. Je suis venu ici pour l’en empêcher.

— Sterling ? fit-elle avec un drôle d’air.

Mais le ton de sa voix, jusque-là méfiant, s’adoucissait peu à peu.

— Tout ça, c’est à cause d’Oscar. Ton ex. Il avait planqué un stock de drogue ici. Tu étais au courant ?

Elle devait s’en douter. Vanessa leva les yeux vers le plafond, songeuse. De fines rides se formèrent sur l’arête de son nez.

— Bref, ce crétin est tombé dessus. Et qu’est-ce qu’il a fait ? Il s’en est emparé, et il a commencé à le revendre. Si je ne récupère pas tout et que je ne le détruis pas avant qu’on ne le découvre, il y aura des morts, c’est à dire lui et toi.

Ce n’était pas un mensonge. Si les criminels apprenaient ça, ils croiraient que Sterling leur avait volé la came. Mais les retombées atteindraient forcément sa compagne, Vanessa.

— Je suis donc venu à sa place pour récupérer la drogue.

— …Vraiment ?

— Si tu crois que je mens, regarde sous le lit. Y a une sacrée quantité de poudre magique là-dessous, de quoi planer pendant des jours.

Je lui tendis le sachet de Release que j’avais en main. Vanessa le prit à contrecœur et l’examina.

— …Oui, on dirait bien.

— Tu vois ?

— Argh ! Pourquoi faut-il toujours qu’il fasse des conneries le jour de son anniversaire ? C’est pas possible, râla-t-elle en se prenant la tête entre les mains.

— Allez, faut qu’on sorte ça d’ici. Aide-moi.

— D’accord.

Elle posa son sac de courses et le bougeoir, puis se pencha sous le lit.

Je la regardai faire, et un pincement de culpabilité me serra la poitrine.

Je venais juste de tuer son petit ami. Son corps baignait encore dans une mare de sang, là-bas, dans son atelier. Et elle, sans rien savoir, m’aidait à faire disparaître la drogue, par simple bonté, pour protéger celui qu’elle aimait.

Et une fois qu’on aurait détruit la Release, il faudrait que je l’accompagne pour « découvrir » le cadavre de Sterling.

Elle allait finir dévastée.

Si elle s’entichait toujours de types aussi pitoyables, c’était à cause de sa grande bonté, de sa tolérance, de ce besoin profond de soutenir ceux qu’elle aimait. C’était une femme d’une patience et d’une clémence rares.

Je me sentais coupable, mais il n’y avait plus de retour possible.

On allait se débarrasser de la Release, avec succès, mais trop tard pour empêcher les hommes de l’ombre de tuer Sterling. Simplement une légère réécriture du scénario. Rien d’insurmontable. Ma rencontre avec Vanessa n’était qu’un contretemps imprévu. Je m’adapterais.

— Oh ? fit-elle depuis sous le lit. — Qu’est-ce que c’est que ça ?

Vanessa ressortit en marche arrière, les bras pleins de petits sachets et d’un paquet soigneusement emballé.

— Il était caché avec les autres, dit-elle en ouvrant le paquet.

À l’intérieur, il y avait une lettre et un sachet encore plus petit.

— Il est scellé, donc je suppose qu’il était destiné à quelqu’un.

Elle retourna le paquet, murmurant à voix haute en se demandant qui avait pu l’envoyer. Je n’étais pas très doué pour lire ou écrire, mais je pouvais deviner. La seule autre personne, en dehors de Sterling, qui aurait pu cacher quelque chose ici, c’était Oscar. Vanessa brisa le sceau et déplia la lettre.

— Elle est adressée à… Roland William Mactarode.

En entendant ce nom, toute une scène s’imposa dans mon esprit. Bien sûr. Cette poule mouillée et Oscar se connaissaient. Oscar avait trahi Tri-Hydra pour lui et avait détourné un peu de Release. C’était un client trop important pour être ignoré. Et s’il avait envoyé une lettre ? À qui ce pauvre type aurait-il voulu nuire ? Quels secrets Oscar détenait-il ?

— On n’a pas le temps. Je vais garder ça, dis-je en tendant la main vers la lettre.

Je ne pouvais pas la laisser lire cette dernière. Si mon intuition était juste, il y avait un nom là-dedans qu’elle ne devait pas voir. Il fallait que je sois ferme ; ce n’était pas le moment de faire preuve de politesse.

Mais au moment où je tentai de l’attraper, le petit sachet glissa des mains de Vanessa et s’ouvrit, laissant tomber son contenu.

C’était le collier de jade d’Arwin.

Alors c’était là que ce salaud l’avait planqué. Pas étonnant que je n’aie rien trouvé dans sa planque.

— Euh, Matthew, fit Vanessa en reculant, les yeux toujours rivés à la lettre.

Même à la lumière de la bougie, je voyais à quel point elle était devenue pâle.

— Tu savais qu’Arwin était accro à la Release… ?

C’était exactement ce que je voulais éviter.

— Qu’est-ce que tu racontes ?

