SotDH T5 - CHAPITRE 2 PARTIE 4
Fleur Stérile (4)
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Traduction : Calumi
Correction : Raitei
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À l’époque où le nouveau gouvernement Meiji commençait tout juste à se mettre en place, il ordonna au shogun Tokugawa Yoshinobu de démissionner. Yoshinobu comptait d’abord obéir et se retirer à Osaka, mais une série de provocations lancées par des membres de la faction anti-shogunale déclencha un conflit qui conduisit à l’incendie du domaine des Satsuma à Edo. Cet incident poussa Yoshinobu à rassembler une armée shogunale forte de quinze mille hommes, recrutés principalement dans les domaines d’Aizu et de Kuwana, et à la diriger vers le nord en direction de Kyôto, le 2 janvier de la quatrième année de l’ère Keio (1868). Le nouveau gouvernement réagit en levant une armée de 4 500 hommes composée surtout de soldats de l’alliance Satsuma-Choshu. Les deux armées s’affrontèrent le 3 janvier à Toba et Fushimi, aux abords de Kyoto. Ce conflit allait plus tard être connu sous le nom de bataille de Toba-Fushimi.
Bien que très inférieurs en nombre, les soldats du nouveau gouvernement étaient mieux équipés et portés par un moral plus élevé. En une seule journée, ils contraignirent l’armée shogunale à battre en retraite et mirent fin à la bataille le 6. Par cette victoire, les forces anti-shogunales prirent l’ascendant au sein du nouveau gouvernement et organisèrent une armée de poursuite pour talonner Yoshinobu, qui avait fui à Edo. Avec le recul, on pouvait considérer ce combat comme la bataille qui donna réellement naissance à la nouvelle ère. Mais il ne fallait pas oublier qu’aucune guerre n’allait sans sacrifices. Qu’elle s’achevât en défaite ou en victoire, le sang devait être versé.
Miura Naotsugu Arimori combattit lors de la bataille de Toba-Fushimi. L’armée, dans son ensemble, sortit victorieuse, mais cela ne signifiait pas qu’elle connut le succès sur tous les fronts. Dans le secteur où se trouvait Naotsugu, elle subit de lourdes pertes après une violente offensive de l’armée shogunale.
— Reste avec moi ! Nous allons bientôt rejoindre les forces principales !
Naotsugu marchait en portant un homme sur son dos, un camarade qui s’était battu pour la même cause. La bataille était terminée. Il ne cessa d’encourager l’homme qu’il transportait, mais les réponses de ce dernier s’affaiblissaient. Finalement, Naotsugu se mit à lui crier dessus. Tous deux étaient grièvement blessés, mais ayant risqué leur vie ensemble, Naotsugu n’envisagea jamais de l’abandonner à son sort.
— Nous ferons… advenir… une nouvelle…
Mais, au bout du compte, l’homme sur le dos de Naotsugu rendit son dernier souffle.
— …Ahhh…
Naotsugu n’avait plus la force de rester debout. Ses blessures étaient trop profondes. C’était un miracle qu’il ait pu marcher jusque-là. Il avait perdu trop de sang et sentait son corps se refroidir.
Il voulait voir un monde paisible où tous pourraient rire ensemble, mais il savait que cela ne serait plus possible pour lui. Son heure était venue, et il laissa lentement ses paupières se fermer.
— Naotsugu-sama, reprenez-vous, je vous en prie.
Il entendit une voix jeune et ouvrit de nouveau les yeux.
— …Qui… êtes-vous ?
Devant lui se tenait une jeune fille, chose à laquelle il ne se serait jamais attendu sur un champ de bataille. À ses vêtements, il crut d’abord qu’elle était la fille d’une famille aisée, mais lorsqu’il vit son sourire, il chassa aussitôt cette idée. Aucun être humain ne sourirait dans une telle situation. Plus révélateurs encore étaient ses yeux. Ils le fixaient intensément, d’un rouge éclatant, des yeux de démon.
— Je m’appelle Himawari. Je peux vous sauver, si vous le souhaitez. Il vous suffit d’abandonner votre forme humaine.
Elle sourit doucement.
— Devenez un démon et vous pourrez vivre une seconde vie. Accepterez-vous mon offre ?
— …Qu’avez-vous à y gagner ?
