SotDH T6 - CHAPITRE 3 PARTIE 2
Mirage d’une Nuit d’Été (2)
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Traduction : Calumi
Correction : Raitei
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Le bosquet de bambous s’élevait, fier et majestueux, tandis que le vent faisait doucement frémir ses feuilles. Lorsque les cerisiers fleurissaient ou que les érables se paraient de rouge, Sagano se voyait envahi de visiteurs. Mais, une fois ces saisons passées, le quartier de Kyoto retrouvait sa quiétude.
Il était encore tôt le matin. Le soleil commençait à peine son ascension. Pas une âme ne hantait le bosquet de bambous de Sagano.
Jinya se tenait seul dans le silence, sous un ciel encore assombri. Dans sa main droite se trouvait Yarai, dans la gauche Yatonomori Kaneomi. Les lames étaient dégainées. Il gardait un centre de gravité bas, toute son attention tournée vers les alentours.
Parmi le bruissement des feuilles, il perçut un grondement sauvage. Hors de l’ombre du bosquet surgit une bête au pelage rayé.
— Un tigre dans un bosquet de bambous. Quel raffinement, murmura Jinya.
Un tigre tapi dans un tel décor constituait un sujet fréquent pour les peintures à l’encre et autres formes d’art. Il y avait là une certaine poésie : une créature dangereuse au cœur d’une nature splendide. Rien, toutefois, n’avait de poétique dans le tigre bien réel qui fixait Jinya. Griffes déployées, il se tenait prêt à bondir à tout instant.
Les muscles souples de l’immense fauve se déployèrent comme un fouet lorsqu’il bondit, à une vitesse impensable pour sa taille. Ses crocs et ses griffes étaient des armes naturelles, mais leur tranchant rivalisait avec celui des lames forgées. Un seul coup suffirait à tuer n’importe quel homme.
Mais Jinya n’était pas un homme. En tant que démon, il ne perdrait pas un combat de force brute. Sa capacité, Force surhumaine, lui permettrait d’en finir d’un seul coup s’il le voulait. Pourtant, il avait choisi de se battre à l’épée.
Il se prépara à se défendre avec ses deux lames. Il para le coup en se décalant sur la gauche, puis laissa le tigre filer devant lui.
Ses mains furent engourdies par l’impact. Il pensait avoir bien dévié la force du choc, mais sa technique demeurait imparfaite. Il affina encore ses sens et se remit en garde.
Une hirondelle fendit alors l’air, effectuant un tour sur elle-même avant de foncer droit sur Jinya. Elle approcha si vite qu’elle devint floue, produisant un sifflement aigu en tranchant le vent, visant le cou de Jinya. À cette vitesse extrême, elle n’était plus différente d’une lame.
Avec un minimum de mouvement, il dévia sa trajectoire d’un revers d’épée. Il n’eut cependant pas le loisir de se détendre. Trois chiens noirs surgirent ensuite, crocs découverts, aboyant tandis qu’ils fonçaient en meute.
Difficile pourtant de les considérer comme une menace. Jinya balaya Yarai en avançant d’un pas et tua un chien dans le mouvement. Sans interrompre son élan, il pivota sur son pied droit et traça un demi-cercle derrière lui du gauche, fauchant une nouvelle fois avec Yarai. Il abattit un second chien, mais se retrouva dans une posture déséquilibrée. Voyant l’ouverture, l’hirondelle replongea, tandis que les chiens tranchés se reformaient déjà grâce à leur pouvoir régénératif.
Comprenant qu’il ne pourrait pas continuer ainsi, Jinya leva le bras gauche devant lui, l’épée toujours en main.
— Jishibari.
Quatre chaînes ondulèrent dans l’air, leurs maillons tintant les uns contre les autres. Jishibari permettait à Jinya de manipuler des chaînes, chacune avec une précision extrême. Il commença par entraver les chiens, puis concentra son attention sur l’hirondelle et le tigre. Lors de ses précédents coups, son corps avait été légèrement emporté par l’excès de force. Il devait être plus exact. Cette fois, il corrigerait sa faute pour de bon. Il fit glisser ses pieds, ajusta finement sa position, puis se prépara à accueillir l’hirondelle qui fondait sur lui à toute vitesse.