— Fais pas l’idiot. C’est écrit noir sur blanc. Regarde. Il y a le nom d’Arwin.

Le mieux que je pouvais faire, maintenant, c’était gagner du temps. Apparemment, quand on est vraiment intelligent, on possède la capacité de lire plus vite. Si seulement tout le monde pouvait être aussi bête que moi.

— Oscar a tout inventé. Roland, c’est ce noble crétin qui a relâché le lindworm parce qu’il voulait devenir roi. Il aurait payé n’importe quel prix pour faire du tort à Arwin.

Elle me jeta un regard méfiant et ramassa le collier.

— Mais c’est celui d’Arwin, non ?

— Une babiole bon marché. On peut en acheter un pareil pour trois sous dans n’importe quelle foire.

— Tu crois vraiment que ce genre d’excuse va marcher avec moi ? fit l’experte en évaluation la plus douée de toute la Guilde des Aventuriers.  — C’est vrai, n’est-ce pas, Matthew ? Tu le savais. C’est pour ça que tu n’arrêtais pas de me demander si Oscar m’avait laissé quelque chose.

Elle me brandit le collier de jade sous le nez. Mon silence suffisait à confirmer ce qu’elle redoutait. Elle me lança un regard à la fois accusateur et désolé, puis secoua la tête.

— Elle a le Syndrome du Donjon, hein ?

La plupart des aventuriers tombant dans la Release étaient confrontés à cette situation. En tant qu’experte de la guilde, Vanessa en avait vu passer plus d’un.

— Je ne t’en veux pas. Ça arrive tout le temps. Tout le monde a peur du donjon. Aussi spéciale qu’elle soit, la Princesse Chevalier Écarlate n’allait pas faire exception.

Je ne répondis toujours pas.

— Elle portait trop de responsabilités. Vouloir sauver Mactarode à elle seule… Quelle décision stupide, que de se reposer là-dessus.

Elle serra le poing, froissant la lettre. Vanessa était une femme très lucide, ce qui expliquait pourquoi elle avait cerné la situation d’Arwin aussi vite et avec autant de justesse. Ce qui la rendait d’autant plus agaçante.

— Je vais être franche avec toi. Elle devrait se retirer sur-le-champ. Elle va s’effondrer bien avant d’avoir réussi à restaurer son pays.

— …

— Il y a plein d’autres moyens pour rebâtir un royaume sans avoir besoin du trésor du donjon. Elle pourrait cultiver de nouvelles terres, entrer au service d’un autre pays et recevoir un fief, ou… ou épouser un membre d’une famille royale ou noble, dit-elle, avec un regard d’excuse. —  Qui d’autre sait pour la dépendance d’Arwin ? Les autres membres d’Aegis sont au courant ?

Mon silence la fit tiquer, et elle haussa le ton.

— Si tu ne veux pas répondre, c’est ton choix. Mais je te préviens : ne la laisse plus jamais s’approcher de la Release. Elle doit abandonner l’aventure, renoncer au trésor, au royaume, tout. Et elle doit guérir. Se reconstruire. Ça prendra du temps, mais à ce rythme-là, elle y laissera sa peau.

— …

— Je suis sûre que tu peux lui trouver une excuse. Dis-lui que tu l’as mise enceinte, si c’est ce qu’il faut. Ce n’est pas parce qu’elle est de sang royal qu’elle doit se sacrifier pour autant.

— Tu as raison.

Tout ce que Vanessa disait était exact. C’était exactement ce à quoi je pensais depuis un an. Elle se souciait vraiment, sincèrement, du bien d’Arwin. Et Vanessa savait de quoi elle parlait, parce qu’elle avait, elle aussi, été victime de la drogue. Elle avait ruiné son père et déchiré sa famille. Elle la haïssait autant que moi. Elle priait pour le salut des gens qui souffraient de dépendance. Elle n’hésiterait pas à révéler le secret d’Arwin si c’était pour la sauver. Après tout, Vanessa avait ligoté sa propre collègue pour l’aider. C’était ce genre de personne.

— Tu as parfaitement raison.

Mais je connaissais aussi la fermeté de la détermination d’Arwin. Elle continuerait d’avancer, même si son corps et son esprit étaient en lambeaux. Il y avait dans sa quête une noblesse folle et fragile. C’était pour cela qu’il n’y avait plus de retour possible. Je me levai et la regardai, assise par terre. Je sortis de ma poche le soleil temporaire. Après le dernier grabuge, j’étais retourné à l’église pour le retrouver. À ce moment-là, je n’avais aucune idée que je finirais par l’utiliser de cette façon.

Irradiation, dis-je.

L’orbe s’éleva et déchaîna l’éclat éblouissant de la lumière solaire qu’il avait absorbée. Aussitôt, je sentis la force affluer en moi. Avec ça, même mon corps maudit, incapable de se battre sans la lumière du soleil, pouvait retrouver sa force originelle en pleine nuit. L’effet était de courte durée, mais suffisant.

— Quoi ? murmura Vanessa en détournant le visage de la vive lumière.

