SotDH T5 - INERLUDE 1 PARTIE 4
Conte de Pommes d’Amour et de la Nymphe Céleste (4)
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Traduction : Calumi
Correction : Raitei
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— Dis, où est Kaneomi-san ?
Asagao s’était réveillée en même temps que Jinya, s’étant sentie gênée à l’idée d’être hébergée gratuitement et de dormir tandis que le maître de maison travaillait. Mais comme elle n’était pas du matin, une expression encore ensommeillée lui restait au visage. Elle et Jinya échangèrent quelques mots pendant qu’il préparait le petit-déjeuner. Elle finit par émerger assez pour remarquer l’absence de Kaneomi.
— Elle est déjà partie. Apparemment, un autre rendez-vous galant, répondit-il.
— Vraiment ? L’épée qu’elle porte est une Kaneomi, n’est-ce pas ?
— C’est exact. Yatonomori Kaneomi, une épée démoniaque. Je suis surpris que tu connaisses.
— Oui, eh bien, j’en ai déjà vu une, dit-elle avec un sourire satisfait.
Jinya en fut un peu surpris. Il existait au total quatre lames Yatonomori Kaneomi, si bien qu’il n’était pas impossible d’en apercevoir une autre quelque part, mais qu’une nymphe céleste en connaisse une le surprenait. Il lui demanda où elle l’avait vue, et elle répondit qu’elle appartenait au père d’une de ses amies, qui vivait dans un sanctuaire. Pour une raison ou une autre, cela semblait beaucoup l’amuser.
— Tu as bien dormi cette nuit ? demanda-t-il.
— Mmh-hm, oui. Honnêtement, je ne te remercierai jamais assez de me laisser rester ici.
— Ce n’est rien. Et puis, tu m’aides au restaurant.
— Il faut bien te rendre la pareille. Et puis, faire du service en salle contre toute attente, c’était amusant. Je suis peut-être faite pour ça !
— Service en salle ? répéta-t-il, sans reconnaître le mot.
Elle gloussa. Elle ne paraissait pas se moquer de lui, mais il ne pouvait s’empêcher de se dire que les jeunes femmes d’aujourd’hui étaient décidément une énigme.
— N’y fais pas attention. J’ai remarqué que Nomari-chan t’apprécie beaucoup, cela dit. Vous vous entendez bien, hein ?
— Je suppose. Elle est encore à cet âge où elle veut être choyée.
Il était, au fond, fou de joie d’entendre dire qu’il semblait proche de Nomari, et il ne put retenir un léger sourire.
— Et tu es trop heureux de la choyer, n’est-ce pas ?
— Je ne le nierai pas, mais ce n’est pas un sujet pour taquiner quelqu’un.
— Ah ah, d’accord, d’accord.
Cela faisait trois jours qu’Asagao était arrivée Au Soba du Démon, et, en ce laps de temps, elle s’était passablement détendue avec les autres. Jinya avait cru qu’elle serait plus anxieuse dans un pays qu’elle ne connaissait pas, mais il n’en était rien. Elle était plus hardie qu’elle n’en avait l’air, capable de parler avec une franchise surprenante à un homme de près de six shaku de haut qu’elle venait seulement de rencontrer.
— Je sais que je l’ai déjà demandé, mais tu es vraiment le père de Nomari-chan, n’est-ce pas ?
— Je le suis.
— Waouh. Je veux dire, tu as toujours eu quelque chose de « paternel » par certains côtés, mais ça fait tout de même étrange de penser que tu es réellement père.
— On me le dit souvent.
Elle était décidément audacieuse de poser pareille question. Jinya comprenait qu’il paraissait trop jeune pour être un père puisqu’il ne vieillissait pas, mais il avait un peu mal à l’idée qu’avec le temps il semblerait encore moins le père de Nomari.
— Bon, le petit-déjeuner est presque prêt. Je vais réveiller Nomari.
Jinya retrouva son calme et coupa court à la conversation. Il se dirigea vers la chambre, mais s’arrêta à mi-chemin et jeta un regard en arrière.
— Au fait, je sortirai moi aussi une fois Nomari partie à l’école.
— Oh ? Où vas-tu ?
— Au sanctuaire Inari d’Aragi.
— Pour quoi faire ? demanda-t-elle, l’air perdu.
