SotDH T5 - INERLUDE 1 PARTIE 6
Conte de Pommes d’Amour et de la Nymphe Céleste (6)
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Traduction : Calumi
Correction : Raitei
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Le Miroir du Renard.
Il était une fois un jeune homme d’un village de forgerons qui épousa une nymphe céleste. Leurs débuts n’avaient pas été des plus heureux, mais ils finirent par tomber amoureux et devinrent de véritables époux. Un jour pourtant, la nymphe tomba malade, et le jeune homme souhaita qu’elle retourne aux cieux. Ce qui exauça son vœu fut le Miroir du Renard, forgé dans un miroir en métal à partir des cendres d’un renard. Grâce à ce Miroir du Renard, la jeune fille put regagner les cieux.
15 août.
Baigné par les rayons de l’été, le sanctuaire Aragi Inari bourdonnait d’activité. Une grande foule s’était rassemblée dans son enceinte, son ardeur rivalisant avec la chaleur accablante. Tous étaient venus pour le festival d’été, bien sûr, tout comme Jinya et les autres.
— Ouais ! On commence par visiter tous les étals, Heikichi !
— Maître, je vous en prie, faites moins de bruit. Vous me mettez dans l’embarras.
Emportés par l’entrain de la fête, le maître et le disciple s’écartèrent du groupe et se mêlèrent à la foule. Jinya les suivit du coin de l’œil, puis observa l’encombrement.
On trouvait des étals de dango, de tempuras, et même de confiseries sculptées. Les senteurs mêlées flottaient dans l’air au milieu d’un vacarme assourdissant. Des artistes de rue découpaient du papier en silhouettes ou faisaient tournoyer des assiettes, tandis qu’enfants et adultes dansaient au son des musiques du festival.
— Il y a tellement de monde ! s’écria Nomari.
C’était la première fois qu’elle voyait un festival, et Jinya l’y aurait emmenée plus tôt s’il avait su combien elle en serait ravie. Il ne put s’empêcher de sourire en la voyant courir devant avec enthousiasme.
— Voyons, Nomari-san, ne cours pas, dit Kaneomi.
Elle portait encore son sabre, même en plein festival. Elle veillait un moment sur Nomari, le temps que Jinya règle une petite affaire.
— C’est bondé, murmura-t-il pour lui-même.
— En effet, répondit Koudai, mais c’est précisément cette foule qui rend les festivals si particuliers.
Les deux hommes s’étaient assis sur un banc dans l’aire de repos, d’où ils observaient l’animation du festival.
Asagao avait regagné le ciel sans encombre, mais elle avait laissé bien des mystères derrière elle. C’était pour cette raison que Jinya était venu trouver le grand prêtre afin d’obtenir des réponses.
— Qu’est-ce donc que ce Miroir du Renard ? demanda Jinya.
Il avait vu le miroir de ses propres yeux et ne doutait pas de ses pouvoirs, mais il n’adhérait pas pleinement à l’histoire qu’on en racontait.
— Eh bien… Une légende se doit d’être composée à la fois de vérité et de fiction, répondit l’homme en reprenant les mêmes mots que précédemment.
Son sourire était doux et tranquille. Il avait affirmé qu’Asagao n’était pas la première nymphe céleste à apparaître, ce qui signifiait qu’il avait saisi dès le départ la vérité sur la présence d’Asagao, et sans doute aussi sur son dénouement.
— Le miroir existe réellement, alors quelle est la part de fiction ? demanda Jinya.
— Réfléchissez de nouveau à la légende. Ne trouvez-vous pas qu’il y a quelque chose d’étrange ? reprit l’homme sans marquer de pause.
La légende transmise au sanctuaire semblait contenir un indice sur la véritable nature de cet incident.
L’histoire du Miroir du Renard est un récit transmis ici, à Sanjyou, dans la région de Kyôto. N’est-ce pas un peu étrange qu’il mette en scène un jeune homme né dans un village de forgerons ?
