SotDH T5 - CHAPITRE 1 PARTIE 4

Shizuka Jumelles (4)

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Traduction : Calumi
Correction : Raitei
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Himawari, la démone qui s’était proclamée fille de Magatsume, sauta de la rambarde et s’avança vers Jishibari. Elle ressemblait à une jeune fille ordinaire, mais ses mouvements étaient vifs. Elle n’était de toute évidence pas humaine.

— Ça va ?

— Je vais bien, Grande Sœur

S’étant enfin ressaisie, Jishibari se releva. Son visage aux traits harmonieux devint impassible comme un masque de nô, et elle fixa Jinya de ses yeux sans iris.

La capacité de Jishibari était pénible à gérer, mais elle-même ne l’était pas ; après tout, une simple égratignure au bras avait suffi à la décontenancer. Et pourtant, ses yeux ternes portaient une intensité qu’il ne parvenait pas à saisir à présent.

— Je te l’avais dit, non ? Il est fort, dit Himawari.

— Tu avais raison. Honnêtement, je ne suis pas certaine de pouvoir le capturer.

Dans ce cas… Himawari fit signe à Jishibari de se pencher et lui chuchota à l’oreille. Alors même qu’elles étaient en plein combat, elles paraissaient aussi insouciantes que des sœurs se confiant des secrets.

Himawari avait affirmé que Jishibari était la cadette, et cela semblait vrai puisque Jishibari lui obéissait sans un mot.

— Je vois… C’est une bonne idée, dit Jishibari en hochant la tête, tandis qu’un sourire mauvais lui tirait les lèvres.

Son visage était le même que celui de Kaneomi, mais il produisait une impression tout autre. Elle restait belle, et cela la rendait seulement plus inquiétante.

Himawari jeta un regard à Jinya et lui adressa un sourire éclatant tandis que les six chaînes se remettaient en mouvement. Elles s’entrechoquèrent, et les têtes se dressèrent vers Jinya et Kaneomi.

— Oncle Jinya, ça vous dérange que nous les sœurs, combattions à deux contre vous ?

— Faites ce que vous voulez, dit Jinya.

Il regarda Kaneomi, qui hocha la tête d’un air compréhensif.

Retour au point de départ. L’air froid emplit ses poumons, et il se durcit le cœur. Quel que fût l’adversaire, ce qu’il devait faire n’avait pas changé. Himawari était désormais une ennemie.

— Alors, commençons.

Aux paroles d’Himawari, les chaînes rampèrent en avant. Quatre jaillirent d’un coup : deux pour Jinya, deux pour Kaneomi. Jinya esquiva la première et repoussa la seconde, mais elles infléchirent aussitôt leur course pour revenir à l’assaut. En jetant un regard vers Kaneomi, il constata qu’elle luttait tout autant que lui.

Bien que ses connaissances fondamentales vinssent des leçons de sa jeunesse, Jinya était surtout autodidacte dans l’art du sabre, et il avait affûté son propre style au feu des combats réels. Kaneomi, à l’inverse, avait des déplacements et des frappes orthodoxes, fidèles aux bases de bout en bout. Elle ne manquait pas d’adresse, mais un art du sabre aussi orthodoxe et humain n’était pas fait pour affronter des démons.

— Ngh…

C’était pour cela qu’elle peinait contre Jishibari. Les techniques qu’elle connaissait visaient des adversaires humains. Affronter un démon humanoïde aurait encore été une chose, mais parer des chaînes qui se mouvaient dans tous les sens était autrement difficile. Il en allait de même pour Jinya. Jamais il n’avait affronté un adversaire de ce genre.  Himawari attendait toujours derrière Jishibari.

Puisque Jishibari était un démon supérieur, Himawari, l’aînée, l’était presque sûrement elle aussi, avec une capacité démoniaque qui lui était propre. Dans ces conditions, il ne pouvait laisser Jishibari les retenir longtemps.

Il lui faudrait accepter quelques concessions pour se dégager de la situation. Il se prépara à forcer l’approche de son adversaire, en acceptant la possibilité d’être blessé.

