SotDH T6 - CHAPITRE 1 PARTIE 5
Contes Nocturnes de Sabres Démoniaques : Mikage : L’Esprit (5)
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Traduction : Calumi
Correction : Raitei
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Jishibari, tout comme sa sœur aînée Himawari, était un démon né d’un fragment rejeté du cœur de Magatsume.
Tous les enfants de Magatsume étaient venus au monde avec leurs propres pouvoirs démoniaques. Cependant, ces dons n’étaient pas innés. Ils se formaient à partir des désirs inassouvis du cœur. Les enfants de Magatsume possédaient des pouvoirs parce qu’ils étaient nés des fragments de son cœur, fragments porteurs de désirs qu’elle n’avait pu combler. Ainsi, le pouvoir de Jishibari ne venait pas d’un vœu qui lui appartenait, mais d’un vœu issu de Magatsume elle-même.
Bien qu’elles avaient la même mère, les différences entre les enfants de Magatsume étaient notables. Himawari, par exemple, avait conservé l’apparence enfantine qu’elle possédait depuis sa naissance, tandis que Jishibari était née sans traits ni formes. Son sentiment d’identité était presque inexistant, si bien qu’elle interagissait avec le monde alentour par pur instinct. Magatsume lui ordonna de traquer les humains, puis la jeta dehors, la laissant errer sans but.
— Mes excuses. Je suis venue vous abattre.
Une jeune femme du nom de Nagumo Kazusa était venue tuer Jishibari. La plupart des démons avaient besoin d’un fort sentiment d’identité pour devenir des démons supérieurs. Sans cela, il leur était difficile de former un vœu assez puissant pour engendrer une capacité démoniaque. C’est pourquoi Kazusa avait baissé sa garde, pensant que Jishibari n’était qu’un démon inférieur, incapable même de concevoir un ego. Comme elle ne pensait qu’à l’abattre sans lui infliger de souffrance inutile, elle s’exposa à une faille fatale.
Sept chaînes surgirent de nulle part. Elles rampèrent, sifflèrent et se ruèrent en avant telles des vipères. L’attaque fut si soudaine que ni Kazusa ni Kaneomi n’eurent le temps de réagir.
Un bruit immonde retentit lorsque les chaînes transpercèrent la chair de Kazusa.
Elle n’eut pas même le temps de crier. Seul un souffle faible s’échappa de ses lèvres avant qu’elle ne s’effondre.
L’une des chaînes jaillit du cadavre de Kazusa et vint se planter dans le corps du démon. Peu à peu, celui-ci commença à se transformer.
— Jishibari… Je… suis Jishibari…
Des yeux se formèrent, puis un nez, jusqu’à ce qu’une bouche toute neuve lui permette de prononcer ces mots, comme pour confirmer son existence. Son visage nouvellement façonné ressemblait étrangement à celui de Kazusa.
En voyant Jishibari, Kaneomi comprit que le démon avait volé l’âme de Kazusa, et ce, au sens littéral. En sacrifiant l’une de ses chaînes, Jishibari avait lié l’âme de Kazusa à la sienne, acquérant ainsi une individualité propre. Mais ce savoir ne changeait rien pour Kaneomi. Tout ce qu’elle pouvait faire à cet instant, c’était prendre le corps de Kazusa et fuir.
Kaneomi fit alors le serment de reprendre l’âme de sa maîtresse. Elle ignorait si une telle chose était seulement possible. Rien ne disait que Kazusa pourrait un jour revenir à la vie. Pourtant, la perte était trop lourde pour qu’elle renonce à cet espoir, si fragile fût-il, et son chemin en fut scellé.
Telle était l’histoire d’une épée qui n’avait su protéger quoi que ce soit.
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Les premiers sons que Jinya perçut en atteignant le pont d’Ichijyô Modoribashi furent les cris stridents des insectes d’été. Sans doute des grillons. Leur chant était à la fois assourdissant et paisible. La nuit, moite et lourde, trahissait la pleine chaleur de l’été, et les insectes pullulaient sans fin. Jinya serra légèrement les dents. Ce lieu ne devrait pas être si calme, pas alors qu’un démon et un bretteur s’y affrontaient. Et pourtant, au milieu du vacarme des insectes, régnait une immobilité oppressante.