À y repenser, c’était en effet singulier.
— C’est parce que le récit du Miroir du Renard et celui de la nymphe céleste sont deux histoires distinctes que l’on a combinées.
— Je comprends. Vous voulez dire que le Miroir du Renard a été fabriqué ailleurs qu’à Kyôto ?
— Exactement.
Jinya s’était donc trompé dans son raisonnement depuis le début. Mais qu’en était-il alors de l’histoire de la nymphe céleste descendue sur terre ? Il allait poser la question lorsque le grand prêtre détourna soudainement le regard. Suivant sa direction, Jinya aperçut une femme qui avançait gracieusement vers eux au milieu de l’agitation du festival.
— Pour vous, Jinya-sama.
Chiyo, l’épouse du grand prêtre, s’inclina légèrement et posa un plateau sur le banc. Il contenait deux tasses de thé et une petite assiette d’isobe mochi.
Dans son village de fer, l’isobe mochi avait été une friandise rare. Chaque fois que son père adoptif lui en préparait, c’était une immense joie. Aujourd’hui encore, il en raffolait, plus encore que des soba. Mais ni Koudai ni Chiyo n’étaient censés le savoir.
— C’était votre préféré, n’est-ce pas ? dit-elle.
Chiyo avait connu son nom avant même de lui dire le sien, et voilà qu’elle connaissait aussi son goût pour l’isobe mochi. En toute franchise, elle lui paraissait plus mystérieuse qu’Asagao elle-même, pourtant descendue des cieux. Même à présent, Chiyo gardait une allure modeste et gracieuse, sans jamais se départir de sa retenue. Un instant de silence gêné s’écoula, puis le grand prêtre se leva brusquement.
— Permettez que j’échange ma place avec mon épouse. Elle en sait bien plus que moi sur le Miroir du Renard. Il a été fabriqué dans son village, après tout.
— Hein ? Mais…
— J’avais envie de profiter un peu du festival de toute façon. Dommage qu’il n’y ait pas de pommes d’amour, mais tant pis.
Sur un ton badin, l’homme s’éloigna, même lorsque Jinya l’appela. Celui-ci regarda Chiyo, déconcerté. Elle s’assit gracieusement à ses côtés, sans manifester la moindre irritation envers son mari qui venait de lui confier la tâche de tout expliquer. Jinya demeurait troublé par ce qui venait de se passer, mais si elle possédait les informations qu’il cherchait, il n’avait rien à y redire.
— Soit. Je vous écoute donc, Chiyo-dono.
— Vous vouliez en savoir plus sur le Miroir du Renard, n’est-ce pas ? dit-elle en prenant une profonde inspiration.
Son expression s’était faite grave. Ce qu’elle s’apprêtait à révéler n’avait rien d’une légende, c’était la véritable nature du Miroir du Renard.
— Il fut créé à partir de la lance et du sang d’un démon capable de voir l’avenir. Le forgeron qui l’avait façonné voulait concevoir un miroir reflétant l’avenir, mais il forgea à la place un miroir qui reliait le passé au futur. Nous l’avons consacré en tant que go-shintai pour que nul ne puisse y toucher. Avec le temps, peut-être aussi par nécessité, son récit se mêla à celui de la légende locale du vol de vêtement, et il devint connu comme un miroir reliant les cieux et la terre.
Les légendes ne reflétaient pas la vérité, mais elles n’étaient pas entièrement fictives non plus. Le Miroir du Renard ne reliait pas les cieux à la terre, mais le passé à l’avenir. Le récit transmis au sanctuaire Aragi Inari avait pour but de dissimuler cette vérité.
Jinya ne put contenir sa stupeur. Il connaissait de nombreux objets dotés de pouvoirs particuliers, mais celui-ci les surpassait tous. Un miroir capable de faire voyager à travers le temps pouvait bouleverser un pays tout entier selon l’usage qu’on en faisait.