À cet instant, je franchis l’espace qui nous séparait et la plaquai presque au sol. Je saisis ses mains, les tirai en dessous de la taille et me mis à califourchon sur son corps. Son joli visage se figea en un rictus de peur. Elle se débattit de toutes ses forces, mais, entre mon poids et ma force, ses efforts furent vains.

— Arrête ! supplia-t-elle, mais je l’ignorai et passai mes mains autour de son cou.

Si je devais le faire, il fallait aller vite afin pour qu’elle ne souffre pas. Mes doigts appuyèrent sur son cou, comprimant les vaisseaux sanguins.

— Ah… gh…

Les yeux de Vanessa devinrent injectés de sang. Confusion, agonie, terreur, ses yeux rouges se remplirent d’une tempête d’émotions. Pourquoi l’étranglait-on ? Pourquoi essayais-je de la tuer ? Pour la réduire au silence ?

« S’il te plaît, relâche-moi. Je ne veux pas mourir ».

La force quitta son corps. Elle cessa de respirer. Je lâchai prise.

Je mis le collier de jade dans ma poche et saisis l’orbe flottante pour la ranger. Je vidai la viande et les légumes du sac, et, à la place, y entassai les sachets de Release. Je ne pus pas tous les mettre à l’intérieur, mais cela suffirait pour fabriquer d’autres bonbons. Le reste brûlerait avec la maison.

Il y avait de l’huile dans la cuisine ; j’en aspergeai la pièce, surtout sous le lit. Tout cela ne servait à rien s’il restait la moindre preuve.

— Ma… the… w.

Je me retournai. Vanessa respirait de nouveau, étendue sur le tapis. Son cou était brisé, mais elle me regardait, les larmes aux yeux.

— Pour…quoi… Matthew ? Qu’est-ce… que… j’ai… ?

Je secouai la tête. Je versai le reste de l’huile sur son corps, puis inclinai la bougie vers la flaque au sol.

— Ce n’est pas ta faute.

Les flammes jaillirent dans la pièce. Je sortis en hâte de chez elle avant qu’elles ne m’encerclent. Après plusieurs détours dans les ruelles, je me tordis le cou pour voir la fumée noire et les étincelles monter dans le ciel nocturne, vacillantes dans la brise.

— Au feu !

— Éteignez le feu, avant qu’il ne se propage aux autres bâtiments !

Les gens criaient, affolés, réagissant à la scène. Je relevai ma capuche, rentrai les épaules et me hâtai vers la maison. Ce n’est que lorsque tout se calma un peu que je ralentis et examinai mes mains. La sensation était encore là. Je me sentais coupable, mais je ne regrettais rien.

La dépendance d’Arwin n’était pas guérie. Elle ne pouvait toujours pas se battre sans Release. Si elle avait continué à en prendre au même rythme qu’il y a un an, elle serait déjà dans l’au-delà. Mais si elle arrêtait net, l’opinion publique l’aurait vue en proie aux horribles symptômes de manque. Je la sevrais très lentement avec des bonbons à sucer imprégnés de Release, pour l’en libérer petit à petit. Je fabriquais aussi des bonbons ordinaires, inoffensifs, pour les types douteux comme le jeune Ralphie. La Release que j’avais réussi à trouver était cachée dans la cave de notre maison.

Il me fallait donc un stock de Release, et personne ne devait savoir que j’en avais. Je devais aussi empêcher qu’elle se répande dans la ville. Si la princesse chevalier cédait à la tentation à cause de l’accès facile, tout cela n’aurait servi à rien. C’était pour cela que j’avais passé l’année à éliminer quiconque avait eu vent du déshonneur d’Arwin et à écraser les dealers dès qu’ils étaient vulnérables. C’était une voie sanglante, mais que j’avais choisie.

Je me rappelai l’histoire que j’avais racontée à Arwin sur l’origine du terme d’homme entretenu. Les hommes qui tenaient cette corde pour les dames qui plongeaient dans l’eau. Que faisaient les hommes pendant ce temps ? Les femmes ne le savaient pas et n’avaient pas à le savoir. Elles savaient seulement que les hommes ne lâcheraient jamais la corde de survie. Tant qu’elles le croyaient, cela suffisait.

— Il est temps de rentrer à la maison.

J’enfonçai les mains dans mes poches et me hâtai dans les rues désertes.

C’est alors que je remarquai que la lumière du soleil temporaire s’était éteinte dans ma poche.

— Le temps est écoulé, hein ?

Je sortis l’orbe translucide, désormais dans son état ordinaire.

— Hmm ?

Étrangement, le petit symbole à l’intérieur de l’orbe était plus net qu’auparavant.

— Qu’est-ce que c’est ?

Je le levai à la clarté de la lune, puis restai bouche bée.

 L’emblème à l’intérieur appartenait à ce Dieu Soleil de mes deux.

[1] Poisson asiatique au goût sucré, ici utilisé comme code, ce qui donne une connotation exotique

error: Pas touche !!