SotDH T5 - INERLUDE 1 PARTIE 3
Conte de Pommes d’Amour et de la Nymphe Céleste (3)
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Traduction : Calumi
Correction : Raitei
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9 août.
Lorsqu’elle s’éveilla, elle sentit que quelque chose n’allait pas autour d’elle.
— Hm… ?
Elle se frotta les yeux encore lourds de sommeil et balaya les lieux du regard ; elle se trouvait dans une chambre au sol couvert de tatamis. Une jeune fille dormait sur un futon près d’elle. Un autre futon se trouvait aussi dans la pièce, soigneusement replié.
Elle se demanda brièvement où elle pouvait bien se trouver, puis se rappela les événements de la veille. Comment aurait-elle pu les oublier ? Elle, Azusaya Kaoru, avait été mystérieusement transportée à l’ère Meiji.
Elle soupira. Elle ignorait comment elle était arrivée ici et, par conséquent, n’avait aucune idée de la manière de rentrer. Mais il y avait tout de même un mince motif de consolation, puisqu’elle avait au moins croisé une connaissance et trouvé un endroit où dormir.
— Hein, personne ne me croira si je dis que je suis allée à l’ère Meiji et que j’y ai rencontré un camarade de classe.
Elle eut un petit rire malgré elle. Elle n’avait pu reconnaître le Jinya de cette époque comme étant le même homme qu’elle connaissait dans son présent que parce qu’il lui avait un jour révélé sa nature de démon, et qu’il avait plus de cent ans. Bien sûr, son sabre constituait aussi un indice de poids. Yarai lui était cher ; depuis l’instant où le chef de son village le lui avait remis, il l’avait accompagné au fil des années. En vérité, il ne l’avait apparemment confié à quelqu’un d’autre qu’une seule fois dans toute sa vie. Voilà pourquoi elle pouvait être sûre que l’homme qu’elle avait rencontré n’était ni un sosie ni un ancêtre du Kadono Jinya qu’elle connaissait, mais le véritable Kadono Jinya en personne.
Elle lui savait gré de sa bonté en lui offrant un endroit où dormir, mais elle ne pouvait demeurer indéfiniment à cette époque. Elle réfléchissait à la suite lorsqu’un bruit se fit entendre. Poussée par la curiosité, elle quitta la chambre et gagna la salle du restaurant. Là, elle trouva Jinya dans la cuisine, devant une marmite, sans doute le petit-déjeuner, qui bouillonnait sur la flamme du fourneau.
— Ah, tu es réveillée, dit-il.
— Euh, sal… Bonjour.
Elle rougit ensuite, comprenant qu’elle n’était pas vraiment présentable à peine sortie du lit. Se montrer ainsi échevelée devant un garçon, et un camarade de classe, qui plus est, demeurait gênant, même si ce n’était pas la première fois.
— Il y a un endroit où je peux me passer un peu d’eau sur le visage ?
— Bien sûr. Il y a un petit puits dans la cour, derrière.
— Ah, ah. D’accord. Un puits…
L’idée de devoir puiser de l’eau à un puits contrariait ses réflexes modernes, mais elle dissimula sa surprise derrière un rire un peu gêné et se dirigea vers la cour.
— Cette fille est aussi étrange que Kaneomi. Qu’est-ce qu’elles ont, les jeunes femmes, de nos jours ?
En entendant Jinya marmonner comme un vieux alors qu’elle s’éloignait, Kaoru éclata de rire.
— Bienvenue !
Akitsu Somegorou arriva Au Soba du Démon un peu après midi, visant l’heure où l’activité retombait. Tandis qu’il passait sous le noren de l’entrée, une voix vive de jeune fille l’accueillit. Un tel accueil aurait dû faire naître un sourire, mais Somegorou, lui, en fut déconcerté.
— Hein ? On s’est trompés d’endroit ?
— Non, Maître. C’est bien ici.
Somegorou avait l’habitude de ne voir que Nomari et son ancienne connaissance Kaneomi parmi les rares femmes à travailler au restaurant, aussi fut-il surpris d’y trouver une autre jeune fille. Son disciple Heikichi paraissait un peu curieux, lui aussi, et lui jetait des regards en coin.
— Oh, Somegorou, dit Jinya.
— Hm ? Oh, tiens. Où est Kaneomi ?
— Elle a un rendez-vous galant, paraît-yil. Que prendrez-vous ?
