SotDH T6 - HISTOIRE PARALLÈLE

La Coupe de Liqueur Spéciale

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Traduction : Calumi
Correction : Raitei
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Les gens repensaient plus souvent au passé à mesure qu’ils vieillissaient, et les démons ne faisaient pas exception. Bien que le corps de Jinya ne changeât pas, il sentait son cœur vieillir avec le temps. Bien des choses s’étaient effacées de sa mémoire au fil de son long périple, mais certaines ne l’avaient jamais quitté.

Il se souvenait, par exemple, des jours passés avec Shirayuki, et du temps où il avait vécu auprès de Suzune. Il gardait en mémoire l’instant précieux où il avait rencontré son premier amour, tout comme celui où sa famille était devenue son ennemie jurée. Ces souvenirs, heureux ou douloureux, demeuraient gravés dans son cœur. Et à côté de ces images colorées subsistaient aussi des jours banals, sans éclat. Ce n’est qu’en les revoyant dans son esprit qu’il comprenait combien eux aussi avaient compté. Avec l’âge, il avait fini par comprendre qu’on ne mesurait la valeur d’une chose qu’une fois qu’on l’avait perdue.

Ses échanges avec Akitsu Somegorou en étaient un parfait exemple.

— Hé, ça te dirait d’aller voir les cerisiers en fleurs ?

C’était à l’époque où commençaient à circuler des rumeurs au sujet d’une Prêtresse de Guérison. Les clients du Au Soba du Démon parlaient d’une femme bénie des dieux, capable de soigner toute douleur. Difficile de ne pas s’en intriguer, surtout s’il y avait la moindre chance qu’elle existe vraiment.

Les habitués de la boutique essayaient parfois d’impliquer Jinya dans leurs conversations, lançant des phrases comme « Être père, ça use, pas vrai ? Tu devrais peut-être aller voir cette prêtresse, toi aussi. » Il se contentait d’éluder sans répondre clairement, mais ce serait mentir que de prétendre qu’il n’était pas curieux. Au-delà de l’intérêt qu’il portait à ce don de guérison, le simple fait qu’une femme dotée d’un tel pouvoir vive dans les environs lui faisait soupçonner que Magatsume tirait les ficelles quelque part.

Jinya s’était mis à chercher la prêtresse dans tout Kyoto. Il entendit parler d’elle çà et là, mais l’absence de pistes concrètes paraissait étrange. Il rencontra plusieurs personnes affirmant l’avoir croisée, pourtant aucune ne put lui dire où elle était allée, ni même à quoi elle ressemblait, non pas qu’elles voulaient cacher quoi que ce soit, mais simplement parce qu’elles n’en avaient plus souvenir.

Inquiet, il étendit ses recherches, sans rien trouver de plus. La seule consolation était qu’aucune rumeur ne faisait état de victimes de la Prêtresse de Guérison. Il en conclut finalement que cette affaire ne valait pas la peine d’être creusée davantage et l’abandonna.

Au fond de lui, toutefois, il n’arrivait pas à s’en détacher. Une partie de lui repensait à une autre prêtresse qu’il avait connue jadis, et aux souvenirs douloureux qui l’accompagnaient. Il se rappelait aussi Suzune. C’était sans doute pour cela qu’il avait poursuivi cette rumeur si longtemps.

Un jour, à cette même époque, Somegorou fit irruption dans le restaurant et, sans même le saluer, lui proposa d’aller voir les cerisiers en fleurs.

— D’où te vient cette idée, tout à coup ? demanda Jinya.

— Oh, de nulle part. J’avais juste envie d’admirer les cerisiers. Laissons Heikichi et Nomari tranquilles aujourd’hui, et sortons entre hommes.

Son invitation ne semblait liée à aucun travail en cours. C’était bien ce que cela paraissait être, une simple envie d’aller voir les cerisiers.

Kyoto comptait plusieurs lieux réputés pour leurs cerisiers. Les fleurs de cerisier faisaient partie des charmes du printemps, après tout. Le seul problème était que la saison des cerisiers, comme celle des pruniers, était déjà passée. À cette époque de l’année, il ne restait plus que des branches nues. Pourtant, Jinya se retrouva à moitié entraîné dehors avant même d’avoir eu le temps de le lui faire remarquer.

Somegorou semblait garder la même énergie malgré les années, entraînant toujours Jinya dans son sillage. Ce dernier ne s’en plaignait pas vraiment. Le caractère autoritaire et décidé de son ami était ce qui leur permettait, à un démon et à un chasseur de démons, de rester liés d’amitié. Cela dit, Jinya se serait bien passé des ennuis que lui causait parfois Somegorou.