Elle connaissait son nom et s’était montrée à lui alors qu’il était à l’agonie. Elle avait clairement un plan en tête, mais n’en laissait rien paraître, se tenant avec grâce.
— J’agis simplement sur les ordres de ma mère. Alors, qu’en est-il ? Hésitez-vous à devenir un démon malgré tout ?
Naotsugu savait que les démons n’étaient pas forcément mauvais, malgré leur aspect hideux, et il n’était donc pas opposé à l’idée d’en devenir un. Il avait des réticences à se séparer de son humanité, mais si cela signifiait pouvoir poursuivre le combat et contribuer à bâtir les fondations de la nouvelle ère, alors il était prêt à devenir un démon.
— Il semble que vous ayez pris votre décision. Buvez ceci.
Elle paraissait lire à travers les hésitations de son cœur. Elle sortit de la manche de son kimono une petite fiole et en versa de force le contenu dans sa gorge. Sa conscience s’éteignit aussitôt.
Quand il revint à lui, Naotsugu n’était plus humain. Son corps avait pris une taille de plus, et sa peau était devenue rouge sombre. Sa forme de démon différait de celle dont il se souvenait chez son ami, mais il restait grotesque. Il n’en était pas sans griefs, mais dans l’ensemble, il en éprouvait de la gratitude. Grâce à Himawari, il pouvait à présent se battre de nouveau. Contrairement à ses camarades tombés au combat, il aurait la chance de voir le nouveau monde.
Il reprit les armes, cette fois en tant que démon. Sa force nouvelle était immense. Ce qui jadis relevait d’un combat harassant devenait aisé. Il trouvait une satisfaction à savoir que ses efforts servaient la cause. Mais sa joie fut de courte durée.
Le 15 mai de l’an 4 de l’ère Keio (1868), les troupes d’élite des Shogitai se joignirent aux forces shogunales pour affronter une armée du nouveau gouvernement composée surtout de soldats de Satsuma et de Choshu.
Dans cette bataille, le sabre n’avait plus sa place.
Les armes modernes régnaient en maîtres : fusils Snider, canons d’artillerie rayés de montagne, canons Armstrong. Les troupes shogunales furent aisément écrasées, et la victoire du gouvernement fut totale.
Naotsugu savait que c’était une bonne chose que la bataille fût brève, car cela signifiait moins de morts, mais il déplorait malgré tout l’inutilité du sabre qu’il tenait en main.
Ainsi, la guerre de Boshin s’acheva sur une victoire totale du nouveau gouvernement. Elle avait été remportée grâce aux armes modernes, mais tous s’en réjouirent malgré tout. Les combats étaient enfin terminés. Il n’y avait plus lieu de craindre. Le rideau s’ouvrait sur la nouvelle ère.
Les domaines féodaux furent rendus à l’Empereur, et le 25 juin de la deuxième année de l’ère Meiji, le nouveau gouvernement déclara que tous les anciens samouraïs en dessous d’un certain rang appartenaient désormais à la classe guerrière. Ainsi, les samouraïs devinrent une chose du passé. Mais les réformes ne s’arrêtèrent pas là. En l’an 3 de l’ère Meiji, les roturiers furent interdits de porter des armes ; et en l’an 4, un décret fut promulgué qui supprimait l’obligation pour les membres de la classe guerrière de porter le sabre et de conserver les coiffures traditionnelles. Certes, il faut préciser que ce décret ne contraignait personne. Il offrait seulement la possibilité d’y renoncer si on le souhaitait. Mais le gouvernement envoyait un message clair : vos sabres ne représentent plus l’esprit des samouraïs.
Bien qu’ils en eussent désormais le droit, peu d’anciens samouraïs coupèrent leurs cheveux ou déposèrent leurs sabres. Ils n’étaient peut-être plus samouraïs, mais ils conservaient leur fierté. Ils savaient que les sabres étaient par essence des armes, mais ils croyaient en même temps qu’ils étaient l’outil noble avec lequel ils avaient forgé la nouvelle ère. Or cette ère nouvelle ne voyait pas les choses ainsi.
Puis vint le décret d’abolition du port du sabre. Dans son esprit, Naotsugu comprenait pourquoi. Pour devenir légitime aux yeux du peuple, le gouvernement Meiji devait se détacher du shogunat d’Edo, et les samouraïs comme les sabres faisaient obstacle à cela. Mais son cœur ne pouvait l’accepter.
