SotDH T4 - INTERLUDE : PARTIE 3

Par l’Épée (3)

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Traduction : Calumi
Correction : Raitei
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Parmi tous les ponts qui enjambaient la rivière Kanda, le pont Edobashi était l’un des plus imposants.

Le soleil s’était déjà couché, et seule la clarté de la lune et des étoiles illuminait les lieux. Le tumulte du jour s’était éteint, ne laissant plus que le murmure paisible de la rivière miroitante pour rompre le silence. Il n’y avait pas âme qui vive. Jinya n’aurait pas pu rêver d’une meilleure scène.

Il attendait déjà depuis un koku (2h) au centre du pont. Enfin, la silhouette d’un homme aux yeux empreint de folie émergea de l’obscurité. Un sabre dans un fourreau de fer frappait sa hanche. Sa démarche paraissait nonchalante, mais ne laissait entrevoir aucune faille. Tous les arts martiaux reposaient d’abord sur la manière de marcher, et rien que par cette posture parfaitement équilibrée, sa maîtrise sautait aux yeux. Il s’arrêta face à Jinya, un rictus au coin des lèvres.

Quelque chose dans son expression était profondément dérangeant, une malveillance brute, affûtée comme une lame pure. Jinya n’avait aucun doute, c’était le meurtrier dont on lui avait parlé.

— Vous êtes Okada Kiichi, je suppose ? demanda Jinya, posant sa main sur Yarai et dégageant légèrement la lame de son fourreau, tout en reportant son poids sur la jambe gauche.

— En effet. Et toi, tu es… ?

— Jinya, un rônin de Fukagawa. Je vous demande un duel.

— Eh bien, que de courtoisie.

Cet échange n’était qu’une formalité. Tous deux émettaient déjà une intention meurtrière limpide. Leur combat avait commencé avant même qu’ils n’échangent leurs noms.

— Soit. Je n’ai aucune raison de refuser ton défi…

Ils évaluèrent soigneusement la distance qui les séparait. L’atmosphère du pont était d’une tension extrême. Le temps semblait suspendu, et pourtant, leur affrontement de regards ne dura qu’un instant.

Le corps de Kiichi sembla se brouiller tandis qu’il se jeta soudainement sur Jinya. Il se lança sans perte d’élan, atteignant sa vitesse maximale dès le premier pas. À peine arrivé à portée, il visa le cou de Jinya d’un large coup de sabre. Pour un démon mineur, sa technique était remarquable. Il était si rapide qu’un homme ordinaire n’aurait même pas compris qu’il était mort. Mais Jinya avait déjà paré d’innombrables assauts fulgurants. Il bloqua le coup avec Yarai, puis abattit aussitôt sa lame vers le bas. Kiichi se retrouvait à découvert et Jinya contre-attaqua d’un coup diagonal.

— Oh oh. Pas mal.

Kiichi avait pensé finir le combat d’un seul coup. Voir Jinya bloquer et riposter lui arracha un sourire ravi. Il se pencha en arrière et reporta son poids sur le pied gauche, esquivant la lame de justesse. Puis il contre-attaqua d’un revers ascendant.

Jinya recula d’un pas et croisa sa lame avec la sienne. Il savait qu’il aurait l’avantage en force brute, et en effet, il repoussa aisément le sabre de Kiichi. Mais ce dernier ne s’arrêta pas là. Sans la moindre hésitation, il para avec adresse la contre-attaque de Jinya et revint aussitôt à la charge. D’un pas assuré, il s’avança et visa le cœur de Jinya d’un coup d’estoc.

Ses mouvements étaient rapides… Non, sans doute parfaits. Aucun geste superflu lorsqu’il esquivait ou rectifiait sa posture, et à peine la moindre ouverture lorsqu’il exécutait sa technique. Peut-être Kiichi lui-même était-il plus affûté, mieux durci encore que le sabre qu’il maniait. Son corps et sa technique étaient si parfaitement aiguisés que ses mouvements semblaient irréalistes de vitesse.

