SotDH T6 - CHAPITRE 1 PARTIE 6

Contes Nocturnes de Sabres Démoniaques : Mikage : L’Esprit (6)

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Traduction : Calumi
Correction : Raitei
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— Tiens, Jinya.

Après s’être un peu reposés, Somegorou et Jinya se retrouvèrent à l’aube au Au Soba du Démon. Le restaurant n’était pas encore ouvert. Encore épuisé, Jinya se demanda s’il ne ferait pas mieux de le laisser fermer pour la journée.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Ta part. J’y ai pas pensé plus tôt, mais j’ai reçu pas mal de demandes pour faire quelque chose à propos de cette parade nocturne. J’ai fait une jolie récolte, alors j’me suis dit qu’on partagerait équitablement.

Somegorou avait apparemment passé sa courte nuit à collecter l’argent.

Jinya accepta le sac de pièces et alla le ranger à l’arrière du restaurant, puis revint s’asseoir en face de lui. Ils n’étaient que deux. La femme mince à la tenue étrange n’était pas revenue. Jinya posa un regard distrait sur Yatonomori Kaneomi, posée sur le côté.

— Cette Magatsume prépare quelque chose. Mais qu’est-ce qu’elle entend par « fabriquer un cœur » ? murmura Somegorou en buvant son thé.

Suzune s’était amusée à manipuler des cadavres pour créer quelque chose, mais même Jinya ignorait ce que ce quelque chose pouvait être.

Rien qu’y penser fit remonter en lui une haine sourde, poisseuse. Il haïssait ce sentiment. Il lui rappelait qu’il n’avait pas changé, même après toutes ces décennies.

— Dis, c’est un peu tard pour demander, mais Magatsume, c’est pas la démone blonde derrière Souvenir de Neige ? demanda Somegorou.

— Si. Elle est censée devenir un Dieu-Démon et apparaître à Kadono dans plus d’un siècle, apportant la ruine au monde des hommes.

— Ah, tiens donc. Kadono, c’est ta ville natale, non ? fit Somegorou, mi-souriant, mi-exaspéré.

D’après son échange avec Himawari, il savait que Magatsume était la sœur de Jinya. Peut-être trouvait-il étrange qu’il n’en parle jamais.

— Bon, j’vais pas te demander les détails, mais sache que je serai là pour t’aider quand le moment viendra.

Jinya fut touché par ces mots. Mais les humains ne vivaient pas aussi longtemps que les démons. Quand ce moment arriverait, Somegorou serait depuis longtemps…

Il chassa cette pensée et se contenta de dire :

— Merci.

Il savait que l’homme ne pourrait tenir cette promesse, mais ne voulait pas repousser sa gentillesse.

L’atmosphère s’alourdit légèrement. Ils n’avaient plus rien à se dire, et le seul son qui subsistait fut celui du thé qu’on sirote. Le temps s’étira lentement.

Le long silence fut rompu par une voix moqueuse.

— Je ne m’attendais pas à découvrir un Kadono-sama aussi sentimental.

C’était la voix familière d’une certaine femme, bien qu’ils étaient les seuls dans le restaurant.

D’un air contrarié, Jinya lança un regard noir à Yatonomori Kaneomi.

— Tais-toi.

Amusé par l’expression bougonne de Jinya, Somegorou se pencha en avant.

— Oh ? Il s’est passé quelque chose d’amusant ?

— Je ne sais pas si on peut appeler ça amusant, mais Kadono-sama m’a promis de me préparer autant de soba que je voulais.

Il faut préciser qu’une telle promesse, faire à manger à quelqu’un pour le reste de sa vie, pouvait parfois passer pour une déclaration d’amour, le plus souvent de la part d’une femme à un homme.

— Oh, oh, oh… Alors, qui est tombé amoureux le premier ? fit Somegorou, faussement surpris, en regardant Jinya.

Son large sourire trahissait la moquerie. Il agaçait Jinya, mais pas autant que la voix de la femme. Somegorou, lui, ne semblait pas du tout étonné de l’entendre.

— Ah, c’est donc ainsi qu’il fallait comprendre ses mots ? reprit le sabre posé sur la table, Yatonomori Kaneomi, d’une voix inexplicable.

— J’ai dit, tais-toi, grommela Jinya.

