SotDH T6 - CHAPITRE 4 PARTIE 1
Marcher Avec Toi (1)
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Traduction : Calumi
Correction : Raitei
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Je me souviens encore des jours passés à tes côtés.
Nous étions désormais en novembre, la quatorzième année de l’ère Meiji (1881).
Le vent qui lui caressait les joues le fit frissonner. Les saisons s’étaient succédé, et les étoiles brillantes dans le ciel portaient à présent la morsure de l’hiver. L’air du dehors était si froid qu’il lui brûlait la peau. Le vent d’hiver hurlait en rafales, coupant comme une lame affûtée.
Dès qu’on s’écartait des grandes avenues ordonnées de Kyôto, on tombait sur un enchevêtrement de ruelles. Déjà sombres en plein jour, elles devenaient, à la tombée de la nuit, plongées dans une obscurité totale. Et depuis des temps immémoriaux, les esprits affectionnaient ces zones privées de lumière plus que tout autre lieu.
Sous le voile glacé de la nuit, un gémissement s’éleva.
Dans une ruelle se faisaient face un homme et un démon grotesque. Le démon le fixait d’un regard furieux, mais l’homme ne montrait aucune peur. Il se gratta la tête, l’air las. Incapable de parler, le démon n’en ressentait pas moins l’insulte. Pris de rage, il s’élança et fondit sur lui à une vitesse inhumaine, ses jambes puissantes frappant le sol. Pourtant, l’homme demeura impassible.
— Juste un démon mineur, hein ?
Il fléchit les hanches et prit appui sur la jambe gauche, avançant d’un pas au moment où le démon approchait.
Ses pieds s’ancrèrent solidement dans le sol tandis qu’il faisait pivoter son corps, transmettant l’énergie de ses appuis à ses jambes, puis à ses hanches, son torse, ses épaules et enfin ses bras.
— Tu es d’une lenteur d’escargot comparé à ce type des soba.
Son poing heurta le démon en plein menton, avec une force telle qu’il le souleva du sol. Un humain serait mort sur le coup, mais un démon, même inférieur, ne pliait pas aussi facilement. L’homme prépara donc son prochain coup.
— Crânes.
Au poignet gauche de l’homme se trouvaient trois perles de prière taillées dans le bois de cassia. On y avait gravé l’image d’arhats, des moines ayant atteint l’illumination. Il tendit le bras, et un crâne jaillit de sa main. Il fonça vers le démon, en claquant des dents, bientôt suivi de plusieurs autres crânes qui l’ensevelirent comme une avalanche. Les crânes portaient les mêmes gravures que les perles.
Les crânes mordirent la chair du démon. Privée de gorges où s’engouffrer, elle se déversa sur le sol. Le sang éclaboussa, maculant les crânes d’un rouge éclatant. Le démon était impuissant, et une vapeur blanche s’éleva de son corps.
L’homme observa l’agonie du démon non sans lassitude. Peu à peu, le cadavre se dissipa dans l’air hivernal, entraînant les crânes avec lui. Ce n’est qu’après s’être assuré que tout était terminé que l’homme, Utsugi Heikichi, rajusta ses vêtements.
— Hmph… Il y a quelque chose qui cloche.
Il venait de tuer l’un de ces démons qu’il haïssait tant, et pourtant, un brouillard semblait peser sur son cœur. Le vent d’hiver lui parut plus mordant encore qu’à l’ordinaire.
— Merci pour votre aide, Utsugi-san.
Heikichi sortit de la ruelle et fut accueilli par un homme aux larges épaules et à l’allure aisée. C’était un commerçant, le commanditaire de ce contrat d’extermination.
On avait signalé plusieurs apparitions de démons dans la ruelle près de sa boutique, et il s’était adressé à Akitsu Somegorou pour obtenir de l’aide. Mais celui-ci avait décliné la requête, que Heikichi avait alors acceptée à sa place.
Somegorou avait refusé parce que le démon en question n’avait blessé personne. Le commerçant affirmait qu’avoir un démon à proximité suffisait à causer l’inquiétude, mais cela heurta les principes de Somegorou. Tuer un démon innocent allait à l’encontre des valeurs d’Akitsu Somegorou Troisième du nom. Il savait qu’il existait, parmi les démons, des êtres vertueux comme des êtres mauvais, le simple fait d’être démon ne justifiait pas la mort.
