SotDH T6 - CHAPITRE 1 PARTIE 3
Contes Nocturnes de Sabres Démoniaques : Mikage : L’Esprit (3)
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Traduction : Calumi
Correction : Raitei
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Une nuit, il y a fort longtemps, un homme passa la nuit avec une prostituée dans le quartier de Sajikiya, à Ichijyô. Le vent hurlait, la pluie se faisait battante sur les toits, et dehors, sur la grande avenue, on entendait une voix réciter un sutra sur l’impermanence des choses. Intrigué, l’homme souleva légèrement le volet à claire-voie et aperçut un démon à tête de cheval dont la taille atteignait les avant-toits de la maison.
Pris de terreur, il referma aussitôt le volet et recula jusqu’au fond de la pièce. Le démon fit glisser la porte extérieure et passa la tête à l’intérieur.
— Tu as osé poser les yeux sur moi. Comment as-tu pu oser me regarder ?
L’homme dégaina son sabre et attira la prostituée contre lui avant de prévenir le démon qu’il s’approchait à ses risques et périls.
— Alors regarde tant qu’il te plaira, répondit le démon avant de s’éloigner.
Tremblant, l’homme se demanda si, cette nuit-là, les démons ne défilaient pas dans les rues.
Extrait de la collection de contes d’Uji
Les récits de démons paradant la nuit n’étaient nullement rares. Ces processions nocturnes de démons et d’esprits ne nourrissaient pas seulement les contes : elles inspiraient aussi les peintures des rouleaux illustrés. Parmi elles, le rouleau Shinjuan-bon, datant de l’époque Muromachi, dépeignait une file d’esprits d’objets errant dans les ténèbres.
Cependant, les rumeurs récentes de parade nocturne n’avaient rien d’artistique. On parlait d’un être maniant des chaînes, menant derrière lui une procession de démons. Si ce démon était bien Jishibari, alors Magatsume devait se cacher quelque part dans l’ombre.
Cette idée donnait à Jinya l’envie d’affronter seul la parade nocturne. Sans la requête de Kaneomi, il serait parti sans prévenir personne.
Cela dit, ses compagnons du moment auraient sans doute trouvé le moyen de l’accompagner, quoi qu’il en dise.
— Somegorou, tu es sûr que c’est ici ? demanda Jinya.
— Mh-hm. Toutes les rumeurs parlent du secteur d’Ichijyô.
Les apparitions de la parade nocturne semblaient toutes se concentrer autour de la rue d’Ichijyô.
Dans le Recueil des contes anciens de la fin de l’époque Heian, un samouraï traversant un pont enjambant le canal d’Ichijyô, la nuit du réveillon, avait croisé un groupe de démons portant des lanternes. Dans la collection de contes d’Uji, un homme logeant le long de la grande avenue d’Ichijyô avait vu un gigantesque démon à tête de cheval. Quant aux Chroniques des Esprits d’Objets de l’époque Muromachi, elles rapportaient que des ustensiles abandonnés, animés par la colère, s’étaient changés en démons pour arpenter la rue d’Ichijyô et se venger des hommes. Kyoto était connue comme la Cité des Esprits, mais Ichijyô, plus encore, passait pour le berceau de la parade nocturne.
La nuit était silencieuse. Jinya regarda autour de lui sans apercevoir la moindre âme, ni humaine ni démoniaque. Une bourrasque se leva, soulevant la poussière. La rue d’Ichijyô était si calme que l’on entendait distinctement le murmure du vent.
Plus d’une demi-heure s’était écoulée. Tous demeuraient sur leurs gardes, légèrement tendus. Kaneomi prit timidement la parole.
— Euh… Akitsu-sama, je suis désolée de vous avoir entraîné dans mes histoires.
— Oh, non, pas du tout. Comme je l’ai dit plus tôt, j’ai mes propres raisons d’aider.
Somegorou fit un geste de la main pour montrer que cela ne le dérangeait pas.
Et, connaissant son tempérament, il était sans doute sincère. Pourtant, il n’avait aucune raison de risquer sa vie ainsi, contrairement à Jinya, qui avait été officiellement mandaté et rémunéré. Kaneomi semblait s’en vouloir pour cela.
