SotDH T6 - CHAPITRE 2 PARTIE 2
Un Conte de la Déesse-Mère et des Manjû (2)
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Traduction : Calumi
Correction : Raitei
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Il y avait eu deux tournants dans la vie de Heikichi. Le premier avait été sa rencontre avec Akitsu Somegorou, le second, celle avec Nomari. Si sa mémoire ne le trompait pas, c’était elle qui avait pris l’initiative de venir lui parler. Il ne se souvenait plus très bien de sa réponse, mais il se rappelait vaguement que son maître avait complimenté la jeune fille pour sa politesse. Sa propre réaction, en revanche, devait avoir été bien moins digne d’éloges.
— Enchantée de faire ta connaissance, euh…
— …C’est Heikichi. Utsugi Heikichi.
— Enchantée de te connaître, Heikichi-san.
Il se souvenait avoir d’abord trouvé la fillette mignonne, avant d’éprouver une certaine irritation. Elle était élevée par un démon. Impossible qu’elle soit normale.
— Jinya, je vais te prendre un kitsune soba.
— Moi aussi.
Somegorou venait souvent manger ici parce qu’il aimait le kitsune soba. Heikichi l’accompagnait la plupart du temps, si bien qu’il voyait naturellement Nomari de plus en plus souvent.
— Bonjour, Akitsu-san, Heikichi-san.
— Oh, salut, Nomari-chan.
— …Bonjour.
À l’époque, elle allait encore à l’école primaire, aussi ne venait-elle au restaurant que ses jours de repos et ne participait-elle guère encore au service.
Malgré cela, Heikichi se souvenait parfaitement de la façon dont elle appelait tendrement son père à chaque occasion. Elle était alors une véritable fille à papa.
Les soba n’étaient pas mauvais, mais savoir qu’ils étaient préparés par un démon le dérangeait profondément. Son regard errait pendant qu’il mangeait, et il n’avait souvent rien d’autre à fixer qu’elle. Il haïssait les démons, et naturellement, elle ne lui inspirait guère de sympathie au début.
Les démons tuaient les humains, et pourtant celui qui tenait le restaurant chérissait sa fille autant qu’elle le chérissait en retour. Cette constatation avait bouleversé le monde tel que Heikichi le connaissait. Leur relation était l’exact opposé de ce qu’il pensait être la nature des rapports entre humains et démons, si bien qu’il s’était mis, sans même s’en rendre compte, à lui prêter davantage d’attention.
Sa haine des démons demeurait intacte, mais il savait désormais combien celui du restaurant aimait sa fille et combien la fille aimait son père. Et à force de la regarder, il avait compris à quel point elle pouvait être douce et pure.
— Qu’y a-t-il, Heikichi-san ?
Elle montrait même de la gentillesse à un garnement insolent comme lui. Avant qu’il s’en aperçoive, elle avait fait fondre les murs de son cœur. Ces souvenirs expliquaient qu’il suive aujourd’hui Jinya.
— Oh, mais si ce n’est pas Kadono-san ! Qui est votre ami ? lança une femme joyeuse lorsqu’ils passèrent sous le noren du Mihashiya.
C’était Saku, l’épouse de Toyoshige. Son caractère bien trempé faisait d’elle le parfait contraire de son mari débonnaire. Elle accueillait toujours les clients avec entrain. Malgré leurs différences, ils s’entendaient à merveille. Elle tenait Toyoshige fermement en main, certes, mais tous deux étaient follement épris l’un de l’autre.
— Bonsoir, Saku-san, dit Jinya. — Voici… un de mes habitués, disons.
— Oh, comme vous êtes chanceux. J’aimerais que nous ayons autant de clients réguliers que vous, plaisanta-t-elle avec un sourire éclatant.
— Je suis sûr que cela viendra.
Heikichi les observait, déconcerté de voir un démon s’entendre aussi bien avec sa voisine, comme si c’était la chose la plus naturelle du monde.
Quand Heikichi avait dit vouloir accompagner Jinya pour enquêter sur le fantôme, ce dernier avait montré un peu d’hésitation, mais ne l’avait pas repoussé, ce qui, en soi, était déjà étrange. Au vu de la façon dont Heikichi l’avait traité autrefois, Jinya aurait eu toutes les raisons de refuser.
— Pourriez-vous m’emballer quatre… non, plutôt cinq manjû ? demanda Jinya.
— Bien sûr ! Cela fera deux sen.
— Il ne manque pas cinq rin ?
— Je vous en offre un. En échange, amenez donc à nouveau Nomari-chan un de ces jours.