L’hirondelle était rapide, mais pas au point de lui échapper. Il avança le pied gauche d’un demi-pas et fit tournoyer Yatonomori Kaneomi dans un arc minuscule, ne frappant que du coude plutôt que du bras entier.
La lame rencontra une légère résistance, et l’hirondelle tomba. Dans un même mouvement fluide, il pivota sur son pied droit pour faire face au tigre qui chargeait à présent. Au moment où son pied toucha le sol, il abattit ses deux épées, l’une venant d’en haut, l’autre d’en bas.
Dans un rugissement, le tigre s’effondra. Une vapeur blanche s’éleva de son corps, et il en alla de même pour l’hirondelle et les chiens. Ils s’évaporèrent sans laisser de trace. Après s’être assuré qu’ils avaient disparu, Jinya poussa un profond soupir.
— Bien, bien.
Des applaudissements retentirent dans le bosquet de bambous. Jinya se retourna et aperçut Somegorou, debout nonchalamment.
— Je ne pensais pas que tu abattrais mon tigre d’un seul coup. Enfin, ce n’était qu’un tigre de papier, après tout.
L’hirondelle, les esprits canins et le tigre en papier mâché hariko étaient tous des esprits d’artéfacts appartenant à Somegorou.
Jinya s’entraînait seul la plupart du temps, mais il avait demandé à Somegorou de l’accompagner ce matin. Il venait d’obtenir Yatonomori Kaneomi et Jishibari, mais il ne maîtrisait ni le combat à deux lames ni la lutte à l’aide de chaînes. Il s’était exercé aux deux jusqu’à atteindre un niveau acceptable, puis avait sollicité Somegorou pour le mettre à l’épreuve.
Jinya jugeait ses résultats mitigés. Sa maîtrise restait brute, mais pas désastreuse. Il pourrait s’en servir dans un vrai combat, dans une certaine mesure.
— Désolé pour le dérangement, dit-il.
— Oh, pas de souci. Alors, ton verdict ?
— Un peu insuffisant, je le crains.
Le maniement à deux lames de Jinya était correct, mais bien des points restaient à perfectionner. Il observa sa main gauche avec un regard pensif. Jishibari devait pouvoir en faire davantage.
— Jishibari utilisait six chaînes quand nous nous sommes rencontrés, et sept autrefois. Mais je n’ai réussi à en invoquer que quatre, et je ne peux pas entraver les mouvements ni les capacités comme elle le faisait.
— Donc le pouvoir s’est affaibli ?
— C’est ce qu’il semble. Pourtant, ce n’est jamais arrivé jusqu’ici…
Il y avait déjà eu d’autres capacités que Jinya n’avait pas su employer comme leurs détenteurs d’origine.
L’inébranlable lui conférait un corps invulnérable, mais il ne pouvait plus bouger tant qu’il l’activait. Cela signifiait aussi qu’il ne pouvait s’en servir qu’à l’arrêt complet, ce qui l’empêchait de l’exploiter aussi efficacement que Tsuchiura. La capacité en elle-même restait identique, mais Jinya était loin d’égaler Tsuchiura dans l’art de lire les attaques et de maîtriser son corps.
Le problème avec Jishibari, toutefois, était d’une autre nature. Autrefois, la capacité permettait à son utilisateur de manipuler sept chaînes et d’entraver quelque chose avec chacune d’elles, mais elle ne lui en offrait plus que quatre désormais. Ce n’était pas une question d’usage. La capacité elle-même s’était affaiblie.
— C’est si étrange que ça ? demanda Somegorou. — Jishibari faisait partie de Magatsume à l’origine, il paraît donc logique de penser que cette capacité n’en est qu’un reste.