— Franchement, ça me dérange pas, tu sais ? J’me sens toujours mal pour ce qui est arrivé à Kazusa. J’essaie juste de me rattraper un peu.
Il se gratta la joue avec un léger rire, mais sa voix trahissait une pointe d’amertume.
Cela ne suffisait pas à apaiser Kaneomi, mais elle s’excusa une fois encore avant de se taire. Le nom de Kazusa pesait lourd dans leurs cœurs à tous deux.
— Kazusa… La Nagumo à l’Épée Démoniaque ? demanda Jinya.
— C’est bien elle. Les Nagumo et les Kukami du Magatama comptent parmi les plus illustres lignées de chasseurs d’esprits. J’ai combattu aux côtés de Kazusa à de nombreuses reprises. J’étais encore jeune à l’époque… plus vif que maintenant…
La voix de Somegorou avait quelque chose de nostalgique, ou du moins elle l’aurait eu sans la tristesse qui l’alourdissait. La mort de Kazusa avait laissé en lui une cicatrice profonde.
— Au moment où je me disais que ça faisait un bail que je l’avais pas vue, j’ai appris qu’un démon l’avait tuée… Je me dis parfois que j’aurais pu faire plus pour elle.
Peut-être serait-elle encore en vie s’il avait agi autrement. La pensée n’avait plus de sens aujourd’hui, mais il ne pouvait s’empêcher d’y songer.
— C’est pour ça que je suis venu ce soir.
Même si cela ne sautait pas aux yeux, Somegorou avait ses propres raisons d’affronter la parade nocturne. Sans y penser, Jinya avait tenté de l’écarter du combat, ignorant ce qui le motivait. Pris d’un léger remords, il inclina la tête.
— Je vois. J’ignorais que tu avais toi aussi ta raison de te battre.
— Oh, rien de bien grandiose, tu sais.
Somegorou accueillit ses excuses avec détachement et mit fin à la discussion d’un ton tranquille.
Cela ôta à Jinya un poids de l’esprit, mais une autre interrogation lui vint après avoir entendu Somegorou évoquer le passé.
— Kaneomi, quelque chose me tracasse dans ce que vous avez dit, Somegorou et toi…
— Oui ?
— Tu m’as dit avoir rencontré Nagumo Kazusa pour la première fois quand elle avait douze ans.
— C’est exact.
— Et ça remonte à combien de temps, exactement ?
Rien ne concordait. D’après ce qu’il avait compris, Somegorou était encore dans la trentaine à l’époque où Kazusa vivait, ce qui situait sa mort vers la fin de l’époque d’Edo ou au début de l’ère Meiji. Pourtant, lorsque Jinya avait rencontré Kaneomi, elle paraissait tout au plus dix-sept ou dix-huit ans. Bien trop jeune pour avoir été le maître d’armes de Kazusa.
— C’est… difficile à expliquer, répondit Kaneomi.
— Je vois. Le fait que ton apparence n’ait pas changé me donne déjà un début de réponse. À moins que je ne me trompe ?
Bien qu’ils aient vécu sous le même toit pendant des années, ils avaient toujours évité de se mêler des affaires de l’autre. C’était la raison pour laquelle il n’avait jamais relevé que son apparence n’avait presque pas changé depuis leur rencontre. Elle ne semblait pas vieillir. Tout cela aurait été aisé à comprendre si elle avait été un démon.
À sa surprise, elle secoua la tête.
— Je ne suis pas un démon.
— Alors quoi ?
— Je te le dirai un jour… Non, quand nous aurons capturé Jishibari et que tout sera terminé. Mais pas avant.
Elle se montrait plus obstinée qu’il ne l’aurait cru. Il comprit qu’il n’en tirerait rien de plus, même en insistant, et décida de laisser tomber.
— Très bien. Comme tu voudras.
— Merci.
Il accepta cette promesse comme une raison de plus d’en finir au plus vite. Puis il plongea son regard dans l’obscurité.
— Oh, c’est l’heure ? fit Somegorou.