— …Ahhh…
Il arpentait les rues et voyait tout le monde se réjouir. Pourquoi, se demandait-il, pourquoi tout le monde détestait-il tant les sabres ? N’était-ce pas eux qui avaient permis l’avènement de ce nouveau monde ?
Dans la guerre, la mort ne pouvait être évitée. Il fallait être prêt à donner la mort, comme à voir ses compagnons perdre la leur. C’était une épreuve lourde. La sensation de trancher la chair hantait l’esprit, l’acte de tuer tordait le cœur, et la perte de ceux qui partageaient le même rêve était atroce.
Mais Naotsugu avait tout supporté parce qu’il avait un but. Il avait porté toute la douleur et toute la peine parce qu’il voulait se battre pour un avenir auquel il croyait. Et pourtant, l’avenir venu ne reconnaissait même pas ses épreuves.
— Naotsugu-sama ?
Il désespérait du nouveau monde. Il resta immobile, incapable de trouver la force de bouger ses membres. C’est alors qu’Himawari réapparut devant lui.
— J’aurais besoin de votre aide. Est-ce le bon moment ?
Le monde des hommes n’avait plus besoin ni des samouraïs ni des sabres, mais voilà qu’un démon disait avoir besoin de lui.
Quel autre choix avait-il réellement ?
***
— Dame Himawari m’a sauvé du seuil de la mort. Je lui en suis reconnaissant.
Le démon, Miura Naotsugu Arimori, parlait d’un ton lointain, les yeux désormais rouges. Jinya ne pouvait deviner quelle vision se reflétait dans son regard. L’homme qui autrefois avait combattu pour les faibles et pour un monde nouveau était devenu une créature effroyable, et Jinya, pour rien au monde, ne parvenait à comprendre pourquoi.
— Mais à présent, je crois que c’était une erreur d’avoir survécu. J’ai renié mon humanité pour découvrir qu’un avenir décevant m’attendait. Je me demande… pourquoi ai-je vécu tout ce temps ?
Naotsugu grimaça. Bien qu’il ne fût plus que l’ombre de lui-même, leurs années d’amitié suffisaient à Jinya pour percevoir la dérision dans sa voix.
Jinya se souvenait encore des jours qu’ils avaient partagés au Kihee. Il n’aurait échangé ce temps pour rien au monde, et c’était pourquoi il dut poser à nouveau sa question :
— Pourquoi fais-tu cela, Naotsugu ?
L’homme grotesque, à la peau rouge sombre, ricana avant de répondre d’une voix glaciale, sans la moindre trace de chaleur.
— Pardon ? Je crains de ne pas comprendre ta question.
Jinya en trembla. Autrefois, les rôles étaient inversés. C’était lui qui demeurait froid et impassible, tandis que Naotsugu se montrait plus animé. Cette inversion lui rappelait combien de temps avait passé depuis ces jours-là.
— Tu es devenu un meurtrier. Combien de gens as-tu tués ? Est-ce pour ce carnage insensé que tu as manié ta lame ?
— Jin-dono, tu te méprends. Je n’ai fait que tuer des porcs engraissés par la paix, non des hommes.
— Naotsugu !
Comment pouvait-il prononcer de telles paroles ? N’avait-il pas juré que les samouraïs combattaient pour protéger les faibles ?
N’était-il pas le même homme qui ne supportait pas de voir tant de gens souffrir sous le joug chancelant des Tokugawa ?
Naotsugu semblait réellement déconcerté par Jinya.
— Pourquoi es-tu en colère ? Ne sommes-nous pas les mêmes ?
Jinya ne pouvait pas nier. Ils étaient bel et bien les mêmes. Les sabres qu’ils avaient tant chéris leur étaient arrachés par la nouvelle ère.
Le regard de Naotsugu mêlait mépris et pitié. Ce qu’il voyait en Jinya, c’était un homme pitoyable, incapable de réagir tandis que le monde nouveau lui volait son identité.
— N’est-ce pas révoltant ? C’est nous, guerriers, qui avons apporté cette paix. Et pourtant, nous qui avons combattu sommes opprimés, tandis que ceux qui n’ont rien fait vivent libres. As-tu jamais vu un monde aussi injuste ?
