SotDH T4 - CHAPITRE 5
Fin de l’Arc du Bakumatsu – Un Jour, Quelque Part
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Traduction : Calumi
Correction : Raitei
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Hatakeyama Yasuhide était assis dans une pièce du domaine Hatakeyama, face au magnolia blanc dont les pétales étaient épars. Il ne faisait rien de particulier, mais tenait quelque chose entre ses mains.
Le tatami grinça, bien que Yasuhide fût seul dans le domaine. Ses yeux s’écarquillèrent.
— Tiens donc… Jinya-dono.
Jinya était apparu, s’introduisant dans le domaine sans prévenir.
— Si vous êtes ici… j’imagine que Tsuchiura a été vaincu.
Yasuhide accueillit la nouvelle sans la moindre surprise. Il semblait avoir anticipé aussi bien l’arrivée de Jinya que la défaite de Tsuchiura.
— C’est exact.
— Je vois… Alors le shogunat est condamné. Sans Tsuchiura, je ne peux plus rien faire. C’est terminé.
Il parlait comme si tout cela ne le concernait pas. Il n’avait plus rien à voir avec l’homme qui s’était jadis adressé à Jinya avec tant de ferveur.
— En effet. C’est précisément pour cela…
Jinya s’approcha de lui sans aucune cérémonie, en dépit de leur différence de rang, et dégaina Yarai. Il s’arrêta à un pas de Yasuhide et leva son sabre au-dessus de sa tête. Son visage était parfaitement impassible lorsqu’il déclara :
— …Je suis venu exaucer votre vœu.
— Mon vœu, dites-vous ?
— Oui. J’ai vaincu Tsuchiura, je l’ai absorbé. Son devoir est devenu le mien.
— Ainsi, vous comptez me servir à sa place ?
Yasuhide semblait déterminé à jouer les ignorants jusqu’au bout.
Jinya secoua lentement la tête.
— Non. Comme je l’ai dit, je suis venu exaucer votre vœu.
— Vraiment ? Dans ce cas, dites-moi… quel est mon vœu ?
— …Il m’a fallu du temps pour comprendre, mais j’ai senti dès le début qu’il y avait quelque chose d’étrange. Quand Naotsugu et moi suivions la trace du sabre démoniaque, c’est vous qui nous avez indiqué où irait Sugino. C’est aussi vous qui avez envoyé Okada Kiichi m’affronter, et qui avez ordonné à Tsuchiura de tuer Naotsugu. Vous avez tout fait pour me provoquer… mais pourquoi ?
L’affaire Sugino avait déjà suffi à faire de Yasuhide un homme à surveiller. Mais en tentant de tuer Naotsugu, il avait scellé son sort. S’il avait réussi, Jinya aurait sans nul doute cherché à le tuer en retour. Yasuhide était assez intelligent pour le savoir. S’il avait réellement voulu faire triompher la cause des fidèles du shogunat, il aurait dû ignorer totalement Naotsugu et Jinya. Cela aurait réduit les risques pour Tsuchiura, ainsi que pour les démons mineurs qu’il envoyait vers Kyôto. Il savait que Jinya n’avait aucun intérêt pour le conflit en cours et qu’il n’interviendrait pas plus que nécessaire.
En réalité, le simple fait que Jinya ait croisé ces démons en chemin relevait presque de l’étrange. Yasuhide aurait facilement pu les faire passer avant l’arrivée de Jinya, par exemple au même moment que l’attaque contre Naotsugu.
Le plan de Yasuhide avait été si mal conçu que Jinya en était venu à se demander si ce n’était pas volontaire. En assimilant les souvenirs de Tsuchiura, il avait acquis un aperçu suffisant du caractère de Yasuhide pour comprendre la vérité derrière ces agissements incohérents.
— J’ai alors compris que je m’étais trompé sur toute la ligne. Je croyais que votre but était d’écarter toute influence étrangère et de restaurer un shogunat fort. Mais j’avais tort.
Yasuhide ne s’était jamais soucié de l’ingérence de Jinya dans ses projets, parce qu’il ne croyait pas que le résultat puisse changer, quelle que soit l’intervention.