— Pour moi, un kitsune soba. Et toi, Heikichi ?
— Juste un tempura soba pour moi.
À l’inverse du duo distrait, Jinya se comportait exactement comme d’ordinaire en prenant leur commande. En le voyant, ils en vinrent à se demander si ce n’étaient pas eux qui exagéraient en trouvant quelque chose d’étrange.
Maladroitement, ils allèrent s’asseoir sur des places toutes proches. La jeune fille, Asagao, arriva avec un plateau de tasses de thé.
— Tenez !
Son jeune sourire était ravissant, et elle trottinait sans relâche dans le restaurant, pareille à une petite créature adorable qui aurait enfilé un yukata. Pourtant, pour les habitués du Soba du démon, sa présence avait tout d’une incongruité.
— Merci.
— …Merci.
Leurs réponses manquaient de naturel et leurs expressions étaient un peu gênées.
— Une nymphe céleste, donc ?
Après que Jinya lui eut tout raconté, Somegorou poussa un grand soupir.
— Eh bien, ce n’est peut-être pas impossible.
— Vraiment ? Avec ton métier, est-ce si difficile à croire ? demanda Jinya.
— Ha. Touché…
Alors que la plupart accueilleraient avec réserve l’histoire d’une nymphe céleste apparue dans un éclair de lumière au sanctuaire Aragi Inari, l’idée d’un homme qui se servait des esprits nichés dans les objets comme d’instruments de combat n’était pas moins de nature à faire sourciller. Somegorou n’était pas en position de mettre ce récit en doute, mais il n’était pas assez téméraire pour l’accepter sans réserve non plus. Le sourire figé encore aux lèvres, il contempla la jeune fille.
Elle pouvait tout aussi bien être un esprit cherchant à les abuser, ou peut-être une personne ordinaire entraînée dans quelque affaire surnaturelle, ou bien d’autres choses. Les possibilités ne manquaient manifestement pas. Et pourtant, Jinya avait décidé de la traiter comme une nymphe céleste quelle que fût en réalité la vérité.
— Euh… il y a un problème ? demanda Asagao.
— Oh, non, pas du tout. Je ne pouvais pas m’empêcher de te regarder parce que tu es si mignonne, petite demoiselle.
— Hein ? O-oh… hé, hé… merci, dit la jeune fille, un peu embarrassée.
Elle paraissait d’une naïveté désarmante et ne semblait nourrir aucune intention cachée. À tous égards, elle avait l’air d’une jeune fille ordinaire, douce et innocente.
Jinya faisait assez confiance à la jeune fille pour la laisser rester chez lui, et elle paraissait inoffensive. Dès lors, Somegorou cessa de la regarder avec méfiance, perdit son sourire figé et se présenta.
— Oh, où sont passées mes manières ? Je suis Akitsu Somegorou, le meilleur ami de celui-ci.
— Et depuis quand sommes-nous les meilleurs amis ? dit Jinya.
— Ha, ha, tu dis parfois des choses invraisemblables, l’ami.
Asagao eut un petit rire à leur échange, puis se présenta, maladroite mais enjouée.
— Oh, je… euh… Asagao. Enchantée !
Plus on vieillissait, plus la pureté des enfants paraissait éclatante.
— Oui, enchanté. Allez, à toi, Heikichi.
Somegorou hocha gaiement la tête en direction de son disciple, qui se contenta de fixer Asagao sans se présenter.
— Cette fille serait apparue dans un éclair de lumière ? Je n’y crois pas. On est sûrs qu’elle n’est pas un démon, elle aussi ?
— Hein ? E-euh…
L’atmosphère paisible se gâta aussitôt tandis qu’Asagao reculait de quelques pas, timidement. Heikichi, pourtant, ne détourna pas son regard farouche.
— Hé, ça suffit, Heikichi. Désolé pour ça, Asagao-chan. Ce garçon est un peu simplet, vois-tu.
Sourire aux lèvres, Somegorou abattit ses jointures sur le crâne de son disciple.
— Aïe !
Les larmes aux yeux, Heikichi se frotta la tête. Son maître ne s’était pas beaucoup retenu.
— Pourquoi ça, Maître ?
— Si tu l’ignores vraiment, alors tais-toi et réfléchis jusqu’à le comprendre.
À contrecœur, Heikichi se tut.
Craignant qu’ils se disputent par sa faute, Asagao s’affola.