Autrement dit, Jinya ne pouvait peut-être pas recevoir toute la puissance d’une capacité sans dévorer la source principale. Somegorou s’abstint de le dire directement, conscient du lien entre Magatsume et Jinya.
— Je vois. Dans ce cas, inutile de se tourmenter davantage.
— On dirait bien.
Jinya rengaina ses épées. Il expira l’air brûlant de ses poumons, puis inspira lentement la tiédeur de l’été, se sentant plus léger.
— Merci, Somegorou.
— Pas de quoi. Moi aussi, j’avais besoin d’un peu de pratique. Je ne voudrais pas être rouillé le jour où les choses tourneront mal. D’ailleurs… tu n’es pas plus fort avec une seule épée ?
La remarque lui piqua. Malgré son entraînement, Jinya savait que son maniement à deux lames restait superficiel, et qu’il était bien plus compétent avec une seule. Il s’apprêtait à éluder la question par une réponse vague, mais une autre voix s’éleva avant lui.
— Comment, pardonnez-moi ? s’exclama Yatonomori Kaneomi depuis son fourreau.
Elle n’appréciait guère qu’on sous-entende qu’elle freinait son prétendu mari.
— Je savais que vous étiez un homme grossier, mais pourriez-vous éviter de railler ainsi les efforts de mon époux, Akitsu-sama ?
— Oh, excuse-moi. Mais il était vraiment un peu maladroit avec deux épées. Il se bat sûrement mieux à sa manière habituelle.
Les mots étaient durs à entendre pour Kaneomi, mais Somegorou n’avait pas tort. Jinya avait combattu et affûté son art avec Yarai pour seule lame pendant des décennies, et il ne maniait deux épées que depuis moins d’un an. Il n’allait pas effacer tant d’années d’expérience d’un simple revers de main.
— C’est aussi ce que je pensais, pour être honnête, admit Jinya.
— Je m’en doutais. Mais tu comptes continuer malgré tout ?
— Oui. J’ai dévoré l’âme de Nagumo Kazusa, et Kaneomi m’a demandé de devenir son nouveau porteur. C’est un devoir que je me dois d’honorer.
Sa motivation reposait entièrement sur le sentiment. Il ignorait quel genre de personne avait été Nagumo Kazusa, mais il avait été touché par le désir de Kaneomi d’être son épée. Kaneomi avait échoué à protéger Kazusa et, tout en étant laissée derrière par le temps, elle avait gardé la tête haute et accompli sa mission jusqu’au bout. Une telle épée, digne de respect, lui avait demandé, à lui, de devenir son nouveau maître. Il ne pouvait concevoir de la déshonorer en échouant à la manier.
— Je vois. Mais tu en seras affaibli. Est-ce que cela en vaut vraiment la peine ? demanda Somegorou, sans reculer, mû par une réelle inquiétude.
Il connaissait une partie du passé de Jinya pour avoir bu plus d’une fois en sa compagnie, et cela ne faisait qu’accroître ses craintes.
— Nous avons tous des choses auxquelles nous ne pouvons renoncer, répondit simplement Jinya, d’un ton sans appel.
Somegorou, résigné, céda. Il semblait s’être attendu à une telle réponse.
— J’ai vécu presque toute ma vie avec une lame, poursuivit Jinya. — C’est pourquoi je ne saurais déshonorer celle qui vit comme une épée. Je veux devenir un homme capable de donner un sens à l’existence de Kaneomi, surtout après avoir dévoré sa maîtresse.
Il fut un temps où il n’avait pensé qu’à devenir plus fort. Il n’avait poursuivi qu’un but ultime, sacrifiant tout le reste, aspirant seulement à manier son épée sans la moindre hésitation. Mais au fil des années, il avait accumulé trop de fardeaux, et sa lame s’était souillée. Il n’était pas si différent de l’homme qu’il avait été, sinon qu’il avait désormais des choses qu’il tenait à protéger.
