SotDH T5 - INTERLUDE

Fille des Bas-Fonds sous la Pluie – Suite

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Traduction : Calumi
Correction : Raitei
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Septembre 2009.

On dit qu’en lisant, on entrevoit le cœur d’un auteur.

Grâce aux nombreuses donations reçues par le lycée de la rivière Modori, dans la préfecture de Hyôgo, ses installations surpassaient celles des autres lycées de la région. La bibliothèque possédait une collection particulièrement riche, et Jinya aimait y passer son temps libre à lire. Il s’amusait un peu de constater qu’il n’était guère différent d’un lycéen ordinaire à présent, si l’on songeait à son passé mouvementé.

Il parcourait la bibliothèque après les cours lorsqu’il croisa par hasard le regard de Miyaka de l’autre côté des étagères. Ils échangèrent quelques mots à voix basse, et la jeune fille se souvint soudainement de quelque chose qu’elle avait entendu.

— Que cela passe inaperçu ou non dépend du lecteur, mais les livres sont toujours écrits avec beaucoup de cœur. C’est pourquoi les histoires vraiment intéressantes ne se trouvent pas dans les mots couchés sur le papier, mais quelque part entre les lignes… ou quelque chose comme ça.

Elle parlait avec une certaine hésitation, puisqu’elle ne faisait que reprendre ce que lui avait dit Yoshioka, l’assistante de bibliothèque. Yoshioka était une proche de Miyaka et de Kaoru. C’était une fille réservée, mais aussi une lectrice acharnée qui passait chaque instant libre dans la bibliothèque. Jinya lui adressait la parole de temps à autre, lui demandant parfois des recommandations de lecture. La théorie qu’elle avait formulée et que Miyaka répétait paraissait un peu abstraite, mais Jinya crut en saisir parfaitement le sens.

— Mais je ne pense pas être capable de lire avec autant de profondeur, ajouta Miyaka.

Elle n’avait commencé à lire que récemment, et les paroles de Yoshioka restaient encore un peu au-delà de sa compréhension.

Jinya continua à discuter un moment avec Miyaka, puis ils se séparèrent, et il retourna vers les étagères. Il cherchait le livre dont était tirée la pièce qu’ils avaient vue en mai. Il eut la chance de le trouver presque aussitôt.

Le titre était « Fille des bas-fonds sous la pluie ».

Il s’agissait d’un recueil de mémoires écrits par une véritable prostituée des bas-fonds nommée Kinu, adaptés en japonais contemporain. Le contenu relatait principalement sa rencontre avec son mari, Miura Naotsugu, leur vie commune et la période tourmentée entre les ères Edo et Meiji. La personnalité de l’autrice transparaissait pleinement dans son écriture, ce qui rendait l’ouvrage assez plaisant pour un récit autobiographique.

Les mémoires n’étaient en rien célèbres, mais un certain écho s’était créé lorsqu’elles furent adaptées en pièce de théâtre, suscitant une demande pour la version en japonais contemporain que Jinya tenait à présent entre ses mains. L’adaptation semblait avoir été menée de façon à préserver fidèlement le sens original tout en y ajoutant un charme particulier, ce qui valut à l’ouvrage un accueil favorable.

Jinya brûlait d’envie de le lire. Il songeait depuis quelque temps à découvrir les mémoires de la femme qui s’appelait elle-même « Fille des bas-fonds ». Il était redevable à cette femme à bien des égards, mais elle était toujours restée pour lui une énigme tout au long de leur rencontre. Elle l’avait consolé, elle lui avait donné l’élan nécessaire à certains moments, mais ils n’avaient jamais été assez proches pour en apprendre davantage l’un sur l’autre. Jinya avait vieilli et s’autorisait désormais de petites joies comme la lecture, et il avait l’impression que le moment était presque venu d’apprendre enfin qui était la Fille des bas-fonds, maintenant qu’il était plus capable de percevoir ce qu’il n’avait pas su voir autrefois.

Si les mots étaient réellement écrits avec le cœur de leur auteur, il pourrait peut-être découvrir une signification nouvelle à des événements qu’il avait jugés insignifiants.

Avec cet espoir, Jinya ouvrit le livre dans la bibliothèque.