Impassible comme à l’accoutumée, il répondit :
— D’après la légende, leur Miroir du Renard a renvoyé la nymphe céleste dans les cieux. Je me dis qu’on pourrait y trouver un indice.
Après le départ de Nomari pour l’école primaire, Jinya et Asagao se rendirent au sanctuaire Inari d’Aragi. Les préparatifs de la fête étaient plus avancés que l’autre jour, et il y avait aussi davantage de monde. Bien des étals étaient déjà prêts à ouvrir, et le sanctuaire avait perdu son habituelle quiétude, étouffée par le vacarme. On ressentait au plus profond de soi que la fête approchait. Jinya et Asagao se mêlèrent à la foule et parcoururent les lieux.
Ils n’étaient pas là pour repérer les lieux avant la fête, ni rien de tel. La nature de la lumière mystérieuse dont avait parlé Akitsu Somegorou demeurait inconnue, mais Asagao était, sans l’ombre d’un doute, arrivée ici depuis un endroit qui n’était pas le leur. Qu’elle fût une véritable nymphe céleste ou non, il semblait certain qu’au moins quelque chose de surnaturel était à l’œuvre. Cet élément était, selon toute vraisemblance, le Miroir du Renard, go-shintai du sanctuaire, que l’on disait relier le ciel et la terre. Dans ces conditions, le sanctuaire était le premier endroit à examiner. On n’obtiendrait peut-être pas grand-chose à se contenter d’observer ainsi, mais c’était malgré tout un début.
Comme il s’agissait d’un sanctuaire d’Inari, ils furent naturellement accueillis, une fois passés sous le torii, par des renards de pierre placés de part et d’autre de l’allée.
Curieusement, pourtant, l’œil gauche de chaque renard avait été fracassé. À part cela, ils ne remarquèrent rien de particulier. L’endroit ressemblait à celui d’un sanctuaire ordinaire.
Il n’y avait aucun intérêt à simplement regarder le bâtiment extérieur du sanctuaire. S’ils voulaient enquêter sur le Miroir du Renard, il leur faudrait se faufiler jusqu’au sanctuaire intérieur. Mais au moment même où cette idée lui venait, un visage familier l’appela.
— Tiens donc. Serait-ce vous, Jinya-sama ?
Elle s’appelait Chiyo, s’il se souvenait bien. C’était une femme déjà proche de la vieillesse. Elle s’avança vers eux avec un sourire doux. Bien sûr, il ne pouvait pas l’ignorer et s’inclina légèrement. Elle lui rendit une révérence polie et gracieuse, releva le visage pour hocher la tête et lui adressa un sourire assuré.
— Qui est donc cette jeune drame avec vous ?
— Oh, enchantée. Je suis Asagao.
— Ravie de te rencontrer, ma chère. Je suis Chiyo.
Toutes deux s’inclinèrent l’une devant l’autre. Asagao ne marquait plus de pause avant de donner son faux nom, tant elle s’était habituée à l’utiliser. Il n’y avait rien de particulier dans cet échange, pourtant quelque chose troublait Jinya. Pour une raison obscure, Chiyo semblait déjà connaître son nom alors qu’il ne le lui avait jamais dit, et ce depuis leur première rencontre. C’était étrange, puisqu’il ne l’avait jamais revue depuis son arrivée à Kyôto.
— Pardonnez-moi, Chiyo-dono, mais il ne me semble pas vous avoir donné mon nom…, dit-il avec un air interrogateur.
Malgré sa franchise, elle ne parut nullement déstabilisée.
— Ah, en effet. Je l’ai demandé à mon mari, répondit-elle.
— Mais alors, comment avait-elle su son nom dès leur première rencontre ?
Ses doutes demeuraient, même si elle paraissait inoffensive.
— Bien sûr. Excusez mon insistance. Il finit par se retenir, comprenant qu’il n’obtiendrait rien de plus.
— Pas du tout. Elle s’inclina légèrement, puis tourna les yeux vers Asagao. Êtes-vous mariés ?
— Q-quoi ? Non ! s’écria Asagao.
Malgré le brouhaha du sanctuaire, sa voix résonna au loin. Elle semblait profondément embarrassée, les joues écarlates.
— Oh, vraiment ? Je pensais que vous aviez prévu un rendez-vous pour le festival.
— N-non, pas du tout.
— Comme tu es adorable !
