SotDH T5 - CHAPITRE 1 PARTIE 2

Shizuka Jumelles (2)

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Traduction : Calumi
Correction : Raitei
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Les matinées commençaient bien tôt au restaurant. Jinya se levait à l’aube, juste au moment où le ciel commençait à pâlir, puis s’attelait aux préparatifs de la journée. Une fois les ingrédients à peu près prêts, il sortait balayer devant l’entrée. Se lever si tôt avait été difficile au début, mais cela était vite devenu une routine. À présent, il se réveillait naturellement au bon moment, sans le moindre effort. Il s’était habitué à la vie de restaurateur de soba.

— Oh, Kadono-san.

— Bonjour.

À côté du Au Soba du Démon se trouvait Mihashiya, une confiserie ouverte l’année précédente. Son jeune propriétaire, Mihashi Toyoshige, âgé de vingt ans, venait de le saluer. Tous deux nettoyaient devant leur boutique à peu près à la même heure chaque matin, si bien qu’ils se croisaient souvent ainsi. Le visage encore ensommeillé de Toyoshige ne laissait guère de doute : lui non plus n’était pas du matin.

— On ne pouvait rêver meilleur temps, n’est-ce pas ? Tout ce qui manque pour rendre cette matinée parfaite, ce serait quelques vrais clients. Ce serait pas mal, non ?

— Ce n’est que ta première année. Tu finiras par décoller.

— J’espère bien. Pfff, balayer, quelle plaie…

Malgré ses jérémiades, Toyoshige poursuivait sa tâche avec sérieux. Il ne manquait assurément pas de motivation dans son travail.

Mihashiya n’était encore qu’un jeune commerce, et les clients se faisaient rares. Le restaurant de soba de Jinya n’avait pas attiré les clients du jour au lendemain, aussi comprenait-il parfaitement ce que traversait son voisin.

— Bah, à quoi bon se plaindre. Allez, c’est pas tout ça, faut s’y mettre !

Soudain regonflé à bloc, Toyoshige se lança dans un balayage théâtral, à grands mouvements exagérés. Un brin enfantin, peut-être.

Jinya termina de balayer, rangea le balai, puis se mit à préparer le petit déjeuner. S’il avait été seul, un repas frugal lui aurait suffi. Mais il devait penser à Nomari, alors il faisait les choses convenablement.

Il prépara une soupe miso à l’aubergine, accompagnée de quelques légumes marinés, puis se rendit dans la chambre. Là, il aperçut Nomari dormant profondément dans son lit, et ne put s’empêcher de sourire. En lui caressant doucement la tête, il murmura :

— Nomari, il est l’heure de se lever.

— D’accord.

Ses yeux s’ouvrirent aussitôt. Elle ne dormait visiblement pas, mais se reposait simplement les paupières closes. Elle se leva en souriant, bien que son réveil fût à peine entamé.

— Tu sais, si tu es déjà réveillée, tu n’as pas besoin d’attendre que je vienne te tirer du lit chaque matin, dit Jinya.

— Mais moi, je veux que tu viennes.

— Eh bien… Soit. Après tout, ce n’est pas bien contraignant. Allez, va te laver le visage.

— D’accord.

Si sa fille le voulait, c’était une raison suffisante pour poursuivre ce petit rituel matinal sans importance. Il la gâtait peut-être un peu trop, mais il lui était difficile de faire autrement quand cela la rendait aussi heureuse.

Ils partagèrent le petit déjeuner. Le repas était modeste : une soupe miso et quelques légumes marinés. Mais Nomari le savourait avec joie, car c’était son père qui l’avait préparé.

— Prends le temps de bien mâcher, dit Jinya.

— Je sais, je sais.

Il savait qu’elle n’avait plus besoin d’autant de protection à son âge, mais il lui arrivait encore de la considérer comme une toute petite fille. Il essayait de se contenir, mais laissait parfois échapper une remarque superflue. Peut-être était-ce simplement cela, être parent.

— Voilà ton déjeuner.

Il lui tendit quelques boulettes de riz accompagnées de légumes marinés, le tout enveloppé dans une feuille de bambou.

— Merci. J’y vais !

— Bien. Prends soin de toi.