***

Mon mari est mort, mon fils s’est épanoui pleinement, et des jours d’oisiveté sont venus à ma rencontre. Je compris alors que mon voyage touchait à sa fin et me dis qu’il serait bon de laisser quelque chose derrière moi ; je pris donc la plume pour écrire mes mémoires. Ma vie n’a peut-être pas été la plus exaltante, mais mes années m’ont donné bien assez de matière pour écrire. Si je dois commencer quelque part, je dois d’abord parler d’un temps où Tokyo s’appelait encore Edo.

L’image la plus profondément gravée dans mon esprit reste sans aucun doute Edo sous la pluie. En y repensant, j’ai l’impression que la pluie est le point où tout a commencé pour moi.

Je me nomme Kinu. Je suis née dans une famille de samouraïs, mais je me suis rebellée contre mes parents et n’ai pas réussi à contracter un mariage avantageux. Nous étions pauvres, et la misère arriva vite. Je passai du statut de fille d’une famille de samouraïs à celui de simple fille des bas-fonds.

Une fille des bas-fonds est ce que nous appelons la caste la plus basse des courtisanes, payée seulement vingt-quatre mon pour une nuit avec un homme. Il faut pourtant manger ; je vendais donc mon corps chaque nuit pour ce prix.

Une nuit, j’attendais la fin de l’averse sous l’abris d’une maison lorsque s’approcha un samouraï. C’était un homme singulier, respectueux même envers moi, une misérable fille des bas-fonds. Il me demanda s’il pouvait partager cet emplacement jusqu’à ce que la pluie cesse. Je lui répondis qu’il pouvait en faire à sa guise, car cet abri ne m’appartenait pas. Une femme comme moi n’a nul endroit qui lui appartienne, dis-je. Des paroles humiliantes, certes, mais en tant que fille des rus, elles me semblaient vraies. Pourtant, il se contenta de sourire doucement.

« Quelle tristesse d’entendre cela. Une dame d’une telle beauté n’est pas faite pour être aussi sombre que ce ciel. »

C’est ainsi que je rencontrai Miura Naotsugu Arimori, l’homme qui allait devenir mon mari.

Miura était un homme droit et séduisant. Audacieux mais réfléchi, vif d’esprit et habile au sabre, il ne dominait pas les humbles ni les faibles. Il incarnait l’idéal même du samouraï, et c’est sans doute pour cela qu’il m’adressa la parole, à moi, une fille des bas-fonds méprisée de tous.

Il n’était pas très à l’aise avec les plaisanteries vulgaires, cependant. Chaque fois que je le taquinais, il arborait une expression embarrassée.

Mais ce visage me paraissait si adorable que je ne pouvais m’empêcher de le provoquer sans cesse. Il ne s’en lassa jamais.

Après cette nuit de pluie, nous nous revîmes à de nombreuses reprises. Je mentirais si je disais que je ne songeais pas à la différence de nos statuts, mais j’étais tombée éperdument amoureuse de lui.

Mémoires, Fille des bas-fonds sous la pluie.
Édition Kono

Jinya grimaça à peine avait-il commencé sa lecture. Nulle loi n’exigeait qu’un texte soit parfaitement fidèle, mais la version de Naotsugu présentée par Kinu était si exagérée qu’il en éprouvait une honte par procuration.

Cela mis à part, le début de leur romance correspondait à peu près à ce qu’il en avait entendu. Autrement dit, le contenu du livre était réel, à quelques enjolivures près. En poursuivant, il retrouva nombre de conversations dont il se souvenait réellement. Son adoption de Nomari y figurait, ainsi que ses journées animées qui en avait découlé. Son attitude y était cependant dépeinte d’une manière totalement opposée.

« Hé hé, eh eh eh ! Mais si ce n’est pas Miura-sama ! Vous allez manger des soba ? Dites, vous ne voudriez pas m’offrir un bol tant que vous y êtes ? »

Dans les mémoires de Kinu, Jinya était présenté comme un homme sans le sou qui couvrait sans cesse Naotsugu de flatteries pour se faire payer ses repas. Il en allait de même dans la pièce de théâtre, mais son personnage paraissait encore plus ridicule dans les mémoires.

« Mon Dieu, il n’a vraiment honte de rien.

