SotDH T6 - CHAPITRE 3 PARTIE 3
Mirage d’une Nuit d’Été (3)
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Traduction : Calumi
Correction : Raitei
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Nomari fit à nouveau ce rêve.
Était-ce la quatrième fois… ou déjà la cinquième ?
Tout s’y déroulait toujours de la même manière. Elle marchait dans la neige aux côtés de son père jusqu’à l’ancien restaurant de soba qu’ils connaissaient bien. Ils y mangeaient et discutaient un moment, puis son père repartait chasser les démons. Ensuite, elle restait un peu à parler avec la jeune femme. Personne d’autre ne leur adressait jamais la parole pendant ces conversations. En réalité, dès qu’elles commençaient à parler, plus personne n’apparaissait autour d’elles.
Au début, Nomari s’était demandé pourquoi, mais elle avait fini par accepter que les rêves n’avaient pas besoin d’être logiques. Ce soir encore, elle se trouvait donc au Kihee, seule avec la jeune femme.
— Il m’a dit qu’enfant, il n’en mangeait presque jamais, alors l’isobe mochi est devenu, et reste encore aujourd’hui, l’un de ses plats préférés. J’étais si heureuse d’apprendre que j’étais la seule à le savoir…
Sans surprise, elles parlaient de Jinya. La jeune femme connaissait de lui des choses que Nomari ignorait. L’écouter était si plaisant que Nomari avait cessé de se demander ce que ce rêve pouvait bien signifier.
— Il y a quelque chose que j’aimerais vous demander…
— Bien sûr. Qu’y a-t-il, ****-chan ?
Comme toujours, le nom de Nomari fut couvert par un bruit indistinct, mais elle en avait l’habitude à présent. Elle n’y prêta pas attention et poursuivit.
— Euh… quel est votre… enfin, comment vous et mon père, vous… enfin…
Nomari buta sur ses mots. La question était trop embarrassante pour qu’elle la formule directement, et elle ne savait pas comment tourner la phrase autrement.
La jeune femme eut un petit rire.
— Tu veux savoir quelle était ma relation avec ton père ?
— O…oui…
Nomari acquiesça, rouge de gêne.
La jeune femme esquissa un doux sourire, un brin mélancolique.
— Hmm… bonne question, murmura-t-elle.
Nomari crut d’abord qu’elle esquivait la réponse et s’apprêta à insister, avant de se raviser. Le regard de la femme s’était perdu au loin, comme si elle se remémorait quelque chose d’ancien. Nomari sentit que la presser ne ferait que la blesser. Le profil de la jeune femme était tel un livre ouvert, et pourtant, Nomari n’arrivait pas à discerner les émotions qu’elle portait dans son cœur. Ne supportant plus le silence, elle demanda d’une voix hésitante :
— Vous l’aimiez ?
— En y repensant, je n’en suis plus si sûre.
La jeune femme esquissa un sourire étrange, empreint de lassitude et d’un certain désarroi. Ses propres émotions semblaient si emmêlées qu’elle-même peinait à les comprendre. Pourtant, il était clair que Jinya avait occupé une place particulière dans son cœur.
— Mais ce que je peux dire, c’est que ton père et moi étions faits du même bois. Nous faisions semblant d’être forts, alors que nous étions en réalité le contraire. C’est pour ça que je me sentais si apaisée à ses côtés : je savais que nous partagions la même douleur. Mais finalement…
Elle baissa tristement les yeux.
— … je n’ai jamais pu devenir autre chose qu’un moineau.
Nomari voulut lui demander ce que signifiaient ces mots empreints de faiblesse et de résignation.
Mais avant qu’elle ait pu ouvrir la bouche, elle s’éveilla de son rêve.
***
— Quelle était ta relation avec elle ?
La question soudaine de Nomari fit sursauter Jinya.
— Avec qui ?
— La femme qui travaillait autrefois dans l’ancien restaurant de soba.
— Ah. Tu parles souvent de cet endroit, ces temps-ci, non ?
Nomari évoquait beaucoup le vieux restaurant pendant le dîner ces derniers temps. Plus encore, elle posait sans cesse des questions au sujet de cette jeune femme. Et Jinya n’arrivait pas à comprendre pourquoi.
Personne de suspect ne lui avait adressé la parole ces derniers jours, si bien qu’il semblait peu probable que quelqu’un lui souffle des informations sur son passé. Restait alors une possibilité d’ordre surnaturel. Peut-être que quelqu’un possédait le pouvoir de lui montrer en secret des images du passé. Mais comment l’en empêcher ? Elle ne paraissait pas particulièrement troublée. Le mieux était sans doute de laisser les choses suivre leur cours, à contrecœur.
— C’était une amie proche, je crois, répondit-il. — Mais si les choses avaient tourné autrement, on aurait peut-être fini par devenir une famille.
Il tenta de garder un ton calme pour masquer son hésitation, mais sa réponse était sincère. S’il avait fait d’autres choix, elle aurait pu devenir sa sœur cadette, au prix de ne jamais rencontrer la femme qu’il avait aimée. C’est pourquoi il n’avait jamais pu lui en vouloir, même lorsqu’elle se montrait impertinente.
— Alors… tu l’aimais ? demanda Nomari.
— En tout cas, je ne la détestais pas.
— Mais vous n’avez pas essayé de vous réconcilier ?
Nomari semblait connaître leur brouille. Sa voix ne contenait aucun reproche, seulement une curiosité sincère. Jinya en resta figé.
Une telle question ne pouvait venir que de quelqu’un qui savait déjà, au moins en partie, ce qui s’était passé. Consciente de sa bévue, elle ajouta précipitamment :
— J…j’ai entendu dire que vous vous étiez disputés et que vous ne vous étiez pas réconciliés. De la part de… euh… Akitsu-san, voilà.