Jinya ne voulait pas l’entendre. Il s’avança et trancha en diagonale, comme pour l’empêcher de poursuivre. Naotsugu para aisément avec sa large lame rouge. Désormais démon, il avait gagné en force et en réflexes.
— Assez, dit Jinya. — N’est-ce pas ce monde que tu désirais ?
— …Quoi ?
— Les samouraïs ont offert la paix aux faibles. N’était-ce pas ce que tu voulais ?
Les yeux de Naotsugu s’écarquillèrent. Il parut ébranlé, son visage se déformant d’angoisse. Mais cette expression fut bien vite effacée par une colère brûlante. Il se jeta en avant en rugissant :
— Silence !
Son coup était maladroit, sans forme véritable, plus proche d’un revers brutal que d’une attaque. Jinya le bloqua avec Yarai, puis recula, mettant de la distance entre eux.
Naotsugu reprit sa garde et lança un regard glacé, chargé de fureur. Pour la première fois, il montrait une hostilité véritable.
— Tu ne comprends rien ! Tu prétends ne pas pouvoir changer, et pourtant tu abandonnes ton sabre si facilement !
Jinya serra les dents. Il avait cru autrefois qu’il vivrait et mourrait sans jamais pouvoir changer, mais il s’était affaibli à force de prendre sur lui trop de choses. Le temps l’avait transformé, aussi légère que fût cette transformation.
Il en était même venu à l’aimer, et il en devait la gratitude à tous ceux qu’il avait rencontrés. Et pourtant, Naotsugu, l’un de ceux-là mêmes qui l’avaient poussé à changer, affirmait qu’il avait eu tort de le faire.
Ces paroles blessaient plus profondément que n’importe quelle lame. Le cœur de Jinya se serrait, mais il n’en laissa rien paraître, car Naotsugu lui-même semblait bien plus tourmenté encore.
— Tu as raison, j’ai obéi au décret d’abolition du port du sabre. J’ai trouvé une raison qui en valait la peine. Mais toi aussi, n’as-tu pas des êtres chers ? N’accepterais-tu pas une honte passagère pour eux ?
Jinya comprenait d’où venait le mépris de Naotsugu pour ce décret. Mais tout comme Jinya avait Nomari, Naotsugu avait une épouse et un enfant. Ne pouvait-il donc changer, lui aussi, comme Jinya l’avait fait ?
— Assez, assez !
Il trembla en criant :
— J… Jamais ! Jamais on ne m’ôtera mon sabre !
Après un rugissement, il se rua en avant. Sa grande lame rouge s’éleva haut dans le ciel avant de s’abattre de toutes ses forces, comme s’il libérait toute sa rage. Même dans cet état, son coup demeurait d’une nette beauté, exécuté selon les règles de l’art. L’arc de son épée reflétait toute la sincérité de son étude du sabre.
— Moi non plus, je ne peux pas vraiment abandonner la lame ! Mais que t’apporte le meurtre d’innocents ? Que t’apporte ma mort ?! C’est pour cela que tu manies ta lame ?!
Jinya, lui aussi, laissa ses émotions guider son mouvement.
Il savait qu’en combat, laisser paraître ses sentiments l’exposait à davantage de failles, mais il ne pouvait se contenir.
— Non ! Mon sabre existe pour protéger les autres !
— Alors pourquoi fais-tu cela ?!
— Parce que tant des nôtres sont morts pour rien !
Jinya bloqua le coup furieux de Naotsugu, mais ne parvint pas à riposter. Non, il ne pouvait simplement pas s’y résoudre. Il affrontait Naotsugu de face, décidé à recevoir pleinement ses paroles.
— Tant des nôtres sont morts. Ceux qui rêvaient d’un avenir meilleur, ceux qui voulaient protéger les autres…
Chaque coup, chaque mot les blessait tous deux, mais ils n’arrêtaient pas. Ils ne le pouvaient pas. Naotsugu avait choisi cette voie, et il n’était plus en mesure de s’arrêter.
— Certains craignaient le combat, d’autres de tuer. Mais nous avons tous combattu malgré tout, pensant que nos vies aideraient à bâtir un avenir meilleur ! Ce que nous avons aujourd’hui, cette nouvelle ère, a été rendu possible par nos sabres !