— Oh, enfin là, Mon Oncle ? Tu as vraiment pris le temps.
Jishibari se tenait au centre du pont, l’air à la fois ennuyé et posé. Des chaînes ondulaient autour d’elle, l’une d’elles reliée à une femme à ses côtés. La chaîne sortait du côté gauche de la poitrine de la femme, et le sang qui la couvrait reflétait la nuit d’un rouge sombre.
— Je suis sûre que Magatsume-sama sera ravie d’avoir ceci. Parmi toutes les lames Yatonomori Kaneomi, forgées dans le sang de démon, celle-ci est particulière, dit Jishibari.
Kaneomi avait échoué. Plutôt que de tenir debout, elle pendait, suspendue à la chaîne. Son cœur avait été transpercé, et elle ne tressaillit même pas. Elle n’était plus qu’un cadavre.
Une goutte perla le long de la chaîne désormais écarlate et finit par tomber au sol. Jinya s’efforça de dire : « Jishibari… » Sa voix trembla, indigne d’un homme de son âge. Il s’abstint de songer aux émotions qui expliqueraient son trouble.
Jishibari lui jeta un regard fugitif et, d’un ton indifférent, dit : « Mais je n’ai pas vraiment besoin de ce corps, n’est-ce pas ? »
Des chaînes enroulèrent les membres immobiles de Kaneomi. Un bruit sourd accompagna la fracture de ses os. Pourtant, Kaneomi ne lâcha pas sa lame. Son corps fut laissé choir, mais avant qu’il ne touche le sol, une chaîne le traversa de nouveau, transperça sa colonne et déchira ses entrailles. La chaîne la souleva sans effort, puis la rejeta.
Jishibari se retourna et ricana en regardant le corps de Kaneomi rouler avec cruauté. Elle revint ensuite vers Jinya, l’air satisfaite d’elle-même. Elle avait joué avec le cadavre de quelqu’un qu’il connaissait. Logiquement, un tel comportement méprisable aurait dû le mettre en colère. Mais, d’une voix basse que lui seul entendit, il murmura : « C’est triste, de vieillir. »
Autrefois, il se serait sans doute enflammé à la vue d’une telle scène, peut-être même aurait-il attaqué sans hésiter, mais il avait depuis longtemps dépassé cette verdeur. Il ne laissait plus ses émotions le gagner. Il ravala sa colère afin de mieux vaincre ses adversaires, et une part de lui regretta cette raison devenue froide.
Pour autant, cela ne l’empêcha pas de ressentir de la colère.
— Pardonne-moi, Kaneomi. Il semble que je ne pourrai pas tenir ma part du marché.
Jishibari, reflet de Kaneomi, demanda :
— Que veux-tu dire ?
— Kaneomi voulait que je te capture vivante afin de reprendre ce que tu lui avais pris. Cela vaudrait mieux si je pouvais finir son œuvre moi-même, mais je n’en suis pas capable, répondit-il d’un ton détaché, la voix monotone.
— Oh ? Tu vas abandonner, alors ? ricana Jishibari, prenant son ton pour de l’apathie.
— Ne me fais pas rire, gamine, répliqua-t-il, le visage et la voix raides et froids comme l’acier. — Je dis qu’il n’y a plus de sens à te capturer vivante maintenant. Je te tuerai puis te dévorerai, sans laisser de trace. Tu mourras pour servir mes desseins, comme tous ceux que j’ai déjà tués.
Il dégaina son sabre et se mit en garde. La nuit d’été sembla plusieurs degrés plus froide qu’auparavant. Jishibari tressaillit à peine.
— Je ne crois pas que je puisse supporter de regarder encore une seconde cette tête, dit-il.
Il adopta habituellement une manière de parler calme et cérémonieuse parce qu’il estimait que c’était la conduite qu’un gardien de prêtresse se devait d’avoir. Cependant, sa nature profonde était colérique et bien remontée. Il s’était accoutumé à son personnage posé au fil des ans, et l’âge l’avait rendu moins impulsif. Mais la vraie nature d’un homme ne changeait pas si facilement.
— Laisse-moi me défouler un peu sur toi.
Son corps se mit à changer : ses muscles s’agrandirent, son corps devint asymétrique et grotesque. Il avait depuis longtemps chassé ses sentiments de colère. Tout ce qu’il ressentait désormais était une rage calme et maîtrisée.