Chiyo s’amusa de l’attitude enfantine d’Asagao, dépourvue de malice. Jinya n’était pas opposé aux bavardages, mais il aurait préféré qu’ils passent aux choses sérieuses. Il lança un regard à Chiyo, qui hocha la tête.
— Puis-je demander ce qui vous amène aujourd’hui ? demanda-t-elle.
— J’espérais parler à Kunieda-dono, répondit-il.
— Je vais l’appeler tout de suite. Au fait, Jinya-sama…
Elle plongea son regard dans ses yeux. Elle restait aussi courtoise qu’auparavant, mais son expression semblait réclamer quelque chose, empreinte d’une légère insatisfaction.
— Oui ?
— Oh, ce n’est rien de grave. Je me demandais seulement si vous ne pourriez pas me parler sans formalités, comme autrefois.
— Pardon ?
Cette requête inattendue le surprit. À sa connaissance, ce n’était que la deuxième fois qu’ils se rencontraient, et la première où ils échangeaient vraiment.
— C’est simplement étrange que vous vous montriez si formel envers moi. Vous n’avez pas à vous abaisser ainsi. Je vous en prie, sentez-vous libre de m’appeler sans honorifiques.
— Jamais je ne pourrais.
Il hésitait trop à s’adresser à une femme mariée sans marque de respect, même si elle le lui demandait. Devant ce refus, elle porta la main à sa joue et baissa tristement le regard.
— Hélas, quelle déception. Enfin, je vais chercher mon mari, Koudai. Je vous prie d’attendre là-bas.
Elle désigna un banc dans un coin de l’enceinte du sanctuaire, probablement installé pour permettre de se reposer durant le festival. Avec un sourire fébrile et hésitant, elle s’inclina poliment puis se dirigea vers le pavillon de prière.
Jinya et Asagao s’assirent sur le banc. Tout autour, le sanctuaire fourmillait de monde en pleine préparation. Asagao observait, les yeux brillants de curiosité, les allées et venues de chacun.
— Il y a tellement de monde, et le festival n’a même pas encore commencé, dit-elle.
— Le festival d’Aragi est assez important. Il y a beaucoup à préparer.
— Vraiment ? Ça donne un peu d’excitation, non ? s’exclama-t-elle en serrant les poings, visiblement ravie.
L’endroit vibrait en effet d’une énergie particulière, rarement perceptible. On entendait parfois des éclats de voix impatients, mais les travailleurs restaient gais, et nombre d’entre eux buvaient déjà sous prétexte que les préparatifs faisaient partie du festival, si l’on s’autorisait cette interprétation généreuse. L’atmosphère était à la fois agitée et paisible. Un tel spectacle ne pouvait être savouré le jour même du festival.
— Il y a tellement de sortes d’étals ! Hein ? Ici c’est quoi ? Quelque-chose… tem.
Il y avait des stands de dango, d’épices, des étals d’exposition, et même des de confiseries sculptées. Tous étaient en plein montage, et parmi eux se trouvait celui qu’elle désignait : un stand de tempura, dont les caractères « pu » et « ra » sur la bannière semblaient trop difficiles pour elle. De plus, elle tentait de lire de gauche à droite, pour une raison obscure.
— C’est un étal de tempura, expliqua-t-il.
— Ohh, donc on peut écrire tempura comme ça aussi. Attends, quoi ? Du tempura dans un festival ?
Elle paraissait encore plus déconcertée qu’auparavant.
— Comment ça ? Le tempura est un classique des festivals. On en trouve partout.
Il n’y voyait rien d’étrange, mais après tout, leurs sensibilités différaient.
— Tu plaisantes. Les vraies nourritures de festival, ce sont plutôt les bananes au chocolat, les saucisses, les yakisoba, les takoyaki, et ce genre de choses.
Il la regarda, éberlué, sans reconnaître le moindre des mets qu’elle énumérait.
— Ah, c’est vrai. L’ère Meiji, murmura-t-elle. — J’imagine que tu t’y connais mieux… les pommes d’amour ! Oui, les pommes d’amour, c’est délicieux. J’adore ça.
— Oh, je sais ce que sont les pommes.
Enfin, voilà un mot qu’il reconnaissait.