Avec pour seul soutien leur fierté, les samouraïs avaient souhaité un avenir radieux. D’une certaine manière, l’objectif avait été atteint.
— Et pourtant… et pourtant on nous prend nos sabres et on nous vole notre fierté ! Ceux que nous avons protégés nous méprisent !
Mais l’ère Meiji n’acceptait pas les samouraïs. Quelques-uns survécurent comme membres du nouveau gouvernement, mais la majorité fut rabaissée à une classe sociale à peine différente de celle des roturiers.
— Pourquoi cela est-il arrivé ?! J’aurais accepté de mourir sur le champ de bataille. J’aurais supporté d’être raillé et ridiculisé. Je n’ai jamais cherché les éloges de quiconque. J’aurais accueilli la paix au prix du mépris. Mais pourquoi, pourquoi doit-on nous enlever nos sabres ?! Nos sabres sont notre fierté ! Ils sont ce que nous sommes !
Naotsugu n’accordait aucune importance à sa condition sociale. Mais il avait de la fierté, la fierté d’un samouraï qui maintenait la paix, comme ses ancêtres l’avaient fait avant lui. C’est pourquoi il avait risqué sa vie et combattu. Il vit que ses camarades samouraïs avaient failli à préserver la paix et il s’efforça d’accomplir, en samouraï, son devoir en y remédiant.
Pourtant, sa récompense fut de tout voir lui être enlevé. Le nouveau gouvernement défaisait ce que d’innombrables samouraïs avaient édifié, les jugeait une classe guerrière méprisable, et enfin leur vola leur fierté.
— Est-ce là le monde pour lequel mes camarades sont morts ?! s’écria-t-il. — Non, ce n’est pas possible ! Ce ne peut pas être l’avenir pour lequel nous avons combattu !
Il attaqua sans relâche, ne laissant à Jinya aucun répit. Sa lame furieuse portait en elle les émotions de ceux avec qui il avait combattu, le deuil de tous ces hommes auxquels on avait retiré leurs sabres, leur fierté. Ce deuil ressemblait à la mélancolie nichée au cœur de Jinya.
— Est-ce pour cela que tu t’es mis à tuer ? Qu’est-devenu le désir de protéger les faibles ?! hurla Jinya, sachant pertinemment que ses paroles ne feraient pas fléchir Naotsugu.
— Suis-je censé supporter la honte, alors ?! Nous avons vu notre fierté volée, nous avons été traités d’indignes, humiliés… et tu veux que je continue à me battre pour ceux qui ne se donnent aucun mal pour se défendre ?!
— Dis-moi, alors, quel sens a notre combat désormais ? Pourquoi… pourquoi devrais-je pointer ma lame contre toi ?
— Il y a un sens, oui. C’est plus signifiant que de se battre pour l’avenir, du moins.
Naotsugu balança sa lame en diagonale vers le haut, comme pour ramasser quelque chose. Jinya ne put esquiver. Il para, mais la puissance du coup le repoussa. Il usa de l’élan pour reprendre de la distance, veillant à ne pas perdre l’équilibre. Il s’attendit à une attaque de suivi, mais il n’y en eut aucune. À la place, Naotsugu fixa Jinya d’un regard furieux, irrité qu’il ne le combattît pas avec acharnement.
— Je tue pour rendre à celle qui m’a sauvé la vie ce qu’elle m’a donné. Et puisque tu te mets en travers de mes meurtres, je te trancherai.
— Dans ce cas, tu aurais pu préparer une attaque sournoise.
— En samouraï, je n’aurais jamais pu faire une chose pareille. C’est pourquoi je t’ai défié en duel.
Rien de ce que Jinya disait ne semblait pouvoir détourner Naotsugu de son dessein. Un démon ne pouvait échapper à sa nature. Si Naotsugu eût pu changer d’avis en cet instant, il ne serait jamais devenu démon. Il était si fidèle à lui-même que cela faisait mal.
— Combats-moi, Jin-dono. Je t’en supplie. Sinon ta fille mourra.
Jinya grimaça. Nomari avait éprouvé de l’affection pour Naotsugu. Jadis, sur quelque véranda, il avait même plaisanté en disant qu’il la marierait à son fils.
— …Dans quel but manies-tu ta lame ? répéta Jinya, une question qu’on lui avait posée autrefois et à laquelle il n’avait plus de réponse.