Mais Heikichi était différent. Il haïssait les démons et partageait la peur du commerçant. Il avait donc accepté le travail.
— Je n’en reviens pas que vous ayez expédié le démon aussi vite. On voit bien que vous êtes le disciple d’Akitsu, fit le commerçant avec un long soupir.
Voir le soulagement sur son visage allégea un peu le poids sur les épaules de Heikichi. Il savait pertinemment qu’il existait des démons droits et justes, et que celui qu’il venait d’abattre en faisait peut-être partie. Les enseignements de son maître n’étaient pas faux. Pourtant, le fait demeurait : la simple présence d’un démon suffisait à effrayer les gens. Et devant lui se tenait un homme heureux de savoir que le monde comptait un démon de moins. Ainsi, tout en reconnaissant la justesse des paroles de son maître, Heikichi croyait encore en la légitimité de sa propre voie.
— Dites, peut-être que vous êtes déjà meilleur que votre maître ? lança le commerçant.
— Allons donc. Je ne lui arrive même pas à la cheville, répondit Heikichi.
Puis, plus bas :
— Je suis même pas fichu de battre un fichu restaurateur de soba, bon sang…
— Pardon ? fit le commerçant, n’ayant pas saisi les mots marmonnés par Heikichi.
En vérité, Heikichi était un chasseur de démons plutôt compétent. Pour un homme de vingt et un ans, sa maîtrise combinée des esprits d’artefacts et des arts martiaux était remarquable. Il avait simplement la malchance d’avoir deux exceptions autour de lui pour modèle.
Ses esprits d’artefacts étaient encore loin d’égaler ceux de son maître, et ses arts martiaux ne pouvaient guère érafler Jinya. Avec de tels points de comparaison, Heikichi n’osait se dire fort.
— Oh, rien. Enfin bref, le travail est terminé, je vais y aller.
Après avoir reçu sa paie, Heikichi se hâta de partir. Mais avant qu’il n’ait fait un pas, le commerçant l’interpela.
— Attendez, un instant.
— Oui ?
— Eh bien, euh… puisque vous êtes si fort, j’aurais peut-être un autre travail pour vous.
— Ah, vraiment ? fit Heikichi, sans grand enthousiasme.
Le commerçant ignora son ton et poursuivit gravement :
— Heikichi-san… Avez-vous entendu parler de la Prêtresse de la Guérison ?
***
— Mais tu sais, j’peux pas m’empêcher d’avoir un coup de mou, lâcha Somegorou en vidant sa coupe avant de pousser un soupir.
Il était tard. Jinya et Somegorou buvaient ensemble au Au Soba du Démon, se servant mutuellement à boire. Somegorou avait cinquante-quatre ans cette année-là, mais malgré son âge, il tenait encore remarquablement bien l’alcool. Il pouvait même rivaliser avec Jinya, dont la résistance semblait sans fond. La table était déjà encombrée de plus d’une dizaine de carafes vides.
— J’veux dire, bien sûr que j’suis content que mon disciple ait grandi, mais le voir se débrouiller tout seul pour tout, c’est un peu… ouais.
Ce soir, Heikichi chassait les démons seul. Somegorou avait assez confiance en ses capacités pour le laisser partir sans supervision, mais il n’en restait pas moins un peu partagé. Heikichi lui en avait fait voir de toutes les couleurs à ses débuts, et le voir tenir debout par lui-même avait de quoi désarçonner.
— Heikichi sait penser et agir par lui-même, maintenant. J’suis fier, mais aussi un peu triste, dit Somegorou.
— Je crois que je comprends, répondit Jinya après avoir vidé sa coupe. — Comme tu l’as dit, tu es heureux qu’il ait grandi, mais triste qu’il n’ait plus besoin de toi.
— Ah, ouais, c’est ça. T’as connu la même chose avec Nomari-chan ?
— Oui. Être parent, c’est pas de tout repos.