« Allons, allons. Jin-dono est peut-être ainsi, mais il n’en reste pas moins mon ami. »

Dans ces mémoires, cela revenait comme une sorte de gag récurrent : Jinya jouait les imbéciles, la prostituée s’en plaignait et Naotsugu apaisait les choses. La lecture en était d’abord agaçante, mais Jinya se surprit bientôt à se laisser absorber par le récit. Devant ses yeux, il voyait la vie du couple se dérouler.

« Fille des bas-fonds, m’accorderez-vous l’honneur de m’épouser ? »

À l’époque où l’on vivait encore durant l’ère Edo, Naotsugu avait courtisé la prostituée. Chez les samouraïs, il était rare de se marier par amour, le mariage étant surtout un outil politique pour unir deux familles. Jinya se souvenait que la mère de Naotsugu, femme de traditions, s’était fortement opposée à cette union.

Dans Fille des bas-fonds sous la pluie, Naotsugu insistait avec force sur son intention d’épouser Kinu, la proclamant comme la seule pour lui. Il allait même jusqu’à déclarer de manière dramatique qu’il était prêt à quitter sa maison si nécessaire, se comportant comme le héros d’un roman.

Rien ne permettait d’affirmer que les choses s’étaient passées ainsi, mais Jinya se rappelait bien d’une époque où Naotsugu était éperdument épris de Kinu. Il se sentit coupable d’épier ainsi la vie amoureuse de son ami, tout en ne pouvant s’empêcher d’en sourire.

Il continua sa lecture et finit par tomber sur un passage singulier. Le livre mentionnait que Jinya était un démon, et expliquait même ce qu’était un démon.

« … Edo n’était en rien un monde uniquement fastueux. Beaucoup y menaient une vie difficile, comme ce fut mon cas jadis. Quand tant de gens se rassemblent, il y a forcément quelques êtres différents des autres, tels ceux que l’on appelait démons. Non, ils n’étaient pas aussi effrayants que leur nom le laissait croire. « Démon » était le terme dont les élites affublaient ceux qui se situaient en dessous des roturiers, des êtres si vils qu’on ne les jugeait même pas dignes d’être appelés humains. « Démon » était une étiquette donnée à ceux qui ne se rangeait pas dans cet ordre naturel du monde. »

Selon ses mémoires, les démons n’étaient pas une sorte d’esprits ; c’était plutôt un sobriquet imposé par les puissants à un groupe de marginaux. Il y avait peut-être parmi eux de véritables esprits, mais la plupart de ceux qu’on appelait démons n’étaient en réalité que des humains persécutés.

Dans ces mémoires, la véritable identité de Jinya n’était pas celle d’un monstre, mais celle d’une âme malheureuse se faisant passer pour un rônin. L’épisode où elle l’avait consolé au domaine des Miura avait été modifié pour la montrer compatissante envers lui parce qu’elle aussi avait connu la persécution.

En surface, une telle présentation pouvait sembler naturelle, mais Jinya connaissait Kinu. Elle avait autrefois été mêlée à un incident impliquant un véritable esprit, elle savait donc que les démons existaient. Pourquoi alors avait-elle pris la peine d’expliquer les choses de cette façon ?

D’abord, il pensa qu’elle l’avait fait par égard pour lui, mais si tel avait été le cas, elle n’aurait rien mentionné à propos des démons. Il continua sa lecture, cherchant un indice, quand soudain il s’arrêta. Vers la fin de l’époque d’Edo, Naotsugu était parti pour Kyôto. Kinu l’avait accompagné, sans chercher à l’en dissuader. Leur histoire au-delà de ce point lui était totalement inconnue.

***

Cette histoire se déroulait encore du temps où ils vivaient à Edo.

Pour Kinu, Naotsugu représentait tout. Elle, devenue prostituée après la ruine de sa famille, brûlait du désir de rester toujours à ses côtés, bien qu’elle sût sa présence néfaste à la réputation de son bien-aimé.

— Mon cher…

— Kinu.

Le domaine des Miura était une vieille demeure située au sud du quartier résidentiel des samouraïs. Naotsugu aimait leur jardin et se rendait souvent sur la véranda pour contempler les fleurs au fil des saisons. Ce jour-là, il observait leur fils Tadanobu s’exercer avec un sabre de bois dans le jardin. Inspiré par quelqu’un, Tadanobu s’entraînait avec ardeur. Naotsugu le regardait en souriant doucement.