Somegorou était un vieil ami de Jinya, mais il n’aurait rien su de tout cela. Même pour une excuse improvisée, celle-ci était bien maladroite. Jinya ne releva pas le mensonge évident, mais un voile de tristesse passa dans son regard. Nomari n’était plus une enfant. Elle était assez grande désormais pour avoir ses propres secrets, et pour mentir afin de les protéger. C’était inévitable qu’elle grandisse un jour, mais son cœur se serra malgré tout. Il poussa un léger soupir, songeant combien il était difficile d’être père.
— … Je n’avais pas le droit de la revoir. Pas après lui avoir fait du mal.
Son cœur se serra davantage encore, envahi par les souvenirs du passé qui refaisaient surface. Le froid de cette nuit enneigée et les paroles douloureusement acérées de la jeune femme demeuraient, aujourd’hui encore, gravés dans sa mémoire.
— Hein ?
— Qu’est-ce qu’il y a ?
— …Non, rien.
Nomari secoua la tête, mais quelque chose l’avait troublée. Avait-il dit quelque chose d’étrange ? Il n’en avait pas l’impression. Alors pourquoi réagir ainsi ?
— Tu n’as pas pu lui présenter tes excuses ? demanda-t-elle ensuite, d’un ton hésitant. Là encore, il n’y avait aucun reproche dans sa voix.
Elle ne le blâmait pas pour son inaction. Mais dans son regard brillait une sincérité étrange. Il crut y reconnaître celle de son ancienne amie, lui demandant pourquoi il n’avait pas cherché à la revoir.
— Non. Je lui ai pris quelque chose qui lui était cher, et cela ne peut pas être pardonné. Même si j’étais, d’une façon ou d’une autre, absous, je ne pourrais jamais lui rendre ce dont je l’ai privée.
— Ce n’est…ce n’est pas…
— Lui présenter mes excuses ne ferait que lui imposer un fardeau supplémentaire. C’est pour cela que j’ai choisi de ne plus la revoir.
En voyant à travers Nomari le visage de celle qu’il avait perdue, Jinya se surprit à parler sans détour. Il n’aurait jamais pu lui demander pardon. Que dire, quand on est celui qui a tué son père ? Elle n’aurait de toute façon jamais voulu le revoir. Elle avait toujours haï les démons, et la simple idée d’en avoir un près d’elle l’aurait répugnée. En fin de compte, tout cela n’était pas compliqué : les choses avaient mal tourné, et ils s’étaient éloignés l’un de l’autre.
— Parfois, pourtant, je me demande… Si j’avais agi un peu mieux, peut-être que les choses seraient différentes aujourd’hui.
Malgré la manière dont tout s’était achevé, ils avaient été proches, autrefois. Il ne pouvait s’empêcher de songer à ce qu’aurait pu être leur histoire, même s’il savait que cela n’avait plus d’importance.
— … Je vois, murmura Nomari, la tête baissée, visiblement abattue.
— Qu’est-ce qu’il y a ? demanda-t-il, inquiet de son brusque changement d’attitude.
— Rien…
— Mais…
— J’ai dit que ce n’était rien. Je vais me coucher.
Sa voix était posée, mais une pointe d’agacement s’y glissa. Elle reposa fermement ses baguettes et se leva, lasse de la conversation. Son profil exprimait plus de regret que de colère, comme si elle retenait ses larmes.
— Il est encore tôt, pourtant.
— Je suis fatiguée. Désolée.
Elle s’excusa, puis se dirigea vers sa chambre sans se retourner. Il écouta le bruit de ses pas s’éloigner peu à peu.
Rien que par son absence, le salon sembla soudainement désert.
***
La neige continuait de tomber, sans aucun signe d’accalmie.
Le rêve de ce soir-là était différent des précédents.
Nomari se trouvait dans une grande maison, assise sur la véranda à côté de la jeune femme. Toutes deux contemplaient ensemble le jardin. Il neigeait, et pourtant, l’air n’était pas froid. Mais, après tout, ce n’était qu’un rêve.
— Bien. Rien n’est immuable, sauf les démons. C’est pour ça que votre démon est né. Ce sont vos sentiments devenus stagnants.
Jinya faisait face à un démon hideux dont la peau semblait brûlée. Il s’élança et donna un coup horizontal, tout le corps engagé dans son mouvement.
— Tu te dresses sur la route de ceux qui veulent vivre dans le présent. Disparais.
Tout fut terminé d’un seul coup. Le démon gisait derrière lui, tranché en deux.
Puis son père et le cadavre du démon s’effacèrent, ne laissant plus que la cour et la neige qui tombait doucement.
— Ton père était mon garde du corps, cette fois-là. Il était si fort. J’avais l’impression de voir un maître d’armes tout droit sorti d’un conte.
Les yeux mi-clos, la jeune femme se remémorait la scène avec nostalgie. Elle raconta à Nomari comment Jinya, alors rônin, avait prêté main-forte à la fille d’un marchand. Elle prenait tout son temps, savourant chaque souvenir qu’elle évoquait.
Entendre cette femme parler de tant de choses que Nomari ignorait sur son propre père lui serra le cœur. Elle écoutait, envahie par un mélange confus d’émotions.
— Tout va bien, ****-chan ? Tu sembles un peu triste aujourd’hui, dit la jeune femme avec un sourire bienveillant.
Nomari savait qu’elle ne disait cela que par sollicitude, mais elle se sentit tout de même honteuse que son trouble soit si visible.
Elle se rappela pourtant qu’il ne s’agissait que d’un rêve, et la question qu’elle gardait au fond d’elle s’échappa avant qu’elle ne puisse la retenir.
— Pensez-vous que mon père vous aimait ?
Jinya avait dit qu’ils auraient pu former une famille. Cela voulait dire qu’ils avaient été proches, peut-être assez pour envisager le mariage. Elle entendait encore la voix de son père, faible mais empreinte de douceur. Ces mots restaient gravés en elle, justement parce qu’ils l’avaient blessée. La vie qu’il menait avec elle n’était-elle qu’un compromis ? Aurait-il choisi une existence auprès de cette jeune femme plutôt qu’avec elle, s’il en avait eu le choix ? Elle savait qu’il n’avait pas voulu dire cela ainsi, mais cela ne l’empêchait pas d’imaginer.