— On dirait bien, répondit Jinya.
Comme si le moment n’attendait que cela, la nuit se mit à changer. Une brise tiède se leva, portant avec elle un souffle lourd. Des gémissements étouffés se mêlèrent à une rumeur de pas. Une silhouette émergea lentement des ténèbres, bientôt suivie de plusieurs autres, jusqu’à ce que la rue entière en soit envahie. À la lueur des étoiles, leurs traits apparurent distinctement : hideux, tous autant qu’ils étaient.
Certains mesuraient plus de sept shaku, d’autres n’étaient pas plus grands qu’un enfant. Quelques-uns, privés de membres, rampaient sur le sol au lieu de marcher. Tous avaient quelque chose d’étrange, mais aucun doute n’était possible : c’étaient bien des démons.
C’était la Parade nocturne des cent démons, cette procession légendaire d’esprits dont on disait qu’elle annonçait un funeste présage.
— Dis-moi, c’est moi ou ils nous fixent tous ? demanda Somegorou.
D’innombrables regards démoniaques s’étaient tournés vers eux trois. Leurs grognements faisaient vibrer la terre, et chacun semblait prêt à bondir d’un instant à l’autre.
— Peut-être n’avons-nous pas été aussi pieux qu’ils l’auraient souhaité ? lança Jinya.
— Tes blagues sont nulles, mon vieux, répondit Somegorou d’un ton las.
Bien des récits de parades nocturnes se concluaient par un salut miraculeux, obtenu en récitant un sutra ou en brandissant un talisman sacré.
En ce sens, ces histoires tenaient moins du conte fantastique que de la leçon religieuse, d’où la plaisanterie de Jinya.
Il s’éclaircit la gorge, conscient que ce genre de trait d’esprit ne lui convenait guère.
— Eh bien, eh bien. Que de visages familiers, fit soudain une voix, tendant aussitôt l’atmosphère.
Jinya tira son sabre et prit position, lame levée sur le côté, le regard fixé sur les démons. Il connaissait cette voix, et n’en gardait aucun souvenir agréable. Pourtant, il aurait menti en disant qu’il ne souhaitait pas la revoir.
Une jeune femme se tenait parmi les démons. Son visage était le reflet exact de celui de Kaneomi, et elle portait un haori. Ses yeux d’un rouge terne luisaient d’un éclat moqueur lorsqu’elle les observa.
— Cela faisait longtemps.
— Jishibari. Nous nous retrouvons enfin, dit Kaneomi.
— Quelle femme obstinée tu fais. Tu sais pourtant que ce genre d’attachement rebute les hommes, non ?
Kaneomi tressaillit légèrement. Non par peur, mais sous l’effet d’une émotion qu’elle peinait à contenir.
Jishibari, elle, respirait la sérénité. Tout en parlant, elle recula imperceptiblement le pied gauche, dissimulant le déplacement de son centre de gravité sous son long hakama. Elle se préparait, malgré la rencontre soudaine. En cinq ans, elle avait gagné en maîtrise.
— Tu sembles en forme, Mon Oncle, dit Jishibari.
— Évite de m’appeler ainsi, répliqua Jinya.
— Mais tu laisses bien grande sœur Himawari t’appeler comme ça, n’est-ce pas ? Enfin, il paraît que tu as un faible pour elle. Tu chercherais pas à imiter Hikaru Genji[1] par hasard ?
Elle porta un doigt à ses lèvres et pencha la tête d’un air faussement songeur. Comme autrefois, elle aurait pu passer sans peine pour une femme ordinaire. Jinya aurait préféré que ses ennemis affichent ouvertement leur laideur ; il lui serait plus facile de les abattre.
— Est-ce mal d’être doux avec les enfants ? demanda-t-il.
— Oh, quelle surprise. Je m’attendais à te voir t’emporter.
— Je ne suis plus assez jeune pour tomber dans des provocations aussi grossières. Au contraire, je trouve touchant qu’une enfant comme toi cherche à se donner des airs d’adulte.
Jishibari ne montra pas la moindre irritation. Autrefois, elle se serait emportée à être traitée d’enfant. À présent, elle observait chacun de leurs gestes sans jamais détourner le regard.