Les pommiers avaient été introduits au pays depuis l’Asie continentale durant l’époque Heian. On les cultivait surtout comme ornement, mais leurs petits fruits pouvaient se manger comme friandise. Jinya ignorait ce que signifiait « pomme d’amour », mais il en déduisit qu’il s’agissait d’une sorte de sucrerie à base de pomme, très courante dans les festivals d’où elle venait.
— Les festivals doivent être bien différents, là d’où tu viens, dit-il.
— Hein ? O-oh, euh, peut-être, oui.
Elle esquissa un sourire ambigu et hocha la tête. Il jugea qu’elle pourrait tout aussi bien essayer de participer à leur festival, puisqu’elle semblait si intéressée.
— J’irai à ce festival avec Nomari. Tu peux venir avec nous si tu le souhaites.
— Hein ? Vraiment ?
— Bien sûr, tant que cela ne te gêne pas d’être après elle. Je dois lui accorder la priorité sur toi.
— Ah ah ah. Tu aimes vraiment ta fille, n’est-ce pas ? Mais oui, ça ne me gêne pas. J’adorerais découvrir le festival.
Il l’avait invitée sur un coup de tête, mais elle se montra d’un enthousiasme inattendu. Par la suite, elle se moqua gentiment de la façon dont il chérissait Nomari, et tous deux continuèrent à parler de festivals. Finalement, quelqu’un les aborda.
— Bonjour, Kadono-san.
C’était Kunieda Koudai, le grand prêtre du sanctuaire. Il ne sembla pas dérangé par la visite imprévue de Jinya et l’accueillit d’un sourire chaleureux. Jinya et Asagao interrompirent leur conversation et se levèrent. Asagao se présenta, puis tous trois échangèrent quelques mots, jusqu’à ce que Jinya trouve enfin l’occasion d’aborder le sujet de sa venue.
— Pourriez-vous m’accorder un instant ?
— Je suis un peu occupé par les préparatifs du festival, mais un moment devrait aller, répondit le grand prêtre.
— Merci infiniment. Connaissez-vous l’histoire du Miroir du Renard ?
— Bien sûr. Je suis le grand prêtre de ce sanctuaire, après tout. Je connais fort bien la légende de notre go-shintai.
Malgré l’étrangeté de la question, l’homme répondit avec un sourire et entreprit de raconter l’histoire.
— Voici comment elle se transmet… Dans un village de forgerons vivaient autrefois un jeune homme et un renardeau doué de parole. Un jour, une nymphe céleste descendit sur terre, et le jeune homme brûla ses habits…
Le récit du grand prêtre correspondait pour l’essentiel à celui qu’avait rapporté Kaneomi.
Jinya plissa les yeux, songeur.
— Qu’en pensez-vous ? Ce n’est pas une drôle d’histoire ? dit l’homme avec entrain. — Kyôto regorge de récits de nymphes céleste, mais celui du Miroir du Renard est un peu plus étrange que les autres.
— Sans doute. Il est rare que ces récits se terminent par le retour d’une nymphe céleste aux cieux.
— En effet, cette partie est assez singulière. Mais ce qui est encore plus étrange, c’est que l’histoire n’a pas été rapportée tout à fait correctement.
Jinya avait trouvé le récit plutôt conventionnel, mais le grand prêtre semblait sous-entendre le contraire, avec une tournure bien curieuse. Déconcerté, Jinya allait demander des explications, mais l’homme reprit avant qu’il n’ouvre la bouche.
— Kadono-san, des contes de ce genre n’ont aucune portée s’ils sont entièrement inventés, mais ils n’éveillent pas non plus l’intérêt s’ils sont racontés platement, sans la moindre exagération. Une légende doit mêler vérité et fiction dans une juste mesure.
— Vous voulez dire qu’il y a des mensonges dans l’histoire du Miroir du Renard ?
— Oui, et aussi de la vérité.
La certitude avec laquelle l’homme parlait donna à Jinya l’impression qu’il ne s’agissait pas de propos en l’air. Au contraire, il lui semblait qu’il avait percé à jour ses intentions et savait exactement ce qu’il recherchait. Pourtant, le sens de ses paroles lui échappait. Asagao paraissait tout aussi perplexe, songeuse, le visage marqué d’une expression complexe.
— Ton nom est Asagao, n’est-ce pas ?
— Hein ? O-oh, oui ! Surprise d’entendre son nom alors qu’elle était plongée dans ses réflexions, elle sursauta légèrement.
Le grand prêtre lui laissa le temps de se reprendre avant de retrouver une voix posée.