Nomari avait dix-huit ans à présent. La voir passer de l’enfance à l’âge adulte rendait déjà Somegorou ému, alors pour Jinya, son père, l’effet devait être encore plus fort. Il y avait la joie de constater la croissance de sa fille, mais aussi la mélancolie d’un parent conscient que son rôle touchait à sa fin. Sur ce point, Somegorou comprenait Jinya.
— Tu sais, je crois que je comprends un peu mieux ce que tu ressens. Allez, buvons jusqu’à ce que la nuit et nos soucis disparaissent !
— Oh, certainement pas.
Une voix féminine les interrompit.
Ses cheveux tombaient jusqu’aux épaules, attachés d’un ruban rose. Elle posa les carafes vides sur un plateau et gronda les deux hommes avec un sourire ferme.
— Boire aussi tard, ce n’est pas bon pour toi. Ce sera la dernière.
— Un petit verre de plus ne fera pas de mal, répondit Jinya.
— Non, c’est non. Tu n’as pas un restaurant à faire tourner demain ?
Elle ne cédait pas, pas même à son père. Autrefois, elle était une petite fille douce et dépendante, mais à présent, elle savait se montrer autoritaire. Somegorou avait du mal à y croire.
— Eh bien, Nomari-chan, tu t’affirmes drôlement, maintenant, dit-il.
— Évidemment. Une mère se doit d’être ferme, répondit-elle.
Somegorou, perplexe, se tourna vers Jinya pour obtenir une explication. Le coin des lèvres de ce dernier se releva dans un sourire tandis qu’il haussait les épaules.
— Ma fille prétend qu’elle va devenir ma mère, dit-il avant d’avaler une gorgée.
— Quoi ? fit Somegorou, stupéfait.
— Elle et moi avons le même âge, désormais. Aux yeux des autres, elle ne passe plus pour ma fille. On dirait plutôt des frères et sœurs… voire un couple.
Somegorou restait déconcerté par ces paroles, quand une autre voix s’éleva.
— Intéressant. En tant qu’épouse légitime, dois-je te permettre une ou deux amantes en sachant que tu reviendras toujours vers moi, ou rester ferme et t’interdire tout écart ? Quel dilemme.
Le sabre posé sur la table, Yatonomori Kaneomi, parlait sans avoir de bouche. Sans doute l’épouse autoproclamée de Jinya avait-elle son propre avis sur ce que Nomari venait de dire.
— Tu vas encore me reparler de ça ? la réprimanda Jinya.
— Je ne vois pas en quoi cela te dérange.
— Alors tu dois être aveugle.
Nomari observait leur échange avec un sourire attendri. Tous trois formaient un trio bien singulier, un humain, un démon et un sabre.
Somegorou, fatigué de les voir se chamailler, poussa un soupir.
— On dirait qu’il y en a un que les femmes apprécient…
Cela dit, il n’était pas vraiment jaloux de Jinya. Ce dernier avait beau être entouré de femmes, l’une était sa fille et l’autre une lame. Il n’y avait pas de quoi envier sa situation.
— J’y comprends rien, mais buvons, déclara-t-il.
Ce genre de bavardage absurde s’accordait parfaitement avec l’alcool.
Somegorou se versa une coupe et la vida d’une traite.
La chaleur qui lui glissa dans la gorge fit naître un sourire sur son visage.
***
Le lendemain de sa victoire expéditive contre le démon, Heikichi se rendit au Au Soba du Démon pour un déjeuner tardif. Il comptait s’offrir un petit extra grâce à l’argent du contrat, mais les habitudes ont la vie dure. Sans même y penser, il commanda machinalement son tempura soba habituel dès qu’il eut franchi le noren à l’entrée du restaurant.
Nomari engagea la conversation.
— Heikichi-san, j’ai entendu dire que tu avais eu du travail hier soir, dit-elle.
Il n’y avait que quelques clients, mais elle avait quand même baissé la voix par précaution.
— Ah, oui. Rien de bien compliqué, cela dit.
— Vraiment ? On dirait que ton entraînement porte ses fruits, alors.
Elle lui adressa un sourire éclatant, signe qu’elle reconnaissait ses efforts. Il sentit la chaleur lui monter aux joues.