Jinya recula le pied gauche et tenta de couper l’élan de l’attaque.

— Et pourtant, tu es impur.

Mais la pointe du sabre de Kiichi apparut, déviant soudainement sa trajectoire. Plutôt que de viser le cœur, la lame fonça droit vers le cou de Jinya.

Il n’eut pas le temps d’esquiver. Il força son torse à se dérober, quitte à se retrouver dans une posture bancale, mais la lame effleura tout de même la chair de son cou, et l’odeur métallique du sang lui monta au nez.

Il avait réagi trop tard, tant le changement de trajectoire s’était fait en douceur. Cette variation semblait naturelle, comme si elle avait été prévue dès le départ. Il n’y avait rien de superflu dans les gestes de cet homme, et cela suffit à glacer le sang de Jinya.

Et Kiichi n’en resta pas là. Son sabre tendu poursuivit l’assaut, lacérant de nouveau en direction de son cou. Mais si une attaque comme celle-là suffisait à tuer Jinya, son périple aurait pris fin depuis longtemps. En déséquilibre, il abaissa son bras pour frapper vers le bas. Sa lame ne fit que trancher le vide, et Kiichi n’eut aucun mal à lire son mouvement, mais cela n’avait pas d’importance. Grâce à l’élan de son attaque, Jinya parvint à rétablir sa position. Kiichi fut contraint de retirer son sabre, ce qui créa un infime espace entre eux. Jinya en profita pour s’accroupir et projeter son épaule gauche vers le plexus solaire de Kiichi.

Mais là encore, il ne frappa que le vide.

Jinya était pourtant persuadé de l’avoir eu. Ce coup d’épaule aurait suffi à sonner un démon supérieur, alors un homme à la carrure aussi mince que Kiichi ne pouvait pas l’encaisser. C’est pour cela qu’il l’avait porté, et le moment choisi était parfait. Pourtant, il avait manqué sa cible d’un demi-pas.

Il vit le rictus narquois qui s’étalait sur le visage de Kiichi, et comprit aussitôt. Son adversaire l’avait percé à jour.

Tranquillement, Kiichi recula pour reprendre de la distance, puis éclata de rire.

— Keh keh keh. Je vois maintenant. Tu es fort. Ton corps surpasse de loin le mien… mais tu es trop impur.

Kiichi était fort. Yasuhide avait affirmé que son talent au sabre lui permettait de rivaliser avec un démon supérieur, et cela ne semblait en rien exagéré. Jinya avait acquis une solide expérience au fil de ses combats, et il avait plutôt confiance en ses capacités, mais en matière de pur maniement du sabre, Kiichi le surpassait de loin. Dans un duel à mort classique, Jinya perdrait à chaque fois.

Mais ce combat n’avait rien de classique.

Il utilisa Ruée[1], et bondit en avant. Il réduisit la distance en un instant, plus vite qu’aucun humain ne l’aurait pu, puis abattit sa lame sans perdre le moindre élan. Son sabre s’abattit sur le crâne de Kiichi avec une puissance hors norme pour tout homme.

— Tu gaspilles trop de force.

On ne pouvait même plus parler d’une taillade mais plutôt d’une frappe brute. Pourtant, elle aurait tué net si elle avait touché. Et même si Kiichi avait réussi à l’intercepter, la violence du choc l’aurait écrasé sur place.

Mais Kiichi ne tenta pas de la bloquer. Il conserva des gestes sobres, mesurés, comme s’il manipulait du verre, et dévia doucement l’attaque. Il effleura le plat de la lame de Jinya, en infléchit légèrement la course, puis s’engouffra dans l’espace ainsi dégagé. Sans cesser d’avancer, il ajusta la position de ses coudes et déclencha une taille ascendante en diagonale.

— Tu as trop de mouvements superflus.

De la parade à l’esquive, puis à l’attaque, chaque geste de Kiichi s’enchaînait avec la fluidité de l’eau. Pas un seul mouvement de trop.

— Et ton esprit vacille.

Il avait saisi le trouble passager qui agitait Jinya.