Nomari partait toujours à l’école avant l’ouverture du restaurant. Sous l’époque d’Edo, on estimait que les femmes n’avaient besoin que de savoir tenir une maison, si bien que l’éducation des filles n’était guère considérée comme importante. Les temples donnaient des cours aux enfants, mais les filles n’y recevaient qu’un enseignement très rudimentaire. Les choses changèrent avec l’ère Meiji. Les valeurs venues d’Occident s’implantèrent, et l’on décréta qu’il fallait désormais éduquer les femmes elles aussi. Des établissements appelés écoles élémentaires furent fondés pour leur transmettre une instruction de base, et Nomari fréquentait l’une de ces écoles, aménagée à partir d’une ancienne salle de classe de temple datant de l’époque d’Edo.

Il semblait qu’elle s’y était fait une amie, et qu’elle prenait plaisir à sa vie d’écolière.

— Je me suis rangé, maintenant, hein ? murmura Jinya en regardant Nomari s’éloigner, debout devant le restaurant.

L’homme qui s’était battu par haine avait changé. Il vivait à présent pour bien plus qu’un simple objectif, et sa lame s’en était trouvée entachée. Il ne pourrait sans doute plus se battre avec la même détermination qu’autrefois, prêt à tout abandonner, mais cela ne lui pesait en rien. Amusé de constater à quel point il avait changé, il se permit un sourire.

— Bon. Il est temps de se remettre au travail.

Le temps était clément. La journée s’annonçait chargée.

— Merci d’avoir mangé chez nous.

Le soleil s’était couché depuis longtemps lorsque Jinya salua son dernier client devant le restaurant. Il décrocha alors le noren, le rangea à l’intérieur, puis ferma boutique pour la journée.

Lorsqu’aucune chasse aux démons ne l’occupait, Jinya n’était rien de plus qu’un propriétaire ordinaire de restaurant de soba. Il s’était même coupé les cheveux court à l’ouverture, pour inspirer un sentiment de propreté, un critère auquel les clients étaient sensibles pour choisir où manger. S’il n’avait guère de talent comme forgeron, il était en revanche plutôt doué pour préparer des soba, et gagnait largement pour faire vivre Nomari et lui.

— C’est terminé, Père ?

— Oui. Désolé de te faire toujours attendre. On va dîner.

Bien qu’il fût tard, Nomari avait attendu que Jinya termine de fermer le restaurant pour qu’ils puissent manger ensemble. Il s’apprêtait à aller chercher quelques ingrédients dans la cuisine lorsqu’il entendit la porte coulissante s’ouvrir.

— Désolé, mais nous sommes… commenta Jinya, avant de s’interrompre.

La personne sur le seuil n’était pas un client, mais un homme qu’il connaissait bien.

— Fermé pour la journée ? Oui je sais, sinon, je ne serais pas là.

— Ah, c’est toi, dit Jinya d’un ton las.

— Eh, ce n’est pas une façon de traiter ton meilleur ami.

L’homme dans la quarantaine qui venait d’apparaître s’appelait Akitsu Somegorou, un habitué du Au Soba du Démon depuis le jour même de son ouverture. C’était un onmyôji, un exorciste manieurs d’esprits, capable de transformer les émotions imprégnées dans les choses en démons, troisième héritier du nom Akitsu Somegorou, et sculpteur de netsuke. Il venait souvent au restaurant accompagné de son disciple.

Comme Jinya, Somegorou chassait secrètement les démons. La seule différence, c’est qu’il ne tuait que ceux qui représentaient une menace pour les humains, épargnant les esprits inoffensifs, chose rare chez un chasseur de démons. C’était d’ailleurs la raison pour laquelle il n’avait jamais levé la main sur Jinya, bien qu’il sache pertinemment qu’il en était un. On pouvait dire qu’ils étaient amis. Parler de meilleurs amis, en revanche, relevait de l’exagération.

— Et qui est censé être ce « meilleur ami », au juste ? lança Jinya, les sourcils levés.

— Est-ce de l’insolence que j’entends ? Non, ça ne se peut pas. Qui donc, je me le demande, t’a aidé à obtenir un local dans un tel emplacement de choix, et même à ce qu’il soit construit, tout court ?

Jinya fronça les sourcils. Élevé dans un village sidérurgique, il avait eu peu d’occasions de recevoir une éducation, et savait à peine lire et écrire. Les documents complexes comme les contrats lui échappaient complètement. Lorsqu’il était arrivé à Kyôto, Somegorou l’avait aidé pour ce genre de choses, et il ne s’était plus jamais tu à ce sujet.