— Je vois. Merci.
— Prenez soin d’elle, hein ? Des filles aussi gentilles qu’elle, il n’y en a pas beaucoup.
— En effet. Je le ferai.
Saku semblait avoir beaucoup d’affection pour le père et la fille. Et à la façon dont Jinya prenait ses taquineries avec calme, il paraissait apprécier ses voisins en retour.
— Hé, psst. Pourquoi vous achetez des manjû ? chuchota Heikichi.
Ils partaient enquêter, et pourtant Jinya achetait de la nourriture. Il n’avait même pas ses sabres sur lui. Intrigué, il ajouta :
— Et vos sabres, d’ailleurs ?
— Je doute d’en avoir besoin cette fois. Les manjû devraient suffire.
Comment ça ? se demanda Heikichi. Mais avant qu’il puisse poser d’autres questions, Toyoshige apparut depuis l’arrière-boutique. Le soleil se couchait, il était presque l’heure de fermer.
— Oh, Kadono-san, tu es venu.
— Comme convenu.
— Ha ha, parfait. Je vais fermer pour aujourd’hui, attends un peu.
Le fantôme qu’ils devaient examiner n’entrait jamais dans le Mihashiya. Il appelait Toyoshige lorsqu’il fermait. Ce soir encore, les choses se passeraient sans doute de la même manière.
Comme convenu, Jinya et Heikichi attendirent dehors, sur la rue, surveillant les environs avec attention. À l’intérieur, les voix du mari et de la femme montèrent : on aurait dit que Toyoshige n’avait pas parlé à Saku de l’enquête qu’il avait confiée à Jinya. Peut-être craignait-il qu’elle ne lui reproche de gaspiller de l’argent.
Une fois la dispute apaisée, Toyoshige reprit la fermeture et commença à décrocher le noren de l’entrée. C’est alors que cela arriva. Jinya et Heikichi étaient pourtant certains de n’avoir rien manqué, mais un garçon apparut soudain, sorti de nulle part, et tira doucement sur les vêtements de Toyoshige.
— …Un fantôme, murmura Heikichi.
Jinya l’ignora et observa la scène avec une attention soutenue. Il n’y avait aucune hostilité dans son regard.
— Vendez-moi des manjû, dit le garçon.
Il tendit l’argent et reçut les pâtisseries. Rien ne semblait anormal, sinon peut-être qu’il arrive à l’heure de la fermeture.
En le voyant s’éloigner, Heikichi écarquilla les yeux. Le garçon, tenant son paquet de manjû, s’était mis à trottiner dans la rue… puis avait disparu en un clin d’œil. Heikichi ne l’avait pas lâché du regard, et pourtant il n’y avait plus rien. Volatilisé, comme une volute de fumée.
— Allons-y, alors ? demanda Jinya.
Il avait vu la même chose, mais n’avait pas l’air le moins du monde surpris. Heikichi, lui, n’avait aucune idée de la façon dont ils allaient suivre un fantôme qui s’évaporait, mais Jinya s’était déjà mis en marche, sans la moindre hésitation. Il avançait tranquillement, comme s’il sortait simplement se promener.
— Quoi ? Allons-y ? Pour aller où ?
— Où le fantôme est allé, bien sûr. Somegorou m’a indiqué tout à l’heure où il pourrait se rendre, répondit Jinya d’un ton posé.
Heikichi resta bouche bée, comprenant enfin pourquoi Jinya avait accepté qu’il l’accompagne.
— Somegorou s’y connaît vraiment mieux que quiconque pour ce genre d’affaires, dit Jinya.
— Attendez… Ne me dites pas qu’il n’y a plus rien à faire ?
— S’il restait quoi que ce soit, je ne t’aurais pas laissé venir. Tout ce qu’il faut pour régler l’affaire est là.
Jinya désigna les manjû emballés qu’il tenait dans les mains. Le fait qu’il n’ait pas pris de sabre signifiait qu’il n’y avait aucun danger.
Tout ce qui devait être vérifié l’avait déjà été, et tout ce qu’il fallait pour résoudre l’incident avait déjà été préparé. Autrement dit, si Heikichi avait eu la permission de l’accompagner, c’était uniquement parce qu’il ne risquait absolument rien.
— …Vous auriez pu le dire plus tôt.
— Désolé, je suppose.
Jinya ne sembla pas prêter attention à la plainte ni au ton de Heikichi, ce qui n’eut pour effet que d’accentuer la crispation de ce dernier. Il avait l’impression que Jinya sous-entendait qu’il n’avait pas raison de se plaindre.