— O-oh, euh, Akitsu-san ? Ça ne me dérange pas vraiment, alors, vous savez…
— Ah, ah. Tu es une gentille fille, Asagao-chan. Mais je ne lui en veux pas parce qu’il t’a traitée de démon, ou quoi que ce soit du genre.
— Hein ?
Elle le regarda, déconcertée. Il se sentit bien sot d’avoir, ne fût-ce qu’un instant, douté d’une fille aussi naïve.
— Mon disciple, ici, deviendra peut-être un Onmyôji un jour. Avec un peu de chance, il sera même Akitsu Somegorou le quatrième.
Heikichi parut aussi surpris que l’était Asagao à ces mots. Somegorou sourit, amusé par la réaction de son disciple, et sa voix s’adoucit.
— Mais je ne peux rien confier à quelqu’un d’assez intolérant pour se montrer hostile sous prétexte qu’il ignore la nature de quelqu’un. Il te faut l’esprit large si tu veux porter le nom d’Akitsu Somegorou.
Somegorou ne transmettrait pas son nom à Heikichi s’il n’était pas capable de faire face à quiconque, nymphe céleste ou démon, et de lui laisser au moins une chance. Mais, à l’inverse, cela signifiait aussi qu’il était prêt à le lui transmettre si Heikichi changeait.
Comprenant l’approbation implicite de son maître, les yeux d’Heikichi s’humidifièrent.
— M… Maître…
— Je ne te dirai pas d’aimer les démons, mais nous sommes des Onmyôji. Nous utilisons des démons pour accomplir notre travail, alors si tu ne peux au moins les supporter, eh bien, tu vas avoir la vie dure.
— Mais… Oui, j’ai compris.
La haine d’Heikichi pour les démons était profonde. Il ne pouvait pas encore accepter l’idée, mais au moins ne la rejeta-t-il pas d’emblée.
Somegorou proposa de manger, et Heikichi s’exécuta. C’était un garçon obstiné, mais il obéissait.
— Désolé pour ça, Asagao-chan. J’espère qu’on ne t’a pas trop importunée.
Somegorou s’inclina devant la jeune fille, qui agita vivement les mains en réponse.
— Non, pas du tout !
Elle lui adressa un doux sourire lorsqu’il releva la tête. Devant tant d’expression et de sincérité, ce qui lui restait de soupçons s’évanouit.
— Au fait, tu restes ici, chez lui, maintenant ? demanda-t-il.
— Oui. C’est uniquement grâce à Kadono-kun que je ne dors pas dehors. Il m’a vraiment sauvé la mise.
— Je vois, je vois.
Elle n’avait pas l’habitude d’un langage soutenu, et sa manière de parler n’était pas sans maladresse à divers moment mais Somegorou ne s’en formalisa nullement. Sa seule présence était même une source agréable de divertissement. Le visage du maître avisé qui venait de réprimander son élève s’effaça, et ses lèvres se plissèrent en un sourire en coin, un rien malicieux.
— Pas mal, Jinya. Vraiment pas mal.
D’abord Kaneomi, et maintenant Asagao. Alors même qu’il avait une fille, Jinya avait ramené deux femmes pour vivre chez lui. Somegorou n’aurait sans doute jamais pareille occasion de taquiner son ami sans la moindre romance.
— … Qu’est-ce que tu insinues ? demanda Jinya.
— Oh, je me disais simplement que tu avais réussi un fameux tour, faire venir deux jeunes femmes chez toi alors que tu as un enfant. Bon, je pense que je vais filer à Tokyo, maintenant. Il faut bien que quelqu’un mette Ofuu-chan au courant.
— Et dire que je te croyais attaché à la vie.
— Hé, je plaisante, je plaisante ! Allons, pas la peine de me lancer ce regard-là !
Après l’une de ses plaisanteries coutumières, Somegorou se retrouva sous le regard noir de Jinya. Aucun des deux n’était sérieux ; ils se lançaient seulement des piques amicales.
— Qui est Ofuu-san ? demanda Asagao. Elle ne prêta aucune attention aux plaisanteries de bas étage, plus intéressée par la femme qu’on venait d’évoquer.
Jinya prit un air embarrassé un instant, mais, voyant qu’Asagao ne le laisserait pas éluder, il répondit à contrecœur :
— Quelqu’un à qui je dois beaucoup. Ofuu m’a beaucoup appris. Je ne suis celui que je suis aujourd’hui que grâce à elle.