C’était un homme d’un autre âge, un être façonné par l’épée dans une ère qui cherchait à se défaire de reliques comme lui. Pourtant, il voulait donner un sens à l’existence de Kaneomi, à celle qui avait choisi de vivre en tant qu’épée. Il n’y avait aucune logique à cela. Sa motivation était purement émotionnelle. Mais il ne regrettait pas d’être devenu quelqu’un capable d’emprunter une telle voie.
— Quel époux admirable tu fais.
— Encore ces sottises ? répliqua Jinya, réprobateur.
La voix de Kaneomi était enjouée. Beaucoup auraient pu penser que Jinya était simplement trop obstiné pour renoncer à quoi que ce soit, mais elle l’était tout autant. Leur prétendu mariage tenait de la plaisanterie, mais, à leur manière, ils semblaient faits l’un pour l’autre.
— Je sais que tu peux être têtu, dit Somegorou, — mais si tu meurs en voulant « accomplir ton devoir », tu en seras seul responsable.
— Je sais. C’est justement pour ça que je m’entraîne : pour ne pas mourir, répondit Jinya d’un ton sec.
Somegorou poussa un soupir las. Il le jugeait clairement fou de s’imposer un fardeau pareil.
— Tu es vraiment un fichu emmerdeur, tu sais ?
— On me l’a déjà dit.
— Hé. Et ça ne te dérange pas, hein ?
À vrai dire, Jinya trouvait Somegorou tout aussi insensé, lui qui persistait à rester ami avec un démon aussi têtu et insupportable.
Au fil de son périple, Jinya avait acquis bien des choses rares. Son amitié avec Somegorou en faisait partie. L’un était un démon, l’autre un chasseur de démons. Un faux pas, et ils auraient dû être ennemis. Malgré son attitude souvent distante, Jinya se savait profondément reconnaissant envers la chance qui les avait liés en amis.
— Bon, si ça te convient, alors soit, conclut Somegorou.
Son regard se posa doucement sur Kaneomi.
— On dirait bien que ta place est à ses côtés, Kaneomi.
— Comment ?
— Comment ?
Les voix de Kaneomi et Jinya se croisèrent à l’unisson. Somegorou esquissa un large sourire et éclata de rire en les voyant si synchrones.
— Rien. Je me dis juste que les objets finissent toujours par choisir leur maître, voilà tout.
Et il continua de rire, le cœur léger.
Après son entraînement matinal, Jinya se sépara de Somegorou et regagna le restaurant Au Soba du Démon. Il était un peu en retard et devait se dépêcher de préparer le service.
Il se changea, puis se mit au travail comme à l’accoutumée. À mi-chemin, cependant, il remarqua qu’il n’avait toujours pas vu Nomari ce matin-là. Dormait-elle encore ? Il alla vérifier, posa la main sur la porte coulissante, puis s’immobilisa. Elle n’apprécierait sans doute pas qu’il entre sans permission. Plutôt que d’ouvrir, il l’appela doucement.
— Nomari, tu es réveillée ?
Aucune réponse ne vint. Il appela de nouveau, sans plus de succès. Pris d’inquiétude, il fit alors coulisser la porte, non sans hésiter. Il craignait qu’elle ne soit malade, mais en la voyant respirer paisiblement dans son sommeil, il en conclut que non.
— Nomari, c’est le matin.
— …Père… ? répondit-elle enfin. Elle remua légèrement, les yeux encore mi-clos, et le regarda d’un air ensommeillé.
— Tout va bien ? Tu ne te sens pas malade ? demanda-t-il.
— Non, ça va. Je me lèverai dans un petit moment.
Peut-être encore à moitié endormie, elle parlait avec la candeur d’autrefois. Il fut un peu surpris par son ton, mais, puisqu’elle était réveillée, il n’avait plus de raison de rester. Il quitta donc la pièce et reprit ses préparatifs du matin.
— Père ?