À sa surprise, Naotsugu répondit sans la moindre hésitation.
— Pour que les gens reconnaissent la valeur de la lame. Peu m’importe si c’est au moyen de coups aléatoires ou en ramassant des cadavres. S’il existe un moyen de prouver la valeur de la lame, je dois la saisir. Je ne sais pas ce que Magatsume compte faire des cadavres que je lui remets, et cela m’est indifférent. Je suppose que voir le monde renversé peut être, en soi, divertissant.
— Tu crois que prouver la valeur de ta lame changera quoi que ce soit ?
— Peut-être pas. Mais si je n’arrive pas à prouver que le maniement de la lame signifie quelque chose, alors nous, les samouraïs, aurons vraiment vécu pour rien.
Même si aucune larme ne venait aux yeux de Naotsugu, Jinya ne put s’empêcher d’imaginer l’homme en larmes. Naotsugu ne demandait pas grand-chose. Il voulait simplement rester samouraï. Mais l’ère Meiji n’accordait même pas ce petit vœu, le poussant dans un coin.
— Jin-dono… Si tu te dis encore mon ami, combats-moi. Ma lame est émoussée. Mais en te combattant, elle pourra retrouver sa vigeur.
Il avait combattu pour les autres et n’en avait reçu qu’un avenir qu’il n’avait pas souhaité. La raison pour laquelle il avait brandi la lame lui avait été ôtée, et tout en quoi il croyait avait été déclaré sans valeur.
— Je t’en supplie. Donne un sens à cette lame stérile !
Naotsugu était une fleur stérile. Fleurissant en vain sans jamais porter de fruits. Il était condamné à éclore, puis à se disperser en tous sens, sans rien laisser derrière.
— N’y a-t-il pas d’autre moyen ? Ne peux-tu pas tout oublier et vivre dans ce nouveau monde ?
— Assez ! Ne me demande pas de faire ce que toi-même tu es incapable !
Le refus catégorique de Naotsugu rendit évident qu’il ne restait à Jinya d’autre choix que d’exaucer le vœu de son ami.
Jinya se transforma en démon, revêtant lui aussi une forme grotesque.
— …Merci. Tu es vraiment mon ami.
Il aurait sans doute pu en finir sous sa forme humaine, mais si ce combat devait être l’adieu de Naotsugu, il ne se permit pas de retenir sa force. Retenir eût été discourtois et lui eût ôté tout droit de se dire l’ami de Naotsugu.
— Pareillement.
Il repositionna Yarai, projeta son épaule droite en avant et abaissa son centre de gravité. Pendant ce temps, Naotsugu adopta la garde canonique, tenant son sabre devant lui, la pointe dirigée vers les yeux de Jinya.
— Prêt ?
— Quand tu veux.
Jinya s’élança le premier. Il fonça en gardant le centre de gravité bas, envahissant l’espace de Naotsugu en un seul mouvement.
Mais cela le plaça d’abord à portée de Naotsugu, la lame de ce dernier étant plus longue que la sienne.
— Haaah ! hurla Naotsugu en portant un coup furieux.
Jinya avait pourtant anticipé le mouvement et évita l’attaque d’un cheveu, puis avança du pied gauche et frappa le cou de Naotsugu. Celui-ci inclina son buste en arrière, si bien que la lame de Jinya glissa juste au-dessus de lui.
Jinya releva son épée et frappa de nouveau l’épaule de Naotsugu. Ce dernier répliqua par une taillade montée en prise inversée, rencontrant la lame de Jinya au même angle. Leurs deux lames, parfaitement appariées, ricochèrent l’une contre l’autre.
Naotsugu grimaça, retrouva rapidement son assise et leva son sabre aussi haut qu’il put. Il l’abattit avec violence et toute sa force. Pour un épéiste moins aguerri, ce coup eût paru mortel, mais Jinya n’y vit aucune menace. C’était un geste de désespoir, une attaque à pleine puissance qui renonçait à la technique. Probablement était-ce la première fois qu’il affrontait un adversaire de son niveau depuis sa transformation en démon. Son inexpérience se montrait crûment. Jinya aurait pu facilement parer l’attaque imprudente et prendre l’initiative, mais il choisit de ne pas le faire.
— Force surhumaine.