Jinya s’empressa de se contorsionner pour éviter le coup, mais il ne parvint pas à l’esquiver complètement. La lame lui entailla le flanc tandis qu’il passait derrière Kiichi. Une brûlure fulgurante dévora sa chair. Le sabre n’avait pas atteint ses organes, mais il lui avait arraché un bon morceau de peau. Son vêtement se teinta immédiatement de rouge.

Un nouvel assaut s’annonça aussitôt. Jinya le para dans l’urgence, puis fit appel à Ruée une nouvelle fois, cette fois pour s’éloigner de Kiichi.

— Tu es impur, terriblement impur. Tu es encombré de trop de choses, autant dans ton corps que dans ton esprit.

Kiichi restait sans garde, manifestement indifférent à toute attaque que Jinya aurait pu tenter.

À leur seul échange, Jinya avait déjà compris que les capacités physiques de Kiichi n’étaient pas si impressionnantes. Pour un démon, sa force se situait à peine au-dessus de la moyenne. Il demeurait clairement dans les limites humaines. Et pourtant, il était fort. Jinya le surpassait en force physique et en vitesse, et possédait en plus des pouvoirs démoniaques que Kiichi, lui, n’avait pas. Mais Kiichi maîtrisait simplement bien mieux le sabre que lui. Cet homme avait indéniablement poussé son art du sabre à un degré absurde, s’entraînant sans relâche durant des années. Ce n’était pas sa puissance brute, mais sa persévérance qui faisait la force d’Okada Kiichi.

— …Pourquoi tuez-vous ? demanda Jinya.

Il ne le réprimandait pas. Il souhaitait sincèrement entendre sa réponse.

— Quand j’ai appris pour la première fois que vous étiez un meurtrier, je vous ai imaginé comme un monstre barbare, mais je découvre un homme fidèle au sabre. Vous avez dû vous entraîner pendant des années pour atteindre un tel niveau, j’en suis certain. Alors dites-moi : comment un homme qui consacre sa vie à l’art du sabre peut-il prendre plaisir à tuer sans raison ?

Les lèvres de Kiichi s’étirèrent en un sourire tordu, méprisant.

— Pourquoi je tue ? Quelle étrange question. Pourquoi ne devrais-je pas tuer, quand les sabres existent précisément pour cela ? Je ne comprends pas la question.

Il parlait avec douceur, comme s’il s’adressait à un enfant.

— Pour forger un acier pur, il faut en éliminer les impuretés. Pour faire un bon alcool, il faut une eau claire. Ne sommes-nous pas pareils ? dit-il d’une voix assurée, bien que teintée d’un doute sincère. — Les impuretés obscurcissent notre pureté, il faut donc s’en débarrasser.

Il ricana, un sourire mauvais sur les lèvres, tandis que l’odeur du sang semblait émaner de lui.

 

— Je suis né samouraï, et j’ai reçu un sabre. On m’a appris à le manier, mais on m’a interdit de tuer. N’est-ce pas étrange ? Si l’on manie une lame, c’est pour tuer. C’est là la logique. C’est pour cela que l’on s’entraîne. Oui, je crois que la première personne que j’ai tuée, c’était mon maître d’armes. J’ai continué à tuer depuis, jusqu’à ce que je réalise ceci : seuls les samouraïs ont le droit de porter un sabre, mais la voie du samouraï nous empêche justement de nous en servir pour tuer.

Il y avait certaines choses que Jinya pouvait comprendre. Mais il n’adhérait pas à la vision du monde de Kiichi. Cela dit, Kiichi n’était pas fou. Il avait simplement sa propre logique, à laquelle il obéissait sans écart. Il croyait sincèrement que les sabres étaient faits pour tuer, et ne faisait que mettre cette croyance en pratique. Rien de plus.

— Loyauté, honneur, foi, dignité, morale… tout cela n’a aucune valeur. Les hommes deviennent impurs précisément parce qu’ils laissent ces choses obscurcir leur lame. Un sabre est fait pour trancher. Les croyances des samouraïs ne font que corrompre le sens du sabre. C’est pour cela que j’ai découpé ma famille. Et aussi mon ancien moi, le samouraï.