— Aimes-tu les festivals ?
— Hein ? Oh, euh…
— Ha ha, pardonne-moi. C’est simplement que nous en aurons un ici dans cinq jours, le quinzième. Pourquoi ne viens-tu pas avec Kadono-san, si tu as le temps ?
— Ohh. Justement, nous parlions d’y aller.
Toute tension la quitta lorsqu’elle comprit qu’il ne s’agissait que d’une question banale. Elle répondit avec un sourire éclatant et un ton enjoué, elle qui n’était pas du genre timide.
— Il y aura beaucoup d’étals ce jour-là, et je m’attends à ce qu’il y ait foule. Y a-t-il quelque chose en particulier que tu attends avec impatience ?
— Oh, bien sûr, plein de choses. Mais surtout les pommes d’amour. On ne peut pas imaginer un festival sans elles, non ? J’ai un faible pour les sucreries.
Un instant, l’homme resta figé à la regarder. Puis il hocha la tête pour lui-même, poussa un soupir empreint de chaleur et plissa les yeux avec nostalgie.
— Ah, oui. Les pommes d’amour. Je les aime beaucoup, moi aussi.
— Vraiment ?
— Oh, bien entendu. Je dirais même qu’elles complètent à elles seules l’esprit du festival, bien qu’elles gagneraient à être un peu plus petites.
— Ah ah, je comprends ce que tu veux dire. Une seule suffit à caler l’estomac.
— Exactement.
À la surprise de Jinya, les pommes d’amour semblaient bien plus répandues qu’il ne l’avait cru. Tous deux continuèrent à en discuter avec entrain un long moment. Une fois ce sujet épuisé, le grand prêtre, désormais de très bonne humeur, enchaîna sur le festival. Asagao l’écoutait avec intérêt, et leur conversation paraissait devoir se prolonger indéfiniment.
Jinya, lui, ne prit pas part à l’échange.
Bien qu’il eût l’intention de venir au festival avec sa fille, il était présent aujourd’hui pour enquêter sur le Miroir du Renard, et il n’était guère enclin à s’attarder. Il espérait que leur bavardage prendrait bientôt fin.
— Très cher, ne les as-tu pas retenus assez longtemps ?
Chiyo arriva opportunément à ce moment-là et écourta avec grâce la discussion entre le grand prêtre et Asagao.
— Ah, Chiyo.
— J’ai apporté du thé pour vous.
Elle posa avec soin un plateau contenant trois tasses et une petite assiette d’isobe mochi sur le banc. Il semblait que si elle avait mis du temps à revenir, c’était parce qu’elle s’était occupée de préparer ce mochi.
— Oh, de l’isobe mochi. Quelle chance tu as, Kadono-kun, dit Asagao avec un sourire.
Elle n’avait clairement aucune intention particulière en disant cela, mais ces mots ne firent que troubler davantage Jinya. Pourquoi une personne qu’il connaissait à peine depuis quelques jours se permettait-elle de dire une telle chose ?
— J’ai pensé que cela vous plairait. Me serais-je trompée ? demanda Chiyo.
— Pas du tout. C’est même l’un de mes préférés, répondit Jinya.
— Tant mieux, dit-elle avec un soupir de soulagement. — Je vous en prie, servez-vous.
Jinya ne pouvait s’empêcher de trouver cela étrange. Asagao comme Chiyo parlaient comme si elles savaient toutes deux que l’isobe mochi était son mets favori. Il avait pu se convaincre que Chiyo connaissant son nom n’était qu’un détail auquel il accordait trop d’importance, mais cette fois, cela lui paraissait bien trop troublant pour être balayé d’un revers de main.
— Pardonnez-le, mon mari peut être intarissable quand on lui en donne l’occasion, dit Chiyo en souriant doucement, paraissant aussi naturelle qu’à son habitude.
Il y avait assurément quelque chose de singulier chez elle, mais Jinya ne la croyait pas mal intentionnée. Bien au contraire, elle lui semblait toute de bienveillance.
— Pas du tout. C’est plutôt à nous de nous excuser de l’avoir retenu si longtemps, répondit Jinya.
— Oh, je n’y ai vu aucun inconvénient, assura le grand prêtre.