— O…oh, peut-être bien. Ah ha ha…
Sa réponse sortit maladroitement. Il avait pourtant vingt et un ans, mais il trébuchait encore sur ses mots dès qu’il parlait à celle qu’il aimait, et c’était bien pire lorsqu’elle lui souriait. Il chercha quelque chose d’un peu plus élégant à dire, mais un nouveau client entra à ce moment-là.
Elle lui adressa un bref signe d’excuse avant d’aller accueillir l’arrivant d’un ton enjoué.
— Bienvenue !
Heikichi tendit légèrement la main dans sa direction lorsqu’elle s’éloigna, mais c’était tout ce dont il était capable. Il manquait encore trop de courage pour oser davantage.
Découragé, il laissa retomber ses épaules.
— Alors, comment ça s’est passé, hier ? demanda Jinya, qui venait de finir de préparer les soba pour le nouveau client.
— Est-ce que vous avez vraiment besoin de le demander ? J’ai même pas transpiré. Franchement, tous les démons sont des petites frappes à côté de vous.
Le ton de Heikichi était devenu familier et assuré, contrastant totalement avec la gaucherie qu’il affichait plus tôt devant Nomari. Ce n’était pas de la défiance envers Jinya, loin de là. Heikichi ne l’aurait jamais admis, mais il lui était reconnaissant.
Comme Somegorou ne connaissait rien aux arts martiaux, Heikichi avait dû les apprendre auprès de Jinya. Ce dernier excellait surtout au sabre et se disait simplement « correct » au combat à mains nues. Mais pour Heikichi, ce « correct » là était déjà exceptionnel. Grâce à son entraînement avec Jinya, abattre les démons inférieurs était devenu un jeu d’enfant. Il devait donc sa force non seulement à Somegorou, mais aussi à Jinya.
— Tu me surestimes, répondit Jinya. — Il existe bien des démons plus forts que moi.
— Sérieusement ?
— J’en connais deux, moi-même. Il y a bien longtemps, j’ai affronté un simple démon mineur bien meilleur que moi au sabre. Et puis il y a Magatsume.
Heikichi eut du mal à le croire, mais les démons ne pouvaient mentir, et Jinya n’était pas homme à plaisanter. Il dut donc se résoudre à accepter ces paroles. À ses yeux, Jinya était déjà un monstre de puissance et savoir qu’il existait des démons encore plus redoutables lui fit avaler sa salive avec peine.
Le visage sérieux, il déclara :
— Je ferais mieux de pas relâcher mon entraînement, alors.
Jinya répondit avec la même gravité :
— Bien. Ne te repose pas sur tes lauriers. Comme je te l’ai déjà dit, je n’accepterai que toi comme quatrième Akitsu Somegorou.
Ces mots l’avaient autrefois rempli de joie, mais cette fois, Heikichi baissa la tête, abattu.
— Qu’est-ce qu’il y a ? demanda Jinya.
— Rien, c’est juste que… est-ce que je suis vraiment digne de devenir le prochain Akitsu Somegorou ?
Heikichi fut lui-même surpris par la faiblesse de sa voix. Il n’éprouvait plus la même haine qu’autrefois envers les démons, mais il n’aurait jamais cru pouvoir un jour confier ses doutes à l’un d’eux.
— Mon maître dit qu’il existe des démons vertueux et des démons mauvais, et qu’on ne doit pas tuer ceux qui n’ont rien fait. Mais… aussi terrible que ce soit de dire ça devant vous, je trouve encore pire d’épargner un démon et d’ignorer les inquiétudes des gens qui en ont peur. Je sais que les enseignements de mon maître sont justes, mais… je n’arrive pas à voir les choses comme lui. Quelqu’un comme moi mérite-t-il vraiment de porter le nom d’Akitsu Somegorou ?
Somegorou avait recueilli un gamin insolent comme lui et vengé la mort de ses parents. Heikichi le respectait, ainsi que le nom d’Akitsu Somegorou, plus que tout au monde. Mais c’était précisément parce qu’il le vénérait autant qu’il se jugeait indigne de l’hériter. Il se sentait trop différent de l’image à laquelle il tentait de se conformer.
— J’ai rencontré Somegorou pour la première fois à Edo, il y a plus de vingt ans maintenant, dit Jinya.
Ni moqueur ni complaisant, il commença calmement à évoquer le passé. Tandis qu’il racontait un incident impliquant les émotions d’une épingle en forme de coucou, un rare sourire effleura ses lèvres.