— J’ignore ce que ton père pensait de moi, répondit la femme. — Mais pour ma part… oui. Oui, je crois que je l’aimais.
Bien sûr, pensa Nomari. Sa poitrine se serra.
— Mais mes sentiments n’étaient pas ceux de l’amour, ajouta la jeune femme d’un ton paisible.
Déstabilisée par la sérénité avec laquelle elle parlait, Nomari lui jeta un regard en coin. Son visage était d’un calme désarmant.
— Je connaissais sa faiblesse, mais j’ai fermé les yeux sur le poids qu’il portait. Je crois que cela suffit à me disqualifier pour appeler mes sentiments de l’amour.
Elle parlait d’un amour à sens unique, mais sans tristesse véritable. Seule une douce mélancolie traversait ses mots. Nomari resta muette devant la limpidité de son regard.
— Je suis un moineau, dit-elle encore, — qui n’a su que gonfler son plumage pour se protéger du froid de l’hiver. Mais lorsque l’hiver s’est achevé, il n’était déjà plus à mes côtés. Comme c’est idiot, hein ?
Elle eut un sourire plein d’autodérision. Et, sans savoir pourquoi, Nomari vit en elle son propre chagrin reflété.
… Sans savoir pourquoi ? Non, elle le savait très bien.
C’était pour cela qu’elle n’avait pas peur de ces rêves étranges qui se répétaient, et qu’elle se sentait si paisible en parlant avec cette femme : elles étaient pareilles. Leur crainte de laisser libre cours à leur imagination les empêchait de dire ce qu’elles pensaient vraiment. Elles étaient prisonnières, incapables d’avancer ni de reculer.
— Il s’est passé quelque chose avec ton père ?
Et parce qu’elles se ressemblaient, la femme perçut sans mal la douleur de Nomari, malgré ses efforts pour la dissimuler. Son sourire doux semblait lire en elle. Nomari, une fois encore, fut incapable de trouver les mots.
— Je vois. Alors veux-tu rester un peu plus longtemps ?
Nomari hésita. Mais elle était encore moins disposée à retourner dans le monde réel, alors elle hocha la tête.
La neige tombait sans fin, recouvrant le paysage d’un blanc immaculé.
Ainsi, Nomari demeura dans son rêve.
***
— Quoi ? Nomari-chan ne se réveille pas ?
Somegorou était venu déjeuner comme d’habitude au Au Soba du Démon. Le noren de l’entrée n’était pas levé pour signaler l’ouverture, mais la porte n’était pas verrouillée, alors il s’était permis d’entrer.
Jinya, épuisé d’inquiétude, faisait à peine attention à ce qui l’entourait. Il ne remarqua la présence de Somegorou que lorsque celui-ci prit la parole. Affaissé au fond de sa chaise, il paraissait si abattu que même Somegorou en fut décontenancé, pour une fois.
Sans dire grand-chose, Jinya le mena jusqu’à une pièce du fond, propre et recouverte de tatamis. Sur la table reposaient les cadeaux que Heikichi avait rapportés, et Nomari dormait paisiblement sur le futon installé à proximité.
— Elle ne se réveille pas, quoi que je fasse. J’ai même fait venir un médecin, mais il n’a rien trouvé d’anormal. Elle dort… mais elle ne se réveille pas.
Jinya se pencha et toucha la joue de sa fille. Sa peau était tiède, son pouls régulier. Sa respiration était calme, et rien d’apparent ne semblait anormal, pourtant, elle ne sortait pas de son sommeil.
— Qu’est-ce que je dois faire ? demanda-t-il d’une voix brisée.
Son visage habituellement impassible se fendait sous le poids de l’inquiétude. Son esprit était en désordre, incapable d’imaginer la moindre solution. Tout ce qu’il pouvait faire, c’était la regarder dormir.
— Calme-toi, je t’en prie. T’affoler ne t’aidera pas, dit Kaneomi.
— Je sais… je sais bien, mais tout de même…
Elle essayait de l’aider, mais il n’arrivait pas à retrouver son calme. Pas alors qu’il s’agissait de sa fille.
— Laisse donc. Ça sert à rien de te forcer à rester calme, dit Somegorou, aussi détendu que s’il ne se passait rien.
Jinya resta figé devant tant de sang-froid.
— Si t’es trop secoué pour réfléchir, alors je réfléchirai pour toi. J’peux rester calme pour nous deux, ajouta Somegorou.
Son ton paraissait désinvolte, mais jamais il ne tourna en dérision la détresse de Jinya. Son sourire, au contraire, redonnait un peu d’espoir.
— Tu t’inquiètes trop pour Nomari-chan, hein ? Alors dis-moi tout ce que t’as remarqué. Peut-être que j’arriverai à rassembler des morceaux que ton esprit trop agité n’a pas pu relier.
Jinya baissa la tête et poussa un long soupir. Il n’avait pas besoin que son ami le dise : le message était clair. Tu n’es pas seul. Ces mots silencieux suffirent à le ramener à lui. Il releva le visage, un peu plus calme, bien que loin d’être apaisé.
— Pardon. J’ai perdu mon sang-froid.
— Au moins, tu t’en es rendu compte. C’est déjà la moitié du chemin.
— Oui. Mais j’ai quand même l’impression que tu m’as manipulé pour que je me calme.
— Aïe, tu dis ça comme si j’avais fait quelque chose de mal. Bon, j’admets, je t’ai un peu manipulé.
Jinya eut un léger sourire. Il avait vraiment un ami précieux. Même dans la panique, la bienveillance de Somegorou parvenait à le ramener à la réalité.
— Kadono-dono…
— Pardon, Kaneomi.
— Ce n’est rien. J’ai déjà ressenti la même angoisse. Mais pour Nomari-chan, nous devrions tous reprendre notre souffle.
