SotDH T5 - INERLUDE 1 PARTIE 1

Conte de Pommes d’Amour et de la Nymphe Céleste

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Traduction : Calumi
Correction : Raitei
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Il était une fois sept sœurs nymphes célestes[1] qui vivaient au-delà des nuages.

Ces enfants de divinités tissaient une belle étoffe blanche, qui, une fois taillée en vêtement et portée, permettait à quiconque de voler.

Un jour, l’une des sœurs eut envie de prendre un bain ; elle prit son manteau fait d’une telle étoffe et descendit sur la terre en volant.

Or, sur la terre vivait un jeune homme. Ses parents étaient morts tôt, aussi vivait-il frugalement avec un renardeau dans son village de forgerons. Ce renardeau, le jeune homme l’avait trouvé blessé dans la forêt voisine et l’avait sauvé. Depuis, le renardeau lui était attaché.

Une nuit, tandis que le jeune homme était allongé dans son lit, le renardeau lui parla en langue humaine.

— Maître, demain, une belle nymphe céleste descendra sur terre pour se baigner. Si vous dérobez son vêtement, elle ne pourra plus regagner les cieux et devra vous épouser.

Le jeune homme fut surpris d’entendre le renardeau parler, mais il n’eut pas peur, puisqu’il le connaissait depuis longtemps. Il fit comme l’animal le lui avait dit, se rendit sur la berge de la rivière, puis attendit l’apparition de la nymphe.

À sa stupéfaction, une dame somptueuse descendit du ciel, comme le renardeau l’avait annoncé. La nymphe céleste ôta son vêtement et le posa sur une branche avant de commencer à se baigner. Voyant sa chance, le jeune homme s’approcha discrètement de la branche, puis déroba le vêtement. Lorsqu’elle eut terminé son bain, la nymphe s’aperçut que son vêtement avait été pris et se mit à se lamenter, suppliant le jeune homme.

— Je vous en prie, rendez-moi mon vêtement. Sans lui, je ne peux pas regagner les cieux.

Mais le jeune homme ne s’exécuta pas. Au contraire, il prit le vêtement et le brûla sous ses yeux. Tandis qu’elle se désolait, il dit :

— Je suis pauvre, mais je travaillerai dur pour vous. Voulez-vous bien devenir ma femme ?

Incapable de regagner sa demeure dans le ciel, la nymphe céleste n’eut pas le choix. Ainsi devint-elle sa femme.

Mais l’histoire ne s’arrêtait pas là. Fidèle à sa parole, le jeune homme travailla dur pour elle. À voir ses efforts, elle se prit peu à peu d’affection pour lui. Avec le temps, elle finit par l’accepter, et tous deux s’aimèrent.

Ainsi la nymphe céleste devint-elle véritablement la femme du jeune homme.

— Extrait de « Le Miroir du Renard »

Contes folkloriques du Japon ancien

Éditions Kono

… Elle leva les yeux vers ce ciel clair habituel. Il fut un temps où elle volait dans l’étendue bleue, mais désormais elle demeurait à jamais hors de sa portée. Elle avait beau le désirer, elle ne pouvait pas regagner les cieux. Elle appartenait désormais à cette terre lointaine en tant qu’épouse du jeune homme, et elle savait qu’elle devait s’y résigner. Elle était liée à la terre et n’avait plus que ses souvenirs des cieux vers lesquels se tourner.

Le temps s’écoula paisiblement, et la nymphe céleste cessa un jour de pleurer. Elle s’habitua au rôle d’épouse qu’on lui avait imposé et, peut-être, finit par l’apprécier. Les journées étaient bien remplies, mais, dans ses instants libres, il lui arrivait de lever les yeux vers le ciel. Un jour, à force de contempler le bleu lointain, elle s’aperçut de quelque chose. Le ciel était toujours là, et pourtant elle levait moins souvent les yeux vers lui. Sans même s’en rendre compte, elle avait oublié comment jadis elle se mouvait dans les cieux.

***

Août 2009.

Aujourd’hui, j’eus droit à un spectacle plutôt rare.

— Oh, Miyaka.