Il écarta les chaînes, visant la brève ouverture entre deux assauts, et fit un pas en avant. Himawari observait, le visage toujours empreint d’un sourire serein.

— Maintenant.

À la voix juvénile de son aînée, Jishibari brandit la main gauche. Les chaînes qui visaient Jinya revinrent vers elle avant de repartir dans une charge folle, en fendant le vent. Les deux autres chaînes qui attendaient s’y joignirent, et les six visaient à présent Kaneomi.

L’esprit de Jinya se vida aussitôt. Kaneomi n’avait aucun moyen de parer les six chaînes à la fois.

— Vous n’êtes pas du genre à rester planté là à regarder quelqu’un être blessé, dit Himawari. — Voilà pourquoi nous n’avons pas besoin de vous viser directement.

Elle avait raison. Peut-être autrefois aurait-il pu se montrer si impitoyable, mais ce n’était plus le cas. Vivre à Edo l’avait changé. Ce qu’il y avait gagné l’avait affaibli au point qu’il ne pouvait plus tout sacrifier à son unique véritable but.

— Si nous visons simplement cette femme, vous ferez le reste pour nous, n’est-ce pas ?

Par réflexe, Jinya utilisa Ruée pour se déplacer vers Kaneomi. Désormais posté devant elle, il fit face de front aux chaînes qui approchaient, sachant parfaitement que c’était ce que l’ennemi voulait.

— Kadono-sama ! s’écria Kaneomi.

Il tenta d’écarter les chaînes avec Yarai, mais à chaque parade une autre s’abattait sur lui l’instant suivant.

Sa pire crainte se réalisa. Jishibari s’adaptait désormais à la situation pour tirer le meilleur parti de sa capacité.  Après quelques indications seulement sur la manière d’employer son pouvoir, elle poussait Jinya à bout.

Il avait beau esquiver ou parer, une autre chaîne suivait aussitôt. Il ne connaissait pas particulièrement Kaneomi, mais il ne pouvait se résoudre à l’abandonner à son sort. Sa propre obstination l’exaspérait.

Une chaîne, deux, trois. Il trancha l’une d’elles, mais les maillons se courbèrent, puis se redressèrent et repartirent à l’assaut. Il s’efforça de parer au mieux les attaques venant de toutes parts, mais il ne pouvait pas tout contenir.

— Je te tiens, ricana Jishibari.

Il avait beau se défendre, il lui était impossible de repousser les chaînes indéfiniment. L’une parvint à se faufiler autour de sa jambe gauche et l’entrava.

— Ngh ?!

La chaîne devint brûlante un instant. Quand il baissa les yeux pour vérifier, elle avait disparu.

Les assauts cessèrent. Jishibari se tenait debout, calme et parfaitement impassible, comme si son agitation de tout à l’heure n’avait jamais existé.

— Qu’as-tu fait ?

Jinya la fixa d’un regard dur.

— Tu voudrais bien le savoir, n’est-ce pas ? répondit-elle avec un sourire arrogant.

Elle n’enchaîna pas, même si elle l’avait pris au piège. Il n’en connaissait pas la raison, mais il supposait que cela avait à voir avec sa capacité. Sinon, pourquoi afficherait-elle une telle assurance alors qu’il était encore indemne ?

Arrivé à ce point, il chassa toute pensée. Les conjectures ne lui apporteraient rien ici. La seule voie était de soumettre Jishibari. Il combla la distance d’un seul mouvement, puis effectua une taillade en diagonale vers le bas. Dans l’ouverture qui suivit, il remonta la lame pour frapper Jishibari avec la poignée. Du moins, était-ce ce qu’il avait l’intention de faire.

— Oh, quelle malchance.

Ses pieds ne bougeaient pas comme il le voulait… Non, c’était Ruée. Ruée ne s’était pas déclenchée. Comme un sot, il resta figé un bref instant et faillit ne pas remarquer la chaîne qui fondait sur lui.

— Bon sang…

Il se serait donné des coups de pied pour s’être montré assez négligent pour laisser son attention se relâcher en plein combat. Il dévia la chaîne qui était à deux doigts de lui atteindre le plexus solaire et lança à Jishibari un regard noir.

