SotDH T5 - CHAPITRE 1 PARTIE 1
Shizuka Jumelles (1)
—————————————-
Traduction : Calumi
Correction : Raitei
———————————————
Si l’on quitte l’artère principale de Nishioji Shijo, l’éclatante beauté de Kyôto cède soudainement la place à une ruelle étroite, discrète et silencieuse. La lumière n’atteint pas ce passage, si bien qu’à la tombée de la nuit, il devient impossible de distinguer les visages des passants. Autrement dit, un esprit pourrait s’y tapir sans jamais être remarqué. Kyôto, l’une des plus grandes villes du Japon, est également célèbre pour être un repaire de telles créatures. Une ère nouvelle a beau s’annoncer, les esprits anciens, eux, demeurent.
Trois démons se tenaient à présent dans la ruelle. « À moi ». « J’en ai besoin ». « Donne-le ». Leurs griffes acérées pleinement exposées, ils marmonnaient des paroles inintelligibles en encerclant une jeune fille. Ils s’étaient avancés d’un pas lorsque retentit une voix aussi froide que le fer.
— On ne surnomme pas Kyôto la cité des esprits pour rien. Les démons s’y déversent chaque nuit comme s’ils jaillissaient des murs…
Les démons se tournèrent vers la silhouette d’un homme qui mesurait six shaku de haut, une lame de type tachi qui pendait à la hanche.
— Avant que nous commencions, l’un de vous daignerait-il me dire son nom ?
Les démons, dénués d’intelligence, se contentèrent de le fixer d’un regard hostile, tandis que lui demeurait parfaitement impassible. Cela lui convenait. Il n’avait d’ailleurs pas escompté de réponse. Il posa la main gauche sur le fourreau et dégagea légèrement la lame. Ce geste suffit aux démons pour le reconnaître comme un ennemi. D’un regard glacial, ils se détournèrent de la jeune fille et se ruèrent sur lui. Leurs gestes étaient brouillons, mais leur vitesse dépassait celle d’un humain. L’un d’eux abattit sur lui ses griffes tranchantes, semblables à celles d’un rapace.
L’homme s’avança d’un pas de côté en diagonale, esquivant l’assaut avec calme, puis dégaina dans le même mouvement en glissant dans son dos.
Un. D’un même mouvement, il trancha horizontalement le flanc du démon, le laissant fendu en deux sur sa gauche. Puis, prenant appui sur sa jambe gauche, il fit pivoter son corps pour asséner une frappe ascendante.
Deux. Le démon à sa droite gisait maintenant à terre.
Trois. Le troisième et dernier démon n’était peut-être pas très futé, mais il semblait assez lucide pour percevoir le danger. Il recula d’un pas hésitant, puis se retourna pour fuir.
Mais c’était déjà trop tard.
L’homme fendit l’air de son sabre. Une entaille invisible, d’une densité distincte de celle de l’atmosphère, jaillit de la pointe de sa lame, tranchant l’air dans un sifflement. Cette frappe irréelle vola droit devant et atteignit sans peine le démon en fuite dans le dos.
— Maga…tsume…
Le démon laissa échapper un râle d’agonie avant de s’effondrer sur le sol, d’où s’éleva aussitôt une vapeur blanche. Cela faisait trois. En une douzaine de secondes et trois coups, l’homme avait abattu tous les démons. Sans jamais relâcher sa vigilance, il scruta les environs à la recherche d’éventuels assaillants. Lorsqu’il ne sentit aucune présence hostile, il chassa le sang de sa lame d’un geste lent, puis la rengaina.
Il avait vaincu les démons sans la moindre difficulté, mais ne ressentait ni joie ni pitié. La seule chose qui attira véritablement son attention fut le mot que le dernier démon avait prononcé avant de mourir. L’homme, Kadono Jinya, le répéta à mi-voix.
— Magatsume… ?
Il n’avait pas la moindre idée de ce que cela pouvait signifier, mais le mot restait gravé dans son esprit.
Nous étions en avril de la cinquième année de l’ère Meiji (1872 après J.-C.).
Le pouvoir impérial avait été restauré entre les mains de l’empereur Meiji, en ce que l’on appelle aujourd’hui la Restauration de Meiji. Avec elle, l’époque d’Edo s’achevait, et une ère nouvelle voyait le jour.
Le shogunat d’Edo fut dissous, remplacé par le gouvernement de Meiji, qui édicta un nouveau code administratif appelé Seitaishô, définissant une nouvelle forme de gestion locale. Ce système tripartite de gouvernance, connu sous le nom de fuhanken sanchisei[1], reposait sur l’idée de confier l’administration des territoires d’origine aux anciens seigneurs féodaux, prolongeant ainsi, pour un temps, le système féodal sous l’autorité du nouveau pouvoir central. Finalement, en juillet de la quatrième année de l’ère Meiji, l’alliance Satsuma-Chôshû[2] concentra suffisamment de puissance militaire pour convaincre les seigneurs de remettre leurs terres à l’empereur, et un système préfectoral fut officiellement instauré.