— Eh bien, cet endroit a bien changé, non ? s’exclama Somegorou en observant les alentours tandis qu’ils marchaient le long de Shijyou-dori.

Après que le pont Shijyoubashi eut été emporté par une inondation, on l’avait remplacé par un pont à treillis de fer. On voyait aussi, çà et là, des lampadaires à gaz de style occidental. Ayant grandi à Kadono, un village de forgerons, Jinya savait à quel point le travail du fer était ardu et restait stupéfait de la quantité utilisée.

— Oui. Je me demande si l’influence étrangère continuera à gagner Kyoto.

— En tant que natif de la ville, ça me rend à la fois heureux et un peu triste de la voir changer. Mais je suppose que c’est pour le mieux, répondit Somegorou avec un sourire mêlé de nostalgie.

Jinya avait déjà ressenti cette même ambivalence. C’était rassurant de savoir que la vie s’améliorait, mais il y avait toujours une certaine mélancolie à voir des lieux familiers ne plus jamais être les mêmes.

Tout en bavardant, ils poursuivirent leur marche, Somegorou ouvrant la voie. Finalement, ils débouchèrent sur l’artère principale de Shijyou. Un instant, Jinya crut qu’il l’emmenait au sanctuaire Kitano pour admirer les pruniers, mais ils s’arrêtèrent plutôt devant une boutique.

L’enseigne du magasin affichait « Aidaya Choujirou ». L’endroit se trouvait à un carrefour animé, entouré de maisons de thé et de boutiques de bric-à-brac, et semblait jouir d’une clientèle régulière. Pourtant, il n’y avait pas la moindre fleur en vue, pas même un arbre.

— D’après ce qu’on m’a dit, cette boutique existe depuis l’époque Genroku, entre 1688 et 1704. Elle a de la prestance, tu ne trouves pas ? fit Somegorou.

Sous son impulsion, Jinya le suivit à l’intérieur. Les étagères regorgeaient de poteries simples, de porcelaines éclatantes aux couleurs vives et d’autres objets encore. Le lieu semblait spécialisé dans la céramique, vendant aussi bien des tasses à thé que des coupes à saké, ainsi que des ustensiles non destinés à la table, tels que des pots ou des pièces décoratives.

On y trouvait même quelques articles anciens. Pour un manipulateur d’artefacts comme Somegorou, c’était sans doute un lieu familier.

— Et les cerisiers ? demanda Jinya.

— Patience, répondit Somegorou.

Il tendit la main vers un objet posé à proximité et l’examina avec attention.

— Mmm, rien d’étonnant de la part d’Aidaya. Ils ne traitent qu’avec les meilleurs potiers.

— Vraiment ?

— Absolument. Tu ne le vois pas ? Non, attends, j’imagine que ce genre de choses ne te parle pas trop. Tiens, regarde plutôt celui-ci. Qu’en dis-tu ?

Il lui montra une coupe à saké brun rougeâtre. Hélas, Jinya n’avait pas l’œil pour ce genre de détail. Il trouvait simplement qu’elle paraissait un peu mieux façonnée que celles qu’il utilisait d’ordinaire, mais rien de plus. Il n’avait aucun commentaire particulier à faire sur sa qualité.

— C’est de la céramique de Bizen, expliqua Somegorou. Ils n’utilisent pas d’émail, seulement la terre et le feu, pour lui donner un aspect rustique. Le saké bu dans ce genre de coupe est plus parfumé et a un goût plus doux.

— Oh ? Là, tu m’intéresses.

— Ha ha, je m’en doutais.

Tout buveur apprécierait une coupe capable d’embellir la saveur de son alcool. Jinya observa à nouveau l’objet et reconnut qu’il avait, en effet, une certaine noblesse qu’il n’avait pas remarquée au premier regard.

— Ils vendent aussi de la céramique de Kutani ici. Les motifs sont audacieux, les couleurs vives, c’est facile à admirer. Ils ont aussi des liens avec la métallurgie… et donc, avec les Akitsu.

Comme l’avait dit Somegorou, plusieurs petits bols alignés attiraient aussitôt le regard par leurs couleurs vives.

L’un des attraits de la céramique de Kutani tenait à sa peinture : on y voyait des montagnes, des oiseaux, des fleurs ou des rivières, ce qui en faisait à la fois des objets du quotidien et de véritables œuvres d’art.