Jinya avait le sentiment de mieux cerner Kiichi à présent. C’était un homme sans aucun but. Oubliez les histoires de protéger le shogunat ou de prendre parti sur la question des frontières. Le passé, l’avenir, sa propre vie ou même sa mort ne l’intéressaient pas. Si l’on pouvait lui prêter une seule intention, c’était de rester tel qu’il était jusqu’à la fin. Un homme qui vivait par le sabre, et qui tuait pour prouver que cette manière de vivre avait un sens. Pour lui, ne pas trahir celui qu’il avait été jusque-là était sa plus grande, et unique, fierté.

— J’ai tué mon maître d’armes, des inconnus, ma famille, mes proches, même mes amis. J’en ai tué tant que je ne me souviens même plus de tous. Keh keh keh. Et à force, à force d’aller aussi loin… j’étais devenu un démon sans m’en rendre compte.

Un démon né non pas de la haine ou d’émotions noires, mais d’une voie poussée à son paroxysme.

Kiichi ricana.

— Pourquoi je tue ? Alors laisse-moi répondre : j’ai abandonné mon humanité, je suis devenu un démon, et j’ai tant tué… tout ça pour vivre plus fidèlement selon la voie du sabre. Je vis par l’épée. Et donc, une vie vouée à tuer donne un sens à ma propre existence.

Il n’avait qu’un seul souhait : vivre pour le sabre. Les sabres étaient faits pour tuer, alors il tuerait. L’art de l’épée avait été développé pour tuer avec plus d’efficacité, il s’en servait donc dans ce but. Peu importait que ses victimes soient homme ou démon, samouraï ou roturier, femme ou enfant : tant qu’il vivrait par l’épée, il tuerait. Cette voie, sans éthique ni morale, représentait tout pour Kiichi.

— Vivre par le sabre, c’est devenir le sabre.

Ces mots frappèrent Jinya de plein fouet. Il plissa les yeux, aveuglé par l’éclat du garçon qui se dressait devant lui.

Okada Kiichi incarnait tout ce que Jinya avait un jour admiré.

Depuis le jour où Suzune avait déclaré vouloir précipiter l’humanité dans la ruine, une haine indéfinissable avait grandi en Jinya. Il s’était lancé dans un voyage en quête de puissance, espérant qu’un jour cette force nouvellement acquise dissiperait le moindre doute quant à la raison pour laquelle il dégainait sa lame.

— …Je vois.

Mais en chemin, il s’était encombré de trop de choses. Il affirmait vouloir stopper à tout prix le Dieu Démon, mais son cœur s’était alourdi. Il en était venu à s’engager dans des détours comme ce duel, sans autre but que celui de combattre, alors même qu’il savait qu’il n’en tirerait aucune force. Jinya voulait être comme Kiichi. Il aurait tant voulu pouvoir tout abandonner pour poursuivre un seul but.

— C’est tout ? demanda Kiichi.

— Oui… J’aimerais dire encore une chose, même si… je vous trouve incroyable. Enviable, même.

Jinya le pensait sincèrement. Et pourtant, une part de lui ne pouvait pas être d’accord avec cet homme.

— C’est précisément la raison pour laquelle… nous devons continuer.

— Oh ?

Toujours blessé au flanc, Jinya se remit en garde, le sabre tenu sur le côté. Il le tint, la lame tournée vers l’arrière. Le mépris sur le visage de Kiichi s’était évanoui. Il arborait maintenant un sourire blafard, presque spectral.

— Tu ne comptes pas fuir ?

— Bien sûr que non. Après vous avoir entendu… j’ai encore plus envie de vous trancher.

Jinya ne savait pas exactement pourquoi. Mais au fond de lui, il connaissait la réponse. Il y avait, dans les impuretés que Kiichi méprisait, une valeur qu’il ne pouvait renier.