Elle avait raison. Céder à la panique n’aiderait personne. Nomari était manifestement prise dans quelque chose de surnaturel, exactement le genre de phénomène que son père avait l’habitude d’affronter.
Et perdre son sang-froid était la dernière chose qu’il devait faire.
— Vous avez raison. Je croyais avoir appris à mieux contrôler mes émotions, mais il semble que je sois encore un novice en tant que père.
— Ce n’est pas grave. C’est mon devoir, en tant qu’épouse, de compenser tes défauts.
— Tu continues avec ça ? répliqua Jinya, mi-agacé, mi-amusé.
Ils étaient bien loin d’être mariés, mais cette plaisanterie impertinente allégea un peu la tension.
— Heh. On dirait que tout va pour le mieux entre vous deux, lança Somegorou.
— Évidemment, répondit fièrement Kaneomi.
Somegorou afficha un sourire en coin, puis reprit son sérieux en posant les yeux sur Nomari, endormie.
— Reste près d’elle pour l’instant, Jinya. Je vais me renseigner.
— Merci.
Jinya lui en fut profondément reconnaissant.
Il s’assit et prit la main de sa fille, si petite, si douce, si chaude. Étant immortel, il savait qu’il ne pourrait pas demeurer à ses côtés pour toujours.
Le jour viendrait où il lui faudrait lâcher cette main.
Mais pour l’instant, il voulait simplement rester encore un peu près d’elle.
***
La neige tombait sans fin, et leurs cœurs à la dérive contemplaient un rêve tout de blanc vêtu.
— Alors tu te souviens, après tout.
— Désolé, il m’a fallu un moment. Vous étiez plus jeune, la dernière fois qu’on s’est vus.
— Je ne peux pas t’en vouloir de pas m’avoir reconnue tout de suite. Toi, par contre, t’as pas changé d’un poil.
— Disons que je ne fais pas mon âge.
— Tu veux te faire détester par toutes les femmes du monde ou quoi ?
C’est à la faveur d’une rencontre fortuite qu’il l’avait sauvée.
— Il m’arrive souvent de me demander à quoi tout cela sert. Quel est le but derrière tout ça…
— Tu es sérieux là ?
— Je le suis. Même si… oui, peut-être que je fais ça justement parce que c’est tout ce qu’il me reste.
Ils discutaient dans une maison de thé autour d’un peu d’isobe mochi. Ce jour-là, elle découvrit la fragilité d’un homme qu’elle croyait jusque-là inébranlable.
— Pour être franc… oui. T’entendre m’appeler ton frère, c’est… difficile. Je suis un frère raté. Alors, quand tu m’appelles ainsi, je… disons que cela me rappelle à quel point je suis pitoyable.
Ils marchaient ensemble sous les saules enneigés, et elle apprit les tourments qu’il ne parvenait pas à chasser.
— Au fil de nos longues, longues vies, nous cherchons ce lieu auquel nos cœurs doivent revenir. Tel est notre but. Rien de plus, rien de moins.
— Est-ce que… je pourrai vraiment trouver un tel lieu ?
— Tu le trouveras. C’est pour cela que nous vivons.
Peu à peu, son cœur changeait. Et cela la rendait heureuse.
Il y eut pourtant aussi des moments de tristesse. Entre lui et la fille du restaurant de soba semblait exister un lien particulier, un échange que personne d’autre ne partageait. Le voir ainsi la blessait. Mais chaque fois qu’elle était en danger, il venait la protéger. Elle ne le disait pas, mais elle comptait sur son large dos, convaincue qu’il serait toujours là pour veiller sur elle.
— Ne t’approche pas de moi, démon !
Et pourtant, c’était elle qui l’avait blessé, cette nuit-là, sous la neige éternelle. Elle ne pouvait pas rejeter la faute sur l’alcool.
C’était elle, et elle seule, qui avait détruit tout ce qu’ils avaient construit, avant même que cela n’ait le temps d’exister.
À travers son rêve, Nomari voyait le passé de la jeune femme. Même si ces événements appartenaient à un temps lointain, elle avait l’impression d’assister à une prémonition de son propre avenir.
— Pour me sauver, il avait révélé un secret qu’il gardait enfoui. Et moi, je lui ai dit ces mots si cruels…
La scène changea. Leurs cœurs étaient de nouveau abrités sous les saules enneigés qu’ils avaient déjà traversés.
La neige continuait de tomber, bien que les fleurs du printemps soient déjà écloses. Les petits pétales blancs oscillaient dans l’air, indiscernables des flocons. Ce spectacle éphémère était d’une beauté poignante, mais aussi d’une infinie tristesse.
— Pourquoi… pourquoi n’ai-je pas pu dire autre chose, n’importe quoi d’autre ?
Devant Nomari défilaient des visages et des paysages qu’elle ne pouvait pas connaître. Elle comprit enfin que ce rêve qu’elle voyait n’était pas le sien. Il appartenait à la jeune femme. Elle s’y était simplement égarée, découvrant les souvenirs et les regrets qui hantaient cette âme. C’était pour cela que personne ne pouvait jamais prononcer son nom sans que le bruit ne le couvre.
La jeune femme ne la connaissait pas. Elle ne faisait que contempler un rêve immaculé, figé dans le passé.
— Si, ce jour-là, j’avais trouvé des mots plus doux, alors peut-être qu’aujourd’hui encore, il resterait en toi une trace de moi.
Le murmure de la jeune femme lacéra le cœur de Nomari. Ses mots étaient si doux qu’ils auraient pu passer inaperçus, et c’était justement cela qui les rendait si douloureux.
Nomari secoua vivement la tête. La jeune femme se trompait. Il n’existait aucune réalité où elle aurait pu appartenir à la situation qu’elle évoquait.
— Non…
Après tout, Nomari n’était même pas la fille de son père. Lorsqu’elle se réveillerait, elles redeviendraient simplement des étrangères.