— Ainsi, même les coups bas ne t’atteignent pas. Comme c’est agaçant… Mais au moins, ma capacité a enfin pris effet.

Elle paraissait fanfaronner, déjà sûre de la victoire. À cette assurance, Jinya fut certain que c’était là son véritable pouvoir. Ce n’était pas un pouvoir de contrôle des chaînes. Leur apparition et leur manipulation n’en constituaient qu’un aspect secondaire. La véritable nature du pouvoir de Jishibari résidait dans l’entrave.

— Ta vitesse a été entravée, déclara Jishibari.

Il ne pouvait pas utiliser Ruée. Les chaînes repartirent à l’assaut, Kaneomi toujours derrière lui. Il n’avait devant lui qu’une répétition de l’affrontement précédent.

— Pardonnez-moi, Kaneomi-dono. J’ai besoin que vous battiez en retraite.

Tout en parant à toute vitesse les chaînes, il souffla ces mots à voix basse à l’adresse de Kaneomi.

— Je vous prie de m’excuser, mais je ne peux pas bouger ma jambe.

Une voix contrariée, pleine de remords, lui répondit ainsi. Quoique légère, la division de son attention fit vaciller un instant ses réflexes. Une chaîne s’enroula autour de son bras droit. Il tenta à la hâte de la rejeter d’un coup, mais il sentit la chaîne lui brûler la peau.

— Tes coups de lames volantes sont gênants aussi. Laisse-moi les entraver.

Cette fois, cette nouvelle capacité fut liée.

La situation n’était pas bonne. À ce rythme, ils allaient y passer tous deux.

Il saisit Kaneomi et la souleva sous son bras gauche, puis se replia aussi loin qu’il le put. Une fois à une bonne distance prise, il baissa les yeux vers elle dans son bras et vit son visage déformé par la contrariété.

— Pardonnez-moi. Je n’ai fait que vous ralentir.

Elle était indemne. Sous son kimono, toutefois, il distinguait un motif de chaînes tatoué sur l’une de ses jambes fines. Il regarda son propre bras droit et y vit le même motif. Il ne pouvait pas vérifier, mais sa jambe gauche était probablement dans le même état.

— Jishibari…

Jinya se retourna vers le pont, dans toute l’obscurité de Kyoto. le démon se tenait là, les fixant d’un air arrogant. Trois chaînes tournoyaient autour d’elle.

— Je vois. Chacune de tes chaînes doit donc pouvoir entraver une chose.

Très probablement, son pouvoir pouvait affecter n’importe quoi, qu’il s’agît de capacités démoniaques ou de mouvements, tant que son emploi consistait à entraver.

— C’est exact. Mais savoir cela ne te servira plus à rien maintenant, ricana Jishibari.

Elle ne manquait pas d’assurance pour quelqu’un qui avait perdu son sang-froid après une seule blessure.

— Tu es un peu stupide, n’est-ce pas ? dit Jinya avec un soupir exaspéré.

— … Qu’as-tu dit ?

Elle réagit aussitôt à la provocation. Son pouvoir était pénible, mais elle-même était facile à berner. Il vit une nouvelle occasion de forcer une ouverture.

Il avança d’un pas de promeneur, comme s’il se baladait nonchalamment, sans prêter la moindre attention à Jishibari. Furieuse, elle lança ses trois chaînes à toute allure vers lui.

— Attends, non ! cria Himawari.

Mais il était trop tard. Kaneomi était hors de portée, et les chaînes fonçaient déjà vers Jinya. Il en aurait presque remercié Jishibari d’être aussi simple d’esprit.

Jinya brandit Yarai et balaya les chaînes. Certaines de ses capacités étaient indisponibles, ce qui signifiait en retour qu’il y avait moins de chaînes à gérer. Jishibari ne pouvait plus non plus se permettre de garder des chaînes en réserve pour la défense pendant ses attaques. Jinya aurait été bien en peine de savoir comment attaquer si elle avait gardé toutes ses chaînes en retrait pour défendre, ce que Himawari cherchait vraisemblablement. Mais à présent qu’elles servaient toutes à l’attaque, celle qui se retrouvait en difficulté, c’était Jishibari.