— En réalité, vous avez perdu tout espoir dans le shogunat.
Yasuhide considérait la chute du shogunat comme inévitable, et il avait délibérément… non, sciemment laissé quelqu’un interférer avec ses plans.
— Votre véritable objectif n’était pas de faire aboutir votre complot, mais de le voir échouer. Vous vouliez que quelqu’un vous arrête… et vous tue.
Jinya n’avait aucune preuve concrète. Et pourtant, il en était sûr. Le silence retomba sur la pièce. Un long moment s’écoula avant que Yasuhide ne pousse un profond soupir.
— Il semble que je ne puisse rien vous cacher.
Sa voix était lasse, affaiblie. Il baissa les yeux vers ses paumes. Elles étaient vides, mais peut-être y voyait-il encore quelque chose.
— C’est comme vous le dites. Je le sais depuis longtemps déjà. Quelle que soit notre résistance, la culture étrangère franchira nos frontières. Le shogunat tombera, et l’ère des samouraïs s’achèvera. C’est inévitable… simplement… inévitable.
Yasuhide était un homme avisé. C’est précisément pourquoi il comprenait, peut-être mieux que quiconque, que l’époque était en train de changer. Un avenir se profilait, dans lequel les samouraïs n’auraient plus leur place.
Il y avait longtemps, une démone douée de clairvoyance avait entrevu un avenir tout aussi inéluctable, et avait pris des mesures qui semblaient insensées pour tenter de l’éviter. Peut-être le désespoir qu’elle avait ressenti ressemblait-il à celui de Yasuhide.
— Nombre de samouraïs se sont soumis de leur plein gré à ces temps nouveaux. Ils ont abandonné leur sabre et luttent maintenant pour gagner leur place dans le monde à venir. Ils ont peut-être raison de le faire… mais c’est quelque chose dont je suis incapable. Je ne peux pas me résoudre à renier la voie à laquelle j’ai dédié ma vie.
Il avait consacré la moitié de son existence au shogunat, et même avec l’aide des démons, il ne pouvait empêcher sa chute. Dans ce cas, il ne lui restait plus qu’à mourir avec honneur.
— Voilà pourquoi je souhaite être tué : pour pouvoir rester un samouraï qui a vécu et est mort pour le shogunat.
Tout comme Miura Naotsugu voulait vivre comme un samouraï jusqu’à la fin, Hatakeyama Yasuhide voulait mourir en samouraï, tant qu’il en était encore temps.
— J’ai donc choisi de m’opposer aux anti-shogunats, espérant qu’un jour quelqu’un viendrait me tuer… Heh heh. Et vous voilà, venu exaucer mon vœu.
Cet homme n’avait aucune intention malveillante. Il souhaitait simplement mourir en tant que samouraï, tel qu’il avait toujours vécu. Ce n’était que le malheureux hasard de l’histoire qui avait fait entrer son mode de vie en conflit avec son époque, et l’avait poussé à commettre de si funestes actes.
Jinya ne put s’empêcher de penser que cette existence tordue était peut-être celle que les autres voyaient aussi en lui.
— Nous sommes bien entêtés, tous les deux, n’est-ce pas ?
— Je ne pourrais être plus d’accord. Mais on ne peut vivre comme on l’entend sans une certaine obstination.
— En effet.
Ils échangeaient les mêmes mots qu’autrefois. Yasuhide n’avait vraiment pas changé. Mais c’était précisément pour cela que Jinya devait mettre un terme à tout cela, ici et maintenant.
Il ne haïssait pas cet homme, mais ils étaient fondamentalement incompatibles. Et pourtant, il respectait sa fidélité à sa propre voie, lui qui, comme Jinya, avait poursuivi une route erronée jusqu’au bout.
— Allez-vous me tuer ?
— Oui. Je vais exaucer votre vœu.
Jinya serra la poignée de son sabre. L’issue ne faisait aucun doute, et pourtant l’atmosphère restait calme. Même la brise qui entrait était douce. Il inspira profondément, emplissant ses poumons de l’air froid de la nuit.