Il avait appris le nom des fleurs, partagé des boissons avec des amis, essayé de faire des soba, il avait même appris à changer les couches. Autant de choses futiles qui ternissaient la pureté de son véritable but. Et pourtant, il y tenait profondément.

Alors il ne fuirait pas.

S’il avait été moins habile au sabre, Jinya aurait pu se transformer en démon et user de ses pouvoirs pour l’emporter. Mais il s’y refusait. Ce qu’il voulait, c’était mesurer à quel point il se tenait encore debout face à cette forme idéalisée de lui-même, ce qu’il était devenu aujourd’hui, impur, comme le disait Kiichi.

— Voilà des paroles bien pures. Tu as toute mon attention.

Pour la première fois, Kiichi se mit en garde. Sa posture était presque orthodoxe, sabre tenu droit devant lui, à ceci près que la pointe penchait légèrement vers la gauche.

Enfin, il traitait Jinya comme un véritable adversaire.

L’air lui-même semblait s’alourdir. Jinya retint son souffle. Sa gorge lui donnait l’impression d’être remplie de sable.

Ils se faisaient face sans bouger d’un pouce. Ils ne cherchaient pas une ouverture. Chacun, en silence, concentrait toute sa force dans son propre sabre. Une seule pensée leur traversait l’esprit : tuer.

Ils glissèrent légèrement les pieds, réduisant la distance entre eux d’un pas presque imperceptible.

Le silence s’étira jusqu’à l’étouffement.

Un vent froid de nuit s’éleva entre eux, ce fut le signal.

Jinya bondit hors de son immobilité. Il lança son corps aguerri au combat vers l’avant, sans gaspiller la moindre énergie. Kiichi, de son côté, fit de même : un unique pas le propulsa à pleine vitesse. Aucun des deux ne comptait sur la force brute de leur corps, mais sur la maîtrise absolue que leur technique leur avait donnée. Leurs mouvements semblaient identiques, et pourtant, une différence subtile en trahissait la nuance : chacun agissait selon sa propre nature.

La distance entre eux tomba à zéro dans un éclair, et ils frappèrent de toutes leurs forces.

— Haaaah !

— Haaap !

Les deux démons poussèrent un cri en convergeant en un point unique. Leurs corps se croisèrent dans un éclair, puis s’immobilisèrent, tandis que le silence retombait.

L’un d’eux mit un genou à terre.

— Agh… gh…

Un instant plus tard, le sang jaillit. Sa poitrine avait été ouverte, laissant la chair à vif.

Tous deux avaient mis leur âme entière dans ce coup. L’un avait choisi de vivre par le sabre. L’autre recherchait la force, sans pouvoir s’y abandonner autant que son adversaire.

Aucun des deux ne pouvait être dit supérieur à l’autre : ils avaient simplement des valeurs différentes. Personne ne pouvait les juger, pas même eux-mêmes. Mais il fallait bien un vainqueur.

Celui qui resta debout essuya sa lame d’un geste, puis la rengaina dans son fourreau de fer.

— Keh keh keh. Merveilleux. Voilà longtemps que je n’avais pas vu une lame aussi splendide.

Celui qui était à genoux, sans bouger, c’était Jinya. Il avait tout donné. Mais cela n’avait pas suffi.

Il cracha du sang. La blessure n’était pas assez profonde pour le tuer, mais elle l’avait mis hors d’état. Il ne pouvait plus bouger. L’issue du duel était claire, pourtant, il ne pouvait pas simplement s’effondrer et attendre la mort. Il avait encore un but à atteindre. Il devait lutter jusqu’à son dernier souffle, même si cela le rendait pitoyable.

Il tenta de mobiliser ses forces, mais ses membres refusaient de répondre. Et pourtant, quoi qu’il en soit, Kiichi ne porta pas le coup de grâce. Jinya releva la tête, perdu, pour découvrir que Kiichi s’éloignait déjà, lui tournant le dos.

— Où… allez-vous … ? appela Jinya.