— Bon, finissons-en avec les plaisanteries. Je viens avec du travail. Ça ne te dérange pas, j’imagine ?

Somegorou était plus connu comme artisan que comme chasseur de démons, et jouissait d’une grande confiance dans la région, la lignée des Akitsu Somegorou étant implantée à Kyôto depuis la première génération. Cela le plaçait dans une position privilégiée pour entendre de nombreuses rumeurs, qu’il transmettait à Jinya, connaissant bien sa situation particulière. Lorsqu’il apportait ce genre d’informations, il avait pour habitude de se présenter sans prévenir, une fois le restaurant fermé, comme ce soir.

— J’ai amené la personne qui fait la demande, dit-il en désignant d’un coup de pouce l’espace derrière lui.

Une femme se tenait là.

— Désolé, Nomari. Tu peux patienter encore un peu ?

— …D’accord, répondit sa fille avec un hochement de tête attristé.

Cela lui serra un peu le cœur, mais il ne pouvait repousser cette affaire.

À partir de cet instant, il n’était plus le propriétaire d’un restaurant de soba. Il ôta le bandana triangulaire qu’il portait en guise de couvre-chef, retira son tablier, fit le vide en lui, et tourna son regard vers la femme.

— Pardonnez mon intrusion.

La jeune femme que Somegorou avait amenée entra dans le restaurant. Elle portait un kimono d’été à manches courtes, d’un violet pâle, et semblait âgée de dix-sept ou dix-huit ans. Elle mesurait un peu moins de cinq shaku, et sa silhouette fine laissait deviner une vitalité élégante. À première vue, son teint pâle et ses traits délicats lui donnaient pourtant l’allure d’une jeune fille fragile.

Mais la façon dont elle portait sa tenue contredisait cette impression. Par l’ouverture du kimono, on devinait une jambe pâle, fine et élégante. Le devant de son vêtement était volontairement entrouvert, ne laissant apparaître qu’un sarashi[1] blanc noué autour de sa poitrine. Ses longs cheveux noirs, ni noués ni relevés, tombaient librement jusqu’à la même hauteur. Une coiffure assez inhabituelle. Mais ce qui attira surtout l’attention de Jinya, ce fut l’objet accroché à sa taille : un sabre, rangé dans un fourreau de fer.

— On m’a dit que vous acceptiez des demandes pour tuer des démons. J’aurais besoin de vos services.

Malgré son apparence peu conventionnelle, la jeune femme parlait avec politesse et de manière intelligible, avant d’incliner profondément la tête. L’effet en était pour le moins saisissant.

— Pas besoin de vous incliner tout de suite. Dites-moi d’abord ce que vous avez à dire.

Il l’invita à redresser la tête. Il chassait les démons pour ses propres raisons, et n’allait pas écarter quelqu’un sous prétexte qu’il se présentait de façon un peu étrange.

— Nomari, dit-il en se tournant vers sa fille, qui hocha la tête en retour.

— Je sais. Je t’attends au fond.

Ce n’était pas la première fois qu’un client venait, et elle savait quoi faire. Nomari détourna rapidement son visage triste, puis s’éloigna d’un pas léger vers leur chambre.

Jinya semblait ne causer que du souci à sa fille. Il se jura intérieurement de lui rendre tout cela un jour.

— J’espère que ça ne te dérange pas, mais je lui ai tout raconté à ton sujet. Elle n’a pas changé d’avis, cela dit, fit Somegorou.

À en juger par le ton employé, il était allé jusqu’à lui révéler que Jinya était un démon. Mais Somegorou n’était pas homme à agir à la légère. S’il estimait qu’il pouvait révéler un tel secret, c’est qu’il jugeait la jeune femme digne de confiance. Dans ce cas, Jinya n’avait pas à s’inquiéter de ce qu’elle savait. Lui-même faisait assez confiance à Somegorou pour cela.

— Bref, je vous laisse là-dessus, dit Somegorou. On se revoit plus tard.

— Tu t’en vas déjà ? demanda Jinya.

— Je te fais confiance pour ne rien tenter de bizarre, ha ha. Cette fille est une vieille connaissance, tu sais. Rends-lui service, s’il te plaît.