— Oh, je vois. Donc c’est quelqu’un de spécial pour toi, hein ?
— Rien de ce que tu t’imagines. C’est une amie, et peut-être comme une sœur aînée pour moi. Je ne sais pas trop comment l’exprimer.
Voyant un sourire naturel se dessiner sur son visage, elle sourit de bon cœur. Jinya trouva un peu étrange qu’elle se réjouît autant du bonheur d’autrui.
— Quoi ? demanda-t-il.
— Rien. Je me dis juste que j’apprends tant de choses inattendues sur toi. Tu as même un meilleur ami !
— Je n’en ai pas.
— Mais oui, mais oui.
Somegorou les observait en souriant. D’après ce qu’on lui avait dit, ils ne s’étaient rencontrés que la veille, et pourtant rien, dans leur façon d’être, ne l’aurait laissé deviner.
Qu’Asagao ne se démonte pas face à la brusquerie de Jinya surprenait plus encore. Elle avait plus de courage qu’on n’en aurait attendu de son allure enfantine.
À les entendre se lancer des plaisanteries, on eût même cru qu’ils étaient déjà amis.
***
— Vite, Père, vite !
Après l’école, Nomari était rentrée à la maison, et Jinya l’emmena dans une boutique de tissus pour kimonos, rue Sanjyou. Kaneomi n’était toujours pas revenue de son prétendu rendez-vous, si bien qu’il n’y avait qu’Asagao au restaurant.
Cela faisait longtemps que le père et la fille n’avaient pas fait quelque chose de spécial rien que tous les deux, ce qui expliquait sans doute l’enthousiasme débordant de Nomari.
— Hé, du calme. Inutile de tirer, dit-il doucement.
Il accéléra un peu le pas, entraîné par Nomari tandis qu’ils se tenaient par la main. Les passants leur souriaient en les croisant, le cœur réchauffé par la scène.
Kyôto avait connu, il y a quelques années à peine, le sommet de ses troubles politiques. Les sorties de ce genre auraient alors été difficiles, car on ne savait jamais vraiment si l’on serait en sûreté, mais à présent la paix était revenue. Tous deux pouvaient profiter de l’après-midi sans réserve.
Le monde avait changé, et Jinya sentait cruellement la différence. Certains passants jetaient des regards curieux au sabre à sa hanche. L’époque présente n’avait plus besoin de sabres, et elle paraissait décidée à le lui rappeler à chaque pas.
— Bienvenue !
Ils entrèrent dans une boutique de tissus pour kimonos remplie de rangées de rouleaux d’étoffes. Jinya ne s’y connaissait pas assez en kimonos pour distinguer d’emblée les pièces de la meilleure qualité ; il appela donc le propriétaire, un homme aux larges épaules, jugeant qu’il valait mieux demander que risquer un choix malheureux.
— Nous cherchons à acheter un yukata.
— Je vois. Que diriez-vous d’un modèle réalisé selon la technique de teinture nagaita honzome chugata ? Les yukata teints par cette méthode peuvent offrir des motifs détaillés, bien qu’ils soient en coton. Ils n’ont rien à envier aux kimonos de soie en beauté et en élégance.
— Qu’en dis-tu, Nomari ?
— Je veux que tu choisisses, Père, dit-elle avec un sourire.
Jinya se gratta légèrement la tête, sentant la pression peser sur lui. Il avait beau savoir se battre, il n’avait guère l’œil pour l’esthétique. Il ne pouvait pourtant pas décevoir sa fille.
— Nous prendrons un modèle réalisé avec cette technique nagaita… peu importe son nom.
— La technique de teinture nagaita honzome chugata ?
— Oui, celle-là. C’est elle qui le portera. Pour le motif… avez-vous la belle de nuit[1] ?
— Oui, nous en avons. Je vous en apporte un tout de suite.
Le propriétaire disparut alors vers l’arrière-boutique.
Ils eurent un peu de temps à tuer en attendant, et flânèrent donc dans la boutique. Les affaires semblaient bonnes ; il y avait pas mal d’autres clientes, des femmes âgées jusqu’aux jeunes filles.
— Merci, Mère.
— Mais de rien, ma chérie.
Une mère et sa fille faisaient elles aussi leurs achats. La fille souriait de bonheur tandis que la mère lui relevait les cheveux avec un morceau d’étoffe qu’elle venait d’acheter. Le tissu ressemblait à celui dont se servait Asagao.
— Hm…
— Quelque chose ne va pas ?