Il bloqua sa respiration et se figea, sans la moindre hésitation.
— Adieu, Hatakeyama Yasuhide. Vous mourrez ici, sans avoir pu protéger le monde des samouraïs, mais vous êtes resté un samouraï jusqu’au bout.
Il s’avança et abattit Yarai de toutes ses forces, exactement comme lorsqu’il combattait un démon. Ne pas retenir son coup était le strict minimum.
Yasuhide, assis en seiza, reçut la lame en pleine poitrine sans ciller.
La pièce s’emplit de l’odeur métallique du sang. Et pourtant, Yasuhide ne tomba pas. Il demeura assis, forçant ses dernières forces à lui permettre de parler.
— Je sais ce qu’il adviendra, ricana-t-il, un éclat de ruse et de noirceur dans le regard. — Le nouveau monde qui s’avance n’aura nul besoin des samouraïs, ni du sabre. Notre pays, le Pays du Soleil Levant, avancera grâce aux technologies venues d’ailleurs… mais il y perdra quelque chose de précieux.
Il s’interrompit, cracha du sang, mais garda toute sa contenance malgré ses blessures mortelles.
— Ô démon, enchaîné à ton sabre… il n’y aura pas de place pour toi dans le monde à venir. Démon et sabre sont voués à disparaître.
Tel une poupée dont on avait tranché les fils, il s’effondra en avant. Pourtant, la moquerie demeura dans sa voix.
— Je me demande… comment tu feras face aux courants impétueux du temps… Je me réjouis… de t’observer… du fin fond… de l’enfer…
Laissant derrière lui une prédiction funeste, Hatakeyama Yasuhide rendit son dernier souffle.
Jinya ne ressentit ni inquiétude, ni peur, mais un léger tiraillement, tout de même.
— Un homme tortueux jusqu’à la fin.
Il ne faisait aucun doute, pour Jinya, que Yasuhide avait prononcé ces mots pour lui. Il l’avait maudit dans ses derniers instants, endossant le rôle du scélérat afin d’offrir à Jinya, en échange de la mort, la paix d’esprit. Ainsi, ce dernier n’aurait aucun remords à porter.
— Un samouraï ne laisse jamais une dette sans réponse, hein ?
Jamais ils n’auraient pu se comprendre, mais Yasuhide était bel et bien resté un samouraï jusqu’au dernier souffle. Pour cette raison, Jinya ne le pleurerait pas. Cela reviendrait à déshonorer ses derniers instants.
— …Adieu. Je n’oublierai pas votre nom.
Sa voix ne trahissait aucune émotion, bien sûr. Toute sentimentalité aurait été une offense.
Après un dernier regard au cadavre de Yasuhide, Jinya quitta la pièce.
En la troisième année de l’ère Kei^p, Hatakeyama Yasuhide fut assassiné à son domicile. Comme il s’était déjà retiré de la tête de la famille Hatakeyama, cela ne provoqua pas de grands remous dans le domaine d’Aizu. Mais son influence au sein du shogunat, qu’il soutenait dans l’ombre, faisait de sa disparition un coup dur pour la faction des fidèles du shogunat. Beaucoup crurent que l’assassin venait des domaines de Chôshû ou de Satsuma, mais la vérité ne fut jamais connue.
Le témoignage d’un démon ne figurerait jamais dans les annales.
***
Le matin arrive vite quand on parvient à dormir, mais une nuit passée à attendre quelqu’un semble durer une éternité. Le soleil s’était levé, et Jinya n’était toujours pas rentré.
— Il est en retard…
Nomari, assise sur sa chaise, balançait les jambes, l’air profondément ennuyé. Elle avait réussi à dormir la nuit précédente, mais s’était réveillée très tôt pour attendre son père.
— Très en retard, ajouta Ofuu d’un ton las.
Assise à côté de Nomari, elle avait la tête baissée. Elle, en revanche, n’avait pas fermé l’œil. L’image de ses parents engloutis par les flammes restait gravée dans son esprit. Elle avait beau se répéter que tout irait bien, l’idée de perdre encore quelqu’un l’avait tenue éveillée toute la nuit.