Malgré son ton léger, son regard était sincère. Sans attendre de réponse, il quitta le restaurant. En le voyant s’éloigner, Jinya ne put s’empêcher de trouver ses épaules un peu frêles, lorsqu’il les regardait de dos.

— Allez-y, asseyez-vous, dit-il.

Maintenant qu’ils étaient seuls tous les deux, il lui servit du thé, puis s’installa au hasard pour faciliter la conversation. La jeune femme choisit la place en face de lui, de l’autre côté de la table. Une fois assise, elle s’inclina légèrement.

— Comme vous l’avez sans doute entendu, je suis Kadono Jinya. Je chasse les démons pour vivre, même si je n’en donne pas l’impression en ce moment.

La jeune femme esquissa un sourire discret. Avec ses vêtements de tous les jours, Jinya avait tout du propriétaire ordinaire d’un restaurant de soba. Il était difficile de l’imaginer combattant, et il en avait parfaitement conscience.

Cela dit, à en juger par sa réaction, elle ne semblait pas douter un instant de sa véritable activité.

— Comment dois-je vous appeler ? demanda-t-il.

Son regard glissa un instant vers le sabre qu’elle portait à la taille. Sans la moindre hésitation, elle répondit :

— Kaneomi.

Un faux nom, évident qui plus est. Visiblement, « Kaneomi » n’avait aucune intention de révéler sa véritable identité.

Mais cela lui convenait très bien. À vrai dire, il se moquait éperdument de son nom. Ce qui comptait, c’était ce qu’elle savait sur les démons. Peu importait qui elle était ou même ce qu’elle était. Elle aurait pu être un démon attendant le moindre relâchement de sa part pour lui trancher la tête, cela ne changeait rien. Tant qu’il avait une occasion de tuer un démon, tout le reste lui était égal.

— Alors c’est bien une Kaneomi, hein ?

Même son sabre l’intéressait plus que son identité. Le fourreau de fer qu’elle portait ne présentait aucun ornement. Il ne pouvait voir la lame, mais la courbure du fourreau lui laissait penser qu’il s’agissait d’un tachi, et non d’un uchigatana. Plus révélateur encore, c’était la présence qui s’en dégageait. Elle lui rappelait celle d’une autre lame qu’il avait déjà croisée.

— Une Yatonomori Kaneomi, pour être précis. Forgée par le forgeron Kaneomi à la fin de l’époque Sengoku.

Les Yatonomori Kaneomi étaient quatre sabres démoniaques ayant reçu artificiellement le pouvoir d’un démon supérieur. Elles avaient été forgées par un couple humain et démon, animé du souhait de voir leurs espèces coexister.

— Vous connaissez les lames Kaneomi ? demanda la jeune femme.

— On peut dire que j’ai un certain lien avec elles.

L’un de ces sabres démoniaques, ou plutôt le pouvoir qu’il renfermait, appartenait à Jinya. Il n’aurait jamais pu se tromper quant à la présence d’un autre.

— Mais ce n’est pas le sujet. Revenons à nos affaires. Pardonnez-moi, Kaneomi-dono, mais j’aimerais en venir directement au fait. Qu’est-ce qui vous amène aujourd’hui ?

— Eh bien… Connaissez-vous le pont Gojo Ohashi ?

Le pont Gojo Ohashi enjambait la rivière Kamogawa. On l’appelait aussi Kiyomizu-bashi, car les voyageurs l’empruntaient sur la route menant au célèbre temple Kiyomizu-dera. C’était un pont historique, déplacé à son emplacement actuel et reconstruit en pierre sur ordre du seigneur Toyotomi Hideyoshi, la dix-septième année de l’ère Tenshô (1589 de notre ère).

Kaneomi poursuivit :

— Chaque nuit, un démon du nom de Jishibari y apparaît. Je veux que vous le capturiez.

— Le capturer ? Pas le tuer ?

— Oui. Il m’a pris quelque chose de précieux, que je dois absolument récupérer.

Son apparence distinguée pouvait aisément faire croire qu’elle venait d’une famille aisée. Voir une femme aussi belle afficher un tel tourment aurait brisé bien des cœurs, mais Jinya n’était pas assez naïf pour éprouver une sympathie déplacée. Il attendit en silence, sans dire un mot, tandis que la jeune femme serrait les dents avec amertume.

