SotDH T6 - CHAPITRE 1 PARTIE 2
Contes Nocturnes de Sabres Démoniaques : Mikage : L’Esprit (2)
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Traduction : Calumi
Correction : Raitei
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Pour dire les choses simplement, Kaneomi était une épée.
— Ma fille dirigera un jour les Nagumo, mais elle manque pour l’instant de talent au sabre. Je vous prie de bien vouloir la guider.
Les Nagumo étaient une lignée renommée de chasseurs d’esprits hostiles. La fille du chef actuel de la famille se nommait Nagumo Kazusa, une jeune fille douce dont les bras frêles semblaient bien peu faits pour tenir une lame.
— Je serai entre vos mains.
Elle n’avait que douze ans lorsque son père la présenta à Kaneomi. Malgré son allure délicate, ses mains portaient de solides callosités, preuves d’un entraînement assidu ; pourtant, son maniement du sabre restait maladroit. Plus grave encore, elle ne parvenait pas à abattre les démons, sa lame s’arrêtant toujours juste avant l’impact. Tout le talent et tout l’entraînement du monde ne valaient rien lorsqu’un cœur trop tendre retenait le bras.
Aux yeux de Kaneomi, la vérité était claire : cette enfant n’était pas faite pour combattre. Elle était bien trop bienveillante. Pour elle, blesser autrui revenait à se blesser elle-même. Elle n’avait pas les dispositions pour mener une famille de chasseurs de démons.
Tu n’es pas faite pour manier une lame.
Ces mots abrupts étaient la plus grande marque de bonté que Kaneomi pouvait offrir. Quoi qu’en pense le père de Kazusa, elle n’était pas condamnée à devenir chef de famille. Il devait bien exister de meilleures options pour une enfant aussi douce.
— Je suis d’accord. Mais je crois que c’est précisément pour cette raison que mon père souhaite que je prenne un jour la tête des Nagumo.
La fillette lui sourit doucement, sans se vexer de l’insolence de Kaneomi. Elle était plus solide qu’elle n’en avait l’air.
— Je comprends que vous me jugiez inapte à manier une lame démoniaque parce que j’hésite à tuer les démons… mais je crois que ceux qui n’hésitent pas sont les véritables inaptes. Une lame démoniaque peut bien avoir sa propre volonté, elle ne choisit pas ce qu’elle tranche. C’est pourquoi son porteur doit être quelqu’un capable de choisir.
Kaneomi n’avait vu qu’une faible enfant, mais elle était davantage que cela. Cette jeune fille avait une volonté ferme.
Sans la moindre hésitation dans la voix, Nagumo Kazusa déclara :
— Nous autres, Nagumo, nous faisons notre fierté de savoir quand tuer et quand ne pas tuer.
On pouvait se demander s’il n’avait jamais existé une famille de chasseurs d’esprits aussi tendre que les Nagumo. Kaneomi en éprouvait de l’exaspération, mais elle s’était pourtant attachée à cette lignée capable d’aller jusqu’à se soucier des sentiments d’une lame démoniaque. Elle s’était laissée gagner par la jeune fille qui lui souriait à présent.
Le souhait de Kaneomi était que Kazusa demeure la jeune fille douce qu’elle était. Pour cela, elle était prête à abattre ceux qui se dresseraient sur sa route et à lui ouvrir le passage. Elle voulait être son épée. Mais l’image de cette chaîne transperçant le corps de Kazusa restait gravée avec une netteté douloureuse dans son esprit.
Quelque chose de précieux lui avait été arraché, et elle était prête à endurer n’importe quelle humiliation pour le retrouver. Elle ne vivait plus que pour cela. La seule existence qui lui était permise était celle d’une lame. Depuis longtemps, elle avait perdu son fourreau.
— Toi, arrête-toi !
Kaneomi descendait la rue Sanjô en trottinant, à moitié en course. Être poursuivie par la police était devenu pour elle une habitude, puisqu’elle continuait à porter un sabre malgré le décret d’abolition. C’était si fréquent qu’elle était désormais considérée comme une personne à surveiller par les autorités locales. Pourtant, jamais il ne lui était venu à l’esprit de laisser son sabre au Soba du Démon.