La soif de sang qu’il dégageait était aussi pénible que du papier de verre grossier. Il fixa Jishibari d’un regard qui la fit reculer, prise d’une peur indubitable.
Jishibari voyait probablement le combat comme une chasse. Ses difficultés lors de leur dernier affrontement n’étaient que le fruit de son inexpérience. En général, elle submergeait aisément ses proies. Mais à présent, en constatant qu’elle affrontait un monstre inhumain semblable à elle, elle comprit son erreur. En jeu, sa vie était en danger. Elle ravala sa peur ; sa distraction et sa présomption avaient disparu.
— Jishibari.
Deux chaînes jaillirent, les maillons cliquetant les uns contre les autres. L’une visa l’épaule de Jinya, l’autre s’efforça de s’enrouler autour de sa jambe. Tout en reculant, Jishibari conserva ses distances. Jishibari était une capacité puissante précisément parce qu’elle opérait à longue portée. Elle ne s’approcherait pas de lui sans raison.
Avec Lame Volante scellé, Jinya ne disposait d’aucune bonne méthode pour attaquer à distance. Et avec Ruée scellé, il ne pouvait pas réduire l’écart en un seul bond. Il décida d’observer l’évolution des choses pour l’instant et tendit le bras gauche.
— Venez, Esprits canins.
Trois chiens noirs bondirent avec agilité vers les chaînes qui arrivaient à toute vitesse et les percutèrent. Les chiens furent projetés en arrière, mais en retour les chaînes furent déviées de leur trajectoire et manquèrent leur cible.
— Hein. Je vois que tu ne me faciliteras pas la tâche, dit Jishibari.
Elle avait l’air de prendre plaisir au combat maintenant, ayant retrouvé une partie de son calme.
— Ne sois pas stupide.
Les chaînes attaquèrent de nouveau Jinya. Il se pencha en avant et courut, le haut du corps près du sol. Puisque les esprits canins ne pouvaient briser ses chaînes, il ne lui restait d’autre choix que de réduire la distance d’une manière ou d’une autre. Il se faufila entre les chaînes, puis usa d’Invisibilité.
Il tenta d’atteindre la portée de frappe, mais Jishibari avait évolué depuis leur dernière rencontre. Elle ramena aussitôt ses chaînes près d’elle pour se protéger, mais cela ne changeait rien au fait qu’elle ne pouvait pas le voir. Il se propulsa sur la jambe gauche et accrut sa vitesse.
— Bien tenté, mais je sais exactement où tu es.
Au moment même où elle parla, ses quatre chaînes fusèrent en avant. D’abord, il crut qu’elle lançait un large filet pour tenter de le repérer à l’aveugle, mais il comprit vite, à la trajectoire des chaînes, que tout était calculé. Elles se mouvèrent de manière à l’encercler, refermant sur lui un piège parfait.
L’une des chaînes claqua comme un fouet, tranchant l’air. Mobilisant chaque muscle de son corps, il effectua un large mouvement horizontal et intercepta l’attaque. Le métal heurta le métal. La chaîne fut repoussée, et il recula d’un pas avant de reprendre sa garde. Jishibari le regardait avec un calme absolu.
— Même si tu te caches, je peux toujours sentir l’emplacement de mon propre pouvoir.
L’un de ses bras et l’une de ses jambes portaient encore le tatouage en forme de chaîne. Tant qu’ils demeuraient, Jishibari pouvait le localiser. La seule manière de les faire disparaître serait de la tuer. Lame Volante et Ruée étaient scellés, son Invisibilité et son Simulacre inutiles tant qu’elle connaissait sa véritable position, et ses Esprits canins manquaient de puissance brute.
En cinq courtes années, Jishibari avait considérablement gagné en force. Pourtant, il ne pouvait pas fuir ici. Si elle survivait, elle deviendrait encore plus redoutable. Et surtout, elle s’était jouée du corps de Kaneomi. Cette histoire ne se terminerait qu’en la tuant.
— Tu es devenue forte, dit-il.
— Oh, comme c’est gentil de ta part, Mon Oncle. Laisse-moi te remercier avec une étreinte de ces chaînes, lança-t-elle en utilisant deux d’entre elles pour se défendre et les autres pour attaquer.