— Tu sais, j’aime penser à cet endroit comme à mon petit jardin de bonheur, dit-il.

Kinu ne chercha pas à obtenir d’explications. Elle se contenta de prendre sa main et sentit qu’il lui serrait la sienne en retour.

— Jadis, je pensais que les hommes étaient de bien tristes créatures, condamnées à vivre en laissant tant de choses derrière elles. Mais à présent, je me dis que la vie n’est peut-être pas si mauvaise, si j’ai quelqu’un comme toi avec qui regarder en arrière vers de lointains souvenirs.

Naotsugu lui avait déjà parlé de son frère aîné. Il avait apparemment quitté la maison depuis si longtemps que la famille n’en faisait presque plus mention. Tandis qu’il regardait leur jardin, il semblait revoir une image nostalgique. Kinu ne pouvait partager ce souvenir avec lui, mais elle pouvait se blottir contre lui pour le réconforter, comme elle le faisait à cet instant, et cela constituait un bonheur en soi.

— Père, que se passe-t-il ? demanda Tadanobu en remarquant le regard lointain de son père.

— Oh, ce n’est rien. Tes mouvements se sont améliorés, Tadanobu.

— Je suis encore loin d’être au niveau. Ah, je sais ! Invitons encore Jinya-san. Et puis… Nomari-san aussi, tant qu’à faire.

Tadanobu aimait beaucoup le rônin. C’était sous son influence qu’il maniait si souvent le sabre et qu’il demandait toujours à être entraîné par lui. Il avait aussi un faible pour la fille du rônin, ce qui le faisait rougir légèrement à présent.

— Ce n’est pas une mauvaise idée. Je pourrais même demander à Jin-dono s’il songerait à marier sa fille à notre famille, tant que j’y suis.

— Mon cher…

Il n’était pas bon pour la réputation des Miura de prendre épouse dans une famille non issue des samouraïs deux générations de suite. Bien sûr, Kinu avait été la première à le faire, et elle n’avait donc aucun vrai motif pour le réprimander. Sa voix resta douce.

Il sourit et dit :

— Je sais. Mais j’ai le pressentiment que l’ère à venir sera une ère où l’on se mariera par amour, et non plus par statut.

Avec le recul, c’était peut-être davantage une déclaration qu’une prédiction. C’était comme s’il disait : voilà l’avenir que je veux façonner. Naotsugu était certes un samouraï fidèle aux Tokugawa, mais il était aussi un homme bienveillant, qui souhaitait que chacun puisse connaître le bonheur.

Finalement, le tournant arriva.

— Je songe à partir pour Kyôto.

Dans les dernières années de l’époque d’Edo, Naotsugu, voyant l’attitude faible du shogunat face à l’influence étrangère, décida que continuer à le servir ne profiterait pas au peuple. Par l’entremise d’un de ses contacts, il s’apprêtait à se rendre à Kyôto afin de renverser le shogunat.

— Je suis désolé.

Cette brève excuse recelait de multiples sens. Il ressentait du remords à l’idée d’abandonner son épouse et son fils, et une douleur à celle de trahir les Tokugawa. Mais il ne reprit pas ses paroles, se tenant droit, la poitrine gonflée de fierté.

Kinu n’eut pas un instant d’hésitation. Avec un sourire gracieux, elle déclara :

— Alors je t’accompagnerai.

Il en resta stupéfait. Il avait sans doute prévu de la laisser à Edo pour s’occuper de leur fils. Les temps étaient troubles, et il se jetait en pleine tourmente.

Il pouvait ne pas revenir vivant, mais il voulait au moins lui montrer son amour en la gardant en sécurité.

— Kinu, l’endroit où je vais sera plein de dangers. Je ne peux pas t’emmener. Vis plutôt une vie heureuse et sûre ici, pour moi.

— Il n’y a pas de bonheur pour moi dans un monde où tu n’es pas à mes côtés. Laisse-moi, je t’en prie, rester avec toi jusqu’au bout.