— Non, ce n’est rien.
Nomari fixait la mère et la fille, mais détourna les yeux et sourit lorsque Jinya l’appela. À la tristesse dans son regard, cela n’avait rien de « rien ». Il pensa à creuser, mais le propriétaire revint.
— Désolé de vous avoir fait attendre. Voici ce que vous avez demandé.
— Merci. Au fait, puis-je vous demander ce que c’est ? dit Jinya en regardant le duo mère-fille et l’étoffe décorative qu’elles avaient achetée.
Il n’y connaissait pas grand-chose en accessoires, mais il était certain de n’avoir jamais vu aucune femme de sa connaissance se nouer les cheveux avec un tel objet, hormis Asagao, du moins. Sa curiosité était sincère.
— Ah, oui. C’est un « ribbon[2] ».
— Un rii-boon ? répéta Jinya, sourcil levé, devant ce mot étrange.
Le propriétaire expliqua aussitôt.
— Oui, un accessoire pour attacher les cheveux venus d’Occident. Les étrangères en raffolent, à ce qu’il paraît. Cela ne s’est pas encore vraiment imposé ici, car c’est nouveau, mais certaines dames plus cosmopolites l’ont adopté.
La seule coiffure féminine un tant soit peu à la mode dont Jinya eût connaissance était le chignon. L’époque changeait bel et bien. Sans doute verrait-on affluer encore davantage de culture étrangère désormais. Il se dit que l’accueillir pourrait avoir son charme.
— Nous prendrons aussi un de ces rii-boon… des « ribbons », alors.
— Très bien, monsieur. Quelle couleur désirez-vous ?
— Je ne vois pas de blanc… Avez-vous du rose ?
— Nous en avons. Je l’emballerai avec le yukata pour vous.
Le propriétaire se mit à envelopper le yukata et le ruban dans du papier. Jinya regarda, se sentant un peu étrange devant tout cela.
Depuis les temps anciens, il existait un art d’emballer les objets dans du papier, appelé « origata ». Lorsque le papier se répandit à l’époque d’Edo, l’origata servit à envelopper des choses comme des cadeaux. Le choix du papier par le donateur et la manière d’y déployer sa créativité en plis complexes offraient une belle occasion d’exprimer à la fois sa fantaisie et sa sincérité. Cependant, avec l’essor de l’impression sur papier à l’ère Meiji, on se mit à emballer les objets de façon plus sommaire. On ne voyait presque plus l’origata.
Autrefois, le papier était une denrée rare. Le plier passait pour un acte à la fois d’étiquette et de prière. On ne pouvait plier le papier sans que cela vienne du cœur. Un présent pouvait n’être qu’éphémère, mais la sincérité avec laquelle on l’offrait demeurait. Là résidait l’esprit de l’origata. Aujourd’hui pourtant, le papier était un produit fabriqué en masse, employé pour empaqueter les objets dans le travail de tous les jours.
La technologie des pays étrangers poussait le Japon en avant, mais quelque chose de précieux se perdait en chemin.
La prédiction laissée par Hatakeyama Yasuhide s’était révélée exacte. Jinya n’avait aucune intention de rejeter les progrès et la culture qui se profilaient, mais il éprouvait un pincement au cœur devant ce qui disparaissait dans leur sillage.
Tous deux se tenaient par la main sur le chemin du retour, alors que le ciel prenait la lueur du soir. Sans doute fatiguée après toute son exubérance de plus tôt, Nomari restait silencieuse et gardait les yeux baissés. Après un moment sans un mot, elle leva les yeux vers Jinya.
— Père ?
— Oui ?
— Comment était ma mère ?
Sa voix hésitait. Il semblait que son silence ne venait pas de la fatigue, mais des pensées nées à la vue du duo mère et fille un peu plus tôt. Nomari était encore jeune ; peut-être aspirait-elle à une mère.
— Laisse-moi réfléchir…
Jinya n’était pas très sûr de la façon de répondre. Il considérait vraiment Nomari comme sa fille, mais elle avait d’abord été un nourrisson abandonné, et il ne savait rien de ses véritables parents. Il n’avait pas de réponse claire à donner.
« Tu t’en sortiras. Je sais qu’elle sera en sécurité avec toi. »
Cela dit, il connaissait une femme qui avait le droit d’être appelée sa mère, même si aucun lien de sang ne les unissait.
— Le nom de ta mère était Yuunagi.
