SotDH T4 - INTERMÈDE
Discussion autour d’un thé
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Traduction : Calumi
Correction : Raitei
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Troisième année de l’ère Keiô (1867), début de l’automne.
— Hé, ça faisait longtemps, hein ? Tu vas bien ?
Jinya reçut un visiteur inattendu dans sa modeste habitation : Akitsu Somegorou Troisième du nom, artisan et manieur d’esprits d’artefacts spécialisé dans la chasse aux démons. Ce chasseur de démons se présenta devant Jinya, un démon, avec un large sourire.
— Que me vaut cette visite ?
— Allons, fais pas cette tête. Tu m’en veux ou quoi ?
— Non. Je veux juste connaître la raison.
Somegorou vivait à Kyôto, bien loin d’Edo. Sa visite n’était certainement pas anodine.
— Je me suis dit qu’on pourrait boire un thé.
— Un thé ? Tu[1] as fait tout ce chemin depuis Kyôto juste pour ça ?
— Exactement.
Jinya resta décontenancé devant l’assurance tranquille avec laquelle il confirma cela. Il demeurait méfiant, mais au moins cela ne semblait pas annoncer quelque chose d’assez grave pour mériter de s’en inquiéter.
— Allez, laisse-moi entrer, un peu, hein ?
Et sans attendre de réponse, Somegorou s’invita de lui-même dans la pièce. Il s’assit, jeta un œil autour de lui… puis se figea, fronçant lourdement les sourcils.
— Alors comme ça, tu t’es mis à kidnapper, démon ?
Son regard s’était posé sur Nomari. Il est vrai qu’elle n’était pas encore là, la dernière fois qu’il avait vu Jinya. On pouvait parler d’un malentendu.
— C’est ma fille, précisa Jinya.
— Hein ? Ta fille…
Le fait que Jinya assume une telle chose, sans aucune honte, laissa Somegorou un instant pris de court. Mais il ne rejeta pas l’idée. Il prit un moment pour y réfléchir, puis hocha la tête, comme s’il admettait que leur lien étrange pouvait exister. Avec un sourire figé, il s’adressa à elle :
— Pardonne-moi, petite. Papa et moi, on va discuter un moment, d’accord ?
Nomari s’inclina pour saluer, puis alla s’installer dans un coin de la pièce.
— Dis donc, elle est drôlement polie pour être ta gamine.
— Je sais. Et j’en suis fier.
Entendre Jinya dire une chose aussi peu attendue fit céder le sourire raide de Somegorou, comme s’il venait d’apercevoir un véritable père derrière le démon. Après un silence,
— C’est quoi, ça ?
— Un contenant à thé. Plutôt bien fait, non ?
Les boîtes à thé servaient à conserver du thé en poudre utilisé lors des cérémonies. Autant dire qu’un roturier n’aurait jamais l’occasion d’en employer une. Il en existait de nombreuses variantes, mais celle que Somegorou présenta avait un sommet plat et une hauteur moitié moindre que sa largeur. Un hortensia y était délicatement dessiné à la poudre d’or, un objet visiblement raffiné.
— Mais cette pièce n’est pas très populaire. Elle ne fait que prendre la poussière.
— À cause de l’hortensia, j’imagine.
Jinya n’avait pas un œil d’expert, mais il en savait suffisamment sur les fleurs grâce à Ofuu. Les hortensias changeaient de couleur selon le sol, ce qui les associait souvent à l’inconstance, la trahison ou l’infidélité, pas vraiment des symboles prisés.
— C’est pourtant un très bon récipient. Ce serait dommage qu’il n’ait jamais l’occasion de briller. Voilà pourquoi je me suis dit que tu pourrais nous préparer un thé avec.
Sans la moindre gêne, Somegorou révéla la raison de sa venue depuis Kyôto : boire un thé préparé par Jinya avec ce récipient. Sa désinvolture avait quelque chose de rafraîchissant. Pourtant, un problème restait en suspens.
— Je ne sais pas préparer le thé, déclara Jinya.