— J’ai bien peur de devoir refuser.
Il para les sphères métalliques des chaînes d’un geste précis. Elle était plus puissante qu’avant, certes, mais cette fois, il n’avait personne à protéger. Cela le soulageait autant dans l’esprit que dans le corps.
— Vraiment ? Eh bien, je ne compte pas m’arrêter pour autant.
— Fais donc. Le résultat sera le même quoi qu’il arrive : je te dévorerai.
— Oh là là. Tu comptes me manger ? Grande sœur Himawari serait jalouse si elle l’apprenait, plaisanta Jishibari sans ralentir ses attaques furieuses.
Elle attaquait mais il parait tout. Cet échange se prolongea un moment, les deux adversaires se neutralisant sans qu’aucun ne prenne l’avantage.
— Tu sais, tu commences à être sérieusement agaçant ! grogna-t-elle.
Même en parant les assauts meurtriers, Jinya continuait à chercher une ouverture. Il ne pouvait encore passer à l’offensive, même sous sa forme démoniaque. Le pouvoir de Jishibari représentait une menace trop grande. Il pouvait endurer la douleur, mais s’il était entravé, il ne pourrait plus riposter. C’est pourquoi il se résolut à maintenir ce statu quo. Mais tôt ou tard, l’un d’eux commettrait une erreur.
Sans doute animée par la même pensée, Jishibari prit la parole :
— Dis, Mon Oncle ?
— Quoi ?
Malgré la bataille, leurs voix restaient presque indifférentes.
— Tu ne trouves pas que ça devient un peu ennuyeux ?
— C’est amusant que tu dises ça, j’allais justement dire la même chose.
— Parfait. Dans ce cas…
Elle ramena toutes ses chaînes près d’elle.
Il abaissa sa posture, serrant la garde de son sabre si fort qu’il entendit sa main gauche craquer.
— On conclut ?
— Parfait, ça me va.
Il se rua en avant.
Jishibari avait interrompu son assaut pour inviter Jinya à se rapprocher. Un combat à longue portée ne lui permettait que de parer ses chaînes. Elle préférait donc l’attirer au plus près et frapper la petite ouverture qui se créerait lorsqu’il attaquerait, quitte à s’y blesser elle-même.
De son côté, Jinya s’abstint d’utiliser Force surhumaine. Ce pouvoir avait de la force, mais il serait inutile contre Jishibari, qui disposait de trop de mouvements. Il décida de l’affronter à armes égales, avec pour seule arme son corps démoniaque et sa technique d’épée, et de surmonter quelle que fût la stratégie qu’elle emploierait.
Il fit un pas en avant, sa soif de sang répondant à la sienne. Sans ralentir, il se prépara à enfoncer sa lame dans sa gorge de toute la force du démon.
C’était exactement ce qu’elle attendait. Au moment où il arma son bras droit, elle attaqua avec ses quatre chaînes, plus rapides que sa poussée à cette distance. Elles fondirent sur lui comme des serpents à crocs.
Mais Jinya avait lu jusque-là. Si sa technique n’égala point l’art qu’Okada Kiichi avait autrefois montré, il sut néanmoins l’imiter. Il transforma son estoc en un balayage. Manœuvre brute, mais suffisante pour surprendre Jishibari.
Jinya ne cessa pas de bouger.
Il repoussa d’un geste les quatre chaînes devant lui, la laissant sans défense. De là, un coup de poing dans son beau visage suffirait à l’envoyer valser, sans même recourir à Force surhumaine.
Il s’approcha, juste à portée de son poing. Il était certain de gagner.
— Échec et mat, sourit Jishibari victorieuse.
À cet instant précis, les deux chaînes qui scellaient les pouvoirs de Jinya se détachèrent et prirent forme physique, visant immédiatement son cœur et sa tête respectivement. Elle avait visé le moment même où il préparait son coup final. Les quatre chaînes n’avaient été que des leurres.
Il était trop tard pour esquiver. Les chaînes fendirent l’air et atteignirent leur cible.
— Pas encore.
Avec un cliquetis sourd, les chaînes métalliques ricochèrent sans effet contre lui.
L’inébranlable. Les chaînes ne valaient pas mieux qu’une brise passagère face à son corps inflexible.