Elle n’avait rien contre sa vie à Edo. Ses conversations amicales avec le rônin lui étaient même très agréables. Mais malgré cela, elle ne pouvait imaginer la vie sans Naotsugu. Elle n’avait pas connu le bonheur, elle n’avait en réalité jamais vraiment vécu, avant de le rencontrer.

— …Es-tu sûre de vouloir venir ? demanda-t-il.

— Je le suis. Si tu m’aimes ne serait-ce qu’un peu, ne me demande pas de vivre. Demande-moi de mourir avec toi.

— Kinu…

Il balaya toute hésitation et prit sa main.

Ainsi Miura Naotsugu rejoignit-il l’armée Satsuma-Chôshû, combattant plus tard dans ce que l’on appela la bataille de Toba-Fushimi.

Tout ce que Kinu pouvait faire était de le voir partir et d’attendre son retour. Elle priait pour sa sécurité, espérant qu’il n’atteindrait pas sa fin sous la lame d’un sabre ou la balle d’un fusil. Le stress était trop lourd pour elle seule, mais fort heureusement, elle avait Tadanobu pour la soutenir.

Après bien des nuits sans sommeil, le pays vit enfin l’aube se lever. L’Empereur fut rétabli dans ses fonctions et le gouvernement Meiji prit forme. Les temps changeaient, mais elle ne s’en souciait guère.

— Mon cher, te voilà de retour.

— Oui, Kinu. Et désormais, la paix que nous attendions est là.

La seule chose qui importait à ses yeux était que son mari fût rentré sain et sauf. Ils allaient pouvoir vivre ensemble dans la nouvelle ère, en famille.

Mais leur bonheur ne dura pas. Peu à peu, les choses commencèrent à se déliter.

— Mon cher ? Quelque chose ne va pas ?

— O-oh, pardon, je ne t’avais pas vue, Kinu.

Leur nouvelle maison à Kyôto n’avait rien de luxueux. Avec l’abolition du système féodal, leurs privilèges de famille de samouraïs avaient été révoqués, et on les avait relégués à la classe guerrière, qui n’était plus qu’un titre vide. Certains samouraïs qui avaient joué un rôle majeur pendant la guerre parvinrent à obtenir des postes dans le nouveau gouvernement, mais Naotsugu n’en faisait pas partie et vivait parmi les roturiers en ville.

Pour Kinu, ancienne fille des bas-fonds, cette nouvelle vie n’avait rien de difficile. Elle se réjouissait même d’avoir une maison plus petite, car cela signifiait que tous trois pouvaient être plus proches les uns des autres. La seule chose qu’elle n’aimait pas était que Naotsugu devînt extrêmement réticent à tout contact. Elle le connaissait trop bien pour croire qu’il avait changé de cœur : il avait simplement peur de quelque chose. Mais, même lorsqu’elle l’interrogeait, il ne lui disait rien.

— Père, on va se promener !

— Je reste ici. Allez-y tous les deux.

Le premier à s’adapter à la nouvelle ère fut Tadanobu. Sa manière de s’adresser à ses parents devint plus familière, à l’image des roturiers. Il étudia aussi de nouvelles matières et commença à songer à gagner de l’argent pour subvenir aux besoins de la famille. Il semblait toujours éprouver une certaine affection pour Nomari, mais il grandissait en un jeune homme plein de vie.

Kinu, n’étant plus une dame issue d’une famille de samouraïs, cessa-t-elle aussi peu à peu de parler avec autant de formalisme. Après tout, elle était habituée au langage familier. Elle se mit aussi à sourire davantage, puisqu’elle n’avait plus à sauver les apparences.

— Tu es sûr ? Ce n’est pas tous les jours que nous pouvons sortir tous les trois ensemble, dit-elle.

— Désolé, je ne me sens pas très bien aujourd’hui. Amusez-vous tous les deux pour moi.

Naotsugu fronçait désormais bien plus souvent les sourcils. Kinu ne lui demandait jamais pourquoi, sentant qu’une telle question ne ferait que le blesser. Ils étaient peut-être devenus un peu étrangers l’un à l’autre, mais ils s’aimaient toujours. Cela, elle en était certaine, même s’ils ne se touchaient plus.

Une épouse obéissante aurait probablement attendu que son mari choisisse de se confier un jour, mais Kinu était trop perspicace pour cela.