— Je ne suis qu’une enfant abandonnée qu’il a recueillie et élevée. Je ne suis pas sa véritable fille.
Son cœur lui faisait mal. Nomari considérait Jinya comme son véritable père, elle le lui avait même dit. Mais jamais elle n’avait trouvé la force de lui demander s’il la voyait, lui aussi, comme sa propre fille.
Son père était un homme d’une grande bonté. Il ouvrait sa maison à ceux qui n’avaient nulle part où aller, comme Kaneomi ou Asagao, sans rien attendre en retour. Mais si elle n’était, elle aussi, qu’une simple invitée ? S’il ne l’avait recueillie que par compassion pour une enfant égarée ?
Et s’il ne la considérait pas vraiment comme sa fille ?
Cette inquiétude n’avait jamais quitté son cœur. Elle lui faisait trop peur pour qu’elle ose lui poser la question.
— Mon père est trop gentil pour le dire, mais il serait plus heureux sans quelqu’un comme moi dans sa vie. Je ne peux rien lui apporter.
Il ne le dirait jamais, bien sûr, mais elle le croyait sincèrement. Elle n’était pour lui qu’un poids. Elle ne faisait que recevoir, incapable de lui rendre quoi que ce soit. Quand elle était enfant, c’était encore acceptable.
Elle pouvait même, avec une naïveté d’enfant, promettre qu’un jour, elle deviendrait sa mère et qu’elle prendrait soin de lui à son tour. Mais tant d’années avaient passé. Elle avait grandi, elle approchait de l’âge adulte, et pourtant, elle continuait à dépendre égoïstement de lui, comme avant.
Cela lui faisait mal. Elle détestait se sentir aussi inutile.
— C’est pour ça… c’est pour ça que…
Elle se rendit soudain compte qu’elle pleurait, blessée par ses propres paroles.
Pourquoi les choses en étaient-elles arrivées là ? Autrefois, tout était différent. Ils pouvaient encore se parler franchement. Elle aimait toujours son père, elle gardait les mêmes espoirs pour l’avenir, et pourtant tout lui semblait désormais étouffant.
— Je vois. Tu sais, je suis soulagée.
La jeune femme parla d’une voix douce. Après les larmes et les plaintes de Nomari, ce ton apaisé paraissait presque déplacé.
Nomari releva le visage et distingua, à travers ses yeux embués, un sourire empreint de nostalgie, alourdi par le souvenir de jours lointains.
— Je crois que j’aimais ton père. Nous étions faibles de la même manière, et je pensais que nous pourrions nous soutenir mutuellement. Je… je voulais être là pour lui.
Elle ne s’en était pas rendu compte sur le moment, mais il lui était si cher. Elle voulait être quelqu’un sur qui il puisse compter, et, si possible, la personne la plus proche de lui.
— Mais je vois qu’il a désormais quelqu’un à ses côtés.
Son vœu n’avait pas été exaucé, mais cela lui convenait. Du moins, son long soupir apaisé semblait le dire.
— C’est un homme fragile, mais il ne le montre jamais. C’est pour cela que je suis soulagée de savoir qu’il a quelqu’un comme toi auprès de lui.
Nomari voulut détourner le regard. Elle savait que la jeune femme pensait chaque mot qu’elle disait, et c’était précisément ce qui la blessait.
Elle n’était pas capable d’accueillir un tel élan de sincérité avec la même franchise, car elle se considérait comme quelqu’un de tordu. Elle croyait avoir échoué à être une fille digne de ce nom.
— Non… tout ce que j’ai fait, c’est blesser mon père…
Son père ne voulait probablement plus d’elle. Ce n’était sans doute qu’une question de temps avant que…
— Ah…
Soudain, Nomari comprit pourquoi elle et son père n’arrivaient plus à se parler comme avant.
Elle n’était qu’une enfant abandonnée qu’il avait recueillie. Il n’existait entre eux aucun lien véritable. Si son père venait à la rejeter, alors ils cesseraient aussitôt d’être père et fille, et, au fond, elle en avait toujours eu conscience.
C’était pour cela qu’elle avait peur. Peur que son père regrette de l’avoir recueillie. Elle voulait rester à jamais dans ses bonnes grâces, mais tant de choses lui échappaient. Craignant de le décevoir, elle avait pris ses distances. Et, avec le temps, cela avait creusé entre eux un fossé qu’ils n’avaient plus su combler.
— Quelle idiote… Qu’est-ce que j’ai fait, tout ce temps… ?
Frustrée par leur incapacité à communiquer, elle avait laissé sa colère éclater sur lui, comme une sotte. Son imagination l’avait effrayée au point de la pousser à blesser celui qu’elle aimait le plus.
Elle trembla en réalisant à quel point elle était faible. Son père devait en avoir assez d’une fille aussi pénible, n’est-ce pas ?
— Il n’y a aucune chance qu’il…
En larmes, Nomari tenta de finir cette phrase funeste.
Mais une voix douce l’interrompit.
— J’ai déjà pensé la même chose, moi aussi.
Le rêve enneigé était un symbole. Les sentiments de la jeune femme demeuraient là, enfouis sous la neige éternelle, incapables de franchir l’hiver.
— Je n’ai pas su être courageuse. J’avais tant de choses à lui dire, mais je n’ai pas pu en prononcer une seule.
Il l’avait sauvée, et pourtant elle n’avait pas su le remercier. Elle l’avait blessé, et pourtant elle n’avait pas su lui demander pardon. Les mots restés tus s’étaient accumulés, encore et encore, jusqu’à ce que la fin arrive, et qu’elle ne puisse même plus lui dire adieu.
— Il faut si peu de chose pour qu’un lien se rompe à jamais. À un moment, nous avons cessé de remarquer quand nous nous croisions sans plus nous voir. C’est là que j’ai compris combien les sentiments pouvaient s’effacer.
Elle sourit doucement, sans la moindre trace de tristesse sur le visage. Elle faisait penser à un champ de neige intact, immaculé, un cœur pur et sans tache.