— Oh, vous êtes déjà debout.
Jinya passa sous le noren du Kihee et les aperçut. Les traits tirés de leurs visages lui dirent tout ce qu’il avait besoin de savoir : elles s’étaient fait un sang d’encre.
— Je suis désolé d’avoir mis autant de temps.
Nomari, d’abord figée par la surprise, laissa peu à peu éclore un sourire soulagé. La réaction d’Ofuu fut plus retenue. Elle aussi était soulagée de le voir sain et sauf, mais luttait pour dissimuler sa fatigue.
— N’y aurait-il pas quelque chose de plus approprié qu’un simple « désolé » ? lança-t-elle avec un sourire moqueur.
— Tu as raison. Je suis rentré, dit-il, éprouvant pour la première fois le sentiment d’être véritablement de retour.
— Père.
— Bonjour, Nomari. Tu as été sage pendant mon absence ?
— Uh-huh.
Nomari sourit de tout cœur pendant qu’il lui caressait la tête. Il se rendit compte qu’il était heureux de ne pas l’avoir rendue triste. Il avait fait du chemin en tant que père. Lui aussi était capable de changer, même un peu.
— Que comptes-tu faire maintenant ? demanda Ofuu.
Jinya se tendit légèrement.
— Je pense quitter Edo.
Sa véritable nature avait été révélée. Aucun tumulte majeur n’avait éclaté pour l’instant, mais il ne pouvait pas rester. Mieux valait partir au plus vite.
— …Je vois.
D’après sa réaction, il comprit qu’elle s’y attendait. Elle ne chercherait pas à le retenir, car elle connaissait trop bien son entêtement.
— …Et si, hypothétiquement, nous reprenions ce restaurant de soba ensemble, comme mon père l’a toujours voulu ?
Mais c’était justement ce qui la rendait si déroutante. Jamais, même en mille vies, il n’aurait pensé qu’elle ferait une telle proposition.
— On pourrait l’appeler… les Soba du Démon. Oui, Soba du Démon, ce serait parfait. Un nom idéal pour un restaurant tenu par un couple démoniaque, tu ne crois pas ?
C’était peut-être sa manière détournée de lui faire une déclaration. Il ne savait pas s’il y avait de l’amour là-dedans, mais ils étaient assez proches pour qu’il puisse imaginer un avenir à ses côtés.
Il détourna les yeux d’Ofuu et regarda la cuisine, tandis qu’elle attendait sa réponse.
— Une vie comme ça… ce ne serait peut-être pas si mal.
— N’est-ce pas ? Qu’en dis-tu ?
Tous deux tiendraient le restaurant ensemble, élevant Nomari comme une vraie famille. Nomari, humaine, était vouée à disparaître avant lui, mais Ofuu était une démone. Il pourrait passer l’éternité avec elle.
Une telle existence devait être bien plus douce qu’une vie passée à ne poursuivre que la force.
— Je suis désolé.
Et pourtant, il ne pouvait faire ce choix.
— …Je m’en doutais.
— Je ne peux pas changer ma façon de vivre. Je ne suis pas si malléable. Tu m’as dit que tu l’acceptais déjà, non ?
— C’est vrai, mais… Tu es vraiment un homme obstiné.
— Plus que je ne le supporte moi-même.
Le bonheur était à portée de main, et il le laissa s’échapper. Pourtant, contre toute attente, cela ne le dérangeait pas. Il ne pensait pas que le chemin qui l’attendait serait rempli de souffrances.
— Ofuu… Mon chemin est peut-être le mauvais, mais je ne me fais plus autant de reproches.
Il n’y avait aucun doute : la manière dont son périple avait commencé était abominable. Pourtant, ce qu’il avait trouvé en cours de route prouvait qu’il y avait malgré tout quelque chose à en sauver.
De la même manière, le fait qu’il ait autrefois aimé sa sœur n’était pas un mensonge. Il voulait lui pardonner. C’était l’une des rares choses qu’il faisait de juste.