Elle savait intuitivement qu’il attendait un moment précis et qu’une fois ce moment venu, ce serait la fin pour eux deux.

— Naotsugu-sama, j’ai préparé du thé, dit-elle en s’asseyant près de lui.

— Merci.

Leur vie légèrement distendue continua ainsi, jusqu’au jour où ils contemplèrent leur jardin comme autrefois.

Le jardin était bien plus petit qu’à Edo, mais on y avait planté des iris d’eau qui ne manqueraient pas de fleurir magnifiquement au début de l’été. Pourtant, Naotsugu ne voyait sans doute plus ses souvenirs se refléter dans ce jardin comme autrefois.

Il se leva soudain et quitta la véranda pour s’avancer vers le jardin, se retournant lentement vers Kinu, le soleil couchant derrière lui. Elle comprit que le moment était venu.

— C’est un adieu, alors ?

Il parut déconcerté. Il ne s’était pas attendu à ce qu’elle lise ainsi en lui. Elle avait parlé avant qu’il ne le fasse, par pure obstination, refusant de l’entendre mettre fin à ce qu’ils avaient bâti ensemble.

— Tu avais remarqué ?

— Plus ou moins. Ce monde est devenu trop insupportable pour toi, n’est-ce pas ?

Les samouraïs, si importants autrefois, avaient disparu, et on leur avait retiré leurs sabres. Pour les roturiers discriminés durant tout ce temps, ce changement était une bénédiction. Mais pour Naotsugu, samouraï jusqu’au bout, qui avait voulu être le fondement de l’ère à venir, ce nouveau monde paraissait dévoyé. Il ne pouvait s’empêcher de pleurer la paix qui était venue.

— Il y a quelque chose que je dois te dire tant que je le peux encore. Quelque chose que je n’ai jamais réussi à avouer. Je ne suis plus humain. Je n’ai plus le droit de vivre avec toi, dit-il.

Indirectement, il se rangeait parmi ces malheureux que tous discriminaient.

— Je pars maintenant défier un de mes pairs en duel, dans l’espoir que cette lame stérile trouve un sens dans mes derniers instants.

Il parlait avec la même détermination qu’il avait montrée ce jour-là, et elle accepta sa décision avec une expression digne d’une dame issue d’une famille de samouraïs.

— Que la fortune t’accompagne au combat. Je prierai pour que tu atteignes la fin que tu recherches.

— …Je suis désolé, Kinu. Je n’ai pas été un bon mari. Je n’ai fait que suivre mes propres désirs tout ce temps.

Elle s’appuya contre lui comme pour dire le contraire. Il se raidit mais ne se déroba pas. Elle grava cet instant dans sa mémoire, espérant garder le souvenir de sa chaleur aussi longtemps qu’elle le pourrait.

— Ne dis pas de bêtises. J’ai choisi de rester à tes côtés en sachant parfaitement quel homme tu étais.

— Ah, bien sûr. Bien sûr, dit-il avec émotion.

— Alors fais comme tu l’entends. Mes sentiments pour toi ne changeront pas.

Il partit sans se retourner, et elle ne le retint pas. Ses pas incertains s’étaient faits assurés, et cela lui inspira davantage de soulagement que de tristesse.

Elle savait que, très probablement, son mari allait mourir. Mais elle savait aussi qu’il connaîtrait ainsi une mort plus digne, avec plus de sens, que s’il tentait de vivre seulement pour dépérir.

— Naotsugu-sama…

Elle ne put pourtant empêcher une larme de couler sur sa joue.

Ils ne se revirent jamais. Elle ne se remaria pas et vécut le reste de son existence à l’aimer, lui seul.

 

***

— Oh, c’est Fille des Bas-Fonds sous la Pluie ?

Relevant la tête, il aperçut Miyaka qui se tenait juste à côté de lui. Il avait été si absorbé par le livre qu’il ne l’avait pas remarquée avant qu’elle ne parle.

— Je l’ai lu. Il est plutôt bien. Quelle est ta partie préférée ?

— Je ne l’ai pas encore fini, mais je dirais celle où Naotsugu s’en va.