— Toujours aussi proche de Nomari-chan, hein, Mon Oncle ? fit-elle avec un reniflement.
À cet instant, une fillette apparut, les joues gonflées d’irritation. C’était Himawari, l’aînée des filles de Magatsume, perchée sur les épaules d’un démon gigantesque dépassant les huit shaku. Elle passa ses doigts dans ses cheveux châtains, doux et ondulés, et baissa sur eux ses grands yeux enfantins. Son expression relevait davantage du boudeur que du malveillant.
— Alors les deux sœurs se retrouvent, dit Jinya. — Dites-moi, quel est donc le dessein de Magatsume ?
— Un dessein ? Ne faites pas comme si Mère tramait quelque chose de sinistre. Elle veut simplement réaliser le vœu qu’elle porte depuis si longtemps, et nous l’aidons, répondit Himawari.
Les mots paraissaient inoffensifs, mais les actes de Magatsume, eux, ne l’étaient pas. Elle avait ordonné à Jishibari de traquer des humains, transformé Naotsugu en démon, rassemblé des cadavres, et désormais, elle menait une parade de monstres. Ses intentions demeuraient obscures, mais rien de bon ne pouvait en sortir.
— Quel est le plan ? demanda Kaneomi.
Elle contempla la horde de démons et déglutit avec peine. Jinya et Somegorou, eux, ne ressentaient aucune pression particulière.
— On n’ira nulle part avant d’avoir réglé le sort des petites frappes, dit Somegorou. Avec un peu de chance, Jishibari s’impatientera et viendra d’elle-même.
— Exact. Pour l’instant, s’occuper de ces démons est notre seule option, ajouta Jinya.
La distance qui les séparait de Jishibari n’était pas grande, mais une multitude de démons s’avançaient déjà pour leur barrer le passage. Impossible de progresser sans les abattre.
— Himawari, Jishibari, dit Jinya, — je ne sais pas ce que vous manigancez toutes les deux, mais nous allons y mettre un terme.
Il n’y avait plus qu’à agir. Jinya tendit le bras gauche vers les démons, tandis que Somegorou glissait la main dans les replis de son vêtement.
Jinya avait prononcé ces mots d’un ton ferme, mais les deux sœurs répondirent avec une désinvolture déconcertante.
— Essaye donc, répondit Jishibari.
— On jouera avec vous tant que vous voudrez, Mon Oncle, ajouta Himawari.
Un rictus étira les lèvres de Jishibari, et son regard s’aiguisa. Comme à un signal, la multitude de démons se rua sur eux tels une avalanche. Leur férocité semblait déformer l’air lui-même, mais le groupe resta parfaitement calme.
— Venez, esprits canins.
— Envole-toi, hirondelle de papier.
Trois chiens surgirent des ombres, tandis qu’une hirondelle fendait l’air, tranchante comme une lame. Ensemble, ils se jetèrent sur les démons et mirent en pièces ceux qui se trouvaient à l’avant. Même en grand nombre, ces créatures n’étaient guère plus que des démons de bas étage.
— Kaneomi, concentre-toi seulement sur ta défense, dit Jinya.
— Mais…
Somegorou l’interrompit doucement.
— Laisse-nous les petites frappes. T’as un gibier plus gros à attraper, pas vrai ? Garde tes forces pour ça.
— …D’accord.
Elle céda à contrecœur, dégaina son sabre et se mit en garde sans bouger davantage.
Rassuré qu’elle lui obéisse, Jinya reporta son attention sur les démons, le regard sévère.
— Jishibari a le pouvoir de contrôler les chaînes et d’entraver les mouvements de ses adversaires. Sois prudent.
— Reçu cinq sur cinq. Alors, on s’y met ?
Somegorou s’élança, suivi d’une nuée d’hirondelles planant au-dessus de lui.
Jinya serra les dents, décidé à ne pas se ridiculiser face à Jishibari comme la dernière fois. Il frappa : trancha des têtes, coupa des torses, fendit des corps en diagonale, perça des cœurs, éventra des silhouettes. Bientôt, une montagne de cadavres démoniaques s’éleva à leurs pieds.