— Et tu sais ce qu’il m’a dit, ce jour-là ? Il m’a dit que les démons étaient des êtres à abattre pour la plupart des humains car les natures humaines et démoniaques étaient inconciliables.
Heikichi écarquilla les yeux. Ces mots allaient à l’encontre de tout ce que son maître enseignait aujourd’hui.
— Impossible… Il a vraiment dit ça ?
— Oui. Il n’a jamais aimé tuer les démons inoffensifs, mais à l’époque, il n’hésitait pas à se battre. Nous nous sommes affrontés un peu, d’ailleurs, alors que tout aurait pu être évité en discutant simplement. Avec le recul, je dirais qu’on était tous les deux encore bien immatures.
Heikichi resta bouche bée. Il avait toujours vu son maître et Jinya comme des modèles de raison et de sagesse. Apprendre qu’ils ne l’avaient pas toujours été lui parut étrange.
— Donc, il n’a pas toujours été l’homme qu’il est aujourd’hui ?
— Non. Mais même alors, il était déjà Akitsu Somegorou. C’est pourquoi je ne vois aucune raison pour que toi, tu ne le sois pas. Le simple fait que tu te poses ces questions prouve, à mes yeux, que tu en es digne.
— Vous exagérez un peu, répondit Heikichi d’un ton détaché, mais son visage trahissait un certain soulagement.
Ces paroles le touchaient non parce qu’un démon ne pouvait mentir, mais parce qu’il savait que Jinya n’était pas homme à parler à la légère.
— Inutile de te presser, Utsugi. Ton maître est devenu Akitsu Somegorou après avoir accumulé pas mal d’expérience. C’est normal que tu te sentes encore loin de lui, et ce n’est pas un problème. Il a choisi sa propre voie, et toi, tu choisiras la tienne en temps voulu.
Heikichi médita longuement ces mots avant d’acquiescer. Une part de son hésitation s’évanouit.
— Les humains vivent peu de temps, mais tu as encore beaucoup devant toi. Inquiète-toi tant que tu voudras et accumule tout ce que tu peux. Tu es encore bien trop tôt dans ton parcours pour te comparer à ton prédécesseur.
— …Oui, vous avez raison.
Savoir s’il fallait ou non fermer les yeux sur les démons était une question sans véritable réponse. Heikichi continuerait sans doute de se figer et de se tourmenter à chaque fois qu’il serait confronté à ce choix impossible.
Mais malgré tout, il voulait être celui qui porterait le nom d’Akitsu Somegorou le Quatrième.
Un sourire confiant se dessina sur ses lèvres. Il savait que son maître, dans un moment pareil, garderait son calme.
— Hé, euh… merci pour l’encouragement, ou peu importe ce que c’était.
Gêné, il remercia Jinya à sa manière maladroite, puis se donna deux tapes sur les joues pour se motiver.
— Bon, c’est pas le moment de me ronger les sangs ! J’ai un nouveau boulot qui m’attend. Ah, ça me fait penser, vous avez déjà entendu parler de la Prêtresse de la Guérison ?
Jinya chassait les démons, alors Heikichi s’était dit qu’il en saurait peut-être quelque chose, même si le sujet n’avait rien à voir avec eux.
— Oui. On raconte des rumeurs à son sujet depuis environ six mois. On dit qu’elle a reçu une bénédiction divine et qu’elle peut apaiser la douleur des gens d’un simple toucher.
— Ah bon ? Je ne savais pas. J’en ai entendu parler seulement hier.
— L’un des avantages de tenir un restaurant de soba, c’est que les rumeurs finissent toujours par venir à toi.
Cela se tenait. C’était peut-être même pour cette raison qu’il avait choisi d’ouvrir un restaurant. Qui sait ? Quoi qu’il en soit, cela tombait bien qu’il soit déjà au courant du sujet.
— C’est vrai ? Bref, mon travail actuel vient justement de cette Prêtresse de la Guérison.
— Oh ?
— Je dois bientôt la rencontrer pour en savoir plus sur la requête, mais je me disais que je pourrais déjà me renseigner un peu sur elle avant.