Le souffle court, il s’aida de son fourreau pour se hisser sur ses genoux. Il n’y avait dans sa voix ni colère ni ressentiment, juste l’incompréhension sincère de celui qui venait d’être épargné.

— Vous avez gagné… Alors pourquoi… ne m’achevez-vous pas ?

— Je n’ai pas gagné. Un duel au sabre est un affrontement où l’on met sa vie en jeu. Le fait que nous soyons tous deux encore en vie signifie qu’aucun vainqueur n’a émergé. C’est une conclusion frustrante, mais… il n’en reste pas moins que tu m’as bien touché.

Kiichi se retourna vers Jinya et leva le bras. La manche de sa robe, taillée jusqu’au-dessus du coude, pendait en lambeaux. Il la retroussa, révélant une entaille de moins de deux sun[2] de long.

— Ton sabre est noyé dans l’impureté, et pourtant il est d’un calme remarquable. Combattre contre une telle contradiction m’a diverti.

Kiichi souriait. Ce n’était pas un rictus moqueur, mais un véritable sourire. L’homme de petite taille aux yeux semblait sincèrement heureux d’avoir été blessé.

— Pour l’heure, ta vie t’appartient.

Kiichi était pur. Il ne pensait qu’au sabre, au point d’en être devenu un démon. Les démons étaient des êtres incapables de s’écarter de la voie qu’ils avaient choisie. Et Kiichi ne pouvait se détourner de la voie du sabre, ni même en concevoir l’envie.

— Retrouvons-nous un jour. Et cette fois, essaie de me montrer ce que signifie vraiment cette lame souillée qui est la tienne.

Un sourire étrange aux lèvres, il rit de bon cœur… puis tourna les talons.

Jinya avait échoué à remplir la requête de Yasuhide, et un meurtrier errait à nouveau librement. C’était une défaite dans tous les sens du terme. Et pourtant, son cœur était léger comme une plume.

Allongé sur le dos, au milieu du pont, il leva les yeux vers le ciel nocturne. Il contempla les étoiles scintillantes et la lune pâle, repensant à ce duel qu’il venait de livrer, aussi intensément qu’à la nuit passée sous les saules des neiges.

— Heh, heh heh… Ha ha ha…

Il ne put s’empêcher de rire. Il avait perdu, et pourtant il se réjouissait que sa part impure ait réussi à blesser celui qu’il idéalisait. Cette simple entaille qu’il lui avait infligée prouvait que sa manière de vivre n’avait pas été vaine.

— Tu vois ? Je l’avais en moi, finalement…

Fou de joie d’avoir pu se prouver quelque chose de ses propres mains, il sourit, malgré ses blessures.

***

Septembre 2009

Il était un peu plus de dix-sept heures, et les élèves de retour de leurs activités de club allaient bientôt affluer en masse.

— Bonjour, Monsieur le Gérant !

C’était l’une de mes employées à temps partiel, une seconde du lycée de la rivière Modori, arrivée au début des vacances d’été.

— Tiens, Miyaka-kun. Tu es en avance, aujourd’hui.

— C’était le plan.

Ses longs cheveux avaient une légère teinte châtain, et certains garçons ne venaient au magasin que dans l’espoir d’échanger quelques mots avec elle. Elle était une vraie aide pour la boutique, même si je ne pouvais m’empêcher de me demander si les filles de nos jours n’étaient pas un peu plus effrontées qu’avant… Non, c’est sûrement juste elle.

Elle venait me relayer à la caisse, alors je profitai de l’occasion pour faire les comptes. Pas le moindre yen d’écart. Encore un travail bien fait, si je puis me permettre.

— Tu pourrais aller réapprovisionner les rayons ? lui demandai-je.

— Entendu.

Elle donnait l’impression d’être une petite peste, mais en réalité, c’était une bosseuse, efficace et franche. Malgré son côté brusque, elle était polie et avait une certaine tenue qu’on ne retrouvait plus chez les jeunes. Si seulement les autres employés pouvaient prendre exemple sur elle…

— Bienve… heu.

Un groupe de clients entra alors qu’elle remplissait les rayons. Elle s’apprêtait à les accueillir avec le sourire, mais se figea soudain.