— Toutefois, le pouvoir du miroir s’affaiblit d’année en année. Un jour, le Miroir du Renard ne sera plus différent d’un simple miroir de métal.
— Attendez. Alors Asagao…
— …vient du futur, oui.
— …Je comprends.
La demoiselle céleste n’était autre qu’une simple mortelle qui s’était égarée par hasard dans le passé. Autrement dit, Asagao n’était qu’une fille ordinaire.
Jinya n’avait aucun moyen de savoir de combien de temps dans le futur elle venait, ni quelle existence elle menait là-bas. La vie étouffante qu’elle avait évoquée restait une image qu’il était incapable d’imaginer. Mais au fond, cela n’avait aucune importance. En définitive, Asagao avait choisi de retourner d’elle-même dans ce futur, et cela lui suffisait.
— Merci, dit-il.
— Ce n’est rien. J’espère seulement avoir pu vous être d’une quelconque aide.
La conversation terminée, Jinya laissa échapper un léger soupir. Malgré les zones d’ombre, il ne croyait pas que le couple Kunieda répondraient à ses questions sur leur identité. Il était pour l’essentiel satisfait. Alors c’était le bon moment pour clore la discussion. À présent, il allait retrouver Nomari et profiter du reste du festival. Il se leva pour partir lorsque Chiyo l’appela timidement.
— Hum, Jinya-sama, je crois que je préférerais que vous me parliez librement, finalement.
— Hein ? Je ne pourrais jamais…
— Je vous en prie, j’y tiens.
Il avait déjà refusé une première fois cette demande, puisqu’elle était une femme mariée. Mais elle la renouvelait, son regard grave, presque suppliant. Il hésita à céder, mais refuser deux fois lui parut cruel, alors il s’inclina.
— Très bien. En échange, Chiyo-do… Chiyo, parle-moi sans formalités, toi aussi.
Il se gratta la tête, embarrassé, en l’appelant de façon familière. Pour une raison qu’il ignorait, cela sembla la remplir de joie. Quelle femme étrange, songea-t-il, elle qui connaissait son nom et ses préférences.
— Bien. Dans ce cas…
Elle abandonna sa retenue habituelle, ses yeux brillant soudain comme ceux d’un enfant après une espièglerie réussie. Un large sourire fendit son visage, triomphant.
— Puis-je t’appeler Jinta-nii ?
Son esprit se vida. Un choc brutal ébranla sa conscience. Il n’avait pas entendu « Jinta-nii » depuis une éternité, et il ne connaissait qu’une seule personne qui l’avait appelé ainsi. Les souvenirs lui revinrent, et les mystères commencèrent à se dénouer un à un.
Bien sûr qu’elle connaissait son nom et son goût pour l’isobe mochi. Tout devenait clair : pourquoi la légende se déroulait en ce lieu, et pourquoi il s’agissait d’un Miroir du Renard. Le village sidérurgique de Kadono vénérait Mahiru-sama, la déesse locale du Feu. On disait que Mahiru-sama allumait des flammes inextinguibles et vivait aussi dans la forêt Irazu sous la forme d’un renard.
— …C’est toi Chitose ?! s’écria-t-il d’une voix inhabituellement forte.
Chiyo—Chitose éclata de rire, ravie de le voir si troublé.
— Tu en as mis du temps, Jinta-nii.
Chitose, la fille du salon de thé du village. Elle faisait partie de ceux qui avaient accepté sa petite sœur, et elle appréciait beaucoup Jinya lui-même. Lorsqu’il avait quitté son village, voilà trente-deux ans, elle n’était encore qu’une fillette. L’image de cette enfant restait si vive dans son esprit qu’il n’avait jamais envisagé qu’elle puisse grandir, quitter le village et se marier.
— Que fais-tu ici ?
— Ceci est un sanctuaire affilié à Kadono. Après le décès de la princesse, j’ai repris le rôle d’Itsukihime. C’est ainsi que nous avons fini par gérer cet endroit en couple.