Invisibilité. Jinya se fondit dans le décor.

— Quoi ?

Jishibari resta stupéfaite. Elle se figea et scruta les environs. Elle n’était pas différente d’une fille ordinaire, en dehors du fait qu’elle possédait un pouvoir démoniaque. Jinya en éprouva même un léger scrupule, mais cela ne signifiait pas qu’il allait se retenir. Il raffermit aussitôt son cœur et réduisit la distance.

— Il est juste devant toi ! cria Himawari.

Il se demanda comment elle l’avait su, mais ne s’arrêta pas. Les chaînes jaillissaient déjà, mais il savait qu’il atteindrait Jishibari le premier. Leurs échanges précédents avaient déjà montré qu’elle n’avait pas la capacité physique de se défendre.

— Hiii, gah… ?!

Il frappa l’abdomen de Jishibari du seul plat de son sabre, mais c’était tout de même un coup à pleine puissance, qui devait faire mal.

Elle se plia en deux, s’effondra au sol et laissa tomber la tête. Il esquiva les chaînes lorsqu’elles arrivèrent enfin et tenta de poser sa lame contre son cou, mais les chaînes bloquèrent sa lame. L’une jaillit vers sa tête, si bien qu’il recula. Jishibari en profita pour se remettre debout et foudroya Jinya du regard.

— Retirons-nous, dit Himawari en s’approchant de Jishibari.

— Mais…

— Tu n’as pas encore accompli ce que Mère attend de toi. Il est hors de question que tu meures ici, dit-elle d’une voix glaciale.

— Ngh… D-d’accord.

Amère, Jishibari n’objecta pas à sa sœur. Elle comprenait, elle aussi, qu’il n’y avait plus moyen de renverser la situation.

— Je vous prie de m’excuser, Mon Oncle, mais nous allons prendre congé à présent.

— Penses-tu vraiment que je vais vous laisser partir toutes les deux, Himawari ? dit Jinya en s’avançant, décidé à les poursuivre.

Les chaînes attaquèrent en mouvements irréguliers pour entraver sa progression. La première vint de face, mais il l’évita d’un pas de côté et poursuivit sa course. Une autre l’attaqua en biais, ainsi, il se courba brusquement et se laissa glisser sous l’attaque. La troisième rampait au sol, puis bondit vers son visage. Il s’arrêta et l’écarta d’un coup de Yarai.

Finalement, il évita les trois chaînes. Les démons n’avaient plus aucun moyen de défense. Il n’aurait même pas besoin de Ruée pour les atteindre avant le retour des chaînes. Il s’élança à toute vitesse à la poursuite des deux démones en fuite, mais sa charge fut interrompue.

— Derrière vous ! avertit Kaneomi.

Avant même qu’il ne se retourne, une boule de métal s’écrasa contre son dos.

— Gah ?!

La douleur le traversa. Il lutta pour rester debout et abattit de nouveau la chaîne qui l’avait frappé par-derrière.

Il se retourna vers Jishibari et Himawari, prêt à repartir à leur poursuite, mais elles avaient disparu.

 

 

 

— … Elles se sont enfuies.

Il régnait un calme silencieux sur le pont Gojo Ohashi. On n’entendait que le cours de la rivière en contrebas. Il ne percevait aucune empreinte à suivre. Elles avaient disparu.

— Kadono-sama…, dit Kaneomi en s’approchant de lui.

Le tatouage sur sa jambe avait disparu. La quatrième chaîne qui l’avait frappé par-derrière devait être celle qui la liait.

— Je suis désolée.

— Non, ne vous en faites pas. C’était ma faute.

Kaneomi paraissait abattue, peut-être parce qu’elle croyait n’avoir fait que freiner Jinya. Il ne lui en tenait pourtant aucunement rigueur. Toute la colère qui montait en lui à présent se tournait contre lui-même.

Il revint sur l’affrontement. En termes de puissance, Jishibari était bien plus faible que Tsuchiura ou Okada Kiichi. À première vue, elle ne représentait pas une menace. Mais son pouvoir démoniaque compensait sa faiblesse physique, l’absence d’art martial et l’écart d’expérience qui les séparait.