Il n’avait pas prévu ses mouvements aussi loin à l’avance. Il avait simplement senti que quelque chose clochait au moment où il vit son sourire, puis avait aussitôt activé sa capacité. Sa décision n’avait été que pure intuition, mais elle s’était révélée juste malgré tout. Il ne pouvait pas déployer cette capacité aussi rapidement que Tsuchiura, toutefois. Du sang coula là où les chaînes l’avaient frappé, car il avait été une fraction de seconde trop lent à se défendre. Il avait survécu, mais de peu.
Les deux démons restèrent figés, leurs atouts respectifs épuisés. Jinya n’avait pas encore dissipé L’inébranlable, mais tant qu’il l’activait, il ne pouvait bouger. Conscient qu’il serait perdu s’il se faisait enchaîner dans cet état, il tenta de désactiver son pouvoir sans attendre.
Les six chaînes de Jishibari ayant été repoussées, elle mettrait un instant à les rappeler. Le premier à bouger l’emporterait. Malheureusement, avant qu’il n’ait pu relâcher L’inébranlable, les chaînes revinrent déjà à elle.
— …Merde, grimaça Jinya, saisi d’une véritable panique.
Il n’avait toujours pas bougé, et il n’avait plus aucune option.
Jishibari armait déjà ses chaînes. Il doutait de pouvoir se défendre contre toutes.
— Enfin. C’est fini, dit-elle en esquissant un sourire victorieux. Elle leva la main gauche et lança ses chaînes vers Jinya.
Une frappe atteignit sa cible.
— En effet. C’est fini… pour toi.
Derrière elle, une lame lui transperça le cœur.
— …Hein ? fit-elle en baissant les yeux vers sa blessure, le regard stupéfait, l’incrédulité peinte sur le visage.
Elle ne semblait pas comprendre ce qui venait de se passer, ni comment la victoire venait de lui échapper. Jinya non plus, d’ailleurs. Il fixait la scène, abasourdi.
— Tu… peux encore… bouger ? souffla Jishibari dans un râle.
En aucun cas Kaneomi n’aurait dû être en vie. Son cœur avait été transpercé, sa colonne brisée, ses membres réduits en miettes. Et pourtant, elle se tenait là, debout, son corps en sang, mais son sabre solidement en main, planté dans la poitrine de Jishibari.
— Les quatre lames de Yatonomori Kaneomi sont des sabres démoniaques dotés chacun d’un pouvoir propre. Celui-ci s’appelle Esprit. Il me permet de manipuler un corps par la force, de le mouvoir même si ses os sont brisés ou ses tendons tranchés…
Le visage de Jishibari se tordit d’irritation. Elle agita les bras, cherchant à arracher la lame malgré la gravité mortelle de sa blessure. Mais Jinya ne comptait pas lui laisser la moindre chance. De son bras gauche difforme, il la saisit à la gorge et serra si fort que ses os craquèrent. Les yeux rouges de la démone se remplirent de peur.
— Kaneomi, ça va ? demanda-t-il.
— Parfaitement, comme tu peux le voir.
Elle n’en avait pas l’air, mais si elle le disait, il n’allait pas insister. Le sort de Jishibari comptait davantage.
— Je vois. Alors, que veux-tu faire d’elle ? demanda-t-il.
Ce conflit concernait Kaneomi et Jishibari. Jinya n’y était qu’un témoin. De plus, c’était Kaneomi qui avait porté le coup fatal, non lui. Il était prêt à suivre sa volonté, quelle qu’elle soit.
— Fais comme bon te semble, dit Kaneomi d’une voix dénuée d’émotion, le regard baissé.
Bien qu’elle fût sur le point de venger sa maîtresse, aucune colère ni haine ne se lisait en elle. Elle paraissait simplement résignée, comme si plus rien n’avait d’importance.
— Tu en es certaine ?
— Oui. J’ai cru qu’en capturant Jishibari, je pourrais d’une manière ou d’une autre retrouver l’âme de Kazusa-sama. Mais je comprends à présent que je ne faisais que me bercer d’illusions.
Baissant les yeux, elle posa la main sur sa poitrine transpercée et suivit la plaie du bout du doigt. Une brève mélancolie passa dans son regard, mais elle s’éteignit aussitôt.