— Miyaka-chaaaan ! On est là pour foutre le bazar !

— On ne va pas te gêner longtemps.

Une fille au visage enfantin, et un garçon au regard fermé, une étrange paire, sans doute. Tous deux portaient l’uniforme du lycée Modori donc ils étaient probablement amis… même si j’avais du mal à croire que ce garçon l’était vraiment.

— Pff, vous me foutez la honte… Vous vous entendez vraiment bien, tous les deux, hein ? lança Miyaka à ses camarades de classe, déconcertée.

Elle leur lança un regard un peu suspicieux face à leur proximité, mais aucun des deux ne sembla troublé par sa remarque.

— Eheh, ouais, on peut dire ça ! On est de vieux amis, après tout ! répondit la fille.

— Vraiment ? répliqua Miyaka.

— Oh oui ! Depuis plus de cent ans, même !

— Kaoru, c’était censé être une blague ?

— Quoi ? Pas du tout ! Je suis sérieuse ! protesta Kaoru, les joues gonflées.

On dit que trois, c’est une foule, mais ces deux-là formaient à eux seuls un duo sacrément animé. Le garçon les laissa papoter entre elles et se mit à faire le tour du magasin. Il revint finalement à la caisse avec une immense bouteille de saké japonais.

— Vous avez trouvé tout ce qu’il vous fallait ? demandai-je en récitant la formule toute faite.

Le garçon poussa un long soupir.

— …Je m’habituerais jamais à ce ton aussi formel.

C’était une réplique qu’on échangeait souvent.

— Très bien. Tu veux que je parle normalement alors ?

— Je t’en prie, fais-le pour moi.

Je scannai la bouteille. Il portait peut-être un uniforme de lycéen, mais je savais qu’il avait l’âge légal pour boire.

— Tu devrais quand même y réfléchir à deux fois, acheter de l’alcool habillé comme ça.

— T’as pas tort. Ailleurs, ils refusent tous de m’en vendre quand j’ai cette tête-là.

Ces derniers temps, la législation sur la vente d’alcool s’était durcie. Être lycéen avait aussi ses désavantages.

Je jetai un coup d’œil aux filles qui bavardaient près du présentoir à magazines, non loin de la fenêtre, puis reportai mon attention sur le garçon face à moi.

— J’imagine que ta vie de lycéen se passe bien ?

— On peut dire ça. Et toi ? On dirait que tu t’es bien acclimaté à ton rôle de gérant.

— J’ai pris ce boulot pour joindre les deux bouts, mais il a ses bons côtés. Je ne déteste pas travailler ici.

Le travail de gérant dans un konbini était étonnamment intéressant. En tenant la caisse, j’avais pu observer toutes sortes de clients, et cette expérience m’avait permis d’imaginer une infinité de façons de vivre. J’avais fini par m’attacher à ce poste.

Je repris :

— Mais au fond, tout cela reste superflu. Je suis resté fidèle à moi-même, aujourd’hui comme à l’époque.

Le temps avait passé, le pouvoir avait changé de mains, mais je n’avais jamais abandonné le sabre. Peut-être m’étais-je habitué à ma vie de gérant, mais je pouvais m’en détacher à tout moment. Je savourais cette existence précisément parce qu’elle n’était pas ma voie véritable, mais un simple passe-temps.

— Et toi ? As-tu trouvé le sens de ton sabre impur ?

Un sabre se devait d’être sans impureté. Et pourtant, il y a bien longtemps à Edo, j’avais croisé le fer avec un Yasha qui vivait par l’épée tout en portant en lui une forme d’impureté.

Sa manière de vivre m’intriguait, et je voulais voir jusqu’où elle le mènerait. Mais je n’avais pas réussi à le tuer. Beaucoup de temps avait passé depuis… mais aujourd’hui, j’étais peut-être en mesure d’obtenir la réponse que j’attendais.

Après un bref silence, le garçon parla d’une voix calme.