— Pour tout dire, j’ai déjà affronté Jishibari… et perdu. C’est pourquoi je suis venue chercher votre aide, ayant entendu dire que vous pouviez occire un démon d’un seul coup.

En tant que bretteur lui-même, Jinya comprenait à quel point elle devait avoir honte de faire une telle demande.

— Souhaitez-vous que je vous explique les choses plus en détail ? demanda-t-elle, relevant les yeux vers lui pour scruter son expression.

Elle taisait bien des choses : son lien avec le démon nommé Jishibari, ce qu’il lui avait pris, et même qui elle était réellement. Sa requête avait quelque chose de louche, et elle en avait pleinement conscience.

Elle semblait même éprouver un certain remords à garder autant de secrets. Mais Jinya ne s’en souciait pas particulièrement. Somegorou lui avait dit qu’elle était une vieille connaissance, et cela lui suffisait pour lui faire confiance.

— Chacun a ses raisons, qu’il n’est pas obligé d’expliquer. Si vous ne souhaitez pas en parler, vous n’y êtes pas tenue.

— Merci.

Elle esquissa un léger sourire, puis sortit de son kimono une liasse de papiers.

— J’ai préparé soixante yens[2] en acompte.

Une somme suffisante pour vivre pendant six mois sans travailler.

— Accepterez-vous ma demande ?

Elle jeta l’argent devant lui comme si de rien n’était. Le fait qu’une jeune femme comme elle puisse disposer d’une telle somme piqua légèrement la curiosité de Jinya, mais l’argent en lui-même n’avait pas grande importance à ses yeux. Il valait toujours mieux en avoir trop que pas assez, bien sûr, mais il y avait autre chose qu’il voulait clarifier avant tout.

— Il y a une chose que j’aimerais vérifier d’abord, dit-il.

— Je vous écoute.

— Une fois que vous aurez récupéré ce que Jishibari vous a pris, vous souciez-vous de ce qu’il adviendra du démon ?

— Que voulez-vous dire ?

— Peu vous importe qu’il vive ou qu’il meure ?

— Ah… Je vois.

Son regard se baissa légèrement, trahissant une infime hésitation.

— Non. Vous êtes libre d’agir à votre convenance, tant que mon objectif est atteint.

— Cela ne vous dérange pas non plus si je le tue, donc ?

— Pas le moins du monde.

Jinya fut soulagé de l’entendre. Si ce Jishibari était un démon supérieur, il aimerait grandement le dévorer. Il lui fit savoir qu’il acceptait la mission sans réserve, et elle afficha un sourire radieux.

— Vraiment ? Merci… du fond du cœur.

Sa voix était douce, mais ses yeux humides trahissaient une gratitude sincère. Une telle manifestation directe d’émotion mit Jinya quelque peu mal à l’aise. Pour dissimuler son embarras, il se racla la gorge.

— Hem. Mais vous ne trouvez pas ce paiement un peu… excessif ?

— Pas du tout. C’est simplement l’expression de ma reconnaissance.

Elle poussa la coquette somme vers lui. Il l’accepta poliment, puis revint à l’essentiel.

— Pouvez-vous me décrire ce Jishibari ?

— Elle a le même âge que moi : dix-sept ans. Sa taille est aussi juste en dessous de cinq shaku, tout comme moi.

Elle énonçait cela d’un ton neutre, presque dénué d’émotion. Vu le lien qu’elle semblait entretenir avec ce démon, elle semblait davantage se contenir qu’éprouver une réelle indifférence.

— Elle a une silhouette fine, un teint pâle, là encore comme moi. Et je crois qu’elle est plutôt jolie, à l’instar de moi-même.

Elle ne semblait pas parler par vanité. Sa beauté dépassait clairement la moyenne, mais ce n’était pas ce qu’elle cherchait à souligner.

— Le démon qui apparaît sur le pont Gojo Ohashi aura l’apparence que vous voyez en ce moment.

Devinant la question que Jinya allait poser, elle acquiesça avant même qu’il ne parle.

Une expression lasse et résignée se peignit sur son visage, accompagnée d’un sourire teinté d’autodérision.

[1] c’est une longue bande de coton blanc (parfois de lin), enroulée étroitement autour du torse, du ventre ou de la poitrine.

[2] Ndt : À cette époque le Yen était très puissant. Un ouvrier agricole pouvait gagner 5 à 10 yens par an.

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