— Tu tombes bien, répondit Jinya. — J’ai fait quelques recherches à son sujet, moi aussi. Comme je te l’ai dit, elle aurait reçu le don d’apaiser la douleur par le toucher. On raconte que les malades peuvent remarcher le jour même où elle les effleure. Elle est si insaisissable que personne ne sait où elle vit. Elle apparaît sans prévenir pour soigner les gens et ne demande jamais d’argent en échange.
Si tout cela était vrai, elle incarnait la bonté même. Mais Heikichi n’était pas assez naïf pour tout avaler sans réfléchir.
— Elle a l’air tellement parfaite que ça en devient louche. Peut-être que c’est un démon ?
— Tu penses qu’elle pourrait avoir une capacité qui lui permet de guérir les blessures ? Oui, ça se tiendrait.
Jinya semblait du même avis, mais quelque chose dans sa façon de le dire troubla Heikichi. Si cette capacité était réelle, c’était un pouvoir considérable. Il n’y avait aucune raison pour que Jinya laisse passer une piste aussi prometteuse sans creuser davantage.
— Vous n’avez pas cherché à vérifier vous-même si c’était un démon ? C’est bizarre. Ce genre d’affaire est pile dans vos cordes.
— J’ai bien essayé, répondit Jinya, — mais impossible de la trouver. Ce qu’on dit le plus souvent d’elle, c’est justement qu’elle est insaisissable. Personne ne sait d’où elle vient ni même qui elle est. Tout ce que je t’ai raconté, c’est le peu que j’ai pu apprendre.
— Hmph… Elle devient de plus en plus louche, grommela Heikichi avec méfiance.
Jinya acquiesça gravement.
Si même un spécialiste comme lui n’avait pas pu obtenir la moindre piste solide sur cette prêtresse, c’est qu’il y avait forcément quelque chose d’anormal. D’après les rumeurs, elle ne semblait pourtant représenter aucun danger, mais mieux valait rester prudent.
Le visage fermé, Heikichi se leva de sa chaise.
— Bon, on dirait que je n’ai plus qu’à aller la rencontrer moi-même.
— J’aimerais bien t’accompagner, si je peux.
— Pas question. J’suis pas un gosse qu’on doit surveiller. Et puis, on m’a dit de venir seul, de toute façon.
— Je vois. Dommage, dit Jinya, un peu déçu.
Puis, légèrement inquiet, il ajouta :
— Ne baisse pas ta garde. Cette Prêtresse de la Guérison pourrait bien s’avérer une adversaire difficile, malgré son nom vertueux.
— J’ai compris. Je vous dirai ce que j’aurai découvert demain, promit Heikichi, sans doute par reconnaissance pour les conseils qu’il venait de recevoir.
— Malheureusement, je ne serai pas là demain, répondit Jinya en secouant la tête. — Le restaurant restera fermé. J’ai moi aussi une requête à traiter.
— Vous aussi ? De quoi s’agit-il ?
Partager les détails d’un travail touchant à la vie privée d’un client était en principe tabou, mais dans ce cas précis, la rumeur s’était déjà largement répandue, si bien que Jinya pouvait en dire un mot.
— Tu as entendu parler de la Ruelle Inversée ?
— Non, jamais.
— Je vois. Moi non plus.
— Hein ?
Heikichi crut d’abord qu’il se moquait de lui, mais le visage de Jinya demeurait impassible. Il était parfaitement sérieux. Le fait que personne ne sache rien de cette ruelle faisait justement partie de son mystère.
— Ce n’est pas bien grave de ne pas savoir, poursuivit Jinya. — On dit que ceux qui la connaissent meurent tous de façon anormale, c’est pour cela que personne en vie n’en sait plus à son sujet.
— Ah, ce genre de cliché, c’est du classique dans les histoires de fantômes.
— En effet. Mais j’entends souvent cette rumeur ces temps-ci, et il y a quelques jours, quelqu’un a prétendu avoir vu la Ruelle Inversée. Plutôt intéressant, non ?
Plutôt étrange, oui. Une ruelle inversée que personne ne connaissait, mais si personne n’en savait rien, comment pouvait-on la reconnaître en la voyant ? Il ne pouvait exister à la fois des rumeurs et des témoins d’un lieu dont nul n’avait connaissance. Il devait forcément y avoir là un mystère surnaturel.