Ainsi, les vestiges du passé s’effaçaient peu à peu. Le système féodal du shogunat fut entièrement démantelé, et les samouraïs disparurent. Certains, notamment les anciens daimyô[3], survécurent en tant que nouvelle noblesse au sein du gouvernement naissant et bénéficièrent des privilèges liés à leur rang, mais la majorité fut reléguée à la classe des guerriers, à peine plus avantagée que celle des roturiers, située au bas des trois ordres sociaux.
Autrement dit, la plupart des samouraïs furent dépouillés de leur ancien statut. Pire encore, le nouveau gouvernement interdit aux roturiers de porter le sabre dès la troisième année de l’ère Meiji, avant d’inciter la noblesse et les guerriers à renoncer aux coiffures rigides des samouraïs et à l’habitude de porter une lame en tout lieu, déclarant de fait la fin de cette tradition. La prophétie de Hatakeyama Yasuhide s’était accomplie : Le nouveau monde qui s’annonce n’aura nul besoin ni des samouraïs ni du sabre.
Ceux-là mêmes qui avaient assuré une longue paix et ouvert la voie au monde nouveau étaient désormais reniés par ce gouvernement Meiji qu’ils avaient pourtant contribué à instaurer.
— Tout va bien ? demanda Jinya d’un ton neutre en s’approchant de la fillette après avoir éliminé tous les démons.
— Oh… Est-ce que… vous m’avez sauvée tout à l’heure ? bredouilla-t-elle avec un léger zozotement.
Elle s’exprimait poliment, mais son jeune âge l’empêchait d’articuler clairement. Le regard levé vers Jinya, elle semblait encore perdue.
— Il me semble, oui.
— Oh. Eh bien, dans ce cas, je vous adresse mes plus sincères remerciements.
Sa chevelure souple et ondulée arborait un brun châtain tirant vers le noisette, peut-être le signe d’un peu de sang étranger. Elle était de petite taille, et son visage fin, sans être mignon, dégageait une forme de douceur bien ordonnée, au charme sobre. Son kimono bleu était orné de motifs floraux rehaussés de fils dorés. À en juger par tout cela, et par la manière dont elle s’exprimait, elle appartenait sans doute à une famille issue de la nouvelle noblesse.
— Veuillez m’excuser, j’ai oublié de me présenter, dit-elle. Je m’appelle Himawari.
— C’est un joli prénom, bien que peu courant.
— Merci. C’est ma mère qui me l’a donné, elle disait qu’il m’allait bien. Et je l’aime beaucoup, alors je vous prie de m’appeler ainsi.
Himawari signifiait « tournesol » en japonais. Certains méprisaient cette fleur pour sa taille imposante, mais elle était robuste et tenace. Et le sourire que la fillette arborait, empli d’amour pour sa mère, évoquait à merveille l’éclat d’un tournesol en été.
— Tu es bien polie pour ton âge, fit remarquer Jinya.
— J’ai déjà huit ans. Je ne suis plus une petite fille, alors je dois me comporter comme il se doit, sinon je ferais honte à ma mère.
Elle était plus jeune que Nomari, la fille de Jinya, mais sa politesse ne le laissait pas deviner. Elle avait visiblement reçu une éducation stricte. Jinya se demanda s’il ne devait pas se montrer un peu plus sévère avec sa propre fille. Remarquant que l’attention de Jinya s’égarait, Himawari le regarda avec curiosité, penchant la tête sur le côté.
— Il y a un problème ?
— Non, je réfléchissais. J’ai une fille, moi aussi. Elle a juste un an de plus que toi.
La fillette afficha une mine surprise. L’apparence de Jinya n’avait pas changé depuis ses dix-huit ans, et il ne donnait certainement pas l’impression d’avoir une fille. Elle demanda :
— Veuillez m’excuser, mais puis-je demander quel âge vous avez ?
— J’ai eu cinquante ans cette année.
— On ne dirait pas.
— On me le dit souvent. Quoi qu’il en soit, les rues sont dangereuses la nuit. Permets-moi de te raccompagner. Tu étais seule ?
— Non, j’étais avec ma mère, mais nous avons dû nous perdre de vue.
Jinya s’était justement étonné qu’un enfant puisse vagabonder seul à une heure pareille. Il était logique qu’elle se fût simplement retrouvée séparée de sa mère. Alors qu’il se demandait ce qu’il convenait de faire, la fillette formula une proposition.
— Il se peut que ma mère pense que je suis déjà rentrée. Je connais le chemin jusqu’à chez moi depuis Nishioji. Puis-je vous demander de m’y accompagner ?