Ils prenaient leur petit-déjeuner, assis en silence autour d’une table basse, lorsque Nomari engagea la conversation pour une fois.
— Oui ?
Son regard errait, comme si elle hésitait à aborder le sujet. Elle bafouilla un instant avant de trouver le courage de le fixer dans les yeux.
— Euh… tu allais souvent manger dans un certain restaurant de soba, n’est-ce pas ?
— Oui.
Il s’en souvenait encore très bien : le Kihee. Il ne renierait jamais le temps qu’il y avait passé.
Sur la voie erronée qu’il avait choisie, il y avait trouvé une chaleur rare et précieuse. Lui qui ne cherchait jadis que la puissance, guidant sa lame par la haine, avait changé grâce aux jours vécus au Kihee.
— Je ne pourrais jamais oublier cet endroit.
— Alors, tu te souviens aussi des autres qui y mangeaient ?
— Bien sûr. Enfin, à part moi, il n’y avait vraiment que Naotsugu. Pourquoi ?
La question lui parut étrange. Nomari était encore jeune lorsqu’elle y allait, il doutait qu’elle s’en souvienne clairement. Mais si elle en parlait maintenant, c’est qu’elle gardait peut-être en mémoire ce lieu ? Pourquoi l’évoquer soudain, cependant ?
Elle baissa les yeux, le visage assombri, sans répondre. Après un court silence, elle releva la tête et demanda d’une voix hésitante :
— Tu es sûr qu’il n’y avait personne d’autre ?
— Hein ?
— Il devait y avoir une autre personne. Il y avait le vieux propriétaire, Ofuu-san, Naotsugu-san… et une jeune femme.
Le premier visage qui lui vint à l’esprit en pensant à une jeune femme du Kihee fut, comme on pouvait s’y attendre, celui d’Ofuu. Sa prestance, son maintien impeccable et son sourire gracieux avaient laissé en lui une impression durable. Mais il y avait une autre jeune femme qui venait parfois au Kihee. Il se remémora son sourire espiègle et plissa les yeux avec une pointe de nostalgie.
— Ah, oui. Elle.
Il s’était abstenu de la mentionner plus tôt, car Nomari ne l’avait jamais rencontrée, mais le Kihee comptait d’autres habitués que Naotsugu. Si les choses avaient pris une tournure légèrement différente, lui et cette jeune femme auraient pu devenir frère et sœur. Mais le destin en avait décidé autrement. Jinya lui avait arraché quelqu’un de cher.
Avant même de s’en rendre compte, il serrait les dents. Sa mémoire d’elle portait autant de nostalgie que de douleur. Pourtant, il ne pouvait pas se montrer pitoyable devant sa fille.
— Je suis surpris que tu saches quelque chose à son sujet. Il me semble pourtant que tu ne l’as jamais rencontrée, dit-il d’un ton calme.
Son trouble s’effaça vite, et sa voix demeura posée. L’âge avait ses avantages : il savait mieux maîtriser ses émotions.
— Oh, euh… c’est Akitsu-san ! Oui, c’est Akitsu-san qui m’en a parlé !
— Vraiment ? Mais qu’est-ce que cet imbécile a encore inventé… ? soupira Jinya avec lassitude.
Nomari baissa aussitôt les épaules, soulagée à l’excès. Elle avait manifestement menti sur les propos de Somegorou, mais Jinya décida de ne pas insister. Il ignorait pourquoi elle posait ces questions, mais son visage sérieux prouvait qu’elle ne le faisait pas par simple curiosité. Dans ces conditions, mieux valait ne pas la bombarder d’interrogations.
Cela dit, la chose lui resta en tête. Si Somegorou ne lui avait rien raconté, alors qui aurait pu ? Peu de gens connaissaient ces souvenirs-là. Le propriétaire du restaurant et Naotsugu étaient morts, et Ofuu n’était sûrement pas en cause. Qui cela pouvait-il être, et dans quel but ? Une seule certitude lui vint : si quelqu’un s’approchait de Nomari pour de mauvaises raisons, il saurait s’en occuper.