— Mon cœur ne me fait plus mal. Je peux désormais me souvenir en souriant des beaux moments que nous avons partagés. La douleur d’avoir blessé quelqu’un, ou d’avoir été blessée, finit par s’effacer avec le temps… mais quelque chose disparaît avec elle.
Ils s’étaient éloignés l’un de l’autre, et quelqu’un d’autre était devenu la force de son père. La peine s’était peu à peu dissipée, tout comme le désir qu’elle avait autrefois ressenti. Ce qui lui avait été cher au plus profond de l’âme était devenu une image floue, presque oubliée. Quelque chose s’était asséché en elle, en même temps que ses larmes.
— Tu ne dois pas devenir comme moi.
C’était pour cela qu’elle devait montrer ce rêve à Nomari.
Elle tendit la main et prit doucement celle de la jeune fille, comme pour empêcher ses jours heureux de lui glisser entre les doigts.
— Je ne me souviens plus de la forme qu’avait mon cœur à cette époque, mais pour toi, il n’est pas trop tard.
— Mais…
— Tu t’en sortiras. Il te suffit d’un peu de courage. Après tout, il s’agit de lui.
Les sentiments tus s’accumulaient, tels des couches de neige. Ils tombaient sans fin au plus profond du cœur, le glaçant peu à peu. Mais si l’hiver prenait fin, si la neige fondait enfin, alors ces émotions patientant sous le froid déploieraient leurs ailes et s’envoleraient vers le ciel du printemps.
— Je n’ai pas su le faire. C’est pour ça que je veux au moins t’aider.
Deux âmes égarées se tinrent la main dans une étendue d’un blanc pur. Le contact de leurs paumes répandit une chaleur assez vive pour dissoudre les rêves tristes.
— Pourquoi feriez-vous tout cela pour moi ? demanda Nomari.
Elle devait le savoir. Ce rêve devait être la manifestation des regrets persistants de la jeune femme. Nomari pensait n’en être qu’une intruse, égarée par hasard, mais à présent, elle comprenait qu’on l’avait appelée ici.
Pourquoi cette femme faisait-elle tant pour aider quelqu’un dont elle ne connaissait même pas le nom ?
— Ah… sans doute parce que je me sens redevable envers ton père.
— Pourquoi ?
— Parce que c’est grâce à lui que j’ai pu être avec mon propre père.
Nomari ne comprit pas, mais la jeune femme ne chercha pas à s’expliquer davantage. À la place, elle esquissa un sourire malicieux et ajouta d’une voix forcée, haut perchée :
— Bon, eh bien… Disons qu’il est bon de réfléchir à ce qu’on doit à ses parents.
Elle imitait clairement les mots de quelqu’un d’autre, et il n’était pas difficile de deviner de qui.
— Euh…
— Oui ?
Nomari ne comprenait toujours pas pourquoi la jeune femme faisait tout cela pour elle, surtout après avoir affirmé qu’elle aimait Jinya sans que ce soit de l’amour. Pourtant, elle voulait la remercier pour sa gentillesse. Elle la regarda droit dans les yeux et dit :
— Je crois… je crois que vous l’aimiez vraiment, mon père.
Elle ne voulait pas que les sentiments de la jeune femme se perdent dans le néant. Elle leur donna donc une forme claire, à ce qui n’avait jusque-là été qu’une ombre d’amour.
— Merci.
Le cœur de la jeune femme restait impénétrable pour Nomari, mais son sourire, à la fois gêné et attendri, lui fit comprendre qu’elle avait touché juste, au moins un peu.
— Je sais qu’il est un peu tard, mais… pourriez-vous me dire votre nom ? demanda Nomari.
Le nom de la jeune femme avait toujours été couvert par le bruit, mais cette fois, elle eut l’intuition qu’elle pourrait l’entendre.
La jeune femme secoua la tête, un large sourire aux lèvres, tandis que la neige tombait doucement derrière elle.
— Je n’ai jamais été qu’un moineau…
La neige commença à se raréfier. Puis, lorsqu’elle cessa enfin, elle ne fut plus qu’un souvenir. Comme pour annoncer la fin de l’hiver, l’étendue blanche se dissipa lentement.
Un unique flocon tomba devant Nomari. Sans réfléchir, elle tendit la main et le laissa se poser dans sa paume. Elle referma les doigts dessus, comme pour le garder près d’elle. Un sourire lui vint, doux et fragile, semblable à la neige qui fond : elle venait de comprendre.
— …Mais je crois qu’à présent, enfin, je suis devenue une palourde.
Le chemin avait été long et sinueux, mais en cet instant, le premier amour de la femme sans nom trouvait enfin sa fin.
Le rêve s’acheva de nouveau.
Elle crut entendre quelqu’un l’appeler, à la fois tout près et très loin. Son esprit était embrumé, son corps lourd.
Ah… pensa-t-elle. J’ai dormi bien, bien longtemps.
Peu à peu, sa conscience émergea.
— Nomari !
Lorsqu’elle ouvrit enfin les yeux, la première chose qu’elle vit fut son père, plus inquiet qu’elle ne l’avait jamais vu.
— Pè… Père ?
Elle n’était pas encore tout à fait réveillée, et ses pensées avançaient avec lenteur. Les mots lui venaient difficilement.
Son père, soulagé jusqu’aux larmes, posa les mains sur ses épaules et poussa un profond soupir, la voix tremblante d’émotion.
— Dieu merci… Comment te sens-tu ?
Elle ne savait pas ce qui se passait. C’était la première fois qu’elle le voyait aussi bouleversé. Son esprit encore engourdi peinait à rassembler les morceaux.
— Euh… je crois que ça va ? Je dormais, c’est tout.
— Oui. Pendant deux jours entiers. Tu es sûre de ne rien ressentir d’étrange ?
— Quoi ?!
Elle avait bien eu l’impression que son rêve avait été long, mais pas à ce point. Pour elle, c’était comme si elle s’était simplement endormie puis réveillée normalement. Elle ne put retenir un cri, à la fois de stupeur et parce qu’elle voyait, pour la première fois, son père aussi bouleversé.