— Je n’arriverai jamais à vous aimer, marmonna Heikichi.
— Je le sais. Alors, qu’est-ce que tu voulais me dire ?
— Hein ?
— Il y a bien quelque chose, non ? Je doute que tu accompagnes un démon juste pour le plaisir.
Il n’avait pas tort. Heikichi devait bien avoir une autre raison d’être là. Pourtant, il n’en avait pas de précise. C’était une impulsion, et il se retrouvait incapable de répondre. Il aurait voulu parler à Jinya de sa fille, de quelque chose qui pourrait apaiser les inquiétudes de Nomari.
Il voulait comprendre pourquoi un démon comme lui chassait ses semblables. Il voulait saisir ce qu’était réellement Jinya, et pourquoi il différait tant de l’image qu’il se faisait d’un démon. Tout cela était vrai, mais rien ne lui paraissait suffisant pour l’expliquer.
— Je… je ne sais pas. Je ne sais pas pourquoi je vous ai suivi.
— Vraiment ?
Heikichi s’attendait à ce que Jinya le pousse à répondre, mais celui-ci se contenta de continuer d’avancer, indifférent.
— …Ça vous suffit comme réponse ?
— Bien sûr. Peu de gens savent donner des raisons logiques à tout ce qu’ils font, répondit Jinya avec un faible sourire, comme s’il parlait de lui-même.
La confusion de Heikichi n’en fut que plus grande. Ce n’était pas le visage qu’il imaginait chez un démon cruel et meurtrier.
Jinya était décidément un démon bien étrange.
Stupéfait, Heikichi le regarda marcher devant lui… et sentit naître en lui un mince sentiment de gratitude.
***
La porte d’Awataguchi formait l’entrée orientale de Kyôto. C’était de loin la plus importante des sept portes de la ville, car elle menait aux grandes routes du Tôkaidô et du Nakasendô qui rejoignaient les provinces de l’Est. Sanjô-dôri, animée et bruyante, s’étendait jusqu’à cette porte, mais Jinya et Heikichi suivaient un chemin légèrement en retrait de l’agitation. Contrairement à la rue clinquante de Sanjô, l’étroite allée qu’ils empruntaient baignait dans le calme, et plus ils s’y enfonçaient, plus la nuit devenait silencieuse.
Non loin de la porte d’Awataguchi, les deux hommes aperçurent une petite silhouette dans la ruelle. C’était un enfant, dont l’aura étrangement vide ne laissait aucun doute : le fantôme qu’ils recherchaient.
— C’est lui ! s’écria Heikichi.
Mais le fantôme disparut aussitôt. Sans se presser, Jinya se mit à marcher dans la direction où il s’était trouvé. Heikichi se demanda si le spectre s’était volatilisé parce qu’il avait parlé, et se promit de garder la bouche fermée la prochaine fois.
Arrivé à l’endroit où l’apparition s’était tenue, Jinya s’arrêta devant un bâtiment et le contempla. C’était un petit sanctuaire vermillon, délabré, coincé entre deux habitations. En son centre reposait une pierre longue et fine, érigée comme un autel.
— Qu’est-ce que c’est que ça ? demanda Heikichi.
— Un sanctuaire dédié à Sai-no-kami. Il est tombé à l’abandon faute d’entretien, mais personne n’ose le détruire, alors il reste là, répondit Jinya.
Sai-no-kami était une divinité des chemins. Elle empêchait les choses maléfiques de pénétrer dans les villages et les foyers, comme le suggérait l’un des sens de son nom : Sai, « bloquer » ou « faire obstacle ». On érigeait souvent son sanctuaire à l’entrée des villages. Celui-ci veillait jadis sur la porte d’Awataguchi, mais le problème était que le grand sanctuaire d’Awata abritait déjà ses propres divinités, chargées de repousser le mal et la maladie.
Ainsi, Sai-no-kami et son modeste go-shintai, cette pierre sacrée, furent reléguées dans ce coin de la ville, promises à l’oubli.
— Sai-no-kami est une déesse des chemins, mais Sai peut aussi signifier « accomplir son devoir », expliqua Jinya. — Elle était donc aussi vénérée comme déesse du mariage, de la grossesse et de l’accouchement. Je parierais que ce sanctuaire servait surtout à prier pour avoir un enfant.
— Ah… d’accord ? fit Heikichi, qui ne voyait pas bien l’importance de ces nuances.