Il était né à Edo, mais avait grandi dans un village reculé, au cœur des montagnes. Il n’avait rien d’un homme du monde, encore moins les connaissances requises pour participer à une cérémonie du thé, et ne parlons même pas de préparer le breuvage en question. Le seul thé qu’il consommait venait des restaurants, une version bon marché faite de feuilles infusées.
— Ah, c’est moi qui suis à côté de la plaque. Hm, mais tu sais, je ne suis pas assez raffiné pour m’y connaître en cérémonies, moi non plus, répondit Somegorou dans un rire franc, sans paraître déçu le moins du monde.
Il n’abandonnait pourtant pas l’idée.
— Tu ne connaîtrais pas quelqu’un qui s’y connaîtrait, par hasard ?
— Eh bien… je suppose que si.
— Parfait ! On va pouvoir discuter autour d’un thé, alors. J’ai des histoires de démons et de fantômes que je voulais te raconter.
L’homme éclata d’un rire exagéré. Jinya, abasourdi, sentit ses épaules s’affaisser.
Après avoir confié Nomari à Ofuu, Jinya accompagna Somegorou jusqu’à la demeure des Miura, dans le quartier sud réservé aux samouraïs.
— Le thé ? Je connais les bases, je suppose.
Savoir pratiquer une cérémonie du thé faisait partie des fondamentaux pour un samouraï. Jinya avait deviné que Naotsugu s’y connaîtrait un minimum, et il avait vu juste. Une fois la situation exposée, Naotsugu accepta sans difficulté.
— Nous vous en sommes profondément reconnaissants, Samurai-sama, déclara Somegorou.
— Vous êtes Akitsu-dono, n’est-ce pas ? C’est tout naturel. Je ne refuse jamais l’occasion de savourer une tasse de temps en temps.
Peut-être parce qu’il s’adressait à ce samouraï pour la première fois, mais Somegorou faisait preuve d’une rare humilité. Au final, toute la tâche de préparation lui fut confiée faute d’alternative. Ils s’installèrent dans une pièce de la maison Miura pour une cérémonie improvisée à trois. Faute de préparation, il n’y avait ni fleurs décoratives ni confiseries pour accompagner le thé. Seul le contenant orné d’hortensias qu’avait apporté Somegorou sortait de l’ordinaire. Pour le reste, la cérémonie s’annonçait aussi sobre que possible.
— Désolé, si l’on manque un peu d’étiquette, mais aucun de nous deux n’a jamais assisté à une cérémonie du thé, dit Jinya.
— Oh, pas de problème. À trop se soucier des formes, on en oublie l’essentiel. Contentez-vous tous les deux de savourer l’instant.
La cérémonie commençait habituellement par une révérence, mais Naotsugu leur expliqua que ce n’était pas nécessaire, puisqu’il s’agissait ici d’un style wabi-cha, une forme de cérémonie qui privilégiait la simplicité et la sincérité à l’ostentation. Cela permettait à Jinya et Somegorou de se détendre sans se sentir obligés de suivre des gestes trop stricts.
— Je vais commencer. Un instant, je vous prie.
Naotsugu prit une pincée de poudre dans la boîte ornée d’hortensias, la versa dans un bol, ajouta de l’eau chaude avec une louche, puis fouetta le tout pour faire mousser le thé. Il s’y prit avec la précision d’un expert. Une fois le thé prêt, il le plaça devant Jinya.
— Tiens.[2]
Jinya porta le bol à ses lèvres. Le goût était adouci, pour compenser l’absence de douceurs. Ignorant s’il y avait une réponse formelle attendue, il se contenta de dire ce qu’il pensait.
— C’est bon.
— Je suis ravi de l’entendre.
Naotsugu prépara ensuite un nouveau bol pour Somegorou. Quand Jinya demanda s’ils n’allaient pas partager le même bol, comme il l’avait entendu dire, Naotsugu expliqua que chacun aurait le sien, car l’objectif cette fois-ci était de discuter autour d’un thé.
— Et voici, Akitsu-dono.
— Merci infiniment. Vous êtes vraiment un homme généreux, Samurai-sama, de nous accueillir chez vous pour partager un thé.