— Euh… je t’ai fait peur ?
— Bien sûr, répondit-il.
C’était évident, après tout. Malgré son visage toujours impassible, c’était un homme bon, qui se faisait du souci pour tout le monde.
Du moins, c’est ce qu’elle pensait, jusqu’à ce qu’il ajoute, d’un ton naturel :
— Quel père ne s’inquiéterait pas pour sa fille ?
— …Hein ? Tu t’es inquiété… parce que je suis ta fille ? demanda-t-elle d’une voix incertaine.
Il hocha la tête, l’air un peu perplexe, fronçant les sourcils pour chercher les mots justes.
En le voyant réagir ainsi, son esprit se vida. Quelle idiote elle avait été. Elle avait dressé un mur entre eux sans raison, croyant que cette distance empêcherait son père de la détester.
— Pardon… Je suis tellement désolée…
Mais il ne l’avait jamais détestée, n’est-ce pas ?
Elle se redressa d’un bond et le serra dans ses bras. Il resta figé sous la surprise. Lui qui esquivait les démons avec aisance était totalement pris au dépourvu face à sa fille, face à sa famille.
Pourquoi ne l’avait-elle pas compris plus tôt ? C’était pourtant si évident. Il avait ouvert ce restaurant pour qu’ils puissent vivre ensemble sans que cela paraisse étrange. Il avait appris à cuisiner pour qu’elle ait toujours de quoi bien manger. Il avait même renoncé à porter son sabre bien-aimé pour éviter qu’un malheur ne lui arrive.
Son père avait toujours pensé à son bien. Son père avait toujours cherché à la rendre heureuse.
Et elle, pourtant…
— Je suis tellement désolée, Père. Tellement désolée…
— Nomari ? Qu’est-ce qui te prend ?
Elle s’accrocha à lui et éclata en sanglots. Il posa une main douce sur sa tête et la caressa lentement.
Nomari sourit à travers ses larmes. Elle se sentait redevenir une enfant, mais cela lui allait. Elle était une enfant, après tout. Sa fille.
Une joie pure monta en elle, emplissant tout son être.
— Tu as fait un cauchemar ? demanda-t-il.
Toujours blottie dans ses bras, elle secoua la tête.
— Non… J’ai fait un beau rêve. Un très beau rêve…
Elle sourit à travers ses larmes, repensant au paysage enneigé de son rêve. Puis son regard tomba sur quelque chose posé près de son oreiller.
C’était l’un des petits objets qu’elle avait reçus e Heikichi : une ravissante sculpture en bois, un netsuke représentant un moineau dodu porte-bonheur, qui semblait presque lui sourire.
Les moineaux porte-bonheur, aussi appelés moineaux d’hiver, gonflaient leur plumage pendant la saison froide. Leur silhouette ronde et duveteuse les rendait si charmants qu’ils devinrent des sujets populaires de sculptures netsuke et de figurines en papier mâché hariko.
En gonflant leurs plumes, ces oiseaux créaient une couche d’air isolante qui les protégeait du froid. Ainsi enduraient-ils l’hiver avant de reprendre leur envol au printemps.
— Heikichi-san, où as-tu acheté ces cadeaux ? demanda-t-elle dès le lendemain, sitôt que Heikichi entra au Au Soba du Demon en compagnie de Somegorou.
Elle ne se souvenait pas d’avoir posé le netsuke du moineau porte-bonheur près de son oreiller. En se demandant pourquoi il s’y trouvait, elle se rappela que Heikichi s’entraînait à manier les esprits d’artéfacts. Peut-être que son influence y avait laissé une trace, conférant à l’objet un pouvoir mystérieux. Convaincue que son rêve provenait du netsuke, elle voulait savoir d’où il venait.
— Je ne les ai pas achetés, répondit Heikichi. — On me les a donnés. J’étais allé livrer des marchandises dans une boutique appelée Sugaya, et en parlant, on en est venus à évoquer le Au Soba du Démon. Puis la conversation a glissé sur ton père, et enfin sur toi. C’est là que la patronne m’a offert tous ces cadeaux.
— Tu savais d’où ils venaient avant cela ?
— Désolé, non.
Nomari n’avait jamais entendu parler d’une boutique nommée Sugaya, et Heikichi n’en savait pas plus. Elle resta donc songeuse, se demandant ce qu’était réellement ce moineau porte-bonheur.
Voyant qu’elle réfléchissait, Heikichi sembla se souvenir de quelque chose.
— Ah, j’allais oublier : la patronne m’a demandé de te souhaiter bonne chance, pour une raison que j’ignore.
Nomari sourit largement à ces mots brefs et bienveillants.
Elle ignorait encore ce qu’était exactement le netsuke du moineau, mais elle se doutait que la femme qui l’avait offert à Heikichi n’était autre que celle qu’elle avait vue dans ses rêves. Cette pensée lui réchauffa le cœur.
— Merci, Heikichi. Je vais le garder précieusement.
Elle serra le moineau porte-bonheur contre sa poitrine, avec affection.
Le visage de Heikichi vira au rouge. Il semblait sur le point de dire quelque chose, mais la voix de Jinya retentit avant qu’il n’en ait le temps.
— Deux kitsune soba, prêts.
— J’arrive ! répondit-elle d’un ton enjoué, cherchant à rattraper peu à peu le temps perdu entre eux.
— Merci. Ne te fatigue pas trop, tout de même. Tu viens à peine de te remettre.
— Oh, voyons. Je n’étais pas malade. Mais merci, Père.
Il n’y avait plus la moindre gêne entre eux. Le père se montrait inquiet pour la santé de sa fille, et celle-ci, bien qu’un peu embarrassée, acceptait la sollicitude excessive de ce père protecteur. Les habitués du restaurant observaient la scène d’un œil attendri. Seul Heikichi paraissait contrarié.