Mais Jinya, bien plus âgé, la comprenait. Son regard s’adoucit soudain.
— Mais avec le temps, le sanctuaire fut complètement oublié des hommes. C’est pour cela que l’enfant de Sai-no-kami fait ce qu’il peut pour veiller sur elle à sa place. Voilà tout ce qu’est cette affaire.
— Attendez… par « enfant », vous voulez dire ce fantôme ?
— Ce n’est pas un fantôme, répondit Jinya. — C’est une sorte d’esprit né des pensées. Rien d’aussi effrayant que les démons, ajouta-t-il avec un léger sourire ironique. — Certaines personnes désiraient un enfant sans parvenir à en concevoir, alors elles priaient les dieux et formulaient ce vœu. Au fil des années, tous ces petits souhaits se sont rassemblés pour donner naissance à l’enfant de Sai-no-kami.
C’était pour cette raison qu’il n’avait pas eu besoin d’apporter un sabre. Ce qu’ils étaient venus examiner ne représentait aucun danger. Il ne s’agissait que de la matérialisation des vœux de nombreuses mères désirant un enfant. L’entité n’avait pas la force de faire du mal, sans doute ne pouvait-elle même pas concevoir une telle idée. Tout ce qu’elle pouvait faire, tout ce qu’elle désirait faire, c’était montrer son amour à sa mère.
— Alors, les manjû, c’était pour quoi ?
— Pour les manger avec sa mère, bien sûr. Qu’on soit humain ou esprit, tout le monde éprouve de la gratitude envers la personne qui l’a mis au monde.
En y regardant de plus près, ils virent des manjû déjà offerts au sanctuaire. C’étaient les mêmes que ceux qu’ils avaient achetés au Mihashiya.
Le petit esprit devait en acheter chaque soir pour les déposer en offrande à Sai-no-kami.
— D’après ce que je vois, la puissance de cet esprit est faible. Il finira par disparaître de lui-même, dit Jinya.
— …Vous croyez ?
— Oui. Après tout, ce n’est qu’un enfant qui achète des manjû pour sa mère. Il n’y a aucun mal à le laisser tranquille.
Jinya prit le paquet qu’il tenait et le déposa devant le sanctuaire : trois manjû pour la mère, deux pour l’enfant.
Heikichi sentit un regard posé sur eux et leva les yeux. Le fantôme, non, l’enfant de Sai-no-kami, les observait depuis l’ombre. Il s’inclina avec reconnaissance devant Jinya, puis esquissa un sourire.
Ce fut la première et la dernière fois qu’il le fit : un instant plus tard, il s’était évanoui comme une volute de fumée.
— L’affaire est réglée. Rentrons, dit Jinya en se retournant.
— Oh. D’accord, répondit Heikichi en se dépêchant de le suivre.
Il crut apercevoir un léger sourire sur le visage du démon, mais celui-ci reprit aussitôt son expression habituelle. Pourtant, en regardant son dos, Heikichi trouva qu’il dégageait quelque chose de plus doux, presque paternel.
Ils marchèrent un moment en silence. Dans la ruelle muette, sans le moindre bruit de pas ni voix humaine, le silence semblait d’autant plus lourd.
— Vous savez…, commença Heikichi.
Ce n’était pas le silence qui l’avait poussé à parler. Les mots lui étaient simplement venus, et avant qu’il s’en rende compte, ils franchissaient déjà ses lèvres.
— …Je m’étais imaginé que vous seriez plus violent… parce que vous tuez des démons et tout ça…
Et pourtant, Jinya s’était contenté d’offrir des manjû à un sanctuaire avant de s’en aller.
Même si la cible n’avait été qu’un enfant voulant exprimer son amour à sa mère, Heikichi n’aurait jamais cru qu’un démon comme lui l’épargnerait.
— Je pensais que ça finirait forcément par vous le voir tuer.
— Bien souvent, c’est le cas. Je tue ceux que je dois tuer. Mais, en vérité, je préférerais ne tuer personne. Je ne suis pas assez fort pour supporter un tel fardeau sans raison.
Les vies que Jinya avait prises pesaient manifestement sur sa conscience. Pour Heikichi, les démons étaient des êtres impitoyables, comme celui qui avait pris la tête de ses parents. Alors pourquoi celui-ci était-il si différent ?
— Et pour être honnête, je n’aime simplement pas tuer les enfants. Autrefois, j’étais plus froid, mais… j’ai changé. Je me demande pourquoi, dit Jinya, l’air pensif, avant de sourire doucement.