— Hirondelle de papier.
Une hirondelle transperça le corps d’un démon, ajoutant une victime de plus à la pile.
Ils dominaient aisément ces cent créatures, mais après tout, il ne s’agissait que de démons mineurs. De temps à autre, un adversaire plus robuste surgissait, mais aucun n’approchait le niveau des ennemis redoutables que Jinya avait déjà affrontés.
Après avoir abattu une trentaine d’entre eux, les deux hommes reculèrent et se regroupèrent, dos à dos, scrutant les ténèbres alentour. Les démons les observaient sans bouger, peut-être conscients que leur assaut ne servait à rien.
Profitant de ce répit, Somegorou souffla :
— Quelque chose cloche.
Jinya venait d’avoir la même pensée.
— Étrange qu’ils soient aussi faibles, alors que Magatsume s’est donné la peine de les créer.
— Toi aussi, tu l’as remarqué ?
Jishibari avait traqué des humains sur les ordres de Magatsume, Naotsugu avait rassemblé des cadavres pour lui rendre la pareille, et voilà qu’une parade nocturne de démons venait d’apparaître. Il n’était pas difficile de deviner d’où provenaient ces créatures. Tout s’emboîtait parfaitement, à ceci près qu’un élément clochait.
Les démons formant la parade nocturne étaient faibles, bien plus encore que les démons inférieurs nés naturellement. Était-il vraiment utile de déployer tant d’efforts pour créer de telles abominations ?
— Quel intérêt de ramasser tous ces corps si c’est pour fabriquer des sous-fifres aussi inutiles ? grommela Somegorou.
— Peut-être n’étaient-ce que les premières tentatives ? suggéra Jinya.
— Possible… Ou alors, leur but était simplement de créer des démons, rien de plus.
Le regard de Somegorou se fit plus ferme, chargé d’une colère contenue, compréhensible, quand on voyait à quel point la vie humaine avait été bafouée.
— Quelles qu’en soient les raisons, ceux-là ressemblent fort aux ratés du lot. Peut-être que cette parade nocturne n’est qu’un prétexte pour faire disparaître les échecs.
— Mais que cherche donc Magatsume en rassemblant des cadavres pour en faire des démons ?
— Hm… aucune idée. Il faudra bien demander directement à Jishibari.
— Soit.
Sur ces mots, Jinya se jeta de nouveau dans la mêlée.
Il trancha le premier démon d’un large coup horizontal, puis remonta la lame dans un geste inverse pour abattre le second.
Mais les démons ne faiblirent pas. Plusieurs bondirent sur lui, vite repoussés par les esprits d’artefacts de Somegorou.
Cette brève ouverture lui suffit : un troisième, un quatrième, puis un cinquième démon tombèrent, la tête tranchée nette.
En se retournant, Jinya aperçut un démon qui attaquait Somegorou par-derrière. Ne pouvant utiliser Lame Volante, il lança son fidèle sabre Yarai, qui se ficha dans le crâne de sa sixième victime.
Les démons, voyant Jinya désarmé, saisirent l’occasion et fondirent sur lui de toutes parts. Mais une hirondelle surgit du ciel, tournoyant autour de lui avant de réduire en lambeaux les assaillants, sans qu’il eût à lever le petit doigt.
Somegorou retira Yarai du corps transpercé et le lança vers lui. Jinya l’attrapa au vol, pivota aussitôt et trancha deux démons supplémentaires, ses septième et huitième victimes.
Ainsi, la parade nocturne fut décimée sans qu’aucune égratignure ne vînt atteindre les deux combattants.
— Quelle monstruosité. Mais après tout, tu n’es pas humain, pas vrai, Mon Oncle ? Quant à ce vieil homme, il est tout sauf ordinaire, lança Jishibari.
La moitié des démons gisaient déjà au sol, et la visibilité s’en trouvait accrue. Jishibari n’était pas loin d’eux, et tout indiquait qu’elle n’avait aucune intention de fuir.