Naotsugu, qui n’avait jamais rencontré Somegorou auparavant, ne montrait aucune gêne face à leur visite impromptue. Il ne faisait pas peser son statut, et cette attitude dut paraître d’autant plus noble aux yeux de Somegorou. Jinya, lui aussi, fut légèrement surpris. Il savait que Naotsugu avait changé, mais il ne s’attendait pas à le voir aussi détendu.
— Pas du tout. Tout ami de Jin-dono est un ami pour moi. Mettez-vous à l’aise. Vous pouvez même vous asseoir en tailleur, si vous le souhaitez.
— Aha ha ha ! Oh, tout de même, je n’oserais pas aller jusque-là.
Somegorou accepta le bol avec entrain et en but une gorgée bien sonore.
— Mmmh, c’est bon. On dirait que le récipient lui donne encore meilleur goût.
— C’est une très belle pièce, dit Naotsugu.
— Vous avez l’œil. C’est un chef-d’œuvre d’un artisan disparu depuis longtemps.
Jinya observait la scène, l’esprit ailleurs. Naotsugu remarqua son air distrait.
— Quelque chose ne va pas, Jin-dono ?
— Non, c’est juste que… je ne dirais pas que Somegorou est un ami.
Jinya ne savait pas s’il méritait réellement la confiance que Naotsugu lui accordait, alors qu’il lui cachait sa vraie nature. Ce doute passager se laissa entendre dans sa voix.
— Hé, ça, c’est vexant ! protesta Somegorou.
Il regarda successivement Jinya et Naotsugu, devinant peut-être à quoi pensait le premier.
— Vous avez vraiment l’air de bien vous entendre, tous les deux.
— J’en suis heureux. Jin-dono est assurément mon plus vieil ami.
— Vraiment ? Mais c’est un simple roturier, vous savez ? Vous êtes sûr de ce que vous dites ?
— Ce serait malhonnête de ma part de prétendre que le statut ne compte pas, alors même que je bénéficie de celui de samouraï. Mais je tiens malgré tout à ce lien.
Peut-être Naotsugu n’avait-il pas perçu l’intention cachée de la remarque, mais sa réponse troubla Jinya.
— Moi aussi. J’aimerais que ce lien puisse rester tel quel.
— En effet.
Jinya fit passer ses doutes avec une gorgée de thé. Son amertume légère s’accordait parfaitement au parfum. Cette idée sortie de nulle part s’était révélée excellente.
— Ah, c’était agréable. Merci pour le thé.
— C’est moi qui vous remercie. J’ai beaucoup apprécié.
La cérémonie touchait à sa fin, et tous deux quittèrent la demeure. Bien qu’ils se soient imposés à lui, Naotsugu les raccompagna avec un sourire radieux.
— Tu as un bon ami, fit remarquer Somegorou.
Il y avait un sens caché à ses mots, mais Jinya sentit qu’il était sincère et non moqueur. Il savait que Somegorou n’était pas du genre mal intentionné.
— Il semblerait, répondit Jinya. — Et maintenant, dis-moi ce qui t’amène vraiment.
— Je te l’ai déjà dit, non ? Boire du thé et discuter. Le thé est bu, la petite discussion est terminée. Il est temps de parler de démons.
Son regard se fit enfin plus acéré. C’était désormais le chasseur de démons Akitsu Somegorou qui parlait, non plus l’artisan.
— Ces temps-ci, les choses sont agitées. Les gens au sommet ont bien du mal à gérer nos petits invités étrangers, et Kyôto se retrouve envahie de toutes sortes d’esprits.
Le pays traversait une époque trouble, et l’avenir semblait incertain. Même à Edo, les rumeurs sur les troubles de Kyôto circulaient. Ce n’était pas une surprise d’apprendre que les esprits s’y faisaient plus nombreux, mais Somegorou semblait faire allusion à quelque chose de plus grave.
— Cela dit, Edo ne s’en sort pas beaucoup mieux, hein ? Mais voilà : une rumeur inquiétante circule parmi les chasseurs. Ils disent que cette hausse d’activité est si étrange qu’on dirait qu’un chef est apparu pour les rassembler.