Jinya accentua sa propre puissance et choisit d’affronter Naotsugu de front. Il le fallait. S’il ne montrait pas au moins cet élan de combat, cet adieu ne serait pas digne. Il s’avança, écrasa la terre sous ses pieds et attaqua avec tout son élan. Il ne songea ni à défendre ni à esquiver. La lame rouge de Naotsugu trancha la chair, mais avant d’atteindre l’os, l’épée de Jinya se planta près du cœur de Naotsugu.
Les yeux de Naotsugu saisirent la scène, mais il resta incapable de bouger. Le temps sembla ralentir tandis que la pointe de l’épée de Jinya pénétrait le corps et le cœur de Naotsugu.
— Je te l’avais déjà dit, ton honnêteté est à la fois une vertu et une faiblesse.
Naotsugu ne chercha pas à utiliser son pouvoir de Lame de Sang pour surprendre ici. Il en eût été capable, bien sûr, mais la pensée ne lui vint même pas. C’était le genre d’homme qu’il était.
Un peu soulagé, il s’effondra.
— Ah… je le savais. Tu es vraiment fort.
Ses yeux vides ne reflétaient rien. Une vapeur blanche s’éleva de son corps tandis qu’il restait allongé sur le dos. À l’agonie, il leva les yeux vers le ciel du soir, empreint de nostalgie.
— Je ne m’excuserai pas. Ce duel devait se terminer par la mort de l’un de nous.
Jinya avait tout donné, techniques et pouvoirs. Ne rien retenir était le plus grand hommage qu’il pût rendre à son ami, et Naotsugu le comprit. Il savait combien Jinya avait été bon, à sa maladresse, et il sourit.
— Je sais. Un duel doit avoir un vainqueur. J’ai tout donné et j’ai perdu, et cela m’est égal. Au moins, ce duel a eu un sens.
L’homme attendait sa fin, non sans quelque regret, mais néanmoins satisfait d’un sort qu’il pouvait accepter.
- Maintenant, je n’ai plus à supporter le spectacle de cette grotesque ère Meiji. Vraiment, j’ai… manqué mon heure pour mourir.
La mort ou le déshonneur. Vivre au-delà du moment où l’on aurait dû mourir pouvait être une chose indigne. Jinya comprenait cela mieux que quiconque. Il s’approcha de Naotsugu et posa sa main gauche sur son corps. Naotsugu tourna la tête pour le regarder, l’interrogeant du regard.
— …J’ai vécu en cherchant la force pour, un jour, retourner à Kadono et arrêter le fléau qui s’y dressera, le Dieu Démon. Et je cherche encore cette force aujourd’hui.
Son bras se mit à palpiter, comme animé d’un battement.
— Ce bras gauche me permet de consumer les démons et il va te consumer maintenant, pour ta puissance.
— Ngh, gaaah…
Jinya utilisa Assimilation, un pouvoir qui avait appartenu jadis à l’un des démons ayant attaqué Kadono. Il sentit quelque chose commencer à se répandre en lui. La douleur et la chaleur lui brûlèrent les entrailles tandis qu’il absorbait des fragments de la mémoire de Naotsugu.
— Ha, ha ha ha ha ! ricana Naotsugu.
Tandis qu’ils étaient liés, Naotsugu put aussi entrevoir les souvenirs de Jinya : le moment où tout avait commencé pour lui, le destin qui l’avait forgé, ses nombreuses journées de pertes et de gains, Naotsugu vit tout cela et s’en réjouit.
— Jin-dono, ma puissance te sera-t-elle utile ?
Jinya poursuivrait le combat désormais. Cela ne changerait pas, même si l’ère n’avait plus besoin des sabres ni des vengeances.
— Bien sûr. Ton don me sera d’un grand secours dans l’époque à venir. J’espère même que ta lame atteindra le Dieu Démon.
— Ha, ha ha. C’est vrai ? Penser que ma Lame de Sang servira un jour contre un tel fléau pour l’humanité. Je prie pour que ma puissance te soutienne dans le temps à venir.
Une vive douleur saisit Jinya tandis qu’il percevait les pensées intimes de Naotsugu. L’épée qu’il avait maniée n’avait rien protégé. Il avait mis sa vie en jeu pour se voir gratifié d’un avenir cruel. Ni la lame ni le samouraï n’avaient de place dans le temps qui venait, et il sut au plus profond de lui que c’était sans doute préférable.