Autrefois, elle aurait été sur ses gardes dans une telle situation. À présent, elle demeurait calme. Ce n’était pas de la vanité, mais une assurance tranquille, comme si elle avait déjà la certitude de sa victoire.
— Une seconde, protesta Somegorou, pourquoi Jinya a droit à « Mon Oncle » et moi à « vieil homme » ?
Il fronça les sourcils, visiblement peu ravi de l’appellation.
Jishibari parut un instant décontenancée. Ce n’était pas le genre de remarque qu’elle s’attendait à entendre.
— Hein ? Euh… parce que ça coule de source ? Ou alors tu veux dire que tu n’es pas un vieil homme ?
— Non, pas vraiment… mais tu trouves pas que tu me traites un peu plus froidement que lui ?
— Et si c’était le cas ? Je le connais, lui. Pas toi.
— Mouais, peut-être, mais ça passe quand même mal.
Il grommelait encore, tout en abattant les démons à coups d’esprits d’artefacts, preuve de son aisance au combat. Il semblait toutefois se relâcher un peu.
— Tu te moques de moi ? demanda Jishibari.
— Pas du tout. Je trouve juste que c’est un peu rude d’appeler quelqu’un « vieil homme ». Tu pourrais pas être un peu plus prévenante ?
— Tu réalises qu’on est ennemis, là, non ?
L’ambiance paraissait presque légère, en dépit de la parade infernale. Évidemment, Somegorou ne perdait pas réellement sa vigilance. Il restait attentif à tout, éliminant les démons tout en prêtant main-forte à Jinya. Mais à entendre ses paroles, on aurait cru qu’il prenait les choses à la légère.
Derrière lui, Kaneomi lui lança un regard glacial.
— Akitsu-sama, ne dites pas de sottises.
— Erk… désolé, je me disais juste que tu avais l’air un peu tendue, répondit-il avec un sourire raide.
Voir Somegorou plaisanter ainsi avec Jishibari, la meurtrière de son maître, devait sans doute irriter Kaneomi au plus haut point. Ne voulant pas s’en mêler, Jinya garda le silence, il n’était pas mieux loti, lui qui se montrait trop familier avec Himawari. Somegorou lui lança un regard implorant, mais il feignit de ne rien voir.
— Vous êtes un groupe bien amusant, constata Jishibari.
— Tu ne m’inclus pas là-dedans, j’espère ? demanda Jinya.
— Mais si, Mon Oncle. Et je suis certaine que grande sœur Himawari serait d’accord avec moi.
Elle lui adressa un sourire incongru en pleine bataille, avant d’éclater de rire en voyant son air figé. Quand son rire s’éteignit, elle posa sur Kaneomi un regard froid et cruel.
— Mais toi, je commence à me lasser de t’avoir sous les yeux. Et si on réglait ça, une bonne fois pour toutes ?
Une malice ensorcelante émana d’elle, inimaginable pour une enfant. Elle révélait enfin sa véritable nature démoniaque.
— Que veux-tu dire par là ? demanda Kaneomi.
— Un duel, toi et moi. C’est bien ce que tu veux, non ? Avoir enfin la chance de venger ton maître sans que personne ne te gêne ?
C’était en effet le seul et unique désir de Kaneomi.
— Ou bien as-tu peur ? Enfin, si c’est le cas, ce n’est pas grave. Continue donc de battre des cils devant ces hommes pour qu’ils fassent tout à ta place, comme la demoiselle sans défense que tu es.
Kaneomi savait qu’elle ne faisait pas le poids face à Jishibari, mais elle fit tout de même un pas en avant.
— Ne fais pas ça. Elle cherche juste à te provoquer, la prévint Jinya.
— Je le sais. Mais je ne peux pas m’en empêcher, répondit Kaneomi.
Peut-être cela allait-il de soi. Si elle avait été du genre à supporter la moquerie sans réagir, elle ne se serait pas trouvée ici.
Jishibari esquissa un sourire ensorcelant et disparut dans la foule des démons. Kaneomi se lança à sa poursuite. Jinya et Somegorou voulaient les suivre, mais Himawari leur barra la route.
— Pas si vite.
