SotDH T6 - INTERLUDE PARTIE 2
Le Jour de Repos du Démon (2)
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Traduction : Calumi
Correction : Raitei
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Le soir — Le ruban
Ils prirent leur temps en descendant la rue Sanjô. Jinya avait laissé ses sabres derrière lui. Il n’était pas encore habitué à l’absence de ce poids sur sa hanche, mais son cœur, lui, paraissait léger. Le vacarme habituel de la rue lui semblait désormais apaisant. La confection des pains de haricots rouges avait pris plus de temps que prévu, et le soir était déjà tombé. Une lueur orangée emplissait le ciel sans nuages, rappelant une mer calme, sans la moindre ondulation, un crépuscule paisible. C’était un ciel de Yuunagi[1]. Peut-être que ce retard s’était avéré une bénédiction déguisée.
— Quelque chose ne va pas, Père ?
La fleur de Yuunagi se balançait dans le vent.
Nomari avait insisté pour qu’ils passent ensemble à la boutique de tissus pour kimonos durant leur sortie. Ils n’y étaient pas souvent allés lorsqu’elle était enfant, et plus du tout ces dernières années, aussi fut-il un peu surpris de sa demande.
— Désolé, je rêvassais un peu. Alors, qu’aimerais-tu acheter ?
— Eh bien… un ruban. Je veux que tu m’achètes un ruban.
Elle sourit timidement. Même enfant, elle n’avait jamais beaucoup demandé. Elle s’était sans doute souvent retenue, parce qu’ils n’étaient pas liés par le sang. Il se réjouit de la voir désormais capable d’exprimer franchement ses envies.
— Lequel veux-tu ?
— Je veux que tu choisisses pour moi. Tu pourrais ?
Elle pencha la tête et leva vers lui un regard implorant. Il se souvenait que, jadis, lorsque la nymphe céleste à la pomme d’amour séjournait chez eux, il lui avait acheté le ruban rose qu’elle portait encore aujourd’hui. Nomari lui avait alors demandé de choisir un yukata pour elle.
— Ça me rappelle des souvenirs. Tu m’avais demandé la même chose la dernière fois.
— Tu t’en souviens.
La fleur s’épanouit largement.
Son murmure portait une joie sincère. Elle se rappelait apparemment ce moment, elle aussi. Peut-être avait-elle souhaité venir ici précisément parce qu’elle chérissait ce souvenir, au point de lui demander encore une fois de choisir pour elle. Dans ce cas, il n’avait qu’un seul choix possible.
— Prenons donc un ruban rose.
Nomari lui adressa un sourire éclatant. Il semblait avoir visé juste, et il devina déjà l’endroit où elle voulait se rendre ensuite.
— Excusez-moi, nous prendrons celui-ci, dit-il à un employé du magasin, qui emballa le ruban pour eux.
L’employé, un petit homme, afficha un sourire professionnel et les traita comme un couple.
Les pensées de Jinya s’interrompirent net. Il avait cinquante-sept ans à présent, mais son apparence demeurait celle d’un jeune homme de dix-huit ans. Or, maintenant que Nomari en avait seize, ils ne paraissaient plus père et fille.
Il savait que ce moment viendrait. Il était inévitable qu’un jour Nomari grandisse et le dépasse même en âge, extérieurement. Mais, à présent que cette réalité se déployait sous ses yeux, il ne pouvait que rester figé. Le temps où il pouvait être son père touchait à sa fin, et il ne pouvait plus l’ignorer.
— On y va, Père ? demanda-t-elle en lui prenant le bras avec un sourire, ce qui fit reprendre son cours au temps figé.
— Nomari…
— Il y a encore un endroit où je voudrais aller.
Elle gardait son bras serré contre elle tandis qu’ils récupéraient leur achat des mains de l’employé, dont les yeux s’étaient écarquillés, puis qu’ils quittaient la boutique.
Il sentit la chaleur de ses mains et perçut vivement combien sa fille était devenue grande et attentionnée. Il éprouva de la fierté d’avoir élevé une enfant aussi prévenante, même si elle paraissait un peu gênée de s’accrocher ainsi à lui. Mais sous cette tendresse affleurait une pointe de tristesse. Avec des émotions mêlées, il contempla son visage de profil.
Un rayon éclatant du soir troubla sa vision.
Autrefois, elle devait lui tenir la main pour marcher, mais elle était désormais assez grande pour avancer seule. Le jour approchait où elle n’aurait plus besoin de lui, et sans doute plus tôt qu’il ne le pensait.
— Oh, Kadono-san ?
Ils croisèrent un vieil homme au sanctuaire Aragi Inari : Kunieda Kôdai, le grand prêtre du lieu et une vieille connaissance depuis certains événements passés.
— Bonjour, Kunieda-dono. Cela faisait longtemps, dit Jinya.