Son humeur maussade venait moins de la colère que de la gêne. Après son combat contre Jishibari, il avait prononcé bien des paroles imprudentes devant Kaneomi. Il les pensait sincèrement, mais les entendre répétées ainsi le mettait mal à l’aise.

Somegorou éclata d’un rire ininterrompu devant l’embarras de Jinya.

— Somegorou, tu le savais depuis le début, pas vrai ? dit Jinya.

— Hein ? Évidemment que je savais. J’te l’avais dit, non, que Kaneomi était un sabre ?

Somegorou avait effectivement laissé entendre quelque chose de ce genre, mais Jinya n’avait jamais imaginé qu’il le disait au sens propre.

Yatonomori Kaneomi reprit la parole, bien qu’elle n’eût pas de bouche, faisant vibrer l’air pour se faire entendre.

— Je crois pourtant vous avoir dit moi-même que j’étais la lame.

Elle l’avait répété plusieurs fois : « Cette lame, c’est moi » ou encore « cette épée est mon âme ». Jinya avait cru qu’elle parlait par métaphore.

— Oui, oui, j’ai compris, répondit-il.

Ce ne fut qu’après coup qu’il saisit ce qu’était réellement Kaneomi.

Kaneomi, autrement dit, l’épée démoniaque Yatonomori Kaneomi, était l’arme de Kazusa. Non pas au sens figuré, mais bien au sens littéral.  Kaneomi était la lame maniée par celle qui portait le titre de Nagumo au sabre Démoniaque, transmise à Kazusa par son père.

Quand Kaneomi disait avoir enseigné le sabre à Kazusa, elle voulait dire qu’elle lui avait appris la façon correcte de se servir d’elle. Son titre de maître n’était pas au sens de maîtresse, mais de porteuse. La Kaneomi que Jinya avait connue jusqu’ici n’était que la conscience de Yatonomori Kaneomi.

Kaneomi avait servi Kazusa comme son épée, partageant de longues années à ses côtés jusqu’à leur rencontre avec Jishibari, qui déroba l’âme de Kazusa. Là encore, ce n’était pas une image. Jishibari avait sans doute usé de son pouvoir démoniaque pour lier l’âme de Kazusa et la retenir en elle. Un corps privé d’âme ne pouvant se mouvoir seul, Kaneomi employa alors son pouvoir pour l’animer.

Esprit, la faculté de Kaneomi, était le pouvoir de contrôler un corps comme une marionnette. Même les os brisés, même les tendons tranchés, elle pouvait se mouvoir par la seule force de sa volonté. On pourrait même dire que Kaneomi était, à proprement parler, la capacité Esprit incarnée. L’esprit de la lame, d’où son nom, Esprit.

C’était ce qui expliquait pourquoi Jishibari et Kaneomi se ressemblaient tant, comme deux reflets l’un de l’autre. Jishibari avait dérobé l’âme de Kazusa, et Kaneomi faisait mouvoir son corps.

— Maintenant que j’y pense, tu avais déjà laissé entendre tout ça, la première fois qu’on s’est rencontrés, dit Jinya.

— Avec l’histoire des Deux Shizuka ?

— Oui.

— Alors laisse-moi te poser à nouveau la question. Pourquoi, d’après toi, la Cueilleuse de légumes pouvait-elle continuer sa danse ?

Dans le récit, la Cueilleuse de légumes était possédée par l’esprit de Shizuka Gozen. Au milieu de sa danse, Shizuka Gozen se manifesta, mais la Cueilleuse poursuivit ses mouvements. Comment pouvait-elle continuer à danser ? À présent, Jinya connaissait la réponse.

— Évidemment, quelqu’un d’autre la contrôlait.

Si un corps n’avait pas d’âme, il devait se mouvoir par d’autres moyens. À l’époque, il avait pris cette histoire pour une simple anecdote, mais il comprenait à présent que Kaneomi lui faisait allusion, de manière détournée.

— Exact, répondit-elle avec satisfaction.

Il l’imagina hochant fièrement la tête.

Il entrevoyait la raison pour laquelle Magatsume s’intéressait tant à Kaneomi. Si elle cherchait à créer un cœur, alors une épée dotée d’un cœur propre devait la fasciner.

— Faut dire, j’suis quand même surpris que ton corps n’ait pas pourri après ta mort, remarqua Somegorou.

— C’est sans doute grâce au pouvoir de Jishibari.

