SotDH T4 - CHAPITRE 6

Fin de l’Arc du Bakumatsu – Le Moineau Porte-Bonheur

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Traduction : Calumi
Correction : Raitei
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…Pour une raison ou une autre, leurs voix me parvinrent avec une clarté troublante.

— Père, tu es heureux ?

— Oui, je crois que je le suis. Ce serait bien si on pouvait revoir Ofuu, un jour.

Je m’étais arrêtée pour écouter la conversation de ce père et de sa fille qui passaient non loin. L’expression tendre qu’il arborait me serra le cœur, mais je ne laissai rien paraître. On m’avait souvent qualifiée de peste dans mon enfance, mais j’étais désormais une dame accomplie, mesurée et pleine de grâce.

Cela dit, avais-je tant changé que ça ? Ne pas exprimer mes sentiments à présent ne faisait-il pas de moi la même enfant qu’autrefois ?

Je me retournai lentement. Tout ce que je pouvais apercevoir, c’était son large dos qui s’éloignait peu à peu. Il nous avait croisés sans dire un mot. Cela me fit mal, même si je savais qu’il n’y était pour rien.

— Quelque chose ne va pas ? demanda mon mari en me voyant m’arrêter soudainement.

Il avait sans doute perçu ma mélancolie. J’appréciais sa sollicitude, mais le sourire que je lui rendis était figé.

— Ce n’est rien. J’ai juste croisé un visage familier.

Croisé ? Pas aperçu ? Ces mots empreints de nostalgie me donnèrent envie de me moquer de moi-même.

Je continuai de fixer ce dos, qui s’éloignait toujours. Je ne pouvais pas l’appeler. Je l’avais blessé, et pourtant, il souriait. La petite fille dans ses bras devait être sa fille. Jamais je ne l’avais vu arborer une telle expression de tendresse. Jamais il n’avait eu ce regard pour moi.

— Un visage familier, hein ?

— Oui. Quelqu’un que tu connais aussi.

L’homme que j’avais autrefois blessé par mes paroles cruelles souriait à présent avec tant de joie. J’étais heureuse pour lui… et pourtant, une pointe d’amertume me gagnait. C’était humiliant de comprendre qu’il pouvait sourire ainsi, sans moi. Que ses blessures avaient été soignées par une autre.

Parfois, j’imaginais ce que ce serait de le revoir. Je me figurais le croiser quelque part et saisir l’occasion pour lui présenter mes excuses, pour toutes les paroles cruelles que j’avais pu lui adresser. Il me pardonnerait avec son habituel air impassible, et nous reprendrions ces jours insouciants là où nous les avions laissés.

Mais ce n’était qu’un rêve. En réalité, les choses n’étaient pas si simples. Je n’avais pas la force d’appeler son nom. Trop de distance nous séparait à présent.

Si seulement, ce jour-là, j’avais su lui dire quelque chose de plus doux… Peut-être alors la petite fille dans ses bras aurait-elle eu un peu de moi en elle… Non, qu’est-ce que je raconte ? C’est moi qui l’ai repoussé. Je n’ai pas le droit d’imaginer une telle chose.

— Désolée de m’être arrêtée si brusquement. Rentrons, mon chéri, dis-je.

Mon visage devait être affreux à force de retenir mes larmes.

Mon mari me regarda avec inquiétude, puis, après une courte pause, il sourit.

— …Oui. Rentrons à la boutique, Mlle Natsu.

Mes yeux s’écarquillèrent lorsqu’il m’appela ainsi.

Après la mort de mon père, j’avais épousé cet homme. Il avait toujours été si peu fiable, mais le jour où il avait juré de prendre soin de moi à la place de mon père, il m’était apparu si digne de confiance. Il avait tenu parole. Il avait repris Sugaya et m’avait soutenue.

Les années passèrent. Nous avons eu un enfant, et menions à présent une vie paisible. Sans que je m’en rende compte, nous étions devenus un couple que l’on pouvait envier.

— Mon chéri… ? demandai-je, déconcertée.

Il se gratta la joue, un peu embarrassé.

— Aha ha… J’ai juste eu envie de t’appeler comme ça, là, sur le moment. Je ne saurais même pas dire pourquoi.

C’était soudain, mais je compris immédiatement qu’il essayait de m’apaiser en invoquant un nom venu du passé. Nous étions suffisamment proches à présent pour que je le sente. Cela me fit sourire du fond du cœur.

— Allons-y, alors, Zenji.

Le temps passait pour nous tous. Nous ne pouvions revenir à ce qui fut. Pourtant, j’avais l’impression, l’espace d’un instant, d’avoir retrouvé celle que j’étais autrefois.

— Entendu madame ! Ha ha. Je ne sais pas pourquoi, mais c’est un peu gênant.

— Tu m’en diras tant.

Nous avons ri de concert et nous sommes rapprochés l’un de l’autre.

Soudain, l’homme portant la fillette s’arrêta et jeta un coup d’œil dans notre direction. Bien sûr, ce n’était qu’un hasard. Mais j’eus l’impression que nos regards s’étaient croisés, et une légère douleur me serra la poitrine. Peut-être était-ce le chagrin d’un adieu.

La peine se dissipa rapidement, et l’homme se détourna à nouveau.

— …Adieu, Jinya.

Alors qu’il disparaissait dans la foule, je murmurai ces mots d’adieu. Je ne m’attendais pas à une réponse. En un clin d’œil, il n’était plus là.

Je repris ma marche, mon mari à mes côtés. En contemplant l’agitation d’Edo, une pensée me traversa l’esprit.

Le règne des Tokugawa touchait à sa fin, et une ère nouvelle s’annonçait. La plupart s’en réjouissaient, mais le temps avait cette étrange faculté d’abandonner des choses derrière lui. Je me demandai à quoi ressemblerait Edo dans cette nouvelle époque. Peut-être allait-elle prospérer davantage encore. Peut-être entrerait-elle en déclin. Je l’ignorais.

La seule certitude que j’avais, c’était que l’Edo de ma jeunesse allait disparaître. Cette ville que j’aimais allait changer, et certains de mes sentiments resteraient à jamais enfermés dans l’ancien monde.

« Que les sentiments cachés sous les ailes de ce moineau porte-bonheur deviennent un jour une coquille de palourde que tu pourras partager sans peine. »

Voilà le souhait gravé dans un porte-bonheur que j’avais acheté jadis. Mais ce moineau porte-bonheur s’était contenté d’orner ma chambre sans jamais rien changer. De la même manière, ce sentiment, qui n’avait jamais pu devenir de l’amour, brûlait encore en moi. Le monde avançait, emportant avec lui ce que nous étions, restés immobiles.

Je levai les yeux vers le ciel et plissai les paupières face à l’azur limpide. Un instant, j’eus l’impression de voir un moineau s’envoler au loin, aussi impossible que cela ce fût.

Ainsi s’acheva l’histoire entre lui et moi, sans véritable conclusion.
Sans jamais devenir une coquille, un moineau solitaire fut laissé derrière, à Edo.

 

À suivre…

Sword of the Demon Hunter : Kijin Gentôshô Arc de Meiji

 

 

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