Ayant terminé la scène des adieux, Jinya poussa un soupir. Incapable de supporter l’ère Meiji, Naotsugu avait laissé sa femme et son fils derrière lui. La scène était décrite avec émotion du point de vue de la prostituée. Pourtant, si Jinya la choisissait comme sa préférée, ce n’était pas parce qu’elle était frappante, mais parce qu’elle lui révélait enfin pourquoi la prostituée avait pu présenter les démons comme un groupe de personnes persécutées.

On y voyait Naotsugu déclarer qu’il n’était plus humain et qu’il méritait par conséquent d’être haï de la prostituée. Cela prouvait qu’elle avait compris ce qui se passait à l’époque.

Alors peut-être avait-elle décrit les démons de cette manière, sans trahir personne, afin d’affirmer qu’elle aimait son mari, quoi qu’il fût, son dernier acte de fierté en tant qu’épouse. Qui pouvait le dire avec certitude ?

Cependant, une chose était claire. Cette nuit lointaine où Jinya et Naotsugu s’étaient affrontés, Jinya n’avait pas seulement combattu la détermination de Naotsugu, mais aussi l’amour que lui portait la prostituée.

Tout cela appartenait désormais au passé. Le savoir ne changeait rien. Et pourtant, Jinya avait l’impression d’avoir aperçu une part des intentions de l’autrice. En lisant Fille des Bas-Fonds sous la Pluie, il avait trouvé entre les lignes un récit écrit avec beaucoup de cœur.

— La scène où Kinu avoue son amour est superbe, hein ? Ma préférée reste celle-ci, par contre.

Miyaka tourna les pages, puis désigna une scène où Kinu, désormais sans Naotsugu, se remémorait non sans tendresse le passé. Elle évoquait son temps à Edo, non pas un souvenir avec sa famille, mais une conversation avec Jinya le rônin.

— « Maudite fille des bas-fonds…, murmura Jinya dans sa barbe, le visage crispé. »

Il ne s’attendait pas à être dépeint de façon flatteuse, mais cela relevait presque de la cruauté. Dans l’histoire, Jinya le rônin avait une fille qu’il adorait. Cela était acceptable, puisqu’il s’agissait de la vérité, mais il était représenté comme si excessivement gâteux qu’il hurlait : « Non, non, non, non ! Jamais ! Je ne la marie à personne ! Ma petite restera toujours avec moi ! », tout en se roulant ivre mort et nu comme un ver. La différence entre les descriptions défavorables de son personnage et celles enjolivées de Naotsugu était flagrante. Ce n’était même plus de la moquerie, mais du harcèlement pur et simple. L’autrice mentionnait aussi le moment où il aurait soi-disant éclaté en sanglots lors de leurs retrouvailles à Kyôto, ou encore son ignorance de choses pourtant évidentes pour des enfants, et ainsi de suite.

— C’est, euh… tout un personnage, hein ? dit Miyaka en étouffant un rire.

Elle connaissait à peu près le passé de Jinya.

— C’est incroyable l’audace de cette femme…, marmonna-t-il, incrédule.

Incapable de se retenir, Miyaka éclata de rire, attirant aussitôt tous les regards de la bibliothèque. Elle se redressa précipitamment, mais le coin de ses lèvres continuait de trembler.

— Au moins, l’un de nous s’amuse, dit-il. — Enfin, je pense rentrer pour aujourd’hui.

— Hein ? Mais tu n’as pas encore fini le livre.

— Je vais l’emprunter. J’ai envie de savoir ce qui se passe ensuite.

Il l’enregistra rapidement, puis le glissa dans son sac. Bien sûr, l’histoire de Kinu l’intéressait, mais ce qu’il voulait vraiment, c’était voir jusqu’où s’étendaient les moqueries à son égard.

— Ce que tu disais tout à l’heure s’est avéré, au fait.

— Ah bon ? Ces paroles ne venaient pas de moi, alors ne me remercie pas.

Il esquissa un doux sourire, reconnaissant à Miyaka de lui avoir fait découvrir une des joies de la lecture. Malgré ses protestations, ce serait du gâchis de s’arrêter aux portraits de surface et de manquer les intentions plus profondes de la fille des bas-fonds. Ce soir, il laisserait l’alcool de côté pour lire avec attention. Il avait le sentiment que ce livre était empli d’une bienveillance que l’on avait oubliée.

 

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