Les mots lui vinrent naturellement tandis qu’il se rappelait ce ciel du soir chargé de nostalgie qu’ils avaient contemplé.
— Et c’était une menteuse.
— Comment ? Une menteuse… ?
— Oui. Elle disait des mensonges tels que « Je déteste les enfants », ce genre de choses.
Il se souvint du sourire taquin de Yuunagi et de sa manière de se tenir. Tout demeurait en lui. Elle mentait et demeurait impénétrable jusqu’au bout, mais il était heureux de pouvoir se souvenir d’elle telle qu’elle était.
— Mais elle veillait à être douce quand elle te prenait dans ses bras. Elle prétendait détester les enfants, et pourtant elle se souciait de ton avenir malgré tout. C’était une menteuse qui ne pouvait en réalité espérer cacher son amour pour toi. C’était une femme maladroite de bout en bout.
Yuunagi pouvait mentir, en contradiction avec la nature même des démons, mais elle ne pouvait pas mentir quant à son amour pour Nomari. Elle aurait pu le nier, Jinya croyait pourtant que Yuunagi méritait réellement d’être appelée la mère de Nomari.
— Ton nom vient d’une fleur appelée « belle de nuit » qui éclot le soir. Je t’ai donné ce nom pour te relier à ta mère, dont le nom signifie « Accalmie du soir ».
Nomari écouta sans rien dire, le visage impénétrable. Jinya avait parlé aussi doucement qu’il le pouvait, dans l’espoir de transmettre un peu de la bonté de Yuunagi. Il sentait que c’était son devoir en tant que mari, même si cela n’avait duré qu’un jour.
— Je n’avais pas de mère moi-même, donc je ne sais pas très bien ce qu’une mère est censée être, mais je sais avec certitude que Yuunagi t’aimait. Ce sont des personnes comme elle qu’on devrait considérer comme des mères.
— …Je vois.
Nomari sembla prendre son temps pour digérer ses paroles. Puis elle inspira profondément et releva la tête, laissant reparaître un sourire à la place de son expression triste.
— Merci, Père. J’étais juste un peu curieuse de savoir à quoi ressemblait mon vrai parent.
Sa formulation le surprit. Son vrai parent, ce qui signifiait qu’elle ne voyait pas Jinya dans ce rôle.
— Nomari… dit-il, les yeux écarquillés.
— Ce n’est rien. Je sais.
Elle lui sourit, un peu gênée.
À bien y repenser, elle savait déjà qu’il était un démon. Elle n’était plus assez jeune pour s’imaginer qu’ils avaient un lien de sang malgré toutes les différences entre eux, n’est-ce pas ? Non, elle avait grandi.
Elle soutint à présent le regard de Jinya sans baisser les yeux. Ce n’était pas l’instant de mentir ni de se dérober. D’un léger hochement de tête, il admit la vérité.
— Oui. Je ne suis pas ton vrai père.
Cela lui fit mal de le dire. Il avait beau la chérir, il ne pouvait rien changer au fait qu’aucun lien de sang ne les unissait. C’était peut-être la véritable raison pour laquelle il avait évité le sujet jusqu’ici. Pourtant, Nomari eut un doux sourire.
— Si, tu l’es.
Elle secoua la tête, plus pour le rassurer que pour toute autre chose. Elle avait demandé à entendre parler de sa mère, non de ses véritables père et mère.
— Je me suis toujours un peu demandé pourquoi je n’avais pas de mère.
Elle parlait comme si elle ne faisait que bavarder, par égard pour son père.
— Mais ce n’est pas vraiment important puisque je t’ai, toi. Pour moi, tu es mon vrai père.
Son sourire candide semblait y laisser transparaître une pointe de maturité.
— Dire que l’autre jour encore, je te changeais les couches.
Il ne put s’empêcher de sourire, un peu embarrassé, devant cet élan d’amour sans détour. Il la croyait encore enfant, et elle avait grandi sans qu’il s’en rende compte.
— Hé, hé.
Elle sourit elle aussi, rougissant un peu de gêne.
— On rentre ?
— Oui.
Ils se reprirent la main, et un sourire leur venait dès que leurs regards se croisaient. Ils poursuivirent leur chemin vers la maison, père et fille.
Elle s’arrêta bientôt et laissa échapper :
— Oh…
— Qu’y a-t-il ?
— Hum, je voulais juste préciser que je ne veux pas de mère ni rien de tel.