Le soir, je tombai par hasard, dehors, sur un camarade de classe. Je l’avais rencontré pour la première fois environ un mois avant la rentrée, et nous étions depuis devenus de simples connaissances. J’irais même jusqu’à dire que c’était le garçon dont j’étais la plus proche dans ma classe.

Je n’étais pas sûre d’aller jusqu’à nous dire amis, toutefois. Je n’avais rien contre lui, et réciproquement, mais c’était toujours lui qui me prêtait main-forte quand je me retrouvais impliquée dans des histoires d’occultisme ; il me semblait un peu déplacé de le qualifier d’ami alors que je lui étais à ce point redevable. Je pensais qu’il m’appréciait, cela dit, mais seulement de cette façon dont on ne peut s’empêcher de se soucier d’un enfant mignon et démuni.

— Quelle est cette tenue ? demandai-je.

Ses vêtements me surprirent un peu. Je ne le voyais d’habitude qu’en uniforme scolaire, ou en jean avec un simple tee-shirt, et là, il portait un yukata comme si de rien n’était. Cela lui allait parfaitement, comme s’il sortait tout droit du tournage d’un drama historique.

— Exactement ce que ça a l’air d’être. Il y a un festival à ton sanctuaire aujourd’hui, non ?

Aujourd’hui, c’était le 15 août, ce qui signifiait que le sanctuaire de ma famille tenait effectivement un festival.

Depuis hier, il y avait tant de stands qui se mettaient en place que certains débordaient même sur la chaussée. Beaucoup l’attendaient comme l’un des temps forts de la fin des vacances d’été.

— Oui. Tu y vas ? demandai-je.

— C’est l’idée. Et toi ?

— J’y serai. Mais pour aider.

En tant qu’Itsukihime, j’étais tenue à diverses tâches et ne pouvais pas profiter du festival comme les autres. Ma mère m’avait dit que je n’étais pas obligée d’aider si je ne le voulais pas, mais je savais à quel point les choses se compliquaient chaque année et je voulais en partager le fardeau.

— Je suis un peu surprise, pourtant. Je ne te pensais pas du genre à te joindre de toi-même à ce genre de choses.

Nous étions déjà allés à la plage, nous avions fait des courses et même du karaoké, mais, en général, c’était toujours mon cercle d’amis qui l’invitait. Il donnait l’impression d’un garçon trop sérieux, peu sociable, et pourtant il se révélait étonnamment agréable et acceptait souvent les invitations. J’étais tout de même surprise qu’il vienne de lui-même à un événement comme celui-ci.

Il eut un sourire en coin et dit :

— Il n’y a rien d’étrange à ça. Pouvoir boire de l’alcool en écoutant la musique du festival, c’est un vrai plaisir.

— Ouh là. J’ai du mal à croire qu’un lycéen puisse dire ça.

J’eus l’impression d’entendre quelque chose d’un peu répréhensible. À ce qu’on disait, il était en règle pour l’âge, alors peut-être que cela allait.

— Donc tu portes un yukata pour le festival ?

— Hein ? Oh, ceci est un kinagashi, pas un yukata.

Je ne connaissais à peu près rien à ce genre de choses et j’étais bien incapable d’en faire la différence.

— Un yukata est un vêtement que l’on porte après le bain ou en été. Le kinagashi, c’est lorsqu’on porte un kimono sans haori ni hakama, expliqua-t-il.

Il était toujours étrangement au fait des choses les plus curieuses, et pourtant ce même garçon ne comprenait rien à l’électronique. Il lui arrivait encore de confondre des DVD avec des cassettes vidéo. Je n’étais pas très douée non plus, mais j’arrivais malgré tout à lui apprendre des choses sur ce sujet et d’autres. C’était dire.

— Je remarque que tu n’es pas avec Kaoru aujourd’hui. Elle m’a dit qu’elle venait, alors je suis surprise qu’elle ne soit pas avec toi, dis-je.

— Ah, oui. J’ai un autre engagement aujourd’hui.

C’était bien dommage. Azusaya Kaoru était ma meilleure amie depuis le collège, et tous trois, nous faisions souvent des choses ensemble. Elle se réjouissait vraiment du festival, et je me sentais un peu mal de ne pas pouvoir y aller avec elle. Il était un peu trop indulgent avec elle, alors je supposais qu’il s’en voulait aussi… ou peut-être pas ? Il paraissait même s’amuser un peu, en cet instant.