— Je ne sais pas encore si je pourrai lui pardonner un jour, mais… tu m’as montré qu’il y a des choses qu’on peut sauver, même en empruntant une voie erronée. C’est pour ça que je crois que j’ai envie de rester perdu un peu plus longtemps.
Il ignorait s’il parviendrait un jour à se libérer vraiment de sa haine. Une part de lui redoutait constamment que Suzune souhaite encore la ruine de l’humanité, et qu’il soit contraint de l’arrêter. Mais il ne voulait pas renoncer.
Même lui devait reconnaître que sa détermination était insensée. Pourtant, si ses mains souillées de sang pouvaient encore sauver quoi que ce soit, alors il voulait continuer à lutter, juste un peu plus.
— Est-ce que tu la détestes toujours ?
— Cette haine ne disparaîtra jamais. Mais pour l’instant, je crois que je peux être un peu plus doux.
Il avait reçu tant de bonté de la part des gens qu’il avait rencontrés à Edo, et cela avait peu à peu purifié son cœur assombri.
— Laisse-moi te poser la question, à mon tour, Ofuu : est-ce que tu viendrais avec moi ?
Il lui tendit la main droite. Il était sincère. Si elle acceptait, il voulait qu’elle l’accompagne sur la route.
— …Je suis désolée, dit-elle en détournant les yeux avec tristesse.
Il était certain qu’ils désiraient tous deux être ensemble. Pourtant, elle ne prit pas sa main. Ce n’était pas qu’elle avait changé d’avis, simplement, il y avait en elle quelque chose de plus grand, qu’elle ne pouvait abandonner.
— Je n’arrive pas à le croire, commença-t-elle. — Je vois bien à quel point tu as changé… mais moi, je n’ai pas changé du tout. Je me repose sur Papa depuis le jour où il m’a prise par la main pour me faire sortir de là… J’ai simplement troqué mon jardin des souvenirs pour lui.
Il laissa son regard errer, invoquant la mémoire de ce jardin de bonheur depuis longtemps disparu
— Si je prenais ta main aujourd’hui, je ne ferais que te transformer en nouvelle béquille. Je ne serais pas différente de celle que j’étais, enfermée dans mon jardin. Je ne veux plus être aussi faible. Je suis désolée. J’ai peut-être fait la proposition la première… mais je ne peux pas accepter ta main.
Elle baissa les yeux et se tut, comme hésitante. Quand elle releva enfin le visage, elle affichait un sourire éclatant, limpide comme une brise de printemps.
— Je veux essayer de me tenir debout toute seule. Si je n’en suis pas capable, je ne pourrais être qu’un poids à tes côtés.
Jinya poussa un léger soupir, mi-amusé, mi-contrarié. Après tout ce qu’elle avait dit sur son obstination, elle n’était pas mieux.
— On est vraiment pas doués, tous les deux.
— N’est-ce pas ?
Ils allaient se séparer à présent, et pourtant, il se sentait heureux. Le simple fait de pouvoir se dire adieu en souriant lui semblait être la preuve qu’il avait mûri.
— Encore une chose. Je suis désolé, mais… pourrais-tu veiller sur Noma…
Avant qu’il ne puisse finir, sa fille tira sur son vêtement. En baissant les yeux, il vit qu’elle le fixait, les larmes aux yeux.
Il allait passer sa vie à combattre les démons. Pour elle, il vaudrait mieux vivre dans un endroit paisible… mais…
— Non. Je reste avec Père.
— Voilà qui est dit, lança Ofuu avec un petit sourire.
Nomari s’agrippait à ses vêtements de toutes ses forces. Apparemment, elle aussi faisait partie des têtus.
Il ne put retenir un sourire en coin.
— …D’accord. Allons-y ensemble.
Le sourire rayonnant qu’elle lui adressa alors lui réchauffa le cœur. Ce n’était peut-être pas ce qu’il croyait vouloir… mais il était heureux, malgré tout.
— Il est temps de partir, dit-il en la prenant dans ses bras.