— J’ai fini par accepter la réalité. Je t’en prie, achève-la de ta propre main.
Elle releva le visage. Ses yeux brillaient désormais d’une résolution sans faille. Jinya ignorait quelles pensées la traversaient, mais il n’y vit ni doute ni regret, et son léger sourire avait une beauté sereine. Il n’était pas assez grossier pour troubler cette détermination par des questions inutiles. Sans un mot, il hocha la tête, puis reporta son attention sur Jishibari.
— Jishibari… Réponds-moi.
Il relâcha légèrement sa prise de la main gauche. Ses jambes et ses bras pendaient mollement, et ses yeux étaient déjà vides. Une vapeur blanche s’élevait de son corps. Elle mourrait d’elle-même, même s’il ne l’achevait pas. Pourtant, il insista pour la faire parler. Qu’elle ait chassé des humains ne rendait pas la chose moins cruelle. Mais il devait le faire.
— Que cherche à faire Magatsume ? demanda-t-il.
— …Comment le saurais-je… ?
Il était prêt à se salir les mains s’il pouvait obtenir des informations sur Magatsume. Il avait passé la plus grande partie de sa vie à vivre pour la haine. Il était bien trop tard pour hésiter.
— Tu ne sais rien ?
— C’est exact… Et je n’ai aucune envie de le savoir non plus. Elle cherche à accomplir quelque chose, et cela me suffit pour l’aider. J’ai autrefois fait partie d’elle, après tout. Je doute que Magatsume-sama se soucie de ce qu’il advient de nous.
L’incapacité de Jinya à masquer sa haine fit tressaillir Jishibari, même si elle comprenait qu’elle ne lui était pas destinée. Pourtant, il n’y avait aucune peur sur son visage, plutôt une forme de résignation, peut-être même d’autodérision. Ayant accepté son sort, elle laissa tomber toute feinte et parla avec une honnêteté désarmante.
— Tous les enfants de Magatsume-sama sont des fragments rejetés de son cœur, mais elle ne nous a pas créés pour servir ses desseins. Nous sommes nés parce qu’elle n’avait pas besoin de nous pour les accomplir. Si elle nous utilise, c’est seulement parce que nous nous trouvons utiles par hasard. Elle prend soin de nous, certes, mais je suis sûre que nous ne comptons pas. Nous lui sommes superflus.
C’était sans doute pour cela qu’elle appelait Magatsume « Magatsume-sama » plutôt que « Mère ». Elle avait développé un complexe d’infériorité en sachant qu’elle n’avait aucune importance à ses yeux.
Jinya fronça les sourcils à ce bref aperçu de la tristesse de la jeune fille. Il n’éprouvait pas de compassion pour une démone qui chassait les humains, mais il avait lui-même une enfant, et les tourments de Jishibari éveillaient malgré tout quelque chose en lui.
— Je vois. Désolé d’avoir insisté.
Elle lui répondit d’un faible sourire, las. C’était le même sourire que celui de sa fille lorsqu’il la laissait seule à la maison, inquiète pour sa sécurité. Tout aurait été bien plus simple si Jishibari était restée, à ses yeux, une ennemie.
— Ce n’est rien. C’est le prix de ma défaite, dit-elle.
— Je comprends. Je vais maintenant dévorer ton pouvoir.
Bien qu’il hésitât un instant, il n’avait aucune raison de laisser passer cette occasion. Il contracta son bras gauche, qui se mit à battre comme un cœur. Grâce à ce membre grotesque qu’il avait obtenu d’un démon ayant jadis attaqué le village de Kadono, il allait absorber le pouvoir de Jishibari, ses souvenirs, ses émotions, tout son être.
— Agh… aaaaaah…
Il fit semblant de ne pas entendre son gémissement de douleur tandis que son existence tout entière s’écoulait dans son bras gauche. Pourtant, quelque chose différait cette fois. Ses souvenirs et ses émotions étaient inaccessibles, voilés comme derrière une brume. Rien de son cœur ne lui parvint, mais sa conscience s’effaça lentement malgré tout.
— Adieu, Jishibari.
Ces quelques mots furent la seule excuse qu’il put lui offrir. L’espace d’un instant, il crut voir sur son visage un léger sourire empreint de tristesse. Puis, sans cri de mort ni dernière parole, elle disparut.