Somegorou poursuivait ses explications sur les différentes poteries, tout en glissant quelques plaisanteries. En y repensant, Ofuu lui avait jadis appris les noms des fleurs de la même manière. Ce tendre souvenir rendit Jinya plus attentif. Lui qui, au départ, n’éprouvait aucun intérêt pour ces choses, l’écoutait à présent avec attention.

— Alors, qu’en dis-tu ? C’est plutôt intéressant, pas vrai ?

— Oui. Savoir d’où viennent ces objets change vraiment la façon de les voir. J’en viendrais presque à en vouloir quelques-uns pour moi.

— Ravi de l’entendre. Mais fais attention : certains amateurs de poterie s’endettent pour une seule assiette.

— J’ai une fille à charge. Je n’irais pas jusque-là.

— J’espère bien, répliqua Somegorou avec un sourire moqueur.

Puis il désigna du menton un coin de la boutique. Voilà ce qu’on est venus voir aujourd’hui. Lorsque Jinya posa les yeux sur les nombreux objets exposés à cet endroit, ils s’écarquillèrent.

— De la céramique de Nabeshima. Regarde : ces assiettes représentent des clôtures de branchages et des cerisiers en fleurs. Magnifique, non ?

Les clôtures peintes en bleu contrastaient avec les fleurs de cerisier d’un rouge éclatant. Ces deux motifs avaient été associés tout au long de l’histoire, et ils étaient ici reproduits avec une fidélité et une élégance remarquable. Même un profane comme Jinya pouvait reconnaître qu’il s’agissait là d’une véritable œuvre d’art.

— Alors c’est ça, ton idée d’aller voir les cerisiers, dit Jinya.

Sur toutes sortes de poteries devant lui s’étalaient des fleurs de cerisier en pleine floraison. Autrefois, il n’y aurait guère prêté attention, mais à présent qu’il en connaissait la valeur, il pouvait les admirer à leur juste mesure.

Depuis des temps immémoriaux, les cerisiers avaient été aimés des Japonais. Leur éclat lorsqu’ils s’épanouissaient, puis la grâce éphémère de leurs pétales en chute, correspondaient parfaitement au sens esthétique du peuple japonais. On croyait aussi qu’ils abritaient Ukanomitama, le dieu des moissons, et que leurs motifs servaient de prière pour des récoltes abondantes.

Les nombreuses assiettes et poteries présentaient aussi bien des représentations novatrices que des plus réalistes : des vagues emportant des pétales de cerisier, ou encore des motifs simplifiés reprenant leur forme. Toutes, sans exception, semblaient empreintes de soin et de ferveur.

— Peu importe si la saison des cerisiers est passée. Ceux-là resteront fleuris toute l’année, comme ils l’étaient il y a cent ans et comme ils le seront encore dans cent ans.

Pour la poterie, un ou deux siècles n’étaient rien. Somegorou n’avait fait qu’énoncer une évidence, mais le sens profond de ses paroles n’échappa pas à Jinya, qui sentit son cœur s’alléger.

— Oui, tu as raison, répondit-il simplement.

Somegorou afficha un sourire triomphant. Il savait que son message avait porté.

Entre l’exaspération et une légère gêne, Jinya poussa un soupir.

 

Le lendemain, Somegorou vint déjeuner au Au Soba du Démon comme à son habitude, mais Jinya ne lui fit pas payer. L’expérience de la veille valait bien un repas. Sa peine s’était apaisée, sans qu’il eût besoin de recourir à une prétendue Prêtresse de Guérison.

— Oh, merci pour le repas.

— Ce n’est rien. J’ai passé un bon moment, hier.

Somegorou sourit, fier de lui. Jinya avait beaucoup changé au fil des années. Il savait désormais exprimer sa gratitude sans détour. Son vieil ami était sans doute celui qui percevait le mieux cette évolution.

— Ravi de l’entendre. Tu as déjà essayé ce que tu as acheté ?

— Pas encore.

— Allons donc. Je parie que tu meurs d’envie de boire un coup tout en admirant des cerisiers en fleurs.

La veille, Jinya avait acheté chez Aidaya Choujirou une coupe à saké qui lui avait tapé dans l’œil, non pas la céramique de Bizen dont Somegorou vantait la saveur du saké, mais une pièce de Nabeshima représentant des fleurs de cerisier.

On disait que les pétales semblaient danser dans la coupe lorsqu’on y versait l’alcool. C’était une pièce d’un goût raffiné. Il existait un carafon assorti, mais la coupe seule coûtait déjà assez cher pour qu’il renonce à l’ensemble complet.