Le récit du Miroir du Renard situait son origine dans un village de forgerons, ce qui paraissait étrange pour une histoire de Kyôto, mais pas pour une histoire de Kadono. Le sanctuaire Aragi Inari honorait lui aussi une divinité renard. En toute vraisemblance, il avait d’abord été établi pour vénérer une forme de Mahiru-sama.
— Tu es l’Itsukihime ?
— Je l’étais, mais seulement de nom. Avec la disparition de Yarai, je n’étais plus qu’une simple prêtresse.
— Je vois. C’est ainsi que tu es devenue Chiyo.
Tout comme Shirayuki était devenue Byakuya, Chitose avait abandonné une partie de son ancien nom pour adopter le caractère de la « nuit », devenant Chiyo. Elle reprenait ainsi une tradition interrompue à cause de son échec.
— Et Kadono ? demanda-t-il.
— Je l’ai confié à ma fille. Nous ne laisserons pas s’éteindre de nouveau la lignée des prêtresses.
— Alors, c’est elle l’Itsukihime actuelle ?
— Oui. Les Itsukihime ne sont plus limitées au sanctuaire, à présent. Le nôtre est désormais semblable à n’importe quel autre. J’aime bien son nouveau nom, d’ailleurs, dit-elle en étouffant un rire.
Jinya laissa échapper un soupir où perçait son émotion, puis posa les yeux sur elle. L’enfant qu’elle avait été était devenue une femme accomplie, digne, qui soutenait son mari. Il était étrange de constater combien les années l’avaient changée.
— Kadono doit avoir beaucoup changé.
— Oui, et c’est bien dommage. Si j’étais devenue Itsukihime un peu plus tôt, j’aurais pu t’avoir comme protecteur.
— Ha ha. Vraiment ?
— Malheureusement, nous n’avons plus de gardiens pour les prêtresses.
Ces retrouvailles inattendues avaient quelque chose de réconfortant, mais aussi de doux et d’apaisé. Sans doute était-ce parce qu’ils avaient tant vieilli l’un et l’autre. Ils plaisantaient et riaient, oubliant le temps écoulé et les changements qu’ils avaient traversés.
— Je suis heureuse d’avoir pu tenir la promesse que je t’avais faite, dit-elle.
Il afficha un air surpris, mais se rappela vite et sourit.
— Tu t’en souviens ? demanda-t-elle.
— …Oui. Je m’en souviens.
Lorsqu’il avait quitté Kadono, il avait dit qu’il aimerait goûter de nouveau à son isobe mochi s’il revenait un jour. Il n’avait dit cela que parce qu’il n’avait pas eu le cœur d’avouer qu’il ne reviendrait jamais, mais elle, elle avait retenu ses mots. Cela le toucha profondément.
— Je t’en prie, goûte.
— Merci.
Il tendit la main vers l’isobe mochi qu’elle avait apporté. La sauce soja exhalait un parfum gourmand, et le mochi était encore chaud. Il en porta un à sa bouche et le trouva délicieux. L’isobe mochi qu’elle avait préparé égalait ceux que son père adoptif lui cuisinait autrefois.
— C’est merveilleux.
— Évidemment.
L’image de la jeune Chitose se superposait à celle de la Chiyo adulte. Ce n’était sans doute qu’un jeu de sa mémoire, mais il était heureux de pouvoir retrouver un instant ces jours révolus.
— Père !
Une voix le tira de ses souvenirs. Nomari agitait la main depuis la foule, Kaneomi à ses côtés. Cette dernière paraissait épuisée, sans doute d’avoir été entraînée partout.
— Vas-y, dit Chitose.
— …Merci.
Il était réticent à la quitter, mais il ne pouvait pas non plus ignorer sa fille. Il avala son thé d’une traite, puis se leva.
— Adieu… Non. À bientôt, alors, Chitose.
— En effet. Prends soin de toi, Jinta-nii.