— En effet. Étrange qu’on se voie si rarement alors qu’on vit dans la même ville. Vous devriez passer de temps à autre. Chiyo en serait sûrement ravie aussi.
Chiyo était son épouse, que Jinya connaissait assez bien puisqu’ils étaient du même village natal. Il trouvait étrange de songer que la fillette qu’il avait autrefois connue était désormais une vieille femme.
— Qu’est-ce qui vous amène aujourd’hui ? demanda Kôdai.
— Nous passions simplement par nostalgie, répondit Nomari avant que Jinya n’ouvre la bouche.
Sa voix avait bien un ton nostalgique mais elle fut quelque peu raide également. Saisissant quelque chose, Kôdai esquissa un sourire et posa sur eux un long regard avant d’acquiescer.
— Je vois. Je vais vous laisser tranquilles, alors.
— Merci. Cela m’a fait plaisir de vous revoir, dit Jinya.
— Tout le plaisir est pour moi. Prenez votre temps.
Kôdai quitta rapidement l’enceinte du sanctuaire.
Les feuilles des arbres murmuraient dans le vent, et une ombre commençait à envahir le ciel du crépuscule paisible. La nuit ne tarderait plus à tomber.
Nomari lâcha le bras de Jinya et fit trois grands pas en avant. Elle tourna le dos au soleil couchant derrière elle. Tous deux se tinrent là, face à face, les yeux plongés l’un dans l’autre.
Leurs silhouettes s’allongèrent, tandis que le vent caressait leurs joues. Tout baignait dans la lueur du soir, chaque chose se fondant dans des contours incertains.
Nomari sortit soudain quelque chose de l’intérieur de son vêtement : une petite sculpture netsuke représentant un moineau dodu et charmant, symbole de chance. Elle la serra entre ses deux mains et croisa le regard de Jinya.
— Merci de m’avoir laissé faire mes caprices aujourd’hui, Papa.
— Pas du tout. J’ai passé une bonne journée, moi aussi.
— Tant mieux. Être pris pour un couple, c’était un peu embarrassant, toutefois.
Malgré son ton détaché, son cœur se serra. Ses lèvres se courbèrent doucement tandis qu’elle ajoutait :
— Nous aurons bientôt le même âge, n’est-ce pas ?
Son sourire était triste, empreint de douleur et de solitude.
— Les gens ne nous verront sans doute plus comme père et fille désormais. C’est pour ça que je voulais que tu me fasses plaisir aujourd’hui, afin que nous passions du temps comme un vrai père et sa fille.
Nomari savait, elle aussi, que ce qu’ils partageaient touchait à sa fin. Ils étaient humain et démon, incapables de vieillir de la même manière. Tous deux savaient qu’un jour, cela devrait se terminer.
— Père ? Peux-tu me l’attacher ?
— …Bien sûr.
Elle défit son ruban, laissant ses cheveux s’envoler dans la brise. Il s’approcha et attacha sa chevelure avec le nouveau ruban rose. Lorsqu’elle était enfant, il l’avait souvent fait pour elle, mais un jour, elle avait appris à le nouer seule. Cela faisait bien longtemps qu’il ne l’avait plus fait.
« Rien n’est immuable. » Ces mots lointains traversèrent son esprit.
Une fois le ruban attaché, il comprit le sens de tout cela. Elle marquait un tournant. À partir de maintenant, quelque chose de nouveau commencerait entre eux.
— Je comprends… En fin de compte, c’est mon entêtement, mon refus
de changer, qui m’a fait me quitter moi-même.
Il se remémora une séparation survenue sous un ciel du même soir. Il plissa légèrement les yeux. Sans doute n’était-ce que l’éclat du soleil couchant qui le troublait.
— Je sais tout ce que tu as fait pour être un bon père. Tu as ouvert un restaurant de soba juste pour que je sois une fille normale à l’école, n’est-ce pas ? dit-elle.
Sur le plan financier, son travail de chasseur de démons aurait amplement suffi. Mais, socialement, cela revenait à être sans emploi. C’est pour cela qu’il avait ouvert un restaurant de soba, afin que sa fille puisse aller à l’école primaire sans honte.
— Et tu as cessé de porter tes sabres pour moi aussi, hein ? Tu ne voulais pas avoir d’ennuis avec les autorités et me faire de la peine. Tu penses toujours à moi.
Son regard s’était fait lointain. Il ne pouvait deviner ce qu’elle voyait.
Il ne parvint pas à prononcer un mot, incapable de réagir face à cette maturité soudaine. Mais une chose s’imposa à lui : sa fille n’était plus la petite enfant d’autrefois. Elle avait désormais la force de marcher seule. Il se sentit prêt à accepter la route qu’elle choisirait, même si elle ne passait plus par lui.
— Cette fois, c’est à moi de m’occuper de toi.