Déconcerté par une remarque si soudaine, Jinya ne répondit pas.
Comme pour l’obliger à parler, Nomari se redressa et approcha son visage autant qu’elle put du sien.
— Encore une fois, je te demandais juste de me parler de ma mère parce que je voulais entendre parler d’elle, pas parce que je veux en avoir une nouvelle.
— Attends, d’où cela te vient-il ?
— Eh bien… Kaneomi-san et Asagao-san sont un peu chez nous en ce moment, alors je me suis dit…
La voir bouder lui fit comprendre. Elle craignait qu’il épouse une femme. Autrement dit, elle voulait garder encore un peu l’affection de son père pour elle seule. Cette inquiétude d’enfant le fit sourire. Il lui ébouriffa doucement les cheveux avant de lui répondre :
— Ne t’inquiète pas. Je n’ai pas l’intention de me chercher une épouse pour le moment.
— Vraiment ?
— Je ne mens pas. J’ai déjà fort à faire avec la vie telle qu’elle est. L’idée de me marier ne m’a même pas effleuré.
— Je vois. Hé, hé.
Elle se tortilla de contentement et serra sa main tandis qu’ils se remettaient en marche.
Il leva les yeux et vit que l’accalmie du soir s’installait. Cela lui rappela un certain sourire taquin.
Des émotions chaleureuses ondulèrent dans la lumière du crépuscule. Le couchant, qu’il voyait chaque jour, lui parut aujourd’hui d’une beauté particulière sans qu’il en sache la raison.
— Dis, Père ? Tu as dit que tu n’avais pas de mère toi non plus ?
— C’est exact.
Sa mère était morte quand il était trop jeune pour s’en souvenir. Dans son second foyer, à Kadono, celui qui l’avait élevé avait été Motoharu. Il avait rarement côtoyé Yokaze et n’avait jamais éprouvé auprès d’elle un sentiment maternel.
— Dans ce cas, je deviendrai ta mère !
— Comment ? Qu’entends-tu par là ?
Il ne put s’empêcher de sourire à cette étrange déclaration.
Mais elle n’y voyait rien d’étonnant. Elle se mit à parler de l’avenir avec un mélange de sérieux et de gaieté.
— Tu es devenu mon père, alors je deviendrai ta mère quand je serai plus grande et je te dorloterai autant que tu voudras.
C’était une idée saugrenue, mais elle lui tira malgré tout un sourire. Il ne se moquait pas ; il était simplement trop heureux pour ne pas sourire. Elle était sincère. Nomari, avec ses toutes petites mains, déclarait qu’un jour ce serait à elle de veiller sur lui.
Elle avait grandi en une jeune fille si bienveillante. À dire vrai, Jinya n’avait pas été certain d’avoir tenu comme il fallait son rôle de père. Mais la nature attentionnée de sa fille ne signifiait-elle pas qu’il l’avait bien élevée ? N’avait-il pas de quoi être fier ?
— Je vois. Alors j’attendrai ce jour-là avec impatience, répondit-il.
Les ombres s’allongeaient dans le soleil couchant. Côte à côte, leurs propres ombres se fondaient en une seule. Bientôt ils seraient assez près pour apercevoir leur maison, et alors leur paisible moment ensemble prendrait fin.
Il souhaitait pourtant marcher encore un peu à ses côtés. Il savait qu’une fin devait venir tôt ou tard, mais cette certitude même lui faisait souhaiter qu’elle tardât.
— Oh, bon retour.
À leur retour, la nymphe céleste les salua d’un geste de la main.
— Nous sommes rentrés, Asagao-san.
— Hein ?!
Nomari salua Asagao d’un ton enjoué, ce qui fit écarquiller les yeux de cette dernière. Nomari avait clairement mal supporté sa présence la veille, et ce brusque changement d’attitude la prit de court.
— O-oh… euh, tu as trouvé quelque chose de bien ?
— Mmh-hm. Je te montrerai plus tard !
Affichant un large sourire et serrant dans ses bras le paquet qui contenait leur achat, Nomari trottina vers l’arrière.
— Pourquoi a-t-elle l’air si différente ? demanda Asagao.
Jinya ne trouva pas de bonne réponse et éluda.
— Ne t’inquiète pas pour ça.
[1] Ou Fleur de lune.
[2] Ribbon veut dire « ruban » en anglais. Nous l’avons gardé tel quel, car c’est un emprunt étranger.