Ils n’avaient nul besoin d’adieux, ni de craindre leur séparation. Ils pourraient se revoir quand ils le voudraient.
— Père, as-tu fini de parler ? demanda Nomari.
— Oui.
Baigné par les rayons d’été, entouré des musiques du festival, Jinya rejoignit Nomari et prit sa main. Il ressentit la chaleur de l’été et une profonde impression de bonheur.
— J’ai faim !
— Moi aussi. Et si on essayait des pommes d’amour ?
— D’accord ! C’est quoi, une pomme d’amour ?
— …Tu sais, je ne sais pas vraiment moi-même.
Les pommes d’amour lui étaient venues à l’esprit parce qu’elles étaient la friandise préférée d’Asagao, mais qu’étaient-elles exactement ? Des confiseries en forme de pomme ? Des sucreries au goût de pomme ? Il l’ignorait, et il n’aperçut aucun étal de pommes d’amour en cherchant des yeux.
— Enfin, peu importe. Allons voir ce qu’ils proposent d’autre, dit-il, et tous deux se mirent à explorer le festival.
Il aimerait un jour tenir la promesse faite à Asagao. Puisqu’elle venait du futur, peut-être cela serait-il possible. Il se renseignerait d’ici là sur ce qu’étaient vraiment les pommes d’amour.
— Père, par ici, par ici !
— J’arrive, j’arrive.
Pour l’instant, toutefois, il se contenterait de savourer les réjouissances du festival.
Le ciel était d’un bleu limpide, et leur fête d’été ne faisait que commencer.
Il existe de nombreuses théories quant à l’origine des pommes d’amour, mais la plupart s’accordent à dire qu’elles furent inventées sur la côte ouest des États-Unis.
Les premières pommes d’amour ne furent créées qu’en 1908, soit trente-six ans après le moment où se situe cette histoire, et elles ne figurèrent dans les festivals japonais que bien des années plus tard.
***
Quand je repris connaissance, j’étais étendue sur le sol du sanctuaire intérieur.
— …Hein ?
Je m’assis et regardai autour de moi. J’entendais la musique du festival et me dirigeai vers une zone éclairée. Prenant soin de ne pas me faire remarquer, je sortis du sanctuaire intérieur et constatai qu’un festival battait son plein.
Les abords du sanctuaire Jinta regorgeaient de stands, tous ceux que je connaissais bien : takoyaki, saucisses, pêches aux poissons rouges, pommes d’amour, tir à la cible, bananes enrobées de chocolat, et autres.
— …J’y suis arrivée.
Je laissai échapper un grand soupir de soulagement. J’étais revenue à mon époque.
J’avais vécu maintes expériences étranges grâce à un camarade de classe, mais celle-ci surpassait toutes les autres. Jamais je n’aurais imaginé finir par visiter l’ère Meiji.
— Kaoru ? C’est toi ? entendis-je appeler derrière moi.
Je me retournai et vis Miyaka, mon amie proche depuis le collège, se tenant là.
— Oh, salut, Miyaka-chan.
— Salut. Tu es là pour le festival ?
— Ah ah. Oui, on va dire ça, répondis-je d’un ton embarrassé.
Elle ne me croirait sans doute pas si je lui disais que je revenais de l’ère Meiji. Ou peut-être que si ? Elle n’était pas étrangère aux affaires occultes, alors qui sait ? Miyaka-chan, tu peux me rappeler quelle année on est ?
— Quoi ? Pourquoi ?
— Ça m’a un peu échappé. Tu sais comment c’est.
— Bon, d’accord. C’est l’an 21 de l’ère Heisei.
Donc, 2009 selon le calendrier occidental. Et puisque c’était la nuit du festival, cela devait être le 15 août. Il ne s’était écoulé qu’une demi-journée depuis que cette étrange lumière m’avait enveloppée.
— Ton yukata avec des ipomées est vraiment mignon, dit-elle.
— Merci. Toi aussi, tu es jolie.