Rii-rii-rii, rii-rii-rii.
Le silence retomba, troublé seulement par le chant des insectes. Ainsi s’acheva la parade nocturne, en l’espace de quelques heures à peine.
— Ah, Dieu soit loué… J’ai enfin pu venger Kazusa-sama…, murmura Kaneomi, la voix chargée d’émotion.
L’époque présente ne louait ni le sabre ni la vengeance, mais ces deux choses étaient tout ce qu’elle possédait. On ne pouvait plus changer le passé ni y revenir. Elle avait échoué à protéger son maître, et nul ne pouvait effacer cet échec. Pourtant, après une longue route douloureuse, elle avait fini par trancher ce qui la retenait encore au passé.
Elle avait mené sa volonté à terme, et cela lui suffisait. Elle poussa un léger soupir de soulagement, puis atteignit sa limite. Sa mission accomplie, elle s’effondra telle une marionnette dont on venait de couper les fils.
— Kaneomi ?
Jinya s’approcha calmement, ni surpris ni ébranlé. En un sens, il s’y était attendu. Il souleva son corps frêle, bien trop léger. Malgré ses blessures, elle serrait encore son sabre. Elle avait vécu comme une lame, du début à la fin.
— Merci… Kadono-sama…
Ses pupilles erraient dans le vide. Elle n’était plus sauvable, mais il était déjà étonnant qu’elle respirât encore. Son corps était brisé au-delà de toute rémission, mais son cœur était apaisé.
Pour elle, il n’y avait plus de vengeance à accomplir, plus de regrets à nourrir, plus de raison de défier l’ordre naturel pour s’accrocher à la vie. Il allait donc de soi qu’elle meure.
— Attends, je vais chercher de l’aide, dit Jinya.
— Non. Il est trop tard pour moi. Si j’ai pu me traîner jusque-là, c’est uniquement grâce à mon pouvoir. Ce corps, lui, est terminé depuis longtemps.
Esprit, le pouvoir de manipuler un corps comme une marionnette. C’était ce qui lui avait permis de dépasser les limites de la chair, mais même ce don avait ses limites. Le corps que Jinya tenait dans ses bras était froid. Il n’y sentait plus le moindre battement.
En vérité, il connaissait déjà cette réalité, mais il avait fait semblant de l’ignorer. Kaneomi ne mourait pas ici car elle était morte depuis longtemps déjà. Et pourtant, elle semblait en paix, semblable à une vieille âme s’éteignant après une vie pleine et accomplie. Il serra les dents, envahi par le regret.
Une fois encore, il avait échoué à protéger quelqu’un. Elle était venue chercher son aide, endurant même la honte que cela impliquait, et lui n’avait rien pu faire pour elle.
— Ha ha… Ne fais pas cette tête, je t’en prie. Les choses devaient se terminer ainsi, mais je n’ai plus de regrets. J’ai pu accomplir ma mission. Je crois que le seul manque, ce sera de ne plus manger tes sobas.
— Je t’en ferai autant que tu voudras.
— Comme c’est gentil. J’aurais aimé passer un marché pareil un peu plus tôt, pourtant, dit-elle avec un faible rire, arrachant à Jinya une grimace. — …Je n’aurais jamais cru que tu serais si réticent à me voir partir.
— Je suis désolé. Je n’ai pas pu te sauver…
— Encore une fois, ne fais pas cette tête. Tu m’as tendu la main alors que je ne t’avais rien confié de moi. Cela suffit. Une lame souillée a pu retrouver sa dignité grâce à toi.
C’est pourquoi elle pouvait accepter cette fin sans crainte.
Rassemblant ce qui lui restait de force, elle leva lentement une main et effleura sa joue.
— Je suis sûre que l’âme de Kazusa-sama repose désormais en toi. Peut-être devrais-je te considérer comme mon nouveau maître ?
Cette plaisanterie lui serra le cœur.
— Si tu veux. Cela ne me dérange pas. Alors, simplement…
Ne meurs pas. Il aurait voulu le dire, mais aucun mot ne vint.
— Ha ha… Je vois… Oui… te servir en tant que lame… ne serait… peut-être pas si mal…
Dans ses bras, elle esquissa un dernier sourire malicieux.
Puis sa main retomba, et elle s’immobilisa