— Pfiou… souffla-t-elle, lasse de ces poursuites incessantes.
Elle n’était pas faite pour l’ère Meiji.
Ayant semé les policiers, elle ralentit le pas. Peu après, elle aperçut Heikichi qui gémissait devant une boutique de bric-à-brac.
— Utsugi-sama ?
— Oh, Kaneomi-san.
Il semblait plongé dans de profondes réflexions, mais s’inclina légèrement en la voyant. Pour ne pas paraître impolie, elle lui rendit un bref salut.
— Qu’est-ce qui vous amène ici ? demanda-t-il.
— Rien de particulier. Et toi ?
Il y avait quelque chose d’étrange à voir un garçon robuste de dix-sept ans se tourmenter devant des peignes et des accessoires féminins. Heikichi rougit légèrement à la question.
— Oh, euh, rien. Oui.
— Je vois.
Elle n’y accorda pas plus d’importance et la conversation s’éteignit là.
Pour Kaneomi, Heikichi n’était rien de plus qu’un client régulier du restaurant de soba où elle logeait. Pour Heikichi, Kaneomi n’était qu’une connaissance de son maître, et une pique-assiette de ce même restaurant où il venait manger. Tous deux se reconnaissaient, mais ils étaient loin d’être proches. Aussi, un silence gênant s’installa entre eux, maintenant que le sujet était clos. Désireuse d’échapper à ce malaise, Kaneomi relança d’elle-même une conversation anodine.
— Où est Akitsu-sama aujourd’hui ?
— Il est parti manger des soba. Enfin… plutôt voir ce démon, je suppose.
Bien qu’il connût Jinya depuis un certain temps déjà, Heikichi n’était toujours pas parvenu à l’accepter.
— Comme d’habitude, alors.
— Exactement. Mais il paraît qu’il a des rumeurs étranges à raconter cette fois.
— Vraiment ? Pourrais-tu m’en dire plus ?
— Bien sûr. On raconte qu’un démon qui contrôle des chaînes rôde la nuit, suivi par d’autres démons.
Heikichi n’avait aucun moyen de deviner à quel point ces paroles étaient lourdes de sens pour Kaneomi.
***
La nuit tombée, une fois Nomari endormie, Jinya attacha Yarai à son flanc. L’interdiction du port du sabre rendait risqué le fait d’en avoir un, mais il aurait été insensé de ne pas en emporter à présent. Il n’observait la loi qu’en surface, incapable de se séparer de sa lame.
Il prit une lente et profonde inspiration pour calmer son esprit, puis se dirigea vers l’entrée du restaurant afin de sortir. Kaneomi l’attendait là.
— Kadono-sama.
Ce n’était pas inhabituel qu’il s’absente à pareille heure, mais l’expression sombre de la jeune femme ne laissait guère de doute sur la raison.
— Quelque chose ne va pas ? demanda-t-il.
— Jishibari est apparue.
Comme il s’y attendait, elle avait elle aussi entendu les rumeurs de la parade nocturne. Rien d’étonnant à ce qu’elle paraisse si troublée. Cela faisait cinq ans que son ennemie jurée n’avait plus été aperçue. Pourtant, le fait que sa fureur ne la pousse pas à une imprudence montrait qu’elle gardait conscience de la réalité. Kaneomi savait mieux que quiconque qu’elle était trop faible pour vaincre Jishibari seule.
— On dirait bien, dit-il. —Apparemment, elle mène maintenant une parade de démons. Elle a pris du galon depuis la dernière fois.
— Tu vas la poursuivre ?
— Oui. Somegorou m’a dit par où commencer à chercher. Et toi ?
— Est-il seulement besoin de le demander ?
— Non, je suppose que non.
C’était une question vaine. Bien sûr qu’elle irait. Trouver Jishibari était la seule raison pour laquelle elle était restée fidèle au sabre tout ce temps ; il était insensé d’hésiter maintenant. D’une résolution tragique mais ferme, elle inclina la tête devant Jinya.
— …Je vous en prie, accordez-moi votre aide.
Elle le supplia. Pour ceux qui vivaient par l’épée, admettre sa propre impuissance était une humiliation. Mais Jinya savait qu’il était bien plus amer encore de ne pouvoir abattre un ennemi honni.