— N’exagère pas. S’il te plaît.
Elle portait son habit de prêtresse, ce qui la gênait visiblement. Sa silhouette grande et élancée mettait vraiment en valeur tout ce qu’elle revêtait. Contrairement à moi. C’était tellement injuste.
— Oh, en parlant de yukata… fit-elle en fronçant légèrement les sourcils.
Son visage était d’ordinaire impassible, mais là elle semblait bouder.
— Oui ?
— J’ai croisé Tu-Sais-Qui près des marches de pierre tout à l’heure.
« Tu-Sais-Qui » voulait clairement dire Kadono-kun. C’était étrange de penser qu’il était encore présent alors que je venais de le voir à l’ère Meiji. Il avait bien dit être un démon pouvant vivre environ mille ans, mais c’était difficile à avaler.
— Il portait ce… kinagashi ou je ne sais quoi ? continua-t-elle.
Apparemment il avait un rendez-vous, mais il attendait toujours qu’elle arrive, la dernière fois que je l’ai vu.
— Un rendez-vous ?
Elle acquiesça d’un air contrarié. En y repensant, je l’avais invité à venir faire un tour au festival avec moi, mais il m’avait répondu qu’il avait déjà un engagement. Alors c’était ça, un rendez-vous ?
— Oui. Apparemment, ils avaient prévu ça depuis longtemps.
— Je me demande qui peut bien être son invitée. Peut-être quelqu’un qu’on connaît ?
Elle haussa les épaules et répondit avec une pointe d’agacement :
— Qui sait ? Il a dit que c’était une nymphe céleste, en tout cas. Peut-être la personne dont il m’a parlé et qui te ressemble ?
Kadono-kun m’appelait parfois « nymphe céleste », sans que je sache trop pourquoi. Il paraissait que j’étais le portrait craché d’une vieille connaissance à lui, au point qu’il m’appelait parfois « Asagao » par erreur. Mais désormais, je connaissais la véritable histoire.
Sous la musique du festival, il me sembla entendre encore les mots que j’avais prononcés autrefois : « Si jamais nous nous revoyons, allons ensemble à un festival, d’accord ? » Je n’avais fait cette promesse qu’un instant plus tôt, et pourtant il s’était écoulé plus d’un siècle. Sans m’en rendre compte, je m’étais mise à courir.
— Quoi… Kaoru ?
J’entendis Miyaka m’appeler derrière moi, mais je ne ralentis pas. L’idée ne me lâchait pas. Je courais comme si ma vie en dépendait. Mon étrange expérience hors du temps était encore si vive dans mon esprit, et c’était sans doute pour cela que je désirais tant le voir. Je voulais savoir quelle expression il afficherait. Peut-être que, pour une fois, je le surprendrais ? J’avais un grand sourire aux lèvres, et je n’avais aucun doute qu’il serait là à m’attendre.
Mon yukata n’était pas fait pour courir, mais je dévalai quand même les marches de pierre deux par deux. J’atterris de justesse, manquant de trébucher, puis scrutai les environs. Il y avait beaucoup de monde, mais je le repérai aussitôt, légèrement à l’écart du chemin.
— Tu es en retard, Azusaya.
Il était là, à m’attendre, la nymphe céleste, exactement comme je le savais.
— Heu, euh…
Il me fit signe de la main en me voyant. Il portait un simple kimono sans haori ni hakama, qui lui allait bien mieux que son uniforme scolaire. Il n’avait pas changé par rapport à l’ère Meiji.
— Calme-toi, pour commencer, dit-il.
— O-oui. Pardon. Heu… ça faisait longtemps… ?
Ne sachant pas quoi dire, je laissai échapper une phrase idiote. Mon visage devait être écarlate.
Il me sourit avec douceur.
— En effet. Je peux enfin t’appeler Asagao de nouveau, hein ?