Jinya avait eu de nombreuses occasions de l’emporter, mais son orgueil l’en avait détourné. Il s’était cru incapable de perdre face à un démon comme Jishibari, et pour cela, il méritait la défaite.

— Magatsume…

Après avoir ruminé sa défaite, il pensa au cerveau qui commandait les démons. Jishibari avait affirmé chasser des humains sur ordre de Magatsume. Si Magatsume était quelqu’un qui voulait nuire aux gens, il ne serait sans doute qu’une question de temps avant son affrontement, Jishibari et Himawari incluses.

Il serra la poignée de son sabre et se jura de ne plus commettre pareilles bévues. Pourtant, une pointe de tristesse inexplicable le traversa.

 

 

 

***

— Merci d’avoir mangé chez nous.

Jinya s’inclina tandis qu’un client passait le noren. Il ne souriait jamais à ses clients, pas même d’un sourire commercial, mais les habitués y étaient si accoutumés qu’ils n’y prêtaient plus attention.

L’animation du déjeuner s’était dissipée et le calme était revenu. Ayant raccompagné son dernier client, il devait avoir un peu de répit avant que l’affluence ne reprenne le soir.

Jinya avait ouvert son restaurant comme d’ordinaire à l’aube, mais, tandis qu’il travaillait, son esprit était resté rempli par les événements de la nuit précédente. Il n’arrivait pas à chasser l’idée de sa défaite humiliante.

En fin de compte, il n’avait pas vaincu le démon du pont Gojo Ohashi. Jishibari avait échappé à sa capture, et ses techniques Ruée et Lame Volante avaient été neutralisées. Un échec d’une ampleur vertigineuse, qui ne lui laissait rien.

Restait la question de Magatsume. Magatsume elle-même était presque certainement puissante, puisqu’elle était la mère d’au moins un démon doté d’une capacité. D’après ce qu’avait dit Himawari, Magatsume avait clairement donné des ordres aux deux démons avec un objectif en tête. Il ignorait ce que pouvait être cet objectif, mais ce n’était certainement rien de plaisant.

— Parfait.

Il poussa un soupir, l’humeur assombrie, quand Nomari revint à cet instant. Remarquant que quelque chose clochait, elle accourut aussitôt vers lui.

— Il y a un problème, Père ?

— Rien qui vaille la peine de t’inquiéter. Comment s’est passée l’école aujourd’hui ?

— Bien. On a fait des mathématiques et de l’écriture. J’apprendrai vite pour pouvoir aider au restaurant !

Comme c’était gentil, pensa Jinya. Son cœur lourd s’était allégé, et il caressa la tête de sa fille.

— Tu dois être fatiguée.

— Hé hé, pas du tout. L’école, ce n’est rien.

— Je vois. J’ai un moment libre. Tu veux boire un thé avec moi ?

— On peut ?

Elle rayonna de joie, puis son expression s’assombrit. Son regard se posa sur une femme qui mangeait dans le restaurant.

— Qu’est-ce qu’il y a ? demanda-t-il.

— Il reste encore une cliente.

La femme ne leur prêta aucune attention et continua de manger ses soba. Nomari regarda Jinya avec hésitation, se demandant s’il était vraiment convenable qu’ils prennent le thé alors que le service continuait. Il lui tapota affectueusement la tête et dit :

— C’est bon. Elle ne compte pas.

La femme ne réagit pas à sa remarque. Son dernier client était parti peu de temps auparavant ; autrement dit, cette femme n’était pas une cliente. Elle termina ses soba et tendit le bol vide à Jinya., Je prendrai un kakiage soba ensuite, s’il vous plaît.

— Un deuxième bol ne vous a pas suffi, n’est-ce pas ? dit-il avec exaspération. Vous savez, la plupart des gens paient ce qu’ils mangent.

— Mais j’ai payé. Soixante yen, pour être précise.

— … Soit, mais vous mangez tout de même beaucoup trop. D’ailleurs, pourquoi êtes-vous encore ici ?

La femme n’était autre que sa cliente de la veille, Kaneomi.

Pour une raison quelconque, elle était restée Au Soba du Démon car elle avait mangé deux bols de soba et en commandait à présent un troisième à ses frais.