Jinya laissa ses doutes en suspens, jugeant qu’il n’était pas opportun de multiplier les questions et de risquer d’entamer la relation qu’il entretenait avec eux. Chiyo jeta un coup d’œil à son mari et le réprimanda doucement.
— C’est bien de profiter, très cher, mais il ne faut pas trop importuner nos invités.
Il se gratta la joue avec un air embarrassé.
— Ah, c’est vrai. J’ai dû me laisser emporter par la nostalgie.
Les deux formaient à l’évidence un couple uni. Le ton de Chiyo était bien trop tendre pour sonner comme un reproche véritable.
— Oh ? Que voulez-vous dire par nostalgie ? demanda Asagao.
— Ah, oui. En réalité, j’ai rencontré ma Chiyo un soir de festival, voyez-vous.
Il avait parlé d’une voix empreinte de mélancolie, le regard tourné vers le pavillon de prière du sanctuaire Aragi Inari. Ses yeux reflétaient une scène lointaine tandis qu’il se mit à raconter son histoire avec émotion.
— Elle était alors prêtresse dans un autre sanctuaire. Chaque année, quand arrive le festival d’été, je me remémore cette première nuit où nous nous sommes rencontrés.
Jinya ignorait quelle vision le grand prêtre revivait à cet instant, mais il comprit que c’était quelque chose auquel l’homme ne renoncerait pour rien au monde.
— Je m’en souviens comme si c’était hier. Le ciel au-dessus était constellé d’étoiles, la musique du festival résonnait, et le sanctuaire brillait à la lueur vacillante des lanternes. Et elle se tenait là, au milieu de tout cela.
Il y avait fort à parier que, chaque fois que le grand prêtre pensait aux festivals, son esprit revenait d’abord à la nuit de sa rencontre avec sa femme, à ce moment où tout avait commencé pour lui. Jinya ignorait qu’elles avaient été ses circonstances, mais il en était certain, car lui aussi avait vécu quelque chose de semblable. Même aujourd’hui, il revoyait parfois dans son cœur ce ciel nocturne.
— Oui… Cette nuit-là, j’ai rencontré une nymphe céleste.
Les légendes des habits sacrés racontaient souvent qu’un jeune homme prenait une nymphe céleste pour épouse. Que le grand prêtre affirme avoir rencontré une telle femme, comme dans l’histoire du Miroir du Renard, montrait que l’émotion de cette nuit demeurait vive en lui, ce qui impressionna légèrement Jinya.
— Une nymphe céleste…, murmura Jinya.
— Oh, je me laisse aller à un peu de fantaisie, bien sûr. Mais la façon dont elle semblait faire corps avec la nuit me la fit voir ainsi à l’époque.
Le grand prêtre lui adressa un clin d’œil malicieux.
Chiyo ne montra aucun embarras, se contentant de sourire avec nostalgie. La seule qui rougissait étrangement de tant de sentimentalité était Asagao.
Malgré l’atmosphère, Jinya baissa la tête, le visage figé. Il n’arrivait toujours pas à saisir ce que l’homme voulait dire en affirmant que l’histoire du Miroir du Renard mêlait vérité et fiction. Il sentait pourtant qu’un détail entendu constituait un indice majeur.
— Oh, j’ai une idée. Kadono-san, Asagao-san, voudriez-vous voir le Miroir du Renard ?
Avant que Jinya ne puisse remettre ses pensées en ordre, le grand prêtre lui fit cette proposition d’un ton enjoué. Jinya leva les yeux et aperçut un sourire contenu sur ses lèvres.
Ils contournèrent le pavillon de prière pour pénétrer dans le sanctuaire intérieur. Bien qu’aucun étranger n’y pénétrât jamais, l’endroit était parfaitement entretenu, sans la moindre poussière. Seuls les grincements du plancher trahissaient l’ancienneté du sanctuaire.
— Ainsi, voilà le Miroir du Renard…, murmura Jinya.
De petites portes s’ouvrirent, révélant un présentoir en cyprès à huit pieds, ceint d’une corde de shimenawa. Sur le support reposait un miroir de métal immaculé.
Jinya et Asagao contemplèrent le Miroir du Renard, le go-shintai du sanctuaire Aragi Inari. Un go-shintai n’était pas considéré comme la divinité elle-même, mais il demeurait sacré. C’était pourquoi on le gardait à l’abri des regards, hors de la vue du public. Que le grand prêtre choisisse de le leur montrer à cet instant était un geste de grande bienveillance.