Pourtant, il avait trop perdu pour l’accepter. Il ne pouvait abandonner l’épée et mener une vie paisible, bras dans les bras avec ceux qui raillaient ses camarades. C’était l’une des raisons qui l’avaient poussé à faire ce que ce démon demandait. Il voulait montrer au monde que son deuil n’était pas un fardeau solitaire. Il voulait prouver que cette nouvelle ère de paix reposait sur les cadavres d’innombrables samouraïs inconnus et oubliés.
— Dieu merci. J’ai peut-être échoué à protéger quoi que ce soit…
Mais peut-être ce qu’il désirait par-dessus tout, c’était que quelqu’un l’arrête.
Et si son voyage devait s’achever, il préférait que ce fût par l’épée, la chose même qu’il chérissait, plutôt que par la main des temps changeants ou par la populace. Son cœur débordait de regrets, mais à la toute fin, il trouva un semblant de salut.
— …mais je vois maintenant que ma lutte n’a pas été si stérile…
Tandis que son corps se faisait dévorer, Naotsugu exprima sa plus haute gratitude. Il avait considéré sa vie jusqu’alors comme dépourvue de valeur, sans accomplissement notable, et il se réjouit de découvrir que sa mort servirait à un autre. Il ferma doucement les yeux et le voile de ses anciens tourments s’évanouit de son visage. L’homme qui avait manqué son heure pour mourir trouva une seconde chance, aux côtés de son ami.
Il sourit, comme pour dire que tout en avait valu la peine.
Après avoir entièrement consumé Naotsugu, Jinya posa sa main sur son cœur. L’image que le samouraï avait imaginée dans ses derniers instants n’était ni le ciel du soir ni un champ de bataille tragique, mais un petit restaurant de soba où résonnaient des rires.
Le soir passa et la nuit tomba, mais Jinya n’avait toujours pas bougé. Son corps avait encore changé. Sa peau demeurait aussi sombre qu’avant, mais son bras droit était désormais légèrement plus épais et ses ongles plus acérés. Un changement qui semblait fait pour qu’il puisse plus facilement se couper.
— Lame de Sang… Le pouvoir de forger des sabres en utilisant le sang comme catalyseur… murmura-t-il en fixant son bras.
Il se demanda pourquoi une telle faculté avait pris forme. Le pouvoir d’un démon ne naissait pas d’un talent latent, mais d’un vœu. Il venait du cœur, d’un désir d’atteindre quelque chose à peine hors de portée. C’était la fierté d’un samouraï que de risquer sa vie pour ses convictions, de combattre jusqu’au bout, jusqu’à la dernière goutte de son sang s’il le fallait. Cette croyance avait dû être à l’origine de ce pouvoir.
Jinya pensa à Naotsugu et murmura :
— Tu voulais vivre par la lame, jusqu’à ta dernière goutte de sang…
Mais cela n’avait pas été possible.
Le changement pouvait éblouir, au point d’en faire oublier ce qui était déjà là. Les fleurs au bord du chemin en étaient un parfait exemple.
Quand venait le moment de fleurir, celles à qui l’on avait volé leur place n’avaient d’autre choix que de se flétrir sans donner de fruit. De même, les samouraïs avaient été laissés sur le bord du chemin par les temps nouveaux, leurs espoirs demeurant inconnus de tous.
— …Adieu, Naotsugu. Notre fin n’a peut-être pas été la meilleure, mais je suis heureux de t’avoir connu.
Jinya tourna les talons et laissa derrière lui la rivière Yamashinagawa. Autrefois, il y avait eu des soirs où lui, Naotsugu et Zenji buvaient ensemble jusqu’à l’aube. À présent, il était seul. Cette pensée l’attrista un peu.
Il leva les yeux vers le ciel nocturne et aperçut la lueur douce de la lune, son contour noyé de brume. Tout en marchant sous la clarté lunaire, il porta la main à ses joues et les trouva humides. Ce devait sûrement être l’œuvre de la rosée des nuits d’été.
Et ainsi les choses prirent fin.
La fleur s’était dispersée, mais nul ne pouvait l’empêcher d’avoir fleuri.
Quelque part, dans un recoin de ce nouveau monde, la fleur stérile continuait son éclosion en silence.