— Tu es incroyable, dit-il avec sincérité. — Je pensais que tu agirais seule dès l’instant où tu aurais appris le retour de Jishibari, mais je me trompais. Tu ne t’es pas laissée emporter par la haine.
— Ce n’est pas quelque chose qui mérite des éloges. Je sais seulement que je suis trop faible pour accomplir quoi que ce soit.
Elle serra les dents de frustration, ses traits délicats se déformant sous l’amertume. Son ennemie jurée était revenue, et tout ce qu’elle pouvait faire était d’implorer l’aide d’un autre. Cela l’humiliait profondément.
— Il est plus difficile d’admettre sa faiblesse que de se montrer fort. Je suis sûr que ta nature t’empêche d’en être fière, mais tu n’as aucune raison d’en avoir honte. Ta capacité à repousser ta haine est incroyable.
Jinya trouvait la maîtrise de Kaneomi admirable. Sa main gauche se porta d’elle-même à Yarai, et un léger sourire se dessina sur ses lèvres.
— C’est même enviable. Une telle chose est hors de ma portée.
S’il avait possédé la force de Kaneomi, peut-être aurait-il trouvé une autre voie, une voie qui ne l’aurait pas conduit à blesser sa sœur, cette nuit lointaine.
Mais alors même qu’une part de lui en prenait conscience, la haine remuait en lui comme une boue épaisse. Il manquait encore de cette force. Sans doute le chemin qu’il suivait était-il le seul qui lui fût destiné.
— Pardonne-moi. J’ai l’impression de ne faire que me plaindre auprès de toi ces temps-ci, dit-il.
— Hé. Ce n’est rien. Cela signifie simplement que je suis digne de confiance, n’est-ce pas ?
Kaneomi sourit enfin, quoique faiblement. Ce simple sourire suffisait à donner du sens à sa propre sottise. Les tensions dissipées de ses épaules, elle soutint le regard de Jinya.
— Kadono-sama, acceptes-tu d’écouter mon histoire ?
L’expression de ses yeux en disait long sur sa sincérité. Ce serait la première fois qu’ils apprendraient véritablement à se connaître. Il y avait tant de choses que Jinya n’avait pu lui demander, par crainte de réveiller un passé douloureux, et elle-même avait évité de l’interroger sur bien des points.
C’était pour cela qu’ils étaient restés à distance, malgré les années vécues sous le même toit. Mais à présent, elle faisait le premier pas pour se confier, et il aurait été malvenu de l’arrêter alors qu’elle osait enfin s’ouvrir.
— Bien sûr.
— Merci.
Après une légère inclinaison, elle esquissa un sourire. D’une voix douce, elle commença :
— Mon histoire est pitoyable. Celle d’une épée qui n’a pas su protéger son maître…
***
Kaneomi servait Nagumo Kazusa en tant qu’épée, mais pour Kazusa, elle était bien plus que cela.
Elle était son maître d’armes, une grande sœur capable de la réprimander à l’occasion, et une amie irremplaçable. Kaneomi chérissait le temps passé parmi les Nagumo.
— Salut, Kazusa. Comment tu vas ?
De temps en temps, un homme du nom d’Akitsu Somegorou venait rendre visite à la maison des Nagumo. Les Nagumo maniaient une lame démoniaque, et les Akitsu utilisaient des esprits artefacts. En d’autres termes, tous deux œuvraient avec des objets pourvus d’une volonté propre. Peut-être était-ce pour cette raison qu’Akitsu entretenait une relation d’amitié avec les Nagumo. Somegorou troisième du nom se présentait parfois avec des douceurs de Kyoto en guise de présents, et passait à l’occasion la journée entière chez eux.
— Merci d’être venu, Oncle Akitsu.
— Ha ha, « oncle » ? Allons, je ne suis pas si vieux !
— Tu es dans la trentaine. Tu as largement dépassé l’âge d’un vieillard, grommela Kaneomi.
Kazusa, qui avait entendu, éclata de rire et répéta la phrase à Somegorou pour qu’il l’entende. Avec un large sourire, il lança un regard noir à Kaneomi et déclara d’un ton faussement menaçant :
— Oh oh, tu es sûre de toi ?