— Nomari, fais attention, d’accord ?
— Hein ? O…oui ?
La conversation s’acheva là. Il n’avait pas pu s’empêcher de la prévenir.
Il porta son bol de miso à ses lèvres, le visage un peu plus fermé qu’à l’accoutumée.
***
Une journée tout à fait ordinaire s’écoula, puis la nuit tomba.
Allongée sur son lit, Nomari roula sur le côté et soupira. Elle avait encore menti. Elle mentait à son père comme si de rien n’était.
Depuis quand était-elle devenue ainsi ? Incapable d’exprimer ses vrais sentiments, mais capable de mentir sans la moindre hésitation. Elle savait qu’elle n’était pas comme ça enfant. Pourquoi ne parvenait-elle plus à lui parler sincèrement ?
— …Allez, dormons.
Étrangement somnolente, elle se glissa sous les couvertures. Ses paupières se fermèrent, et le sommeil l’enveloppa peu à peu. Elle sombra dans un profond, très profond sommeil.
Elle fit un rêve.
Elle mangeait des soba avec son père tandis que la neige tombait doucement dehors. Le propriétaire du restaurant et Ofuu étaient là, tout comme Naotsugu, et une femme qu’elle ne connaissait pas.
— Alors, comment vont les choses, dernièrement ?
Cette fois, il y avait un visage de plus, celui d’un homme inconnu. Il afficha un sourire enjoué lorsque le propriétaire du restaurant engagea la conversation.
— Bof, on fait aller, répondit-il gaiement. — Je ne m’attendais pas à être aussi débordé en devenant gérant !
— Comment ça ? Évidemment que tu aurais plus de responsabilités avec cette promotion. Tu fais semblant d’être surpris, maintenant ?
— Allons, je ne faisais que discuter, mademoiselle ****.
L’homme prononça le nom de la jeune femme, mais il fut, une fois encore, englouti par un brouhaha.
Qui étaient ces deux-là ? Nomari était presque certaine de ne les avoir jamais rencontrés.
Ils ne donnaient pas l’impression d’être de simples souvenirs effacés. Tout le reste, dans le restaurant de soba, était identique à autrefois, ce qui rendait leur présence d’autant plus étrange.
— Qu’y a-t-il, **** ? demanda son père.
Pour une raison obscure, le nom de Nomari fut lui aussi étouffé par un bruit indistinct.
Ce n’était qu’un rêve, pourtant, alors elle décida de ne pas s’en préoccuper… ou du moins essaya. Ses pensées demeuraient claires, et il lui était difficile de ne pas y réfléchir.
— ****-chan.
Alors qu’elle s’enfonçait dans ses réflexions, la jeune femme l’interpela, coupant le fil de ses pensées. Elle paraissait à peu près du même âge que Nomari, peut-être un peu plus âgée. Son ton et son attitude trahissaient un certain aplomb, mais sa posture restait droite et élégante. L’homme l’avait appelée « Mademoiselle », ce qui laissait penser qu’elle venait d’une famille aisée.
— O…oui ? répondit Nomari, un peu prise de court.
Voyant son trouble, son père déclara d’un ton neutre :
— Cette femme peut sembler un peu intimidante, mais tu n’as pas à t’en faire.
— Eh bien, quelle impolitesse, protesta la jeune femme.
Malgré sa remarque, elle semblait s’amuser.
Nomari continua de rêver, enveloppée par l’atmosphère chaleureuse et familière du lieu. L’ambiance était douce, presque conviviale. C’était la suite du rêve de la veille. Jamais encore un rêve ne s’était prolongé ainsi, mais celui-ci lui plaisait. L’intérieur du restaurant baignait dans une chaleur agréable malgré la neige dehors. Pour une raison qu’elle ne comprenait pas, elle souhaitait que la scène dure encore un peu.
— Merci pour le repas, dit son père en terminant le premier.