Elle était décidément bien élevée. Jinya hocha la tête, et un sourire radieux éclot aussitôt sur le visage de la fillette, tel un tournesol.
— Alors, allons-y, dit-elle.
Presque aussitôt, elle lui tendit la main.
Elle avait cette innocence propre à l’enfance, peut-être un peu trop grande, au point d’accorder une confiance bien rapide à un inconnu. Il était étrange, qu’une enfant issue d’un tel milieu soit aussi peu méfiante. Jinya fut quelque peu surpris, mais il n’allait pas pour autant repousser sa main. Il la laissa faire, et tous deux prirent la direction de Nishioji. Ils marchèrent main dans la main sous la lumière tamisée de la lune. Et tout cela portait pour Jinya un étrange parfum de nostalgie.
— Merci de m’avoir raccompagnée, Mon Cher Oncle[4].
Elle avait légèrement modifié la manière dont elle s’adressait à lui, sans doute après avoir appris qu’il avait cinquante ans. Cela faisait un peu étrange de se faire appeler « oncle » quand on paraissait bien plus jeune que l’âge que ce titre sous-entendait, mais il était si rare qu’on le traite en fonction de son âge réel qu’il ne s’en formalisa pas.
— Je peux m’arrêter ici ? demanda-t-il.
— Oui, je peux faire le reste toute seule.
— Je peux t’accompagner jusqu’au bout si tu veux.
— Non, je ne saurais me le permettre. Ma maison est tout près, et vous en avez déjà fait bien assez pour moi.
La rue de Nishioji était encore animée de quelques passants. Le risque de voir un démon l’attaquer de nouveau était faible, mais cela ne signifiait pas pour autant qu’elle fût à l’abri d’autres dangers humains.
— Je vous assure, ça ira très bien, répéta-t-elle avec insistance.
Puisqu’elle ne souhaitait pas davantage de compagnie, il n’insista pas.
— Très bien. Rentre prudemment, dit-il en soupirant, résigné.
— Je le ferai. J’espère que nous nous reverrons un jour, Mon Oncle.
Elle s’inclina, puis lui adressa de nouveau ce sourire lumineux et candide qui évoquait un tournesol en pleine floraison, avant de disparaître dans l’obscurité diffuse.
À Kyôto, la porte d’accès à la route du Tôkaidô est connue sous le nom de porte Awataguchi, du nom du sanctuaire Awata tout proche.
Les divinités principales qui y sont vénérées sont Susanoo-no-Mikoto et Ônamuchi-no-Mikoto, réputées pour repousser le mal et les maladies. Depuis les temps anciens, la situation idéale du sanctuaire en a fait une halte appréciée des nombreux voyageurs empruntant la route du Tôkaidô. Ceux qui partaient y adressaient des prières pour un trajet sans encombre, et ceux qui arrivaient venaient remercier les dieux de les avoir protégés. Ainsi, les divinités du sanctuaire Awata finirent par être vénérées comme des dieux du voyage.
Désormais, si l’on franchissait la porte Awataguchi, traversait le pont Shirokawabashi, puis la grande avenue Higashioji qui s’étendait du nord au sud, on atteignait finalement la rue Sanjô, située au nord du sanctuaire Awata. C’est là que se trouvait un restaurant de soba fondé en l’an un de l’ère Meiji. C’est là aussi que vivait Jinya.
— Père !
Lorsqu’il revint au restaurant, il fut accueilli par le sourire d’une petite fille aux longs cheveux noirs rassemblés en chignon. Nomari, qui avait déjà neuf ans, paraissait pourtant bien plus jeune que Himawari, rencontrée plus tôt. Mais peut-être était-ce là quelque chose d’inhérent à tous les parents : voir leur enfant comme un enfant, toujours.
Jinya continuait à pourchasser les démons pour atteindre son objectif, même après avoir emménagé à Kyôto, mais certaines choses avaient changé. Dans cette ère nouvelle, les roturiers avaient désormais le droit de porter un nom de famille. Il prit donc celui du village qui l’avait vu grandir et devint Kadono Jinya. Il mit aussi à profit les techniques de préparation des soba apprises auprès du maître du Kihee pour ouvrir son propre restaurant. Les débuts furent difficiles, mais à force de persévérance, il finit par se faire une clientèle. Cinq ans plus tard, l’affaire marchait plutôt bien.
Le restaurant, Au Soba du Démon, faisait aussi office de logement pour lui et Nomari.
Bien qu’aucun lien de sang ne les unît, tous les connaissaient comme un duo père-fille très soudé. Les habitués taquinaient souvent Jinya sur son côté trop protecteur.
— Tout va bien ? demanda-t-elle.
— Oui, ça va.
— Non, je parle de ça, fit-elle en désignant son sabre.