C’était un homme puéril et enfantin, mais Kazusa riait beaucoup en sa présence, alors Kaneomi choisissait de fermer les yeux.
Somegorou n’avait ni femme ni enfants, mais il comblait Kazusa d’attentions. Lorsqu’elle eut quinze ans et partit chasser des démons pour la première fois, il l’accompagna même, inquiet, pour veiller sur elle.
Kaneomi se souvenait encore parfaitement de cette nuit-là. Kazusa avait déjà tué des démons à l’entraînement, mais manquait d’expérience en combat réel. Somegorou avait proposé son aide, mais en tant que future chef de la famille Nagumo, elle tenait fermement à mener l’affaire seule.
Ses mains tremblaient face au démon, non par peur, mais parce qu’elle hésitait à donner la mort.
— Tout ira bien. Tu peux le faire, dit doucement Kaneomi pour la rassurer.
Kazusa esquissa un sourire un peu raide.
— Tu m’aideras, n’est-ce pas ?
Bien sûr. Je suis ton épée.
Au final, Kaneomi n’eut rien à faire. Kazusa abattit le démon avec aisance. Son entraînement avait porté ses fruits.
Alors que le démon se dissipait dans le néant, une larme unique glissa sur la joue de Kazusa.
— Je ne demanderai pas ton pardon. C’est notre devoir.
Elle serra les dents, amère d’avoir laissé échapper une larme. Elle avait choisi de tuer, elle n’avait donc aucun droit de pleurer. Le faire revenait à tenter d’échapper à la rudesse de sa décision.
À cet instant, Kaneomi sut qu’elle servait le bon maître. Kazusa avait gagné en force tout en restant douce. Elle méritait le respect.
Mais les fins surviennent toujours brutalement.
Deux années passèrent. Kazusa s’était habituée à combattre les démons. Somegorou ne l’accompagnait plus, ayant été témoin de ses progrès. Comme à n’importe quel autre jour, elle reçut une mission et partit terrasser un démon. Mais celui qu’elle rencontra était inhabituel. Il n’avait aucun trait : ni visage, ni cheveux, ni peau. Seulement deux jambes, deux bras et des ongles. Un démon dépourvu de tout, sinon d’une forme grossière. Pourtant, son apparence importait peu : la tâche à accomplir restait la même.
Comme toujours, Kazusa combattait d’une lame hésitante. Cependant, ce démon n’était semblable à aucun de ceux qu’elle avait affrontés jusque-là. Capable de manipuler des chaînes, il la tua sans effort.
Sans même un instant pour dire adieu, l’âme de Kazusa quitta son corps. Des yeux se formèrent alors sur le visage du démon, puis un nez, puis une bouche. Et de cette bouche nouvellement façonnée, le démon murmura son propre nom, comme pour s’assurer qu’il en avait bien un :
— Jishibari… Je… suis Jishibari…
Kaneomi se maudit en entendant cette voix au loin. Tout ce qu’elle avait pu faire, ce fut fuir avec la dépouille de Kazusa. Elle n’avait pas su protéger son maître, ni même le venger. Kaneomi n’était qu’une lame inutile, incapable d’accomplir son rôle.
Et la suite, Jinya la connaissait déjà.
Kaneomi s’adressa à Somegorou, qui la présenta à un maître de sabre dont on disait qu’il pouvait abattre un démon d’un seul coup.
Elle le chargea de capturer Jishibari.
Elle n’avait plus qu’un seul but en tête : reprendre ce que le démon lui avait volé. Ayant tout perdu, ce but était la seule chose qui la faisait tenir.
***
— …Et c’est pour cela que… je dois…
— Ça suffit.
Bien qu’elle s’efforçait de parler d’un ton neutre, sa voix tremblait et son visage se tordait de chagrin. Ses yeux étaient si pleins de regrets qu’ils semblaient prêts à déborder, et Jinya l’interrompit sèchement. L’essentiel de son histoire suffisait. En dire plus ne reviendrait qu’à se tourmenter davantage.
— Je suis désolée, dit-elle.