Heikichi ignorait tout du passé de Jinya, mais il savait ce qui l’avait transformé. Il n’était pas assez grossier pour le dire à voix haute, alors ils poursuivirent leur marche en silence.
Cette fois, le silence n’avait plus rien d’oppressant, et Heikichi soupçonna qu’il n’était pas le seul à le ressentir ainsi.
Penser que même les démons avaient une famille qu’ils aimaient…
Ainsi se termina l’affaire du fantôme, sans rien d’important à signaler. S’il devait en retenir quelque chose, c’était qu’un jeune homme avait appris un peu plus sur la face cachée d’un certain démon.
— Je vois. Eh bien, merci beaucoup et désolé pour le dérangement, Kadono-san !
— Pas du tout. Tout cela n’était qu’une fausse alerte, inutile de me payer quoi que ce soit. Le garçon repassera peut-être de temps en temps, cela dit.
— D’accord. S’il revient, je ferai comme d’habitude.
La saison des cerisiers en fleurs était passée, et le Mihashiya souffrait à nouveau du manque de clients. Il avait toutefois gagné un nouvel habitué.
Il ne venait plus chaque jour, mais parfois, juste avant la fermeture, un garçon passait acheter des manjû pour lui et pour sa mère.
Le sanctuaire de Sai-no-kami devint un lieu de visite prisé des jeunes femmes, après qu’une rumeur eut circulé selon laquelle offrir des manjû au sanctuaire portait bonheur à celles qui désiraient des enfants. Étrangement, on y voyait aussi parfois un homme d’environ six shaku de haut et un jeune en fin d’adolescence.
Et ainsi, l’incident du fantôme du Mihashiya prit fin, sans qu’il reste grand-chose à en raconter.
— Un tempura soba, prêt.
Pour Heikichi, rien n’avait changé. Il continuait de venir au restaurant pour voir Nomari, et il continuait de haïr les démons. La rancune née de la mort de ses parents demeurait, tout comme son goût immuable pour le tempura soba.
— Merci d’avoir pris soin de Heikichi à ma place, Jinya. J’espère qu’il ne t’a pas trop ennuyé.
— Il s’est bien tenu. Tu m’as souvent rendu service, de toute façon. Je ne fais que rendre la pareille.
— Je doute d’en avoir fait assez pour mériter ça, mais soit, je prends.
— Fais donc. Mais je ne suis pas certain que tu n’aies pas eu ta part de responsabilité dans cette histoire…
— Oh ? Qu’est-ce que tu veux dire par là ?
Somegorou discutait avec Jinya tout en mangeant son habituel kitsune soba.
Ils étaient suffisamment proches pour se comprendre sans avoir besoin de tout dire, ce qui faisait que Heikichi ne saisissait pas la moitié de leur conversation. Peut-être qu’un jour, avec plus d’expérience, il comprendrait.
— Un kake soba, prêt. Nomari, s’il te plaît.
— Oui, j’y vais.
Les choses restaient un peu tendues entre Jinya et Nomari. Ils étaient ainsi depuis si longtemps que cela en devenait presque normal.
Pourtant, cela dérangeait Heikichi, peut-être parce qu’il appréciait Nomari, ou peut-être parce qu’il avait vu à quel point Jinya pouvait se montrer paternel.
— Voici un peu plus de thé, Heikichi-san.
— M…merci. Désolé de te déranger à chaque fois.
— Allons, ne sois pas si coincé.
Elle laissa échapper un léger rire, et il se troubla aussitôt. Il se troublait toujours quand elle souriait ainsi. Cela aussi faisait partie des habitudes.
— Au fait, dit-il, — j’ai accompagné ton père sur son travail, la nuit dernière.
— Quoi ? fit-elle, les yeux écarquillés.
C’était sans doute une surprise de l’imaginer faire une telle chose, vu la façon dont il se comportait d’ordinaire devant elle.
— A…alors ? Comment ça s’est passé ?
— Eh bien… Rien d’important ne s’est vraiment produit, je suppose.
— Je vois…
— En fait, si. Il y a quand même une chose que je peux dire.
Malgré tout, Utsugi Heikichi n’avait pas vraiment changé. Il restait nerveux devant la fille qui lui plaisait et gardait la même mauvaise attitude envers ceux qu’il détestait. Les humains ne changeaient pas du jour au lendemain, pas après une seule expérience.
Mais tout de même…
— J’ai bien senti à quel point cet idiot adore sa fille.
Et la vision de ces manjû offerts à une mère l’avait peut-être attendri, ne serait-ce qu’un peu.