— Vous tombez toujours sur les choses les plus bizarres, observa Heikichi en lui lançant un long regard.
Jinya semblait s’amuser. Il avait beau dire que Somegorou était prompt à se battre, il ne fuyait pas vraiment les affrontements lui non plus. Peut-être, en fin de compte, étaient-ils faits du même bois.
— Enfin bref, je ferais mieux d’y aller. À plus tard.
Après une longue discussion avec un démon, Heikichi s’en allait pour ce qui pouvait bien être une mission de chasse aux démons. Il y avait là une contradiction évidente, mais il avait le sentiment de mieux comprendre les enseignements de son maître.
Si l’on quittait les artères principales dans la partie est de Kyôto, au-delà de la rue Shijô, on tombait bientôt sur un temple bouddhiste en ruines.
Pour restaurer le pouvoir impérial et unir religion et État, le gouvernement Meiji avait adopté le shintoïsme comme religion d’État et interdit la foi syncrétique shinto-bouddhique, pourtant courante jusque-là. La politique officielle visait à séparer les deux cultes, sans pour autant abolir le bouddhisme. Malgré cela, une vague d’hostilité anti-bouddhiste avait balayé le pays, entraînant la destruction de nombreux temples et objets religieux.
Le temple où se rendait Heikichi faisait partie de ceux qui avaient subi ce sort tragique. L’endroit, envahi par les mauvaises herbes, n’était plus qu’une ombre de ce qu’il avait été. C’était là qu’il devait rencontrer la Prêtresse de la Guérison.
— C’est un peu étrange pour une prêtresse shintô d’être dans un temple bouddhiste…
Les prêtresses miko[1] relevaient du shintoïsme, non du bouddhisme. Il avait murmuré cela à voix basse, comme pour calmer ses nerfs. Si son intuition était juste, alors la Prêtresse de la Guérison était un démon supérieur. Il en avait affronté beaucoup, mais jamais d’aussi puissants.
— Pourquoi je m’énerve comme ça ?
Son corps était tendu par la nervosité, ses jambes presque figées, mais il ne pouvait pas rester planté là éternellement. Il repoussa son hésitation.
— Allons-y.
D’après le commerçant, la Prêtresse de la Guérison l’attendait dans le pavillon principal. Restant sur ses gardes, la main gauche prête à invoquer un esprit d’artefact si nécessaire, il fit un pas en avant et entra sans même retirer ses sandales. C’est alors qu’il la vit.
— Oh…
Le mot lui échappa.
La femme avait de longs cheveux noirs qui tombaient jusqu’à sa taille. Ses yeux légèrement tombants lui donnaient un air juvénile, et son visage fin paraissait fragile. Sa peau était d’une blancheur maladive, presque translucide. Elle était si frêle qu’on aurait cru qu’un simple effleurement pouvait la briser. Elle portait le hakama rouge et le haori blanc d’une prêtresse, et son corps était orné de petits bijoux dorés. Elle leva vers Heikichi un visage aussi impassible qu’un masque de Nô.
— Utsugi-sama, n’est-ce pas ?
Sa voix claire et cristalline suspendit un instant le cours de ses pensées.
— O…oui, balbutia-t-il.
L’aura mystique de la prêtresse l’intimidait, mais elle n’en parut nullement gênée et s’inclina avec une grâce parfaite.
— Je vous suis profondément reconnaissante d’avoir accepté ma requête.
Lorsqu’elle releva la tête, il croisa ses pupilles d’un noir pur, semblable à la nuit. Elle était belle, mais paraissait souffrante. Son sourire n’avait aucune chaleur.
— Puis-je connaître votre nom ? demanda-t-il.
— Bien sûr, répondit-elle d’une voix douce. Je me nomme Azumagiku, bien que certains me connaissent sous le nom de Prêtresse de la Guérison.
Heikichi ne pouvait le savoir, mais la femme qui se tenait devant lui ressemblait à s’y méprendre à la prêtresse qui, jadis, avait tenté de rester Itsukihime jusqu’à son dernier souffle.
[1] À titre de rappel, on parle de prêtresses shintô qui sont nommées en japonais « Miko ».