— Tu n’as pas à l’être. Je ne prétendrai pas comprendre ce que tu ressens, mais je sais ce que c’est que d’échouer à protéger quelqu’un.
Des souvenirs de sa jeunesse, passés auprès d’un être cher, lui traversèrent l’esprit. Elle lui avait été précieuse, et pourtant il n’avait pas su la protéger. Il ne pouvait connaître la douleur de Kaneomi, pas plus qu’elle ne pouvait connaître la sienne, mais ils pouvaient se comprendre malgré tout.
— Hé ! J’espère que je ne t’ai pas trop fait attendre, Jinya. Prêt à y aller ?
La porte du restaurant s’ouvrit soudain en coulissant, et Kaneomi se raidit de surprise.
— Akitsu-sama… ?
— Bonsoir. Ça vous dérange si je me joins à vous ?
L’atmosphère pesante se dissipa légèrement à l’arrivée de Somegorou. Kaneomi se tourna vers Jinya, cherchant une explication à la présence de cet homme, mais il n’avait pas grand-chose à lui dire. Sa participation ne l’enchantait guère.
— Désolé. Il s’est imposé, dit Jinya.
Il avait prévu d’affronter seul la parade nocturne, mais Somegorou avait offert son aide, sachant que Jinya avait déjà échoué à vaincre Jishibari. Jinya l’avait refusé à plusieurs reprises, mais Somegorou n’en avait cure et avait décidé unilatéralement de l’accompagner.
— Pourquoi t’obstiner à refuser, d’ailleurs ? Tu vas affronter toute une parade de démons. Plus t’auras de bras pour t’aider, mieux ce sera, non ? lança Somegorou.
— Hmph…
Il n’avait pas tort. Plus d’alliés, c’était toujours mieux, et Jinya savait aussi que l’habileté de Somegorou comme chasseur de démons était loin d’être négligeable. Pourtant, il hésitait à accepter son aide.
— Tu sais, c’est drôlement poli d’attendre que j’arrive alors même que t’as pas envie que je vienne, fit remarquer Somegorou.
— Si je partais sans toi, tu me suivrais de toute façon.
— Hé hé, ça c’est bien moi. Tu me connais trop bien.
Ils se connaissaient depuis assez longtemps pour que Jinya sache combien cet homme pouvait être obstiné. Pourtant, il devait au moins tenter de l’arrêter. Il posa son regard dans celui de Somegorou et dit :
— Je vais te le redemander une fois encore. N’y va pas.
Jinya savait qu’il ne pouvait empêcher Kaneomi de partir. Dans l’idéal, il aurait voulu s’en charger seul, mais il comprenait que c’était son combat. Lui n’était qu’une aide engagée.
La première fois qu’il avait affronté Jishibari, il avait été vaincu parce qu’il avait dû protéger Kaneomi, et il savait que la même chose pouvait se reproduire. Pourtant, il ne pouvait pas l’empêcher d’y aller. La logique n’y changeait rien : c’était sa fierté qui était en jeu. Elle n’aurait jamais accepté de rester en arrière.
Somegorou, en revanche, était différent. Il n’avait aucun lien avec cette lutte.
— Quoi, t’as peur que j’y reste, c’est ça ?
Jinya garda le silence. Somegorou avait visé juste.
Il approchait de la cinquantaine, un vieil homme. Sa technique avait sans doute gagné en maîtrise, mais son corps, lui, était en déclin. Jinya ignorait à quel point il était encore capable de se battre et ne voulait pas qu’il sacrifie sa vie, surtout pour un combat qui ne le concernait pas. Il refusait son aide uniquement par inquiétude pour lui.
— Ah ah ah, j’apprécie, mais nous autres humains, on est plus solides que tu ne le crois. Je ne vais pas casser ma pipe si facilement.
Somegorou souriait avec douceur. Dans sa jeunesse, ses sourires avaient toujours paru forcés, mais à présent, ils venaient du cœur.
— Les humains ne sont pas aussi forts que les démons, ni aussi durables, et pourtant nous sommes immortels.