Jinya sentit son estomac se contracter.
— Akitsu Somegorou… Que sais-tu de ce soi-disant chef des esprits ? A-t-on la moindre information sur son apparence ? La couleur de ses cheveux, peut-être ?
— Rien. Personne n’a jamais vu cette entité. J’ai entendu dire que ce pourrait être un esprit extrêmement puissant, ou bien une démone, mais pour l’instant, ce ne sont que des rumeurs.
Les détails manquaient, mais il y avait de bonnes chances pour qu’une entité étrange tire les ficelles à Kyôto. Somegorou avait été mêlé aux événements liés au Souvenir de Neige, et il devait sans doute éprouver une certaine culpabilité. Il était probablement venu tout exprès de Kyôto pour transmettre cette rumeur à Jinya, sous prétexte d’un simple thé entre compagnons.
— Alors, qu’en penses-tu ? demanda Somegorou.
Il n’y avait pas assez d’informations pour en tirer quoi que ce soit. Il faudrait sans doute creuser un peu plus. C’est du moins ce que pensait Jinya, sans toutefois parvenir à le formuler.
Surpris par son silence, Somegorou tenta de déchiffrer son expression.
— Enfin, ce ne sont que des rumeurs. Contente-toi de garder ça à l’esprit.
— Désolé. Tu t’es déplacé pour rien.
— Allons, t’en fais pas. J’avais vraiment envie de boire un thé, et j’ai pu te parler de cette histoire de démon, en plus de régler mon affaire de fantôme. Le déplacement en valait la peine.
Sur ces mots, Somegorou tourna les talons. Déconcerté, Jinya le rappela :
— Attends. On a pris le thé, on a parlé de ce démon… Mais quelle est cette affaire de fantôme ?
— Pas d’inquiétude, c’est réglé.
Il agita la main comme pour dire que ce n’était rien d’important.
— Le contenant à thé que j’ai apporté est une belle pièce, mais personne ne lui a jamais accordé l’attention qu’il méritait. Pas uniquement à cause de l’hortensia, d’ailleurs. Il paraît qu’il attirait les phénomènes étranges. Il est passé entre plusieurs mains, puis après la mort de son dernier propriétaire, on l’a simplement jeté sans jamais l’utiliser.
— Et le fantôme, alors ?
— Les émotions contenues dans ce récipient ont fini par prendre la forme d’un esprit. Le but de la cérémonie était de l’apaiser.
Peut-être fallait-il être un utilisateur d’esprits d’artefacts comme Somegorou pour comprendre les sentiments d’un objet qui n’avait jamais eu sa chance. Au lieu de le détruire comme il l’aurait fait pour un esprit ordinaire, il avait dissipé les regrets de cette boîte à thé, comme pour lui offrir un dernier repos.
— Notre travail ne se limite pas à combattre et tuer. Faire preuve de compassion, c’est aussi une manière de purifier les esprits.
— C’est assez drôle venant de l’homme qui m’a attaqué sans m’écouter.
— Aha ha, tu m’as eu.
C’était là une méthode bien plus douce que celle du chasseur de démons qui, jadis, avait clamé haut et fort que les démons devaient être traqués. Somegorou avait changé depuis leur dernière rencontre. Rien ne restait figé, pour le meilleur ou pour le pire.
— Allez, à la prochaine. Et la prochaine fois, on boira quelque chose de plus fort.
Somegorou partit pour de bon. Il restait aussi difficile à cerner qu’autrefois, mais il avait fait le déplacement jusqu’ici pour aider Jinya en lui rapportant cette rumeur. Il l’acceptait à présent, même en sachant qu’il était un démon. Cela, Jinya en était sûr.
— Kyôto, hein… murmura-t-il.
La cérémonie était terminée, mais l’amertume du thé persistait encore dans sa gorge. Rien n’était certain, et pourtant une inquiétude diffuse commençait à se réveiller en lui.
[1] On part du principe (arbitrairement) que JInya tutoie Somegorou maintenant.
[2] On a opté aussi pour le tutoiement entre Jinya et Naotsugu désormais.