Il aurait voulu rester encore un peu… mais prolonger l’instant ne ferait que rendre la séparation plus douloureuse.
Les yeux d’Ofuu s’embuèrent légèrement.
— Est-ce qu’on pourra se revoir ?
Elle n’aurait jamais osé le retenir à ce stade, mais elle devait poser la question.
— Qui sait ? Mais on sera encore là pour longtemps. Si on est toujours en vie, on tombera peut-être l’un sur l’autre quelque part.
— Je te signale qu’à ce genre de moment, tu es censé dire « Bien sûr qu’on se reverra », même si c’est un mensonge.
— Mais les démons ne peuvent pas mentir.
Elle fit la moue, frustrée par sa réponse inflexible. Puis tous deux éclatèrent d’un petit rire, trouvant leur échange trop absurde pour y résister.
Même au moment de la séparation, il n’y avait aucune tristesse. Cela réchauffa le cœur de Jinya.
— Adieu, Ofuu.
— Oui. Adieu. Puissions-nous nous revoir un jour.
Sur ces quelques mots, ils se quittèrent.
Il tenta de le cacher, mais il se sentait un peu triste. Cela dit, un sentiment égal de plénitude l’habitait.
Il laissa retomber ses paupières et repensa à tous les jours passés ici. Tant de choses, tant de gens lui avaient tant apporté. Il rouvrit les yeux et franchit le noren à l’entrée.
Le Kihee rétrécissait peu à peu au loin, mais il avait l’impression que l’âme du lieu l’accompagnait encore. Bien sûr, ce n’était qu’une douce illusion, mais il s’y abandonna volontiers.
La ville défilait autour de lui. Les rumeurs à son sujet n’avaient apparemment pas encore circulé, car personne ne réagit à son passage. Son cœur, comme le ciel au-dessus de lui, était d’un bleu limpide, parfait pour le début d’un nouveau voyage.
— Père, tu es heureux ? demanda Nomari depuis ses bras, quelque temps après leur départ du restaurant.
Il ne s’en était pas rendu compte, mais un sourire s’était dessiné sur son visage. Un peu embarrassé, il ne chercha pas à le nier.
— Oui, je crois que je le suis. Ce serait bien si on pouvait revoir Ofuu, un jour.
Ofuu lui avait demandé s’ils se reverraient. Jinya l’espérait. Peut-être qu’après de nombreuses années, leurs chemins se croiseraient à nouveau, quelque part, quelque temps. Peut-être iraient-ils voir les saules enneigés, cette fois-là.
Les rues étaient aussi animées que toujours. Il avait l’impression d’avoir passé ici à la fois un instant… et une vie entière. L’idée était contradictoire, mais elle lui convenait. Avec ce sentiment, il s’apprêta à quitter Edo.
Il s’arrêta brusquement et se retourna. Il avait cru apercevoir un visage familier dans la foule.
— …Adieu.
Il tourna le dos à la ville, emportant avec lui ces jours révolus.
Vingt-sept ans plus tôt, il était venu à Edo armé de sa seule haine… et de Yarai. Jamais il n’aurait cru ressentir une telle paix en repartant. Pourtant, son voyage n’était pas terminé. Il réajusta Nomari dans ses bras et fixa son regard vers l’avant.
— Prête ?
— Mh-hm.
Sans destination précise, un démon quitta Edo.
Un mois plus tard — le 14 octobre de la troisième année de l’ère Keiô — Tokugawa Yoshinobu, quinzième shogun du shogunat d’Edo, remit le pouvoir administratif à la Cour impériale. L’empereur accepta officiellement cette décision le jour suivant. Cet événement est aujourd’hui connu sous le nom de « Grande Restauration du pouvoir impérial ». Plus tard cette même année, le 9 décembre, le shogunat d’Edo fut officiellement aboli, et le gouvernement Meiji fut établi.
L’ère séculaire des samouraïs toucha ainsi à sa fin, et une ère nouvelle s’ouvrit au monde.
Sword of the Demon Hunter: Kijin Gentôshô — Arc du Bakumatsu
FIN