— Tu restes aujourd’hui encore l’image idéale à laquelle j’aspirais.

Il tourna légèrement la tête vers les deux filles, qui riaient gaiement. Il était toujours enveloppé d’impureté, et pourtant, ses épaules détendues trahissaient une assurance nouvelle qu’il n’avait pas autrefois.

— J’ai longtemps envié ceux qui étaient capables d’abandonner toute chose pour ne poursuivre qu’un seul but. Cette manière d’exister me semblait d’une pureté inouïe.

Son regard se perdit au loin. Les mots de ce garçon au visage fermé étaient d’une douceur inattendue.

— Mais j’ai vécu longtemps depuis. J’ai perdu beaucoup, mais certaines choses sont restées. Mes expériences m’ont changé. Oui… chaque fois que mes fardeaux me font vaciller, je me rappelle mon impureté. Pourtant, je ne vois plus ces fardeaux comme inutiles ou superflus. Mon regard sur le monde a changé.

Sa réponse était trop vague pour être une véritable explication. Pourtant, elle me suffisait amplement. Plus de cent ans avaient passé, et il était resté le même homme impur qu’autrefois. Il finirait sans doute écrasé sous le poids de ses propres fardeaux.

— Alors, à une prochaine fois, je suppose. Tu devrais toi aussi prendre le temps de t’arrêter et de profiter du moment. Tu pourrais être surpris de ce que tu y trouveras.

Cet égaré s’était affaibli, et pourtant il paraissait plus digne que jamais. Une contradiction à lui seul. Cela m’amusait, au point de me donner envie d’échanger à nouveau des coups avec lui.

— Tu connais le gérant ? demanda Miyaka en revenant à la caisse après avoir réapprovisionné les rayons.

Elle avait dû trouver notre conversation bien familière, à en juger par l’expression perplexe qu’elle arborait.

— Un vieil ami, répondit le garçon.

— En effet, nous nous connaissons depuis longtemps, ajoutai-je. C’était vrai, en un sens.

Miyaka sembla peu convaincue.

— On y va, Asagao ?

— Hein ? Ah, oui ! À plus, Miyaka-chan !

— À demain…, répondit Miyaka, toujours un peu perdue.

Le garçon s’éloigna avec la fille au visage enfantin. Maintenant que j’y pensais, elle n’avait rien acheté. Elle était vraiment venue juste pour s’amuser.

— Ah, j’allais oublier une chose.

Contrairement à notre duel d’autrefois, ce fut cette fois Jinya qui s’arrêta et se retourna en s’éloignant. Il souriait avec assurance, détendu, comme s’il savourait sa victoire.

— Une lame impure est émoussée, je l’admets volontiers. Mais ma lame émoussée m’a permis de franchir certains obstacles sans avoir à tuer. Voilà ce que signifie mon sabre impur.

Après avoir livré la réponse qu’il avait atteinte au terme d’un voyage long et chaotique, il tourna les talons pour de bon.

Le sabre existe pour tuer. Et lui se vantait d’avoir su éviter ça. Quel homme impur.

Mais peut-être, cela aussi représentait une forme de fidélité au sabre. Tout du moins, la certitude et la conviction dans sa démarche semblaient le prouver.

— Qu’est-ce que c’était que tout ça ? demanda Miyaka en fronçant les sourcils.

En contraste total avec elle, mon visage, celui qu’on appelait autrefois Okada Kiichi, rayonnait de satisfaction.

Lors de notre dernier affrontement, cet homme n’avait réussi qu’à m’égratigner. Et pourtant, il avait grandi à sa manière. Le temps avait vraiment quelque chose de fascinant.

Les coins de mes lèvres se relevèrent alors que je comparais le souvenir que j’avais de lui à celui que je voyais aujourd’hui.

Je regardai celui que l’on nommait autrefois le gardien Yasha s’éloigner et…

— Keh, keh keh…

…je ne pus m’empêcher de rire.

 

[1] Anciennement Fulgurance. Nous avons opté pour le terme dans l’animé.

[2] Env. 6,06 cm.

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