Je sentis mes joues s’embraser davantage, et mes épaules tremblèrent. J’étais seulement une fille qu’il avait connue une semaine, et pourtant il se souvenait encore de moi après plus d’un siècle. Cela me rendait immensément heureuse.
— Tu te souviens.
— Bien sûr. Nous avions promis d’aller ensemble à un festival, non ?
— Ah ah, oui. Je ne pensais pas que tu te rappellerais vraiment de moi.
Tout cela remontait à plus d’un siècle pour lui, et malgré cela il se souvenait de moi en tant qu’Asagao.
— Tout cela est un peu étrange, dis-je.
— Pour moi, c’est surtout nostalgique. Je ne repense pas souvent à cette époque, mais je me souviens que c’étaient de bons moments.
Il voyait sans doute autre chose, un autre temps peut-être, en posant les yeux sur moi. Son regard se plissa doucement. Il n’avait rien d’un lycéen, plutôt l’air de quelqu’un qui avait réellement vécu plus d’un siècle. C’est pour cela que je ne pus m’empêcher de lui poser une question.
— Dis, Kadono-kun ? Je peux te demander quelque chose ?
— Bien sûr.
— Merci. Alors…
J’hésitai un peu, puis trouvai le courage de répéter la même question que je lui avais posée jadis.
— Est-ce que tu es… heureux ?
Ce que j’avais vécu il y a peu, était pour lui déjà de l’histoire ancienne. Cent ans s’étaient écoulés. Nomari n’était plus. Somegorou et Heikichi non plus. Kaneomi avait disparu, elle aussi.
Tous ceux avec qui j’avais partagé de bons moments avaient depuis longtemps quitté ce monde. Kadono-kun avait sans doute connu bien plus d’adieux que je ne pouvais l’imaginer, et pourtant il souriait maintenant avec tant de douceur. Je voulais savoir ce qu’il pensait.
— Bien sûr que je le suis, répondit-il d’une voix ferme comme l’acier, mais toujours empreinte de douceur. Vivre aussi longtemps signifie avoir connu de nombreuses pertes, et je ne pourrais pas prétendre que cela ne m’a pas attristé. Mais tout n’est pas négatif. J’ai perdu beaucoup de choses, mais j’en ai gagné beaucoup aussi. Et puis, si je n’avais pas vécu si longtemps, je ne pourrais pas profiter de ces retrouvailles inattendues qui surgissent parfois.
Autrefois, il n’avait pas su dire qu’il était heureux. Mais maintenant, après un laps de temps que je ne pouvais même pas concevoir, il le pouvait. Et j’en étais profondément heureuse pour lui.
— Ça veut dire… moi ? demandai-je.
— Tu n’imagines pas combien j’ai été heureux de te revoir.
— Oh là là, ça recommence.
Je ris pour détourner son commentaire, mais j’étais sûrement rouge comme une tomate. Lui, en revanche, ne sourcilla même pas en le disant, ce qui était franchement injuste.
Il balaya les stands du regard.
— Allons-y, maintenant. Je vais t’acheter une pomme d’amour, comme je l’avais promis.
Il se retourna, l’ourlet de son vêtement flottant légèrement avec élégance. Une fois encore, je ressentis vivement qu’il appartenait vraiment à un autre temps.
— Oui… Cette tenue te va vraiment bien, dis-je.
— Vraiment ? Moi, je dirais que ton yukata te va bien mieux encore.
— H-hein ? Tu trouves ?
Je portais le yukata aux ipomées que j’avais acheté spécialement pour le festival. Je l’aimais bien, mais son compliment inattendu me rendit un peu gênée.
— Oui. Un yukata à fleurs d’ipomée te va à merveille.
Au fond, peut-être qu’une part de moi savait qu’il dirait cela, tout comme une part de moi attendait les mots qu’il prononça ensuite.
— En fait, tu es exactement comme la nymphe céleste que j’avais gardée en mémoire
Ainsi, la promesse inoubliée jurée il y a de nombreuses années trouva son accomplissement en ce jour.