— Vraiment ? Tu sembles l’attendre avec impatience.

— Ah oui ?

— Oui. Tu t’es même donné la peine de t’habiller.

Beaucoup de femmes portaient un yukata aux festivals, mais peu d’hommes se mettaient en tenue pour l’occasion. Le voir pousser les choses aussi loin avait quelque chose d’un peu étrange.

Il afficha un large sourire de manière douce et naturelle.

— Même moi, il m’arrive de m’enthousiasmer. Je dois retrouver une vieille connaissance. C’est une promesse que j’ai faite il y a longtemps.

Sa manière de parler était si douce que je devinai plus ou moins ce qui se passait.

— Ne me dis pas que c’est une fille ?

— Oui. Comment as-tu deviné ?

Il l’admit très simplement, sans dénégation ni la moindre gêne. Je n’avais pas l’intention de le critiquer, je n’en avais pas le droit, puisque je n’étais pas sa petite amie ni rien de tel. Cela me contraria pourtant un peu.

— Vraiment ? Tu as l’air vraiment ravi de la voir. Elle est jolie ?

Il ne sembla pas s’en formaliser ; il acquiesça et plissa les yeux, songeur.

— Bien sûr. C’est une nymphe céleste après tout, dit-il comme si c’était l’évidence même.

Je ne savais s’il plaisantait ou non, mais il arborait un léger sourire. Il y avait dans sa voix une telle fierté, comme s’il avait pris l’avantage sur moi, que j’en restai saisie.

Peut-être amusé par ma réaction, il sourit et se remit en marche.

— Il vaut mieux que j’y aille. À plus tard.

— Hein ? Hé, attends !

Il continua d’avancer tandis que je demeurais toute décontenancée. Bientôt, il disparut de mon champ de vision.

Il disait souvent que Kaoru ressemblait à une nymphe céleste. Apparemment, c’était parce que Kaoru rappelait une vieille connaissance à lui qui en avait l’allure.

Alors, il allait rencontrer cette soi-disant nymphe aujourd’hui ? Peut-être. Cela ne me concernait pas, je n’aurais pas dû m’en soucier, mais… j’avais tout de même l’impression d’avoir perdu quelque chose.

… « Ça ne me plaît pas du tout », marmonnai-je.

Comme en réponse, un corbeau croassa.

***

On était désormais en août, la cinquième année de l’ère Meiji (1872 apr. J.-C.). Tout commença lorsqu’Akitsu Somegorou apporta une étrange nouvelle.

— Dans sept jours, le sanctuaire Aragi Inari tiendra un festival.

Si l’on quittait la rue Sanjyou où se trouvait Au Soba du Démon, on tombait sur un sanctuaire local célèbre, entouré d’arbres. C’était le sanctuaire Aragi Inari, un ancien lieu de culte qui recevait encore aujourd’hui de nombreux visiteurs. Toutefois, le sanctuaire devait moins sa renommée à ses rites religieux qu’à son festival du 15 août. Son enceinte était vaste, suffisamment pour accueillir en ces jours de fête un grand nombre d’étals. En général, les festivals se tenaient des jours jugés propices sur le plan religieux, ce qui les rattachait directement aux enseignements shintô comme bouddhiques, mais, pour la majorité des gens, cela n’était guère qu’un prétexte à célébrer. Ceux de l’Aragi Inari ne faisaient pas exception : la plupart les considéraient comme des divertissements, non comme des offices religieux.

— Tu devrais y faire un tour avec Nomari-chan. Il est bon de se détendre de temps à autre.

En apparence, Somegorou suggérait à Jinya de souffler un peu avec sa fille, mais son faux sourire indiquait à Jinya qu’il y avait autre chose.

D’un air impassible, Jinya alla droit au but.

— Bon. Qu’est-ce qui se passe en vérité ?

Le visage de Somegorou s’éclaira comme s’il n’attendait que cette réplique.

— Merci, ça nous fait gagner du temps à tous les deux. J’ai des rumeurs qui pourraient t’intéresser.