Se faire voler son âme n’était pas tout à fait la même chose que mourir. Kazusa se trouvait donc dans un état à demi morte, à demi vivante. Morte, elle ne vieillissait plus. Vivante, elle ne se décomposait pas. Mais après leur dernier combat, le corps de Kazusa était devenu, sans équivoque, un cadavre.

C’était sans doute pour cette raison que Kaneomi avait confié le sort de Jishibari à Jinya. À présent que le corps de Kazusa était détruit, récupérer son âme n’avait plus de sens. Ou peut-être Kaneomi n’avait-elle jamais cru que l’âme de Kazusa puisse être sauvée, mais s’était persuadée du contraire, parce que c’était la seule chose qui lui permettait d’avancer.

— Quelque chose ne va pas ?

— Non.

Il garda ses pensées pour lui. Seule Kaneomi connaissait la vérité, et il ne voulait pas rouvrir ses blessures.

— Bon, la parade nocturne est terminée, Kaneomi a eu sa vengeance, et Jinya s’est trouvé une épouse. J’suis content pour vous deux.

— Tais-toi. Sérieusement.

Jinya lança un regard noir à Somegorou, qui continuait à le taquiner. Loin de se démonter, Somegorou haussa les épaules avec un sourire. Quel vieux bougre, pensa-t-il.

— Allons, dis pas ça. Hein ?

Il plissa les yeux, intrigué par quelque chose au loin. Jinya suivit son regard et aperçut Nomari, debout au fond du restaurant.

— Nomari ? appela-t-il.

Elle le fixait d’un air sombre. Quelque chose n’allait pas. Il se leva et s’approcha d’elle, répétant son nom, mais elle ne répondit pas. Après un court silence, elle murmura d’une voix à peine audible :

— Tu m’avais dit que ça t’allait, que je ne veuille pas de mère…

Elle semblait avoir mal compris la situation, étant entrée au milieu de la conversation. Jinya tenta de s’expliquer, mais le regard tranchant qu’elle lui lança le réduisit au silence.

— Menteur.

Ses mots le transpercèrent comme une lame. Elle se retourna et partit vers l’arrière-salle. L’atmosphère légère s’était évanouie, remplacée par une tension lourde.

— Eh bien. On dirait que tous nos problèmes sont réglés… sauf le plus gros de Jinya, lança Somegorou en se grattant la joue.

Jinya resta immobile, hébété.

— Euh… pardon… ? fit Kaneomi d’un ton incertain, sans trop comprendre ce qui venait de se passer.

Jinya ne lui en voulut pas. Il lutta pour dissimuler le trouble qui l’agitait et tâcha d’afficher un visage calme.

— Ce n’est rien, dit-il.

Mais sa voix trahissait la tristesse qu’il tentait de contenir. Être détesté par sa propre fille était une douleur difficile à supporter.

— Les filles, c’est compliqué. Faut pas t’en faire pour ça.

— Est-ce vraiment le genre de chose qu’un célibataire devrait dire, Akitsu-sama ?

— Oh, tu l’as cherché. On va régler ça dehors.

Jinya ignora leurs échanges et poussa un soupir.

L’histoire d’une épée qui n’avait pu protéger ce qui lui était cher s’achevait pourtant sur une note heureuse. Kaneomi avait perdu son corps, mais elle était encore là, auprès d’eux.

C’était déjà une raison de se réjouir.

— Quelque chose ne va pas ?

— Non, je me sens juste un peu fatigué.

— Ce n’est pas bon signe. En tant qu’« épouse », je m’en fais pour vous.

Elle osait plaisanter à ce sujet, malgré les ennuis que cela avait causés. Mais comme elle semblait s’en amuser, il ne lui en fit pas reproche. Il se contenta de soupirer à nouveau.

Ainsi se termina l’histoire de Jishibari et de Kaneomi. Nagumo Kazusa avait été vengée, et Kaneomi s’était libérée d’un fardeau. Les desseins de Magatsume demeuraient obscurs, et les relations entre Jinya et Nomari restaient tendues. Jinya avait encore fort à faire. On pouvait toutefois dire que les choses s’étaient apaisées pour l’instant.

Après tous ces détours, un seul mot convenait pour clore ce récit.

— À une relation durable, cher « époux ».

En somme, Kaneomi était une épée.

 

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