Elle sourit avec une douceur incroyable et prononça des mots auxquels il ne s’attendait pas. Calme mais résolue, elle dit :
— Je vais redire ce que j’avais dit autrefois… Je deviendrai ta mère, Père.
Son sourire ensoleillé jurait avec le ciel du soir.
— Je suis encore plus jeune que toi pour l’instant, alors je suis plutôt comme une petite sœur, pour le moment. Mais bientôt, je serai ta grande sœur, et quand je serai encore plus âgée, je deviendrai ta mère pour de bon, et je te gâterai comme il faut. Je te caresserai la tête et tout ça.
Son ton se voulait léger, mais son cœur, à lui, en fut profondément touché. Ses paroles débordaient d’un amour tendre, chaleureux, infiniment doux.
— J’ai été choyée tout ce temps, reprit-elle. — J’ai toujours pris pour acquis que nous étions une famille. Mais ce n’est pas si simple, n’est-ce pas ?
Consciente qu’ils ne pourraient rester ensemble éternellement, leurs vies n’ayant pas la même durée, elle poursuivit :
— Nous avons pu être une famille parce que tu as fait des efforts pour que ce soit possible. C’est pour ça que, maintenant, c’est à mon tour. Ce sera à moi de faire les efforts pour que nous restions une famille. Je ne vivrai pas aussi longtemps que toi, et un jour je te laisserai derrière moi dans ce monde…
Le soleil couchant illumina son visage. Une lueur orangée se reflétait dans les larmes qui emplissaient ses yeux, fixés sur l’inévitable séparation à venir. Mais pour l’instant…
— …Mais, seras-tu toujours ma famille malgré tout ?
Pour l’instant, Nomari voulait encore rester à ses côtés.
Elle tendit la main. Il resta figé. La vision d’elle, baignée de la lumière du soir, fit vaciller le temps autour de lui. C’était peut-être la première fois qu’il la trouvait si belle qu’il en resta sans voix.
— Nomari…
— Hé hé. On dirait que j’ai appris à être un peu plus honnête.
Son autre main serrait fermement le petit moineau porte-bonheur. Son sourire, gracieux et doux, brillait d’un éclat qui lui coupa le souffle.
— On dirait que c’était hier que je te changeais encore les couches.
— J’ai grandi, hein ? Maintenant, c’est moi qui peux te gâter à mon tour.
— Je ne suis pas sûr d’être prêt à ça. Je n’ai pas encore renoncé à mon rôle de père.
— Hé, c’est vrai. Oui, je crois que j’aimerais bien rester encore un peu ta fille, moi aussi.
Elle se blottit contre lui, son ruban rose flottant dans la brise. Le ciel du crépuscule paisible se teintait peu à peu de mauve. La nuit s’approchait lentement. Il leva les yeux et distingua, par instants, quelques étoiles scintillant au loin.
— Tu ne m’as toujours pas répondu, Père.
— Ai-je vraiment besoin de le dire ?
— Peut-être pas, mais j’ai envie de l’entendre.
Difficile de dire si elle était devenue plus sincère avec elle-même ou simplement plus affirmée. Un léger sourire malicieux effleura ses lèvres, tandis qu’elle le pressait de répondre.
Les yeux toujours tournés vers le ciel, il céda et répondit :
— Moi aussi, je veux que nous restions une famille.
Sans même la regarder, il savait qu’un sourire venait d’éclore sur son visage, semblable à une fleur.
— Bien.
Tous deux restèrent ainsi un moment, regardant les étoiles, blottis l’un contre l’autre.
Il savait qu’ils finiraient par se séparer un jour, et c’est précisément pour cette raison qu’il serra encore plus fort sa petite main.
La nuit — Fin
— Mon Oncle et Nomari-chan s’entendent drôlement bien. C’en est presque agaçant.
Dans une pièce d’un vieux manoir délabré, Himawari fit la moue, contrariée. Les yeux clos, elle usait de son pouvoir pour observer des lieux lointains.
Himawari était la fille aînée de Magatsume. Elle représentait la part que Magatsume avait rejetée en premier, celle dont elle avait dû se défaire pour pouvoir affronter son frère. De toutes les sœurs, Himawari était donc celle qui se rapprochait le plus de ce qu’on avait autrefois appelé Suzune.
— Vous les voyez aussi, Mère ? demanda-t-elle.
Une femme démon, vêtue de noir, la serrait dans ses bras par-derrière. Sa longue chevelure blonde, souple et soyeuse, resplendissait d’une beauté envoûtante dans l’obscurité.
La femme démon, la mère de Himawari, ne répondit pas à la question.
À la place, elle murmura d’une voix plus sombre que le crépuscule :
— …Comment oses-tu…
Son murmure s’éteignit doucement dans la nuit.
[1] Pour rappel, cela signifie « le calme du soir ». Yuu (soir, crépuscule) et Nagi (mer calme, absence de vent, apaisement).