Il était venu refiler des ennuis à Jinya. À vrai dire, c’était exactement ce que Jinya souhaitait. L’un se débarrassait de ses problèmes, l’autre s’occupait des problèmes. Chacun y trouvait son compte.

— Tu sais quel divinité est vénéré au sanctuaire Aragi Inari ?

— Puisque c’est un sanctuaire Inari, il doit évidemment vénérer Inari.

Inari était un sujet de culte commun à de nombreux sanctuaires. On reconnaissait aisément ces sanctuaires à leurs statues de renards, les renards étant des messagers d’Inari.

— Exact, Aragi vénère le grand renard. C’est pourquoi le go-shintai du sanctuaire est un miroir en métal, vois-tu, mais il y a là-dessus une histoire intéressante. On raconte qu’une nymphe céleste descendue sur terre utilisa ce miroir pour regagner les cieux.

Une fois ses soba terminées, Somegorou poursuivit ses explications entre deux gorgées de thé.

Au sanctuaire Aragi Inari, on contait l’histoire d’une nymphe céleste venue du ciel qui épousa un homme de la terre. Des légendes similaires d’unions entre êtres de natures différentes n’étaient pas rares et se retrouvaient un peu partout sous une forme ou une autre. Cette histoire  était, elle aussi, commune et répandue : presque toujours, la nymphe céleste descendait sur terre et se voyait dérober son vêtement par un homme qu’elle épousait ensuite.

— Encore un vol de vêtement ? dit Jinya.

— Oui, oui, c’est bien le terme. Mais la version d’Aragi diffère un peu des autres. Dans cette version, la nymphe céleste se fait voler son vêtement et est forcée d’épouser le jeune homme comme d’ordinaire, puis elle tombe malade, si bien que l’homme tente de renvoyer son épouse aux cieux. Ils utilisent un miroir capable de relier le ciel et la terre, lequel se trouve être le go-shintai en métal vénéré au sanctuaire.

— Intéressant…

Jinya ne tenait pas cette histoire pour une légende vaine. Il savait que les objets pouvaient receler une puissance. Yarai était vénérée comme un sabre sacré qui pouvait durer mille ans sans le moindre signe d’usure, et, de fait, elle ne s’était pas ébréchée une seule fois en plus de trente années de combats. Les lames de Yatonomori Kaneomi étaient elles aussi particulières, dotées de leurs propres pouvoirs en raison du sang de démon forgé en elles. Il en allait de même des esprits provenant d’artefacts qu’employait Somegorou. Les objets pouvaient, au fil des longues années, en venir à abriter des émotions.

Un objet vénéré comme le go-shintai d’un sanctuaire pouvait fort bien acquérir, avec le temps, la faculté de relier le ciel et la terre.

— Maintenant, ce point est important, alors écoute bien, dit Somegorou. — La nuit dernière, il y aurait eu une lumière mystérieuse provenant du sanctuaire intérieur où se trouve le miroir. Le témoin dit avoir entrevu faiblement quelqu’un, mais le grand prêtre pense que ce n’était qu’un voleur avec une lanterne qui cherchait à dérober des offrandes en argent. Intéressant, non ?

Il eut un sourire en coin.

— Je n’ai pas de clients particuliers à te confier cette fois, mais tu aimes assez ce genre de choses, de toute façon, pas vrai ?

La réalité des pouvoirs du miroir restait incertaine, mais l’existence de nymphe céleste n’avait rien d’inconcevable, puisqu’il existait bel et bien des démons.

— Ça, oui, dit Jinya. — Considère que ton repas est payé.

— Oh, quelle générosité.

Somegorou l’avait aidé bien des fois, aussi un bol de soba n’était rien. Ravi d’avoir un repas gratuit, Somegorou laissa échapper un rire jovial, but une seconde tasse de thé et repartit travailler pour l’après-midi.

— Un festival, hein ? marmonna Jinya.

Le récit de la nymphe céleste et le témoignage de la lumière mystérieuse l’intriguaient, mais le festival en lui-même l’intéressait aussi. À bien y penser, il n’avait encore jamais emmené Nomari à un festival. Peut-être pourrait-il régler vite cette affaire surnaturelle, puis passer un moment tranquille avec sa fille là-bas, comme Somegorou le lui avait suggéré.