— Lui-même, dit le grand prêtre.
Malgré sa nature religieuse, le miroir de métal paraissait bien ordinaire, terne, même. Il semblait un peu usé par le temps, mais le métal était en trop bon état pour correspondre à l’ancienneté que lui prêtait la légende. Il n’avait guère plus d’un demi-siècle, tout au plus. C’était, à vrai dire, un peu décevant.
— En apparence, il ne diffère en rien d’un miroir ordinaire, dit le grand prêtre. Mais il possède bel et bien le pouvoir décrit dans l’histoire.
Jinya avait déjà vu quantité d’objets aux propriétés étranges, aussi ne serait-il pas surpris que le Miroir du Renard détienne réellement le pouvoir que la légende lui attribuait.
— Comment pouvez-vous en être si sûr ? demanda-t-il.
— Parce que je l’ai vu. J’ai vu ce miroir relier les cieux et la terre.
Le grand prêtre parlait avec conviction. Ses paroles ne laissaient place à aucune ambiguïté. Jinya, en jetant un regard de côté à son visage, y discerna une intensité qui attestait de sa sincérité. Puis l’homme se tourna vers Asagao et la fixa droit dans les yeux.
— Je suis certain que ce miroir pourrait aider votre nymphe céleste à regagner son ciel, où que ce soit, et à n’importe quel moment.
Il savait qu’Asagao était une nymphe céleste. Voilà sans doute pourquoi il avait consenti à les mener jusqu’au sanctuaire intérieur, après avoir d’abord refusé la demande de Jinya.
— … Quoi ? Comment ? demanda Asagao, les yeux écarquillés d’incrédulité.
— Tu n’es pas la première. Une autre est arrivée ici, venue d’un lieu très, très lointain. Ou bien me serais-je trompé sur ton identité ?
L’homme n’avait aucune arrière-pensée. Il avait réellement rencontré une autre nymphe auparavant, et il ne souhaitait rien de plus que d’aider Asagao, en proie à une situation semblable. Son attitude n’avait rien de suspect ; il se montrait au contraire d’une bienveillance toute naturelle pour un grand prêtre.
Alors pourquoi Asagao recula-t-elle, épouvantée, les épaules légèrement tremblantes ?
— Il faut du sang pour activer le miroir. Si tu l’humectes de ton sang et que tu le touches, tu seras renvoyée à l’endroit et au moment où tu désires retourner.
Le grand prêtre observa calmement sa réaction tout en sortant un petit couteau. Sa déclaration paraissait insensée, mais il la prononçait avec un sérieux implacable, comme s’il cherchait à raisonner Asagao.
— Euh, mais…
— Qu’y a-t-il ? Grâce à cela, tu peux rentrer. N’est-ce pas ce que tu désires ?
Il lui tendit le petit couteau dont la lame étincelait faiblement dans la pénombre du sanctuaire intérieur.
Asagao demeura figée. Ce n’était peut-être pas le couteau qui l’effrayait.
Le grand prêtre ne retira pas sa main tendue, et Asagao ne prit pas le couteau. Un silence de mort emplit la pièce tandis que le temps s’étirait. Les secondes semblèrent durer une éternité, jusqu’à ce qu’Asagao rompe enfin le silence.
— Euh, désolée ! Mais… je crois que je ne suis pas encore vraiment prête, mentalement… Ah ah…
Son rire sonnait creux et fragile. Malgré l’occasion, elle ne prit pas le couteau. La nymphe céleste, à qui l’on offrait un objet sacré pour retourner aux cieux, le refusa de son plein gré.
Le grand prêtre acquiesça avec une pointe de déception. Sans détourner les yeux d’elle, il dit :
— Préviens-moi si tu changes d’avis. Toutefois, je te conseille de prendre ta décision avant le jour du festival.
Elle ne répondit pas et baissa la tête, pareille à une enfant réprimandée par un parent. À sa place, Jinya demanda :
— Pourquoi avant le jour du festival ? Ne pourra-t-elle plus repartir si elle attend davantage ?
— Non, rien n’empêchera son retour. Mais si elle attend jusqu’au jour du festival, j’ai le pressentiment qu’elle n’aura plus aucune envie de partir.
Le regard de Koudai se perdit au loin, comme s’il contemplait quelque chose bien au-delà de ces deux-là.