Depuis la troisième année de l’ère Meiji, les roturiers n’avaient plus le droit de porter un sabre en public. Être surpris en possession d’une telle arme pouvait valoir une arrestation. Nomari s’en inquiétait bien plus que d’une éventuelle attaque de démon.
— Oh. Personne n’a dû me voir, je suppose.
— D’accord… mais fais attention…
— J’essaie. Mais je ne peux pas faire de miracles.
Se faire surprendre avec un sabre serait un vrai problème, mais il ne pouvait tout bonnement pas s’en passer. Ce serait une autre histoire s’il possédait l’aisance martiale de Tsuchiura, mais il n’avait aucune chance de vaincre un démon supérieur à mains nues. Il allait sans doute falloir qu’il réfléchisse à une solution.
— Il y a beaucoup de démons, en ce moment… dit Nomari avec une pointe de tristesse.
— Oui…
Ce fait pesait également sur l’esprit de Jinya. Se mêler des affaires de démons n’avait rien de nouveau pour lui, mais les apparitions s’étaient multipliées de manière vertigineuse au cours de l’année écoulée. Rien que ce soir, trois démons, quoique mineurs, étaient apparus lors d’une seule mission. Il serait correctement rémunéré, donc cela ne l’inquiétait pas de ce côté-là, mais le simple nombre de démons en circulation était préoccupant. Même si Kyôto portait le nom de Cité des Esprits, en voir autant rôder relevait de l’absurde. Et puis, il y avait ce mot qu’un des démons avait prononcé avant de mourir : Magatsume. Il ignorait totalement ce qu’il signifiait, mais soupçonnait qu’il avait un lien avec la recrudescence des démons.
— Père ?
— Pardon. Tout va bien.
— …D’accord.
Son visage s’était assombri tandis que ses pensées vagabondaient, et les yeux de Nomari s’étaient humidifiés à cause de l’inquiétude. Il passa doucement la main dans ses cheveux et tenta de lui adresser un sourire rassurant, sans grand succès. Il ignorait comment apaiser l’angoisse de sa fille, et cela le tourmentait. Son inquiétude était palpable. Ils ne partageaient aucun lien de sang, en vérité, il n’était même pas humain, et pourtant, elle l’aimait comme un véritable père. Il en était profondément heureux, mais cela ne faisait que renforcer ses craintes. Et si quelque chose lui arrivait ? Et s’il n’était pas là lorsqu’elle aurait besoin de lui ? Cette pensée le rongeait, mais il la repoussa avec force.
— Il se fait tard. Tu devrais aller dormir.
— Et toi ?
— Je vais te rejoindre. Va te préparer.
Il masqua ses tourments intérieurs et la pressa gentiment d’aller se coucher. Elle gardait l’air préoccupé, mais un peu de gaieté était revenue. Elle trottina vers la chambre aux tatamis située au fond du restaurant.
— Yuunagi… Est-ce que je suis un bon père ?
D’une voix basse, il s’adressa à son bras gauche. Sa mère était morte alors qu’il était encore trop jeune pour s’en souvenir. Son père, quant à lui, avait tant fait souffrir sa petite sœur que Jinya avait fui le foyer avec elle sur un coup de tête. Il avait ensuite trouvé, dans le village de Kadono où le hasard l’avait mené, un second père et une seconde mère. Mais Yokaze vivait reclus dans le sanctuaire, et Motoharu était tombé en affrontant un démon. Voilà pourquoi Jinya ne savait pas vraiment ce que signifiait être parent. Il n’était pas sûr de tenir correctement son rôle de père.
Et pourtant, tant qu’un être comme lui pouvait se le permettre, il voulait l’élever, la protéger. Il avait tout sacrifié à sa vengeance. Il avait mené une vie immorale. Malgré tout, au fil de ce chemin, il avait trouvé une chaleur rare, si rare. À défaut de mieux, il voulait au moins rester le père de Nomari jusqu’à ce qu’elle puisse se tenir seule, debout, en tant qu’adulte.
[1] Le système Fuhanken Sanchisei (1868-1871) désignait l’organisation transitoire du Japon en trois types d’entités : les préfectures urbaines (fu), rurales (ken), sous contrôle du gouvernement central, et les domaines féodaux (han) dirigés par les daimyôs. Il prit fin en 1871 avec l’abolition des han et la généralisation des préfectures.
[2] Ou alliance Satchô, est une alliance militaire secrète au Japon entre le Domaine de Satsuma et le Domaine de Chôshû formée en 1866 dans le but de renverser le bakufu des Tokugawa.
[3] Seigneur local japonais gouvernant une province et issu de la classe militaire sous ordre du Shogun.
[4] Oji-sama, en japonais. Pas très naturel en français, mais employé pour s’adresser à un homme étranger plus âgé, souvent dans la cinquantaine, avec respect et un peu d’affection.