Il avait bien le droit de s’en plaindre, à ce stade.

 

— Puisque vous êtes chasseur de démons, on peut supposer que vous finirez par vous retrouver face à Magatsume. Qui plus est, vous avez désormais une raison de pourchasser activement Jishibari, tout comme moi, n’est-ce pas ?

Il en avait une. Jishibari lui avait ôté Ruée et Lame volante. En la vainquant, il retrouverait peut-être ses pouvoirs. Il avait désormais plus d’une raison de poursuivre Jishibari, au-delà de la seule requête de Kaneomi.

— Sans doute, admit-il. — Mais cela n’explique toujours pas pourquoi vous êtes ici.

— Puisque vous poursuivez Jishibari, j’aimerais que vous m’autorisiez à vivre chez vous. Ainsi, nous pourrions partager les informations que nous trouverons et être mieux préparés s’ils frappent les premiers.

Elle formula cette proposition déconcertante avec un beau sourire. Jinya se demanda où avait bien disparu la jeune femme modeste et réservée de la veille. Elle savait se montrer très assurée malgré son ton humble. Il avait peine à croire qu’il ne l’avait jamais crue délicate, ne serait-ce un qu’un peu.

— Père, que se passe-t-il ? demanda Nomari en levant vers Jinya un regard légèrement contrarié.

— Nous avons le même objectif, répondit Kaneomi, donc ma présence ne devrait poser aucun problème. Je m’entraînerai pour ne pas vous freiner, et j’aiderai au restaurant.

— Il serait inconvenant pour une jeune femme de séjourner chez un homme qu’elle ne connaît pas. Je crains de devoir refuser, dit Jinya.

— Mais vous avez accepté ma demande, et je vous ai payée d’avance. Logiquement, je suis encore votre cliente. Nul besoin d’aller jusqu’à me servir comme on servirait son maître, mais je crois que certaines concessions s’imposent.

Jinya se trouva à court de contre-arguments. Elle lui avait en effet déjà versé une belle somme de soixante yen, et il avait en outre échoué à vaincre Jishibari. Il lui était redevable.

Après l’avoir vu se battre, Kaneomi avait sans doute décidé que Jinya était capable de vaincre Jishibari, et elle ne retirerait pas sa demande à présent. Même s’il proposait de lui rendre son paiement, elle n’accepterait pas.

— Qu’en dites-vous ? demanda-t-elle en penchant légèrement la tête, l’air aimable. — Et puis nous pouvons cesser les formalités.

Il n’eut d’autre recours. Sans un mot, il gagna la cuisine et entreprit de préparer le plat avec un détachement froid. Peu après, il déposa devant elle le bol achevé.

— Tiens. Un kakiage soba.

— Puis-je prendre cela pour un oui ? dit-elle en affichant un large sourire, visiblement très satisfaite.

À l’exact opposé, Nomari gonfla les joues, prenant un air boudeur.

À bien y penser, Magatsume n’était pas le seul mystère. L’identité de Kaneomi et la raison pour laquelle Jishibari lui ressemblait demeuraient, elles aussi, inconnues.

— C’est délicieux.

S’apercevant du regard de Jinya, Kaneomi lui adressa un petit sourire. Elle était pleine de mystère, mais au moins, elle ne semblait pas être une mauvaise personne. Dans un faible soupir, Jinya se demanda s’il pourrait réclamer un petit loyer afin d’en tirer au moins quelque chose.

Les démons se déchaînaient, et une femme nommée Magatsume manigançait quelque chose. Des êtres inconnus rôdaient dans les ténèbres de Kyôto, mais la vie quotidienne de Jinya n’en avait pas pour autant beaucoup changé. Le jour, il tenait son restaurant de soba, et la nuit, il chassait les démons. Mais même cette routine n’échappait pas à de menus changements.

— Ouf…

Enfin rassasiée, Kaneomi tapota délicatement sa bouche. Jinya la regarda avec exaspération.

— J’espère que l’on va bien s’entendre tous les trois.

C’est ainsi, qu’Au Soba du Démon gagna une pensionnaire bien mystérieuse.

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