Sa voix paisible portait une volonté ferme et une déclaration audacieuse. Mais Jinya ne partageait pas son avis. Les humains étaient fragiles. Leur corps se brisait avec facilité, leur vie était éphémère. Rien n’était immuable. Pour un démon à la longue existence comme lui, les humains étaient tout le contraire de l’immortalité.
— À voir ta tête, j’imagine que tu ne me crois pas. Ce n’est pas grave. Je te prouverai moi-même la ténacité des hommes.
Somegorou haussa les épaules, comme s’il n’avait jamais attendu qu’on le croie. Il pivota vivement et marcha d’un pas décidé vers la sortie.
— Allez, on y va ? J’ai pas besoin de ton inquiétude. Ce n’est pas comme si je faisais ça par pure bonté.
Ses yeux se plissèrent et un bref sourire douloureux passa sur son visage, mais ce ne fut qu’un instant. En un clin d’œil, il avait retrouvé son air détaché, et le sujet s’acheva sans véritable conclusion.
— Kadono-sama, est-ce vraiment raisonnable ? demanda Kaneomi.
— Il a sûrement une idée derrière la tête. On ne peut pas l’arrêter, de toute façon. S’il veut aider, ainsi soit-il.
— …Je comprends.
Somegorou n’était pas homme à se laisser dicter sa conduite. La situation dérangeait encore Jinya, mais il ne pouvait pas faire grand-chose de plus. Il invita Kaneomi à passer devant afin de se donner un moment pour reprendre contenance. Elle acquiesça et ferma les yeux. Lorsqu’elle les rouvrit, toute hésitation au sujet de Somegorou avait disparu.
Une fois qu’elle fut sortie, Jinya inspira profondément pour concentrer son esprit. Il allait franchir le seuil quand une voix délicate l’interpela.
— Père ?
Il se retourna et vit Nomari qui le regardait avec inquiétude.
— Désolé, je t’ai réveillée ?
— Ce n’est rien… Vous partez quelque part ?
Sa voix tremblait légèrement. Elle avait tant grandi, et pourtant cette fragilité dans son timbre rappelait à Jinya la fillette qu’elle avait été.
— J’ai un travail à faire
D’un geste impassible, il tapota la garde de Yarai.
Elle baissa les yeux vers ses pieds, le visage assombri par un mélange douloureux de solitude et de tristesse.
— Rendors-toi. Je ne serai pas long.
— …Je comprends. Je ne peux rien dire pour t’arrêter, n’est-ce pas ?
Ses paroles le blessèrent d’autant plus qu’il savait qu’elles étaient vraies. Tout l’amour qu’il portait à sa fille ne suffisait pas à apaiser la haine qui couvait en lui. Que pouvait-elle bien penser d’un père pareil ?
Timidement, elle leva les yeux vers lui, et ses prunelles brillantes lui serrèrent le cœur. Il avait sa réponse.
— Nomari…
— Je suis désolée. Je n’aurais pas dû dire ça.
Il savait qu’elle ne le pensait pas. C’était une enfant si douce qu’elle pouvait souffrir de ses propres mots. La voir au bord des larmes lui faisait plus mal que n’importe quel démon qu’il avait affronté. Il tendit la main, voulant la réconforter.
— Ah…
Mais sa main ne l’atteignit jamais. Elle recula aussitôt qu’il voulut lui caresser la tête.
— Je suis désolée.
— …Ce n’est rien.
Il se raidit, incapable de savoir quoi faire, mais n’ayant pas la force de soutenir plus longtemps le visage douloureux de sa fille.
Un silence pesa, bientôt brisé par le sourire maladroit de Nomari. Son expression restait crispée, comme si elle luttait pour retenir ses larmes.
— Sois prudent, Père.
Il n’était pas assez aveugle pour ignorer qu’elle contenait ses émotions, mais elle essayait malgré tout de l’accompagner d’un adieu digne. À une fille aussi aimante, il répondit calmement :
— Merci. Je reviendrai vite.
Aucun des deux ne dit ce qu’il aurait vraiment voulu dire, et Jinya se détourna pour partir. En y songeant, il se souvint qu’autrefois, quelqu’un l’attendait déjà ainsi à la maison, longtemps auparavant.
Mais il ne se rappelait plus ce qu’il avait ressenti, à cette époque lointaine.