— Merci de votre patience. Je suis le grand prêtre de ce sanctuaire, Kunieda Koudai.

— Merci de m’accueillir. Je suis Kadono Jinya. Je tiens un restaurant de soba sur la rue Sanjyou.

Après avoir parlé avec Somegorou, Jinya avait fermé le restaurant et s’était rendu au sanctuaire Aragi Inari pour s’enquérir de la légende transmise en ces lieux, ainsi que de la lumière mystérieuse et de la personne aperçue. Le grand prêtre du sanctuaire, Kunieda Koudai, était un homme maigre d’une quarantaine bien avancée. Il était aimable et ne s’offusqua pas des questions directes de Jinya.

— Oui, nous avons bien une légende qui parle d’une nymphe céleste descendue en cette contrée. Le go-shintai de notre sanctuaire est aussi bel et bien un miroir en métal censé relier les cieux et la terre. Mais je crois vraiment que l’incident d’hier n’était qu’un voleur s’essayant au vol des offrandes. Il est un peu difficile de croire que ce soit davantage ; si les légendes sont des légendes, c’est précisément parce qu’elles ne surviennent pas souvent, après tout.

Le grand prêtre paraissait convaincu que l’intrus n’était qu’un voleur d’offrandes et ne faisait aucun cas de l’incident.

— Je vois, dit Jinya. Me serait-il possible de voir ce miroir ?

— J’en ai bien peur que non. Nous n’autorisons pas le public à le voir.

Les sanctuaires se composaient en général de deux parties principales : le sanctuaire intérieur et la salle de culte. Lorsque l’on visitait un sanctuaire pour prier, on entrait en général dans la salle de culte. Plus loin se trouvait le sanctuaire intérieur où était vénéré le go-shintai, auquel n’accédaient en principe que les personnes qui œuvraient au sanctuaire.

Le go-shintai n’était pas tenu pour la divinité elle-même, mais il n’en demeurait pas moins assez sacré. C’est pourquoi on le plaçait d’ordinaire tout au fond, dans le sanctuaire intérieur, et on le conservait en outre dans une alcôve derrière de petites portes pour le soustraire au regard du public. Il semblait que cette coutume était également en vigueur au sanctuaire Aragi Inari.

— Kadono-san, vous avez mentionné que vous teniez un restaurant de soba, n’est-ce pas ? Souhaitez-vous tenir un étal pendant le festival ? Il nous reste encore beaucoup de place dans l’enceinte.

— Je vous remercie de votre offre, mais je crains de devoir refuser, dit Jinya en s’inclinant légèrement.

Il parcourut des yeux le terrain du sanctuaire et constatait que les préparatifs pour le festival prévu dans sept jours touchaient peu à peu à leur terme. Les personnes qui transportaient du matériel seraient sans doute celles qui tiendraient les étals.

— Hm ?

 Jinya se redressa.

— Y a-t-il un problème ?

— … Non, rien d’important.

À l’instant, il avait vu quelque chose bouger dans le bosquet qui entourait le sanctuaire, du côté du sanctuaire intérieur. Le grand prêtre ne semblait cependant rien avoir remarqué.

— Quelque chose a retenu votre attention ?

Jinya fit non de la tête. Il était certain de ne pas avoir rêvé, mais en parler au grand prêtre serait vain. À la place, il dit :

— C’est bien animé, aujourd’hui.

— Et ce sera encore plus animé le soir du festival. J’avoue que je l’attends chaque année avec impatience.

Jinya n’avait lancé qu’une remarque anodine pour changer de sujet, mais le grand prêtre répondit avec enthousiasme. Son regard prenait comme une teinte de nostalgie, à mesure qu’il se remémorait sa jeunesse.

— J’en déduis que vous gardez de bons souvenirs du festival ? demanda Jinya.

— Oui, et ils me reviennent toujours à cette époque de l’année. Les souvenirs d’un festival d’été d’il y a bien, bien longtemps…

Le brusque emportement de sa voix surprit légèrement Jinya. Il s’apprêtait à en demander davantage lorsqu’une voix de femme les interpela.