Ils crurent un instant que le ciel s’était couvert, avant de comprendre que la lumière des étoiles était simplement masquée par la silhouette d’un démon colossal, haut d’environ neuf shaku. Himawari était juchée sur ses épaules. La créature abattit un poing monstrueux dans leur direction, et les deux hommes bondirent en arrière pour l’éviter.
La force et la rapidité de ce démon surpassaient de plusieurs degrés celles des faibles créatures d’avant. Jinya et Somegorou se remirent en garde, observant prudemment leur adversaire. Ses yeux creux ne trahissaient aucune pensée. Sur ses épaules, Himawari souriait avec la même gaieté innocente que toujours.
— Écarte-toi, ordonna Jinya.
— Impossible. Mère s’intéresse un peu à Kaneomi, voyez-vous, répondit Himawari, sans doute en parlant du sabre démoniaque Yatonomori Kaneomi.
— Donc cette parade nocturne n’était qu’un leurre ?
— Exactement. Nous savions bien que Kaneomi-san accourrait si Jishibari se montrait, et que vous seriez derrière. Deux proies d’un coup.
Les filles de Magatsume avaient tendu l’appât, et Jinya, aveuglé, s’y était jeté sans réfléchir. Séparer Kaneomi du groupe avait été leur but depuis le début.
Jinya serra les dents. Ils s’étaient fait berner.
— Oh ? À t’entendre, j’en déduis que cette Magatsume en a après Jinya ? fit Somegorou, d’un ton toujours détaché.
Il avait compris qu’ils s’étaient fait piéger, mais préférait en apprendre davantage. D’après les paroles d’Himawari, il semblait clair que Magatsume visait à la fois Yatonomori Kaneomi et Jinya.
— Bien sûr. Mère est complètement obsédée par mon oncle.
— Vraiment ? Pourtant, vous aussi, vous semblez drôlement attachées à lui, toutes les deux.
Somegorou cherchait une réaction, et il l’obtint. Himawari resta un instant figé, visiblement sincère dans sa surprise.
— Hum, je me demande depuis un moment… Vous trouvez vraiment étrange que Jishibari et moi appelions Jinya « Mon Oncle » ?
Jinya trouva la question curieuse, mais répondit simplement, peut-être parce qu’il avait une fille du même âge qu’elle.
— Je trouve ça un peu familier, entre ennemis.
— Peut-être bien, mais quand même…
Elle fit la moue, sans doute déçue qu’il n’ait pas répondu autrement. Avec son air boudeur, elle ressemblait à s’y méprendre à une enfant ordinaire. Mais ce qu’elle dit ensuite frappa Jinya comme un coup en pleine tempe.
— Il me semble pourtant normal d’appeler le frère de sa mère « Mon Oncle ».
Sa vision se troubla. Ses pensées s’arrêtèrent net. Il lui fallut plusieurs secondes pour saisir le sens de ces mots. Peu à peu, tout s’emboîta. Pourquoi n’avait-il pas fait le lien plus tôt entre les récents événements et la femme démoniaque qui avait créé le Souvenir de Neige à Edo ?
— Magatsume… Voilà donc pourquoi…
Dans le panthéon shintô, il existait des dieux maléfiques appelés Magatsuhi no Kami, les dieux qui apportent le désastre. Maga signifiait « calamité », tsu « porteur », et me était une forme archaïque de « femme ». Magatsume pouvait donc se traduire par « la Femme qui apporte la calamité ». Et Jinya connaissait une femme qui avait jadis juré d’apporter la ruine à l’humanité.
— Je vois. Dans ce cas, il semblerait bien que je sois ton oncle, dit-il lentement.
Elle agissait depuis tout ce temps dans l’ombre, tissant ses complots : la création du Souvenir de Neige, l’ordre donné à Jishibari de traquer les humains, la transformation de Naotsugu en démon, la formation de la parade nocturne… Tout émanait d’elle.
— Mais bien sûr, oncle Jinta.
C’est bien toi, n’est-ce pas… Suzune ?
[1] Le protagoniste du fameux « Le Dit du Genji », œuvre majeure de la littérature japonaise du XIe siècle.