Il sortit quelques pièces et les posa sur la table, puis se leva et ajusta la garde de son sabre à la hanche.
Ofuu, qui l’observait, demanda doucement :
— …Tu repars pour la même chose que d’habitude ?
Hier comme aujourd’hui, sa vie suivait la même voie.
— Oui.
— Tu ne changeras donc jamais, Jinya-kun ?
— Désolé. C’est dans ma nature.
— Bon sang…, souffla Ofuu avec un soupir las, mais tendre.
Ils se tenaient si près qu’un simple geste aurait suffi pour se toucher. Le visage de Jinya demeurait impassible, mais il paraissait un peu plus doux qu’à l’ordinaire.
— Ne te surmène pas.
— Je ferai attention.
— Reviens sain et sauf.
— Je le ferai. Tu ne devrais pas tant t’inquiéter.
Nomari sentit son cœur se serrer. Elle s’en était doutée auparavant, mais voir la scène se dérouler sous ses yeux rendait les choses incontestables : tous deux partageaient un lien particulier, qu’aucun tiers ne pouvait briser.
Ils se parlaient, mais au-delà des mots, quelque chose d’indicible passait entre eux, une compréhension silencieuse. Les voir ainsi, réunis dans ce moment à eux seuls, lui inspira une peine lancinante.
La jeune femme inconnue semblait, elle aussi, affectée. Elle laissa échapper un léger soupir en regardant Jinya et Ofuu converser.
— Vous n’allez rien lui dire ? demanda Nomari sans même s’en rendre compte.
Le profil de la femme lui avait paru bien triste, comme celui d’un enfant abandonné. Elle devait, elle aussi, porter le poids de sombres pensées.
— Je n’en ai pas le droit. Pas après lui avoir fait du mal, répondit-elle en baissant les yeux, un sourire aux lèvres.
Nomari ignorait son nom, mais elle sentit une étrange proximité avec elle, comme si elles partageaient une même douleur. Toutes deux hésitaient de la même façon, prisonnières d’une tristesse semblable.
— Je lui ai dit quelque chose d’horrible, poursuivit la jeune femme.
— Alors, vous devriez lui présenter vos excuses.
— …J’aurais aimé pouvoir le faire.
Nomari l’avait d’abord trouvée audacieuse, mais elle se révélait étonnamment douce. Son sourire, empreint de résignation, avait une tendresse amère.
— Je voulais vraiment m’excuser, mais je n’ai pas eu le courage d’aller le voir. J’avais trop peur de lui faire face… alors que c’est moi qui l’avais blessé.
— Oh…
— Oui. Nous étions plutôt proches, autrefois. Je suis sûre qu’il m’aurait pardonnée si je lui avais dit pardon.
Mais elle n’avait pas su exprimer ses véritables sentiments. Sa lenteur dans le ton, sa douceur ainsi que son regard lointain et mélancolique, tout en témoignait.
Le cœur de Nomari se serra davantage. Elle voyait sa propre situation reflétée dans celle de la femme.
— Mais j’avais la certitude que rien ne redeviendrait comme avant. Je savais qu’il ne me verrait plus jamais de la même manière, et cette idée m’a pétrifiée. Alors je ne suis jamais allée lui parler. Quelle lâcheté, n’est-ce pas ?
Aucune d’elles n’avait trouvé le courage de s’excuser. Tant de mots leur brûlaient les lèvres, mais elles ne purent jamais les prononcer. Oui, elles étaient pitoyables.
Pourquoi n’avait-elle pas pu rester cette petite fille d’autrefois, chérie et protégée par l’amour de son père ?
— Prends soin de toi, Jinya-kun, dit Ofuu.
— Je le ferai.
Leur échange tendre lui serra le cœur. Dehors, la neige recouvrait le paysage d’un blanc paisible, mais l’intérieur du restaurant demeurait chaud et rassurant.
Pourtant, Nomari le sentit : c’était un rêve empli de tristesse.