— Veuillez m’excuser très cher.

La voix venait d’une femme à l’air bienveillant, proche de la vieillesse, au menton marqué et aux paupières un peu tombantes.

— Oh, Chiyo.

— Je déteste interrompre, mais un visiteur demande à voir mon mari, dit-elle en s’inclinant avec des excuses, avant d’adresser à Jinya un sourire.

 Elle semblait être l’épouse du grand prêtre. Tous deux paraissaient former un couple harmonieux, à en juger par la familiarité de leurs échanges.

— Pardonnez-moi, Kadono-san, mais je dois m’occuper de quelque chose.

— Aucun problème. Je vous remercie de votre temps.

Il n’y avait de toute façon plus rien à gagner à poser des questions. Jinya s’inclina légèrement et les regarda quitter l’enceinte du sanctuaire.

Chiyo se retourna soudainement et sourit avec douceur.

— Jinya-sama, n’hésitez pas à revenir si vous avez besoin de quoi que ce soit. Vous serez toujours le bienvenu ici.

Intuitivement, Jinya comprit qu’elle parlait avec le cœur et non par simple politesse.

— Merci.

Chiyo lui adressa un large sourire, hocha la tête, puis s’éloigna.

La visite de Jinya avait été impromptue, et ses questions, plutôt poussées. Malgré cela, le grand prêtre, et Chiyo, son épouse, l’avaient accueilli avec bienveillance du début à la fin. Il fallait sans doute des gens d’une telle bonté et d’un tel cœur pour servir une divinité. Cette pensée ne fit qu’accentuer la culpabilité qu’il ressentait à l’idée de ce qu’il s’apprêtait à faire.

Il quitta l’enceinte pour se diriger vers le sanctuaire intérieur sacré, dans l’espoir de vérifier ce qu’il avait aperçu plus tôt. Toutefois, s’approcher sans précaution attirerait immanquablement l’attention. Au pire, les autorités locales pourraient s’en mêler. C’est pourquoi il usa d’Invisibilité pour échapper d’abord aux regards.

La plupart des sanctuaires étaient ceints d’un bosquet appelé « bois sacré ». Autour de l’Aragi Inari, les arbres n’étaient pas assez nombreux pour qu’on puisse parler d’un véritable bosquet, mais ils étaient loin d’être clairsemés. Jinya resta vigilant à tout ce qui l’entourait tandis qu’il avançait dans l’ombre que projetaient les arbres.

Ssshft. Au moment même où il atteignit l’arrière du sanctuaire intérieur, il entendit des herbes qu’on foulait. Il leva son Invisibilité et fit sauter la lame du fourreau, prête à être tirée à tout instant. Sa cible, qui ne l’avait pas encore remarqué, marchait avec insouciance.

Jinya se demanda quel démon ce pouvait être. Il fit glisser les pieds d’un demi-pas, affûta ses sens et posa les yeux sur l’ennemi.

— Beurk, où suis-je ? Les gars ? Vous pouvez sortir, maintenant. C’est pour le boulot, hein ? Allez, vous tous, ce n’est plus drôle, franchement.

La tension quitta son corps d’un coup. Il se sentit bien sot d’être resté sur ses gardes devant ce qui semblait n’être qu’une jeune fille ordinaire.

— Qu’est-ce que…

Elle avait une silhouette frêle et portait un yukata bleu clair brodé d’une ipomée. Elle paraissait avoir treize ou quatorze ans. Ses cheveux étaient noués d’une étoffe rouge d’un éclat étrange, mais rien d’autre en elle n’avait quoi que ce soit de suspect.

— Ouah !

Elle remarqua enfin la présence de Jinya, puis s’illumina et se rua vers lui comme un chiot enjoué.

— Te voilà ! Dieu merci, on a enfin réussi à se retrouver.

Elle s’approcha sans hésitation, puis se figea une fois tout près.

— Hein ? Attends, quoi ? Qu’est-ce qui se passe ?

Des sons de pure confusion lui échappèrent.

[1][1] En japonais « tennyo », femmes célestes associées à la beauté, la grâce et la musique dans le paradis bouddhique. Elles font office de servantes et messagères du Divin.

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