— Maître, pourquoi on dirait qu’ils sont encore plus proches qu’avant alors que c’est moi qui lui ai offert des cadeaux ?
— Hé, ne me demande pas. Bon courage, en tout cas. On dirait que t’as du pain sur la planche.
— Ugh…
Somegorou éclata de rire en lui donnant une tape dans le dos. Leur complicité n’avait rien de nouveau, mais Nomari trouvait la scène encore plus chaleureuse qu’avant, sans trop savoir pourquoi.
— Merci pour tout, Somegorou, dit Jinya en sortant de la cuisine une fois le service calmé.
Il semblait apaisé, comme soulagé d’un grand poids.
— Ne t’en fais pas. Rien que de te voir paniquer, ça valait le détour.
— Épargne-moi ça, je t’en prie.
— Ha ha ha, il n’y a rien de honteux. Être inquiet, c’est juste la preuve que t’es un bon père.
— Peut-être, mais j’aimerais quand même que tu oublies tout ça.
Nomari comprit alors que si Somegorou aimait tant taquiner son père, c’était parce qu’il savait que Jinya s’efforçait toujours de paraître fort devant elle.
— Quelque chose ne va pas, Utsugi ? demanda Jinya, remarquant l’air maussade de Heikichi.
— Laissez-moi tranquille, maugréa ce dernier.
— Allons, fais pas cette tête, répondit Somegorou. — Tu avances, t’en fais pas.
Nomari ne comprit pas ce qu’il voulait dire, mais cela semblait avoir de l’importance pour Heikichi.
— Allez, commandez. C’est offert par la maison aujourd’hui, dit Jinya.
— Hein ? Vraiment ? s’étonna Somegorou.
— Bien sûr. C’est la moindre des choses après ce que vous avez fait pour moi.
— Dans ce cas, je prendrai un kitsune soba. Et je suis sûr que Heikichi voudra, comme toujours, son tempura soba.
Nomari apprit plus tard, de la bouche de son père, que c’était Somegorou qui avait « résolu » l’affaire, en quelque sorte. Il n’avait rien fait d’extraordinaire : il s’était simplement contenté d’affirmer qu’il n’y avait rien de dangereux et que Jinya pouvait laisser les choses suivre leur cours. Ce dernier, bien que seulement à moitié convaincu, avait suivi son conseil et veillé sur Nomari pendant son sommeil. Deux jours plus tard, elle s’était réveillée d’elle-même, et tout s’était terminé sans que personne n’ait rien eu à faire.
— Alors, qu’est-ce que c’était, au final ? demanda Jinya, les bras croisés. — Nomari dit qu’elle a fait un beau rêve, mais ça ne nous avance pas beaucoup.
Nomari n’avait rien d’autre à ajouter : de son point de vue, elle s’était simplement endormie, puis réveillée comme d’habitude.
— Ce n’était pas un songe, mais un mirage.
Somegorou, qui semblait savoir ce qu’il s’était passé, parla d’un ton détaché à un Jinya au visage sombre.
— Le netsuke du moineau porte-bonheur lui a montré un mirage. Le destin agit parfois de drôles de façons.
— Je croyais que seuls les esprits d’artéfacts en forme de palourdes pouvaient créer des mirages, répondit Jinya.
— Tu as raison. Mais en Chine, on raconte que les moineaux plongent dans la mer et deviennent des palourdes. Les gens voyaient des volées de moineaux se diriger vers la mer à la fin de l’automne et ont inventé cette histoire.
Après avoir traversé l’hiver, les moineaux porte-bonheur déployaient leurs ailes pour le printemps. Puis, quand l’été s’achevait et que l’automne passait, ils devenaient des palourdes. Dans ces conditions, il n’était pas absurde d’imaginer qu’un moineau puisse acquérir le pouvoir de créer des mirages après de nombreux cycles de saisons.
— Alors le moineau porte-bonheur a quand même réussi à devenir une palourde, même s’il avait manqué sa saison ? demanda Nomari.
— Bien sûr. Et je suis certain qu’il est arrivé jusqu’à toi parce qu’il savait que tu saurais chérir les sentiments qu’il n’avait jamais pu transmettre, répondit Somegorou avec un sourire réjoui.
— … Vous croyez ?
Elle lui rendit son sourire. Jinya, les sourcils toujours froncés, ne comprenait pas vraiment. Mais en voyant le visage radieux de sa fille, il finit par pousser un soupir résigné. Il ignorait ce qui s’était réellement passé, mais tant qu’elle était heureuse, cela lui suffisait.
— Ne t’en fais pas, Jinya. Ce n’était rien de plus qu’un mirage d’une nuit d’été, lança Somegorou avec un sourire d’enfant satisfait d’avoir réussi une farce.
Au bout du compte, la jeune femme n’avait jamais pu devenir une palourde. Ses sentiments n’avaient pas su triompher de l’hiver sans fin. Ses mots s’étaient éteints avant d’avoir été prononcés. Mais les saisons, elles, continuaient de tourner. Les années passèrent, et le moineau porte-bonheur finit par devenir une palourde. Il trouva enfin la place où il voulait demeurer. Les sentiments qu’il n’avait jamais pu exprimer atteignirent finalement quelqu’un. Rien de plus, rien de moins.
— Oui, inutile de t’en faire, Père. D’ailleurs, ça te dirait qu’on aille faire des courses ensemble, un de ces jours ?
— Bien sûr, avec plaisir.
Nomari parla avec tendresse à son père. Elle se promit de chérir leur lien plus que jamais. Après tout, c’était ce que les sentiments inassouvis de la jeune femme lui avaient demandé.
Nomari jeta un regard vers l’extérieur à travers la fenêtre à claire-voie. C’était le cœur de l’été, sans la moindre trace de neige. Mais elle savait qu’un fragment de ce rêve restait encore en elle, et cela la rendait heureuse.
Elle plissa légèrement les yeux, éblouie par la lueur de ce mirage d’une nuit d’été.