— Non, je préfère la garder pour un moment particulier. C’est une preuve de ta gentillesse, après tout.

Même s’il n’avait pas voulu dépenser davantage, c’était la première fois que Jinya achetait une coupe dont il connaissait réellement l’origine.

L’objet avait une signification à ses yeux. Il hésitait à s’en servir, d’autant plus qu’elle lui avait coûté cher.

Pour le moment, elle resterait sur une étagère.

— Oh ? fit Somegorou en lui lançant un regard interrogateur.

Jinya ne comprit pas.

Malgré sa désinvolture, Somegorou était attentionné, et Jinya supposait qu’il l’avait entraîné dehors simplement pour lui changer les idées.

Il s’était sans doute senti mélancolique devant les transformations de Kyoto et avait voulu trouver du réconfort dans des cerisiers immuables.

Mais il avait aussi cherché à offrir à Jinya une distraction bien méritée, après toute cette histoire de Prêtresse de Guérison qui l’avait laissé abattu.

Du moins, c’est ce que Jinya croyait.

Jinya expliqua tout cela à Somegorou, qui détourna maladroitement le regard.

 

— … Désolé. En vérité, j’avais juste envie de souffler un peu, avoua-t-il avant de se lancer dans un flot de paroles pour masquer son embarras. — Depuis que Heikichi est devenu assez compétent pour se débrouiller seul, j’ai plus de temps libre que je ne sais qu’en faire ! Je cherchais un moyen de tuer le temps quand j’ai entendu dire qu’Aidaya avait reçu de belles pièces. Je me suis dit, tiens, j’irais bien jeter un œil, mais faire du lèche-vitrines tout seul, c’est un peu gênant… Alors je me suis dit que je pourrais t’embarquer, vu que tu dois te sentir seul maintenant que Nomari-chan est grande.

En somme, Jinya n’avait été qu’un remplaçant de Heikichi. Il avait tout simplement trop interprété. Somegorou lui adressa un regard d’excuse, mais il n’avait à s’en prendre qu’à lui-même. Il se sentit un peu ridicule d’avoir été si reconnaissant pour une raison qui n’existait pas.

— Eh bien… ce genre de malentendus arrive, dit-il finalement.

— C’est vrai.

Aucun des deux ne chercha à poursuivre la conversation. En parler davantage n’aurait fait que les mettre encore plus mal à l’aise. Ils venaient de découvrir une nouvelle facette l’un de l’autre, et cela suffisait amplement.

Somegorou se racla la gorge, feignant que l’échange précédent n’avait jamais eu lieu. Jinya retrouva son calme et fit de même. Sans doute l’âge leur permettait-il de mieux maîtriser leurs expressions.

— Tu sais, ce serait dommage que le bon moment ne vienne jamais et que cette coupe reste inutilisée, fit remarquer Somegorou.

— Tu n’as pas tort.

Ce serait en effet un gâchis. Jinya réfléchit un instant à une bonne occasion pour s’en servir, puis une idée lui vint. Après tout, toute cette histoire avait commencé avec les progrès de Heikichi. Peut-être serait-il approprié de l’utiliser avec lui.

— Utsugi boit ? demanda-t-il.

— Hm, je ne crois pas qu’il ait encore essayé.

— Alors, organisons un banquet. On lui servira un verre dans cette coupe.

Les fleurs de cerisier symbolisaient le passage à l’âge adulte. Ce garnement d’autrefois était devenu un homme accompli. Une coupe ornée de cerisiers serait parfaite pour célébrer sa maturité.

— Oh, voilà une bonne idée.

Ainsi, un banquet fut décidé sans que l’intéressé n’en sache rien. Même si Jinya utilisait Heikichi comme prétexte, il était sincèrement heureux de sa progression. Il se réjouissait à l’idée de partager un verre avec lui et peut-être d’écouter quelques-unes de ses plaintes.

Somegorou acquiesça.

Bien qu’il regrettât les transformations de Kyoto, il était profondément fier de son disciple.

— J’apporterai du bon saké pour l’occasion, alors.

— Merci.

Les rumeurs au sujet de la Prêtresse de Guérison continuaient de circuler chaque jour.

Certains clients s’y accrochaient encore, mais Jinya, lui, ne s’en mêlait plus.

Une nouvelle coupe rejoignit celles exposées sur l’étagère du restaurant.

Et il découvrit bientôt qu’il n’y avait pas que la céramique de Bizen qui rendait le saké meilleur.

 

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